Calith se lève à son tour et va enfiler des vêtements convenables. Puis, prenant le manuscrit en bien piteux état, rejoint son bureau. Évidement, Elihus est déjà sur place, le nez plongé dans ses rapports. Sans lever le nez, il déclare :
- J'ai appris, pour ton esclave. C'est Gracilia qui te servira, désormais.
Calith retient juste à temps un mouvement d'humeur. Pourquoi veut-il lui coller cette fichue bonne femme dans les pattes alors qu'il pense encore au simplet ? Mais il n'a pas du tout envie d'avoir cette conversation avec Elihus. Alors il se contente d'acquiescer, de le remercier, et de feindre un intérêt fou pour les affaires courantes. Et elles sont si nombreuses et si ardues qu'elles nécessitent toute son attention une bonne partie de la journée. Assommé par la somme d'informations qu'il a traité dans la journée, Calith décide, au milieu de l'après-midi, d'aller voir Loundor. Il aura peut-être plus d'informations. Comme toujours, il retrouve le Général au beau milieu de la cour d'entraînement, supervisant les exercices de ses hommes. D'un mouvement souple, il lance un bâton d'entraînement au roi, qui le rattrape avec un sourire. Se changer les idées, encore, pour ne plus penser à l'esclave devenu loup. Et il y met toutes ses forces et toute sa hargne, fouettant l'air de son arme improvisée, esquivant et parant les attaques, répondant coup pour coup. Lorsqu'il ne tient plus sur ses jambes, il se rend dans la salle des officiers, dégoulinant de sueur. Loundor le suit, sans un mot, et ne se met à parler que quand la porte s'est refermée sur eux :
- Mes hommes travaillent d'arrache-pied pour résoudre ces meurtres, mais ça ne donne rien.
- Et pour l'esclave ?
- Rien non plus. Il est toujours sous sa forme animale.
- Bon. Espérons qu'on en saura plus demain.
Dépité, Calith rejoint ses appartements, alors que le soleil couchant embrase le ciel. Le bain et le dîner sont des formalités qu'il accomplit rapidement. La présence de Gracilia, toute de dentelle vêtue, ne lui inspire aucune sympathie. La jeune femme a tout de suite compris que l'heure n'était pas aux batifolages et tente d'entretenir une discussion insipide. Agacé par son babillage incessant, Calith la renvoie hors de ses appartements. Et va se coucher, seul.
Pas de porte gémissant sur ses gonds, pas d'intrus, pas même un esclave apportant le petit-déjeuner : rien ne vient réveiller le roi, le lendemain. Il s'éveille tout seul, lentement, et songe un instant à retourner dans les bras de Morphée avant de se rappeler que, peut-être, le Général a pu approcher le simplet. Aussitôt, il saute au bas de son lit, enfile ses vêtements de la veille, miraculeusement restés là où ils étaient, sur un fauteuil. Et il bondit hors de ses appartements, à la recherche de Loundor.
Mais il n'a pas le temps d'aller bien loin. Il rentre en collision avec un garde, trois pas à peine après le seuil de sa porte. Laissant échapper un juron, il s'écarte vivement de l'importun avant de le reconnaître.
- Ah. Bonjour Jérémias.
- Bonjour Votre Majesté. Désolé pour … ça. Je vous cherchais.
- Oui ?
- Je dois vous conduire au Général.
- Ah ! Il doit avoir des nouvelles. Je te suis !
Suivant le pas pressé du gardien, qui fait tout pour éviter la moindre conversation, Calith quitte l'aile nord du château où se trouve ses appartements. Perdu dans ses pensées, il ne regrette pas forcément l'absence de discussion, au contraire. Comment s'appelle le simplet ? Est-ce un nom qui roule sur la langue comme une confiserie ? Un nom âpre, court et brutal, comme son loup ? Et pourquoi n'a-t-il pas essayé de faire comprendre à quelqu'un qu'il était victime d'un sort ? Est-ce que le Général a pu lui soutirer quelques informations sur son passé ?
Il lui faut quelques minutes pour réaliser qu'ils ne se dirigent pas vers la cour des soldats, mais vers les temples. Les sourcils froncés, Calith prend la parole pour la première fois depuis leur départ :
- Loundor est allé prier ? Il a perdu l'esprit ?
