L'homme s'incline rapidement avant de disparaître. Aidé par la connaissance de la magie qui martyrise l'esclave, Calith tente sans répit d'atténuer sa souffrance. Mais rien n'y fait.
Voinon revient quelques minutes plus tard, l'air affolé. Il dépose la civière non loin de la porte et balbutie :
- Le Général Loundor est indisponible, Votre Majesté. Il est dans la forêt.
Calith lâche un juron fort peu royal. Évidemment. Il aurait dû le savoir, pourtant. C'est le soir de pleine lune et le Général ne reprendra forme humaine qu'au lever du soleil. Et sans le garou, le roi se sent désemparé. S'écartant légèrement, essayant d'ignorer le supplice de l'esclave, il tente de réfléchir calmement. Et de prendre la meilleure décision.
- Viens m'aider. Apporte la civière.
Il s'agenouille à la tête de l'esclave et lui annonce d'une voix assurée :
- Je vais mettre fin à tout ça. Mais calme-toi quelques minutes.
Rien, dans les mouvements désordonnés, ne permet de dire qu'il a compris, ni même entendu ces phrases. Puis, faisant signe à Voinon, il lui ordonne :
- Prends-le par les mollets. A trois, on le met sur la civière.
Le responsable des esclaves hoche la tête et s'exécute. Mais lorsqu'il pose les mains sur la chair torturée, il les retire aussitôt comme s'il s'était brûlé. Calith doit faire un effort inouï pour ne pas l'imiter. Sous ses doigts, les muscles et les os s'agitent comme un animal enragé mis en cage.
Le regard dur de son roi incite Voinon à poser à nouveau ses mains sur les mollets. Le premier essai est un échec. Ils ne parviennent qu'à le déplacer de quelques centimètres avant de laisser tomber le corps sans consistance fixe. Essayant de ne pas songer aux souffrances supplémentaires qu'ils lui causent, Calith ordonne, d'un ton sec, de recommencer. Miraculeusement, la seconde tentative est une réussite. L'esclave est désormais allongé sur la civière, mais ses mouvements désordonnés menacent de le faire tomber à tout instant. Avec résignation, Calith boucle les sangles qui ornent la civière et qui permettent de déplacer les blessés sur terrain accidenté sans qu'ils glissent.
- A la bibliothèque.
Voinon lui jette un regard interrogateur mais Calith n'en tient pas compte. Il ne l'avouera certainement pas devant lui, mais il ignore quelle est l'incantation qui libèrera le simplet. C'est que ce n'est pas le genre de magie qu'on utilise tous les jours ! Ils déposent la civière dans le couloir, le temps que le roi aille chercher les manuscrits dont il a besoin. Il s'assure rapidement d'avoir le bon exemplaire, avec la formule adéquate, avant de le glisser dans la ceinture de son pantalon. Au diable les convenances. Il se précipite hors du bureau, reprend son côté de la civière, et ordonne à Voinon :
- A la forêt !
Le responsable, devenu muet, grogne son assentiment. Et c'est ainsi équipés qu'ils regagnent l'air nocturne. Les gardes qui surveillent la grille de la forêt des loups-garous ne cherchent pas à masquer leur stupéfaction en les voyant approcher. Mais ils savent que l'heure est grave et se précipitent à leur rencontre.
- Ouvrez la grille.
Les protestations meurent sur leurs lèvres en voyant le regard du roi. Ce n'est vraiment pas le moment de lui rappeler à quel point c'est dangereux pour lui de rentrer dans l'enclos aux fauves. L'un d'eux prend l'extrémité de la civière, laissée à l'abandon par Voinon qui a subitement disparu, et ils pénètrent dans l'enceinte des garous.
Toujours ce silence. A la lisière des arbres, Calith peut apercevoir, furtivement, des yeux fauves qui le fixent. Loundor est sans doute là, même si l'obscurité ne permet pas d'en être certain. Ce soir, ce n'est plus le Général, l'ami, mais le loup. Et le roi est devenu proie.
Chassant le long frisson qui lui parcourt le dos, Calith se concentre à nouveau sur l'esclave. Il dénoue les sangles, laissant les mouvements convulsifs l'extraire de son moyen de transport. La souffrance du simplet n'a pas diminué, loin de là, et ses mouvements désordonnés, son regard ivre de douleur, serrent le cœur du roi.
- Ouvrez-moi dès que j'ai terminé.
