Le couronnement est une délicieuse et interminable agonie. Dans la salle du trône tout spécialement décorée pour l'évènement, les archivistes, les prêtes et les legisteris prennent soigneusement note de toute parole. Ce sont eux qui sont chargés d'immortaliser l'instant et de rendre le nouveau roi parfaitement légitime. Il y a les musiciens, les peintres et les troubadours qui se chargent, eux aussi, de graver dans le marbre ce moment exceptionnel.
La cérémonie en elle-même ne dure qu'une paire d'heures, mais ensuite, ce sont les nobles, la cour, puis chaque propriétaire terrien important et chaque représentant de corps de métier qui viennent s'agenouiller devant Calith pour lui assurer leur loyauté. Et tandis qu'il les regarde défiler, un verre et de quoi subsister à côté de lui, il ne peut s'empêcher de se demander s'il sera à la hauteur. Certes, la trahison de Lombeth a été sanctionnée comme il se devait, et ce couronnement lave l'affront fait à la lignée de Calith. Mais le royaume de Pieveth est dans un tel état ! L'espoir du peuple tout entier repose sur ses épaules, et le jeune roi se demande s'il en est réellement digne.
Les présents apportés par les plus nobles sont entassés non loin du trône, sous bonne garde, et Calith se promet d'en reverser une partie au royaume, pour aider les plus démunis à traverser l'hiver. Remerciant d'une inclinaison de la tête une énième personne, regardant discrètement par les vitraux le soleil se cacher derrière l'horizon, Calith se demande combien de traîtres sont venus aujourd'hui, prêter une allégeance aussi factice qu'intéressée. Nala a encore beaucoup à faire et il sait parfaitement qu'il ne pourra sans doute jamais être sûr de la loyauté de tous ces gens.
D'ailleurs, elle est présente, dans une robe somptueuse qui met en valeur son corps et fait se retourner bien des hommes. Mais Loundor, tout proche, se charge d'écarter les inopportuns. Quant à Elihus, debout à côté, s'il se tient bien droit, Calith devine la buée qui brouille parfois sa vision, symbole ultime de sa fierté et de l'achèvement de ces années d'exil.
La nuit a étendu son manteau d'obscurité depuis de nombreuses heures lorsqu'il peut enfin se diriger, épuisé, jusqu'à la salle d'eau de ses appartements. Les festivités vont se poursuivre jusqu'au petit matin mais il n'en a pas la force. Et comprenant son besoin de repos et de solitude, Elihus le laisse partir d'un léger hochement de tête.
Il n'y a que l'esclave, dans la salle d'eau des appartements royaux, et il se précipite pour remplir la baignoire d'eau chaude, à laquelle il rajoute quelques pétales de tilleul et de camomille. Ses gestes précis et assurés lui permettent de se détendre. Mais très vite, il rejoint son immense lit : il sait pertinemment que la trêve accordée par Elihus n'est que temporaire.
Et effectivement, dès les premières heures du lendemain, Elihus entre dans la bibliothèque, croulant sur une pile de dossiers. Si la matinée est consacrée aux décisions les plus urgentes, notamment pour prouver au peuple que le roi est conscient de leurs difficultés, l'après-midi est consacré à une autre urgence : les geôles sont surpeuplées. Calith et Elihus n'ignorent pas que la moindre parole de contestation se soldait par un emprisonnement, au mieux, ou une exécution. Et aucune personne ne doit croupir dans les cachots pour avoir osé donner son avis.
C'est donc soulagé de quitter la bibliothèque que Calith décide d'aller se rendre compte par lui-même de l'état des geôles et du surpeuplement, voire discuter un peu avec le responsable des gardiens.
Les couloirs sont étroits, obscurs malgré les torches qui brûlent dans leurs appliques murales. Le garde, intimidé par la présence du roi, avance maladroitement avec son chariot chargé de vivres. Les cellules sont petites. Elles comptent bien souvent deux ou trois personnes à l'intérieur. Les portes sont en bois, en grande partie, mais leur centre est formé par d'épais barreaux verticaux, qui permettent de distinguer l'intérieur des cellules et de passer la nourriture. Des visages curieux s'amassent derrière, regardant l'étrange trio qui s'avance dans le couloir. Et puis, soudain, le garde trébuche. Le chariot vacille, faisant tomber des miches de pain qui roulent sur le sol. Quelques cris s'élèvent, tandis que le garde se redresse péniblement, plus mal à l'aise encore.
Calith est en pleine conversation avec Elihus, mais n'a rien raté de la scène. Son regard a machinalement suivi le parcours d'une miche de pain, qui a roulé jusqu'à s'immobiliser non loin d'une petite grille. Il voit donc en premier le bras décharné qui en sort pour tenter d'attraper la nourriture. Puis le garde l'aperçoit ensuite et lâche dans un grognement :
- Vole pas. Attends ton tour comme les autres.
D'un geste vif, il se baisse et ramasse l'objet du délit. Tout aussi vivement, la main se retire. Puis l'homme poursuit sa tournée, distribuant les rations. Elihus s'est interrompu en voyant qu'il n'avait plus l'attention de son roi. Calith demande au garde :
- Où est sa cellule ?