Jérémias n'en a aucune idée et le fait comprendre d'un bref haussement d'épaules. Voyant la foule entassée à l'entrée du temple, Calith hésite. Ils ne se sont quand même pas déplacés pour voir ce miracle qu'est Loundor devenu pieux. Un sinistre pressentiment lui noue la gorge tandis qu'il s'avance derrière le garde qui écarte les badauds.
Les temples se situent au pied du château. Fonctionnels avant d'être ostentatoires, ils sont un lieu de recueillement pour les fidèles, et un lieu de vie pour les prêtres. Calith pénètre dans le temple de Sevaerith, la déesse des astres. Sans trop y croire, il espère que le Général est venu ici pour la prier, elle qui est la mère de la Lune. Mais il lui suffit de quelques pas dans l'obscurité glaciale du temple pour comprendre que ce n'est pas le cas.
D'après ce qu'il reste de la longue robe blanche, la victime est un prêtre. D'un certain âge, il a le crâne parfaitement rasé, les joues imberbes et un lourd collier en or sur le torse. Ses poignets et ses chevilles sont ligotés aux pieds de l'imposante table de marbre qui sert d'autel. Sa toge de prêtre a été déchirée à hauteur du ventre, laissant bien visible son entrejambe mutilé. Sa gorge, béante, est la cause de la mort, sans doute. Loundor fait les cent pas autour de la victime, la mine soucieuse. Seuls deux esclaves, porteurs de torches pour faire un peu de lumière, sont présents. Le Général salue d'un geste de la tête son roi, avant de déclarer, d'une voix vibrante de colère :
- C'est sans doute le même tueur. L'argent n'est pas le mobile. Et les questions d'hérédité ne le sont pas non plus. On oublie aussi la théorie des hommes coureurs de jupons. Au final, on n'a plus aucune piste.
Muet, Calith ne peut qu'être d'accord avec le Général. Les prêtres dévouent leurs vies aux dieux qu'ils servent, jurant chasteté et renoncement à leur famille. Recrutés très jeunes pour servir les dieux, ils n'ont aucun enfant. Bien sûr, il serait tentant d'imaginer qu'ils aient fauté, mais les ordres religieux sont très stricts à ce sujet. Comme l'a si sobrement résumé Loundor, toutes leurs théories tombent à l'eau. En quelques phrases, un Loundor rageur ordonne que le corps soit préparé pour l'inhumation. La gorge nouée, Calith le suit jusqu'à la salle des officiers, d'où il fait partir ses fidèles colonels. La porte à peine fermée, il martèle :
- Augmente le nombre de gardes. Et mets plus d'hommes sur cette enquête. On doit absolument retrouver le meurtrier.
- Tu crois que j'le sais pas, bordel ! Bien sûr, qu'il faut qu'on trouve c'fils de catin ! Mais on n'a rien ! Rien du tout !
La voix habituellement grave du Général s'est transformée en grondement de tonnerre et son visage en masque furieux. Impressionné, Calith se recule légèrement : il a rarement vu son ami autant en colère. Pourtant, il poursuit :
- On doit garder l'ensemble des personnes présentes au château à l'intérieur des murs, au risque de laisser partir l'assassin. Essaie de voir quel point commun il pourrait y avoir entre les trois victimes : il y en a forcément un.
- Je sais ce que j'ai à faire, Calith.
- Et moi de même, Général. N'emploie pas ce ton avec moi.
Les deux amis s'affrontent du regard un long moment. Il est hors de question que le roi se laisse intimider par son responsable de l'armée, même en privé, même s'ils sont amis. Calith a ses preuves à faire et ça commence aussi par ses proches. Sa voix se fait plus ferme encore quand il déclare :
- La cour va paniquer et s'indigner du manque de résultats. On doit leur montrer que nous travaillons d'arrache-pied pour leur sécurité. Je veux qu'on instaure un couvre-feu. Que les gens s'enferment dans leurs chambres après le repas du soir. Interdiction de se promener dans les couloirs la nuit, sauf cas exceptionnel. Tes hommes doivent contrôler quiconque enfreint cette règle. Et s'assurer de délivrer les autorisations qu'aux cas les plus indispensables : je pense surtout aux serviteurs et esclaves. Mais sans les quitter des yeux. Et c'est un ordre, Général.
- Bien, Votre Majesté.
La colère de Loundor est loin d'être retombée, mais il se maîtrise. Calith incline légèrement la tête pour le remercier et demande, d'une voix plus douce :
- Des nouvelles du simplet ?