D'un geste rapide, il extirpe le précieux manuscrit, bien mal en point, de son pantalon, sous le regard incrédule des gardes. Puissant toute son énergie magique, il murmure les incantations pour conjurer le sort qui torture l'esclave. Il ne se passe rien pendant quelques secondes. Puis soudain, des hurlements d'agonie transpercent la nuit comme un coup de poignard. Tandis que le collier tombe au sol, Calith se recule prudemment et passe la grille. Aussitôt, les deux gardes la verrouillent.
Il sait parfaitement que c'est un moment intime, qu'ils préfèrent vivre à l'écart de tout spectateur, mais il ne peut pas s'en empêcher. Sous son regard qui se veut impassible, il assiste à l'insoutenable douleur d'une transformation. Le corps qui, désormais libre de ses entraves magiques, se tord lentement dans d'impossibles postures. Le simplet n'est pas muet, loin s'en faut, il hurle à s'en arracher les cordes vocales. Et la magie opère. En quelques minutes, à la place de l'esclave, se tient un magnifique loup d'un gris argenté. Il reste allongé, comme s'il était encore trop faible pour se relever. Et il halète comme s'il venait de courser un lapin sur plusieurs lieues. Le regard doré s'attarde un instant sur le roi. Puis, rassemblant ses forces, le loup se lève, s'ébroue, et disparaît en galopant dans la forêt.
Les mains fermement agrippées aux grilles, Calith prend une profonde inspiration. Il réalise qu'il a retenu son souffle depuis la découverte de l'esclave. Il tremble légèrement.
- Tout va bien, Votre Majesté ?
Il répond d'un hochement de la tête et s'éloigne lentement, presque vacillant. Il est épuisé par la dépense d'énergie que nécessitait le sort. Et ce qu'il vient d'apprendre est comme un coup de massue. Hébété, il regagne le château sous la lueur brillante de la pleine lune. Il se rend directement dans ses appartements, d'où il congédie Lanen. Pas de bain ce soir. Il a besoin d'être seul. Il ferme la porte d'une incantation, s'allonge sur le lit.
La magie a plusieurs supports. Elle peut être utilisée sur une personne, lancée comme un jet de pierre. On peut ainsi soigner ou attaquer une personne. Cette méthode ne nécessite pas beaucoup de préparation ni de temps : il suffit de lancer le sort. Pour le rendre plus puissant, il faut dire l'incantation mais ce n'est pas indispensable. Par contre, il faut connaître ces sorts sur le bout des doigts pour pouvoir s'en servir immédiatement.
Le second support de la magie, c'est d'utiliser des objets comme porteurs du sort. La serrure des appartements est porteuse d'un sort d'inviolabilité. Les manuscrits les plus précieux, ceux qui contiennent des informations capitales, sont ensorcelés pour n'être déchiffrables que par celui qui a lancé le sort, ou qui connait le sort.
Le collier du simplet contenait deux enchantements, très rares. Le premier est un sort de silence. C'est la magie noire, qui est à l'œuvre, bien sûr. Calith n'a jamais employé un tel sortilège mais il connaît son fonctionnement : plusieurs nuances existent. On peut empêcher quelqu'un d'émettre le moindre son, on peut lui permettre de faire du bruit tout en l'empêchant de parler. On peut le contraindre à ne s'exprimer qu'en chuchotant ou qu'en hurlant. Tout est possible dans cette abomination. Il se murmure que dans les royaumes les plus barbares, toutes les femmes possèdent un objet sur elles, qu'elles ne peuvent ôter, et qui les contraint au silence le plus total. Mais à Pieveth, personne n'utilise un tel sort.
Pour le second sort, Calith a besoin du manuscrit qu'il a conservé coincé dans son pantalon. Les mains encore tremblantes, il cherche des informations. Il a réussit, dans la salle d'eau des esclaves, à identifier le sort, merci à son professeur de magie qui l'a forcé à étudier brièvement les pires magies. Mais il ne connaît quasiment pas les effets. Et ce qu'il lit lui noue la gorge.
Ce sort est présenté comme un remède à la lycanthropie. Le côté lupin est totalement bridé : la cible perd les capacités de guérison, plus rapides que la normale, ainsi que les sens plus développés. Impossible pour elle de se transformer à volonté. Seul reste l'appétit, bien plus aiguisé chez les loups-garous que chez les humains. Le loup est comme enfermé dans une minuscule cage, impuissant, inutile, presque inexistant. Le manuscrit fait état de théorie comme quoi la cible pourrait même en venir à ignorer qu'elle est un loup-garou. Si ce n'est durant les trois jours de la pleine lune. Car la magie naturelle de la pleine lune, qui les pousse à se transformer, quasiment de manière irrésistible, entre en conflit avec le sort. Ce sont deux magies particulièrement puissantes qui s'affrontent. Le corps de la cible tente alors de changer, avec toute la douleur que ça entraîne, sans pouvoir achever sa transformation.