- Comment ça ?
Elihus se fige en entendant la réponse bien peu conventionnelle. Mais le roi n'y prête pas attention et poursuit :
- Où est la cellule de celui qui voulait voler la miche de pain ?
- Ben là.
D'un mouvement du bras, l'homme désigne la cellule attenante.
- Non, c'est impossible. Il n'y a pas d'ouverture en bas. Et la grille d'où sortait le bras ne donne sur aucune porte.
L'homme se fige, observe le bas de la porte. Marmonne entre ses dents. Un terrible pressentiment serre le cœur de Calith.
- Nourris-tu tous les prisonniers ?
- Bien sûr.
- Et comment peux-tu en être sûr ?
- Ben je regarde combien il y a de personnes derrière la porte. Et je donne le nombre de rations.
- Et si la porte est différente des autres ?
- Pas de porte, pas de ration.
L'homme ne semble pourtant pas méchant, mais Calith comprend, d'un regard, qu'il ne fera jamais que ce qu'on lui dit de faire. Porte égal ration. Point final.
Le roi s'approche de la grille, fixe le mur. Rien, pas la moindre ouverture. Alors il s'accroupit et tente d'apercevoir quelque chose à travers la grille, mais c'est trop obscur. Il n'entend rien non plus, les protestations des prisonniers affamés couvrant tout autre bruit.
- Appelle un autre garde pour terminer la distribution. Toi, tu restes là, face à la grille. Et tu n'en bouges sous aucun prétexte. Elihus, avec moi.
L'homme s'empresse d'acquiescer, conscient de la gravité de l'ordre. Le conseiller s'avance à la suite de Calith sans protester, tout aussi troublé que lui. Marchant à grandes enjambées, le souverain tourne dans le premier couloir, sur sa gauche. Puis tourne encore à gauche dès qu'il le peut. Mais il n'y a plus de cellules, là. Des portes fermées s'alignent dans le couloir. Pas de cellules. Il y a pourtant un homme enfermé dans ces murs. S'ils ne trouvent pas l'ouverture, il mourra de faim. D'un geste vif, Calith ouvre en grand la première porte, sur le côté gauche : il surprend un garde occupé à satisfaire ses besoins naturels, comme prévu dans ce lieu d'aisance. Sans un mot pour lui, Calith referme. La porte suivante s'ouvre sur la salle de repos des gardes, où ils mettent leurs uniformes et où ils dînent. Plus loin, c'est un bureau, sobre et dépouillé. La dernière porte s'ouvre sur un réduit qui contient le nécessaire pour garder l'endroit propre, ainsi qu'une multitude de fers, ceux qui servent à entraver les prisonniers lors des déplacements. Face à eux, un mur de pierre solides, vierge de toute issue, termine le couloir. Il y a un homme, prisonnier, dans cette partie des geôles, sans que la porte de sa cellule soit visible. Et personne ne semble être au courant de sa présence. L'estomac noué, Calith ordonne à Elihus d'aller quérir le chef des gardes pour qu'il lui indique où est la cellule. L'empressement du conseiller à suivre son ordre prouve à quel point, lui aussi, il a réalisé la gravité de la situation. Pendant ce temps, Calith retourne au début du couloir, s'arme d'une torche, et explore les lieux d'aisances. Le garde surprit quelques minutes plus tôt a tout bonnement disparu. Deux trous, dans le sol, pour évacuer ce qu'il y a à évacuer. Quelques baquets, vides, servent aux ablutions des hommes. Mais le roi a beau tâtonner et scruter chacun des murs, dans l'odeur insupportable des lieux, il n'y a aucune issue autre que la porte qu'il a empruntée. Il se dirige alors vers la salle de repos.
Un homme s'est installé, et boit avec un plaisir évident une chope de bière. A la mention d'une cellule cachée, il avoue son ignorance. Mais, reconnaissant le roi, il met toute sa bonne volonté pour l'aider à ausculter les murs à la recherche d'un passage discret. Rien.
C'est à ce moment là qu'Elihus revient, accompagné d'un homme d'un âge certain. Essoufflé, il annonce difficilement qu'il n'y a pas d'autres prisonniers que ceux derrière les portes du couloir principal. Le regard noir du roi le fait reculer :
- S'il y en a, c'est peut-être dans la salle du bourreau. Mais il n'y a pas de cellule. Et les lieux étaient déserts hier.
- Conduis-moi dans cette salle.
L'homme s'empresse d'obéir. Il pénètre dans le petit bureau, fait glisser le chandelier sur la table, et c'est un pan de mur qui s'écarte dans un grondement sourd. S'ouvre alors devant une salle de cauchemar, où l'odeur de sang et de mort est entêtante. Partout, des fers, des instruments de torture, des tables noircies par le sang qui a coulé.
- Où est le bourreau ?
- Il a été tué quand vous avez … enfin, quand vous êtes arrivé.