- Je t'ai déjà dit qu'il n'était pas simplet, bordel !
- Loundor.
- Désolé. Rien de ce côté, non. Il nous a suivi et observé une bonne partie de la nuit, mais sans jamais s'approcher. Et si on allait vers lui, il s'éloignait. Il est toujours dans la forêt, en tant que loup.
- D'accord. Bon, je dois aller voir Elihus. Tiens-moi informé si tu as des informations.
- Bien, Votre Majesté.
La voix du général est toujours vibrante de colère. Calith n'insiste pas plus, il sait qu'il a déjà bien assez poussé son ami dans ses retranchements. Il doit désormais le laisser se calmer et manger. Les discussions plus apaisées n'auront lieu que plus tard.
Le roi se dirige d'un pas vif jusque dans son bureau, ignorant les personnes qui l'interpellent sur son passage. Et c'est avec un soupir de soulagement qu'il laisse enfin retomber la pression lorsqu'il s'affale dans son fauteuil. Il n'a que quelques minutes de répit avant que son conseiller ne vienne le rejoindre, des dossiers sous le bras. Ça n'en finira donc jamais. Mais il est suivi par deux esclaves qui apportent le petit-déjeuner, ce qui tire un léger sourire à Calith.
C'est donc devant un copieux encas que le roi lui résume la situation et la légère altercation qu'il a eu avec Loundor. Et Elihus de donner son avis :
- Les prêtres vivent quasiment coupés du monde. Ça va être difficile de lui trouver des points communs avec les nobles. Pas de femmes, ni d'hommes d'ailleurs, pas de relations avec la cour. Il faut peut-être creuser du côté des fidèles du temple de Sevaerith.
- Je demanderai à Loundor.
- Et puis, on cherche quelqu'un avec un mobile. Si ça se trouve, c'est tout simplement un fou, qui tue ceux qu'il connaît. Ou un partisan de Lombeth, qui tue ceux qui ont été favorables à ton arrivée au pouvoir.
- Il n'y a pas qu'eux. Et il y a des personnes qui ont joué un rôle bien plus actif.
- Je sais bien. C'est pour ça qu'on doit vite trouver le meurtrier.
Un long soupir échappe des lèvres du roi. Ce n'est pas le tout de dire qu'il faut le retrouver. Claquer des doigts ne suffit pas. Jouant avec une boule de mie de pain, Calith laisse ses pensées s'échapper. Contre son gré, sa bouche articule :
- Elihus, tu as déjà aimé ?
Le conseiller sursaute sur sa chaise. Sous le regard acéré de Calith, il s'agite vainement à la recherche d'une position confortable. Et d'une réponse appropriée.
- Aimé ? Bien sûr. J'ai mis plus d'une femme dans mon lit !
La légère coloration de ses joues indique clairement à Calith qu'il ment. Du moins, qu'il exagère. Et il sait également que son conseiller essaie de gagner du temps. Calith n'a jamais eu besoin de conseils pour donner du plaisir à ses partenaires. Elihus a toujours été proche du roi, et s'est occupé du prince dès son plus jeune âge, lui apprenant bien des choses. Mais c'est un sujet qu'ils n'ont jamais abordé. Résolu, Calith le reprend :
- Je ne te parle pas de coucheries, Elihus. Mais d'amour.
La gêne du conseiller se fait plus visible encore. Il bafouille légèrement avant d'avouer, à mi-voix :
- C'était il y a bien longtemps. Un joli brin de fille, et pas bête avec ça. Mais mon travail de conseiller me prenait tout mon temps. Elle s'est trouvé quelqu'un d'autre, plus présent, plus attentionné.
- Et tu n'as jamais eu envie d'aller avec quelqu'un d'autre ?
- Bah. C'est assez secondaire, tout ça. Épauler ton père et te faire monter sur le trône, ça, c'est important.
Elihus scrute le visage de son roi. Il s'imagine bien qu'il ne s'est pas soudainement intéressé à sa vie amoureuse sans motif. D'une voix plus assurée, il reprend :
- Tu sais, l'amour, c'est un subtil mélange entre sentiments et raison. Il y a le fait d'être bien avec une personne, d'aimer la rejoindre, d'aimer le temps passé ensemble. Et il y a la raison aussi. Se marier avec une fille de bonne famille, par exemple, pour agrandir le domaine familial. Se marier avec une femme de sang royal pour avoir des héritiers. Le mariage, c'est avant tout apprendre se connaître, apprendre à vivre ensemble. Être à deux pour affronter la vie et la perpétuer. L'amour vient plus tard. Et la raison est encore plus importante pour quelqu'un dans ta position, mon garçon.
