La matinée du lendemain est, bien évidemment, consacrée à l'enquête. Le médecin est formel : les organes retrouvés par le paysan appartiennent bien au Comte de Dascien. D'après la quantité de sang retrouvé près du corps, il pense que la victime a été attaquée deux heures plus tôt, soit quasiment au moment de l'arrivée des hommes de Loundor dans la cour d'entraînement. Mais si ces informations les aident à y voir plus clair, elles ne permettent pas de réduire la liste des suspects : tout le monde était au courant de ce retour. Le nombre d'allées et venues, à ce moment de la journée, est si important que les recherches prennent énormément de temps.
Le seul point positif, c'est que les hommes de Nala affirment ne pas avoir pu suivre deux personnes, considérées comme des traîtres plus que potentiels. Mais ne pas savoir ce qu'elles ont fabriqué pendant ce temps ne fait pas d'elles des coupables.
Ils sont en plein débat à ce sujet lorsque des coups vigoureux sont assenés à la porte. Qui s'ouvre sur un Lanen dans tous ses états. Il rentre dans le bureau, où se tient la cellule de crise depuis l'aube, et s'incline très bas. Et d'une voix blanche, il leur annonce :
- Quelqu'un est venu déposer un objet sur votre lit, Votre Majesté.
Les trois amis se jettent un regard inquiet, bien conscients que l'esclave ne les aurait pas dérangés pour un panier de linge oublié par un asservi. C'est Loundor qui demande :
- Quel objet, esclave ?
- Un rouleau de corde, Général. Mais je n'ai pas pu voir qui l'a déposé, j'étais allé chercher des draps.
Aussitôt, les trois amis quittent le bureau pour se rendre dans les appartements royaux. Bien en évidence pour la courtepointe de soie bordeaux, un rouleau de chanvre est enroulé sur lui-même, tel un serpent.
Elihus, d'une voix au bord de la panique, résume la pensée de tous :
- C'est un message du tueur.
Loundor tourne autour du lit, comme pour cerner une proie inerte. Calith, lui, regarde un peu bêtement autour de lui, des fois que l'assassin serait resté caché derrière une tapisserie. Elihus poursuit sur sa lancée :
- Peut-être que les autres victimes ont reçu cet avertissement, aussi.
- Mais ils n'auraient pas appelé la garde ?
- Se croire menacé de mort parce qu'on trouve une corde sur son lit pourrait paraître idiot, et ils n'auront pas voulu prendre ce risque.
- Même après plusieurs meurtres ?
- Nous n'avons pas révélé grand-chose des meurtres. Ils n'ont peut-être pas fait le rapprochement.
Loundor et sa voix de basse interrompent les vaines spéculations :
- Pour moi, c'est clairement une menace. Jérémias te suivra de partout, désormais. Je vais mettre des gardes devant tes appartements également. Et plus question d'aller te promener seul, Calith.
- D'accord Loundor.
L'obéissance de Calith, lui qui aime tant sa liberté et son indépendance, surprend le loup-garou. Et il comprend, soudain, à quel point son protégé est ébranlé. Alors, d'un haussement d'épaule, il essaie de relativiser :
- Mais ça me semble étrange, tout de même. Le tueur sait qu'on va réagir, suite à cette menace. Il paraît très prudent, pourtant. Pourquoi tout faire pour qu'on renforce la sécurité autour de toi s'il compte réellement te tuer ?
- Et si c'était juste un moyen pour lui de nous narguer ? De nous montrer qu'on ne pourra jamais l'attraper car il peut aller où il veut, quand il veut ?
- Si ça l'amuse. En attendant, je renforce la garde autour du roi.
Un silence de plomb retombe sur la chambre. Ils restent tous les trois, le regard rivé sur la corde, s'attendant presque à ce qu'elle leur saute aux yeux. Les battements du cœur de Calith s'emballent. Si le meurtrier en a réellement après lui, il doit à tout prix éviter des situations comme la veille, où il se retrouve isolé dans une cour glauque. Il doit toujours rester entouré. Et ça va vite l'agacer. Mais il ne peut pas se faire tuer maintenant. Tout est encore à reconstruire et Pieveth n'a pas d'héritier.