En défaisant le sort qui bridait le loup, Calith a fait sauter, bien involontairement, celui de silence. La veille, déjà, quand il se plaignait de l'absence de l'asservi, ce dernier était en proie aux même souffrances, avec un Voinon déchaîné qui lui hurlait dessus pour qu'il aille servir le roi. L'a-t-il battu jusqu'aux premières lueurs du jour, au moment où, enfin, la nuit se retire et la Lune perd de son pouvoir ?
En quelques minutes, il a appris bien plus qu'en plusieurs jours passés avec l'esclave. Un esclave qui n'est pas muet. Qui va pouvoir lui raconter comment il en est arrivé là. Qui va pouvoir lui donner son nom. Regardant sans le voir le manuscrit, Calith essaie d'imaginer sa voix : sera-t-elle grave, comme le laisse présager sa carrure ? Sera-t-il bavard comme une pie, essayant de rattraper ces mois de silence ? Ou gardera-t-il le silence comme moyen de communication ?
Mais la nature même de l'esclave va changer bien des choses. Il y a d'autres asservis lycanthropes, mais ils sont tous dans l'armée. Ils ne côtoient que des soldats, vivent avec eux, s'entraînent avec eux et vont à la guerre avec eux. Ils n'ont plus d'esclave que le statut, en réalité. Il leur suffit de faire la demande à leur Alpha, Loundor, pour avoir l'autorisation d'aller dans la forêt en dehors des périodes de pleine lune, pour se transformer. Et Loundor ne refuse que très rarement.
Et puis, les loups-garous, de part leur nature, ne conçoivent pas les relations avec des personnes du même sexe. L'instinct animal qui les anime, puissant, les pousse vers des relations à but reproductif. Les hommes avec des femmes, les femmes avec des hommes. Le reste est vain. Comment le simplet percevait-il ces soirées dans le lit du roi ? En était-il dégoûté ? Il y mettait certes du savoir-faire mais il n'avait guère le choix. C'est vrai qu'il a pris du plaisir entre les mains de son souverain, mais quel homme, après des semaines d'abstinence, n'en prendrait pas ?
Et puis, surtout, s'il a appris des choses, elles entraînent leur lot d'interrogations. Qui a enchanté le collier ? Pourquoi ? Quand ? Ce sont des éléments qu'il doit absolument découvrir. Mais le bourreau étant mort, il ne pourra pas fournir le moindre renseignement. Qui d'autre pourrait en être responsable ?
Reposant le manuscrit sur la table basse, Calith se perd dans ses pensées. Et dans ses sentiments divergents. Bien sûr, il ne pouvait pas laisser l'esclave victime de tels sortilèges. Déjà la veille, il a subi cette douleur effroyable, sans doute battu par un Voinon hors de lui, persuadé qu'il voulait échapper à une corvée. Et ce soir, la même crise, la même réaction de Voinon. Enfin.. Le simplet est libéré et va pouvoir vivre de nouvelles expériences, plus en phase avec sa nature. Il va quitter le joug de Voinon et le nettoyage des couloirs pour vivre en permanence avec ses semblables. Il va pouvoir manger à sa faim, sans devoir se contenter de rations pour les humains. Il va pouvoir se transformer à loisir. Il pourra avoir des relations avec des femmes, sans être contraint d'obéir aux ordres du roi.
Mais Calith sait qu'il va perdre ces soirées inestimables. Il ne croisera plus le simplet dans les couloirs, il ne se fera plus servir par lui. Il ne touchera plus sa peau si douce. Ce n'est peut-être pas une mauvaise chose, finalement. Calith commençait à s'attacher à l'esclave, indifférent à la présence de Gracilia et des autres femmes. C'est Elihus qui va être content, de le voir revenir sur le droit chemin. Mais bon sang ! Ne plus pouvoir caresser ces joues, ne plus chercher le regard fuyant de cet esclave si nerveux. L'oisillon blessé, terrifié et si fragile, est devenu loup.
Alors que l'aube approche, c'est en songeant qu'il lui faudra parler à Loundor et fouiller les archives pour en apprendre plus sur l'histoire du simplet qu'il fini par s'endormir.
La porte tremble sur ses gonds. Dehors, une armée ennemie semble vouloir la défoncer à grand coups de bélier. Réveillé en sursaut, Calith se dirige rapidement vers le pauvre bois qui se fendille déjà et défait le sortilège qui fermait hermétiquement ses appartements.