Le roi ne l'écoute plus, s'approche des hauts placards fermés par des battants en bois. D'un geste brusque, il ouvre le premier. Les instruments de torture soigneusement nettoyés brillent à la lueur de sa torche. Second placard. Toujours ces instruments qui donnent la nausée. Troisième placard. Des instruments, encore. Mais tout en bas, un autre placard, à hauteur de genoux. Verrouillé. Le cœur battant la chamade, Calith tire sur le taquet qui maintient le battant fermé. Un bruissement de paille dans l'obscurité. Une odeur nauséabonde. Il l'a trouvé. Sa voix est trop sèche quand il ordonne :
- Sors de là.
Le bruissement s'intensifie. Le roi se recule. Trois jours. Trois jours que cet homme est enfermé dans ce minuscule réduit, sans que personne ne se doute de sa présence.
- Par les dieux !
Elihus, jusqu'alors silencieux, ne peut retenir cette exclamation étouffée. C'est à peine un homme qui s'extirpe du réduit. Le corps noircit de crasse, les côtes saillantes, la peau constellée de plaies purulentes, le prisonnier se traîne sur le sol. Une barbe de plusieurs jours lui mange le visage et ses longs cheveux noirs, emmêlés et pleins de paille, masquent en partie le collier de métal qui enserre son cou. Un esclave.
- Va chercher de l'eau et de la nourriture. Et fais prévenir le Général Loundor que je veux le voir ici avec le registre des prisonniers. Tout de suite.
Calith ne cache pas son énervement. Comment pourrait-il remettre le royaume sur pied s'il laisse mourir de faim des gens dans son propre château ? Esclave ou non, personne ne mérite de voir les gardes dans un couloir et mourir, seul, oublié de tous.
L'esclave tente de se redresser, mais il est visiblement trop faible et s'écrase sur le sol. Un homme accourt, s'approche de l'esclave au sol, et pose un pichet d'eau et une miche de pain. Le prisonnier ne réagit pas. Le garde s'approche encore, se penche pour toucher la peau souillée.
- Tu es glacé. Vampire ?
Un mouvement de négation, à peine perceptible, agite la tête hirsute.
- Alors mange.
Comme si l'esclave n'attendait que cette autorisation, il se jette sur le pichet, buvant tant bien que mal en répandant l'eau de partout. Gênés par se spectacle, Elihus et Calith se détournent. Ils n'ont besoin d'échanger qu'un seul regard pour se comprendre. Ça n'aurait jamais dû arriver.
Très vite, c'est le général qui arrive, tenant à la main le registre des prisonniers. Il se fige à la vue de l'esclave prostré sur le sol, qui dévore à présent la miche de pain.
- Qui est cet esclave ?
Avisé, le Général prend le temps de consulter le registre avant de répondre. Lui aussi pressent que la situation est trop grave pour répondre simplement qu'il n'en sait rien et qu'il s'en moque. Mais sur le papier noircit par une écriture fine, il n'est, à aucun moment, fait mention d'un esclave dans la salle d'interrogatoire. Tous les autres asservis sont répartis dans deux cellules. Et Loundor le sait parfaitement, puisque c'est lui qui les a fait mettre là-bas, pas plus tard que dans la matinée. Mais de celui-là, il n'en a jamais entendu parler. Le silence se prolonge, tandis que les quatre hommes restent immobiles. Puis Calith, agacé, ordonne au garde et à son supérieur d'aller fouiller les lieux, de vérifier, pièce par pièce, s'il n'y a réellement personne d'autre enfermé dans un endroit inconnu. Il en profite également pour leur demander de rapporter une nouvelle miche de pain et un autre pichet d'eau. L'esclave ne gémit pas, ne bouge pas. Comme si sa place était là, vautré sur le sol.
Maintenant que les deux gardes sont partis, Loundor se détend un peu et marmonne :
- J'en sais foutre rien. Il n'apparait nulle part.
- Pas même avant ?
- Je cherche, je cherche.
Puis, soudain, son visage d'habitude si impassible s'illumine d'un sourire. Gardant son gros doigt sur le registre, il lit :
- 18 avril : Esclave non identifié. Marque du dragon entre les omoplates. Cheveux noirs. Tentative d'évasion. Le bourreau l'a pris en charge.
- Je veux qu'il soit soigné et lavé. Puis mettez-le avec les autres. On avisera quand on passera aux jugements.
Loundor hoche doucement la tête, puis disparaît dans les couloirs. L'esclave, toujours allongé sur les dalles glacées, a terminé son repas. Entre ses omoplates, presque disparu sous les plaies et la saleté, un dragon semble sur le point de prendre son envol. L'esclave ne les regarde pas, les ignore. Ne prononce pas un mot. Un haussement d'épaules du roi marque sa déception. Puis, Elihus et lui quittent la pièce lorsque le garde chargé de distribuer les repas vient s'occuper de l'asservi. Huit mois que cet esclave est enfermé ici. Le reste de la visite n'est qu'une formalité qu'ils passent rapidement, encore secoués par cette découverte. C'est avec la conviction profonde qu'il faut revoir tous les jugements, un par un, qu'ils quittent ces couloirs lugubres.