Lanen brasse dans la chambre, les draps propres soigneusement pliés dans les bras. Calith déclare alors :
- Loundor, prends la corde et essaie de voir avec les artisans si elle présente une marque particulière qui nous permettrait de l'identifier.
- Bonne idée.
- Lanen, poursuis ton travail. Et si tu vois quelqu'un rôder dans les parages, parles-en à Jérémias.
- A vos ordres, Sire.
- Bien. Retournons dans le bureau.
Laissant l'esclave à ses tâches et le Général à son enquête, Calith rejoint son bureau, accompagné par Elihus. Jérémias arrive assez vite et s'installe sur une chaise, juste à côté de la porte. Il a sorti une dague, qu'il tient sur ses genoux, et arbore un air menaçant. De toutes ses forces, Calith se retient de rire face à cette mine qui se veut patibulaire mais qui ne colle pas avec le visage poupon du garde. Lorsqu'Elihus les laisse, obligé d'aller déjeuner avec les archivistes et les autres conseillers, Calith invite Jérémias à partager son repas.
- Je voulais vous remercier pour hier, Sire. Enfin... si ça ne vous dérange pas qu'on parle pendant qu'on mange. Et si ça ne vous dérange pas qu'on discute de ça.
- Mais non, voyons, ça ne me dérange pas du tout.
- C'était vraiment chouette de votre part de nous arranger ce petit moment.
- Bah. Tu l'aimes beaucoup, n'est-ce pas ?
Les joues rondes du garde s'embrasent tandis qu'il acquiesce, effarouché comme une jeune fille vierge. Et d'une toute petite voix, si incongrue venant de cette grande carcasse, il murmure :
- Il est beau. Et il est affectueux.
Calith opine, même s'il n'a jamais vraiment pris le temps de détailler son esclave. Il sait qu'il a une beauté sauvage. C'est plus du charme que de la beauté, d'ailleurs, à cause de son visage aux traits épais. Mais il a de beaux d'un marron lumineux, et ses cheveux courts semblent soyeux. Il est grand, Lanen, et vraiment pas épais, ce qui lui donne une allure un peu dégingandée.
- Ça n'a pas dû être facile de trouver un endroit pour vous, entre toi dans la chambrée des soldats et lui dans le dortoir des esclaves.
- Je connais bien le château, et lui aussi. Y'a plusieurs chambres qui ne sont plus occupées depuis des années. Enfin, on n'a pas choisi une chambre pour … euh... enfin... bon, on l'a fait mais …
Jérémias s'interrompt, incapable de poursuivre sa phrase, bien conscient qu'il s'enfonce à chaque seconde qui passe. Calith rit doucement et le rassure :
- Vous êtes deux adultes consentants, ce sont des choses qui arrivent. Et qu'importe les raisons pour lesquelles vous vous êtes retrouvés là-bas, l'essentiel, c'est que vous ayez passé un bon moment.
- Pour ça, oui, on a passé un bon moment ! Il est très gentil. Et très câlin.
Jérémias n'ose pas poursuivre, les oreilles en feu. Et bien malgré lui, Calith ressent la pointe douloureuse de la jalousie dans son coeur. Alors ils restent silencieux un moment, absorbés par la nourriture. Puis ils reprennent une conversation moins intime le reste du repas, parlant comme s'ils étaient tout deux soldats, oubliant leurs rangs respectifs.
Puis vient l'heure de reprendre le travail. Jérémias retrouve sa place, près de la porte, dague sur les genoux, et manque d'égorger le pauvre Elihus qui venait soumettre des décisions à valider. Calith apaise les esprits avant de passer une bonne partie de l'après-midi à étudier lesdits dossiers. Puis, plus tard, c'est Loundor qui vient les rejoindre, épargné par Jérémias, pour parler de l'enquête. Du moins, parler de l'absence de résultats. Les hommes du général ont interrogé énormément de personnes, les gardes à l'entrée du château, les artisans spécialisés dans les cordes, mais n'ont pu en trouver aucune capable de leur fournir le moindre renseignement.