- Entre Loundor.
Il n'y a pas de doute à avoir. Seul le Général peut marteler ainsi la porte pour se faire ouvrir. C'est une tornade qui pénètre dans le petit salon, où le feu dans la cheminée se meurt. Sans surprise, Loundor est dans tout ses états.
- Je veux des explications !
- Assieds-toi alors.
Avisant un esclave qui passe dans les couloirs, Calith lui ordonne d'apporter deux copieux petits-déjeuners. Il sait bien qu'un loup-garou rassasié est plus calme. Puis, une fois la porte refermée, il va s'asseoir en face de son ami et lui raconte, sans rien omettre, les évènements de la soirée. Et durant toute la durée des explications, Loundor jure. Il blasphème, tempête, mêle joyeusement les dieux et les catins dans une même injure. Il fait preuve d'une imagination désarmante, enchaînant les jurons à faire pâlir un charretier. L'arrivée des plateaux, surchargés de nourriture, met fin à la litanie. Prudemment, Calith énumère les effets du sort, craignant de déclencher une nouvelle salve de jurons, mais rien ne se passe. Loundor dévore. Alors le roi conclut rapidement par un très sincère :
- Je suis navré, Loundor, j'aurais aimé m'en apercevoir plus tôt.
- Et moi donc ! C'est pour ça que mon loup a grogné, quand je l'ai interrogé, dans les couloirs. Mais c'était tellement inexplicable ! J'aurais dû me douter.
- Comment aurais-tu pu soupçonner un tel sortilège ?
Un haussement d'épaules lui répond. Délaissant la nourriture, le Général reprend :
- On a tout de suite su, quand la grille s'est ouverte. A cette heure, ce n'était pas bien normal. Et un intrus, sur notre terrain de chasse, on n'aime pas ça. On t'a regardé faire avec curiosité. Tu puais la peur et la colère. Quant au simplet, les ondes de douleur qu'il envoyait étaient tellement fortes ! Puis il s'est transformé. Il ne s'est pas mêlé à nous, Calith. Pas une seule seconde. La meute est repartie chasser. Je l'ai suivi, de loin. Il est juste allé se terrer sous un rocher. Et quand j'ai voulu m'approcher, il m'a grogné après. Comme un loup blessé qui se défend bec et ongles.
Calith l'écoute en silence, piochant de temps en temps dans son assiette. Mais Loundor a terminé et semble perdu dans ses pensées. D'une question, Calith le ramène à la réalité :
- Tu as pu lui parler, ce matin ?
- Non. Il est resté loup, planqué dans son trou.
Un ange passe. Loundor termine sa bouchée et déclare, d'un ton qui ne souffre d'aucun refus :
- Je le veux dans l'armée.
- Accordé. Je te laisse l'annoncer à Voinon. S'il fait des histoires, dis-lui...
- Il ne fera pas d'histoires.
Le sourire, tout en dents, donne des frissons à Calith. Si Voinon avait l'idée absurde de s'opposer à ce transfert, il comprendrait bien vite son erreur. Le simplet est devenu le protégé de Loundor et s'interposer entre eux serait suicidaire.
- Il ne te servira plus.
- Je sais. Le plus important, c'est qu'il soit libéré de ce sort.
Seul un hochement de tête signale l'accord de Loundor. N'y tenant plus, Calith demande :
- Tu vas aller le chercher dans la forêt ?
- Non. Il ne peut pas aller bien loin, et il a besoin de temps. Je lui laisse la journée, de toute façon, ce soir, on y retourne. J'essayerai de l'approcher à ce moment-là.
- Tu prendras soin de lui, n'est-ce pas ?
- Évidemment.
Les deux hommes se connaissent trop pour qu'il soit nécessaire d'en rajouter. Calith sait parfaitement que le Général, en tant qu'Alpha, se fait un devoir de protéger les siens. Et Loundor sait tout aussi parfaitement que le roi tient plus à cet esclave qu'il n'oserait l'avouer.
- Je vais faire demander à un archiviste de fouiller le bureau du bourreau. Il trouvera peut-être des documents concernant notre simplet.
- Il n'est pas simplet, je te l'ai déjà dit.
- Et je n'ai pas d'autre moyen de l'appeler en attendant que tu apprennes son nom.
Quelques jurons, à peine murmurés, sont la seule réponse à cette évidence. Loundor se lève, soudain, son plateau vide, et annonce :
- Je vais parler à Voinon. A plus tard.