Ça faisait bien longtemps que le conseiller n'avait plus donné du « mon garçon » à son roi. Calith serre les dents, agacé. Le message d'Elihus n'est pas subtil pour un sou. Ce vieux grigou a bien compris la raison de cette question. Dans un haussement d'épaule fataliste, Calith se fait une raison. De toute façon, maintenant qu'il connaît la nature de son esclave...
Soulagé de voir Calith se contenter de ce petit sermon sans chercher plus loin, Elihus s'empresse de changer de sujet :
- Je m'occupe de l'annonce à la cour concernant le nom du prêtre et le couvre-feu. Va voir Loundor, il a peut-être appris du nouveau.
- Loundor est d'humeur exécrable.
- Et tu l'as défié, n'est-ce pas ?
- Je ne suis pas un de ses louveteaux. Il ne peut pas m'envoyer promener comme ça.
- En partie, oui. Mais garde toujours à l'esprit les sacrifices qu'il a fait pour toi. Va le voir avec une bonne tourte à la viande, et tu seras pardonné.
- Le prendre par les sentiments, c'est vil.
- Mais nécessaire.
Les deux hommes échangent un regard complice. Puis Calith quitte son bureau, laissant Elihus à sa tâche. Il fait bien sûr escale en cuisine, où il demande qu'on prépare deux généreuses tourtes à la viande et qu'on les amène à la salle des officiers.
Il s'arrête quelques minutes dans ses appartements, le temps d'enfiler des vêtements plus chauds. Le ciel est couvert et menaçant, et le froid plus vif encore que les derniers jours. Le printemps prochain sera d'une importance capitale : le peuple de Pieveth doit pouvoir manger à sa faim. Il fera en sorte que les greniers croulent sous la nourriture. Mais avant de se préoccuper des prochains semis, il a un meurtrier à arrêter.
Les colonels de Loundor sont réunis dans la salle des officiers et saluent cérémonieusement leur roi. Et ils se retirent aussitôt, devinant que leur présence dérange leurs dirigeants. Loundor arrive quelques minutes après que des esclaves aient amené les tourtes à la viande, comme attiré par l'odeur alléchante. Ils mangent en bavardant de tout et de rien, du temps et des entraînements des soldats. La hache de guerre est enterrée. Et à peine les couverts reposés sur la table en bois, Loundor se lance :
- Le prêtre s'appelait Hélion. Il servait Sevaerith depuis sa plus tendre enfance. Tous les autres prêtres s'accordent à dire qu'il était très apprécié des fidèles et très pieux. Le médecin est certain que c'est l'oeuvre du même homme. Et il m'a certifié que seul un homme pourrait neutraliser de la sorte ses victimes. Hélion a donc été émasculé avant d'être égorgé. Cette fois encore, le tueur a pris tout son temps et a regardé le prêtre souffrir avant de l'achever.
- Elihus suggère que ça pourrait être un partisan de Lombeth, qui tue ceux qui sont favorables à ma présence ici.
- Ce n'est pas impossible. Je vais demander aux espions de Nala de déterminer si des partisans du tyran seraient capables de meurtres. Les gardes postés dans les couloirs n'ont remarqué aucun mouvement suspect mais ceux aux portes du château font une liste aussi complète que possible des gens qui sont entrés et sortis hier au soir et dans la nuit. Mes hommes font également une liste des fidèles du temple vivant au château. Et d'autres s'occupent de recouper les informations qu'on a sur les trois victimes pour essayer de leur trouver des points communs.
Calith reste muet, accablé par la somme de travail qui s'annonce et le peu de résultats qu'ils vont obtenir. Ce n'est pas dans sa nature d'être particulièrement défaitiste mais là, pour le coup, il ne voit pas comment ils vont s'en sortir. Loundor, beaucoup plus calme que dans la matinée, lui fait un clin d'œil et lui dit :
- Allez, va t'entraîner un peu. Je te tiendrai au courant dès que nous aurons des informations intéressantes.
- Merci.