Calith en vient même à douter de l'humanité du tueur. Et s'il était capable de se rendre invisible ? Ou d'effacer de la mémoire des témoins tout souvenir le concernant ? Mais un argument de taille invalide cette thèse : le flair de Loundor. Il aurait reconnu immédiatement la présence d'un être surnaturel dans les parages. Ça ne fait aucun doute.
C'est l'esprit morose qu'il regagne ses appartements, dans la soirée. Il commande trois repas, sachant que cette originalité n'amènera aucune question indiscrète. Il prend un bain rapide avant de dîner devant la cheminée de sa chambre, plongé dans un rapport important concernant l'état actuel des troupes, leurs atouts et leurs faiblesses.
Dans salon des appartements, l'esclave et le garde partagent un dîner en amoureux, avec la bénédiction de leur roi. Cette nuit encore, ils seront réunis.
Le lendemain matin est marqué par une nouvelle d'importance : un témoin a vu le tueur. Du moins, c'est ce qu'ils en déduisent. Dans la bibliothèque, Elihus et Calith dressent un état des lieux de la trésorerie et des ressources du royaume. Jérémias fait alors rentrer un officier de Loundor, un homme jeune mais doté d'un visage sévère qui le vieillit. Il salut solennellement son roi et le conseiller, puis, sans tergiverser, il expose :
- J'ai recueilli un témoignage intéressant, de la plus jeune fille du baron de Regargues. Elle était dans la cour, avec sa famille, quand elle a dû remonter dans ses appartements. Elle avait trop froid et un besoin pressant, d'après elle. Dans les couloirs de l'aile Ouest, ceux qui mènent à la chambre du Comte de Dascien, elle a aperçu une silhouette suspecte. L'homme lui tournait le dos et s'éloignait, elle n'a donc pas pu le décrire précisément. Mais elle a très bien vu qu'il tenait à la main une bourse en cuir. Un détail qui l'a étonné, étant donné qu'il portait le pagne et le collier des esclaves.
Elihus laisse échapper une exclamation étouffée. Calith, lui, reste silencieux, en pleine réflexion. Un esclave n'a rien à faire avec une bourse à la main. Bouse qui aurait pu contenir ce qui allait finir dans l'auge à cochons. La jeune fille a sans doute vu le meurtrier. Alors il demande :
- Qu'a-t-elle pu dire à son sujet ?
- Qu'il était grand, Sire, et fin. Et qu'il avait des cheveux sombres et très courts.
- Rien d'autre ?
- Non Sire. Elle m'a dit que les couloirs étaient obscurs et qu'elle n'a pas bien vu les détails. Je l'ai prévenue que son témoignage vous intéresserait: elle est à votre disposition si vous avez d'autres questions.
- Bien. Nous lui demanderons davantage de précision si besoin.
Après un salut, le soldat quitte le bureau. Les deux amis s'installent dans le fauteuil et réfléchissent aux informations qu'ils viennent d'entendre, quand Elihus s'exclame :
- Le simplet !
Aussitôt, Calith bondit sur son siège et lance un regard noir au conseiller.
- Qu'est ce qu'il a, le simplet ?
Conseiller qui ne se formalise pas de cette réaction et poursuit :
- Il correspond à la description. Comme beaucoup d'autres esclaves, c'est vrai. Mais regarde les dates. Le premier meurtre a eu lieu peu de temps après sa libération de la salle du bourreau. Voilà pourquoi le tueur ne s'en est pris à ses victimes qu'après ton arrivée, Calith. Et comme par hasard, aucun meurtre pendant son absence ! Mais à peine revenu de Rocnoir, nouveau meurtre ! C'est bien trop gros pour être une simple coïncidence !
- NON !
- Ne crie pas, Calith. Et pourquoi pas ? On ne sait rien de lui, on ignore comment il s'est retrouvé au château. Qui sait s'il n'avait pas une mission, ou ce projet depuis des mois, et que sa libération a été l'occasion pour lui de le réaliser ?
Calith fulmine. Son esclave ne peut pas être le meurtrier. C'est tout bonnement impossible. Mais il ne parvient pas à trouver les arguments pour en convaincre Elihus. Alors il l'affuble d'une liste de noms d'oiseaux fort peu convenables avant de quitter le bureau en claquant la porte, la faisant trembler sur ses gonds.
Il progresse rapidement dans les couloirs, hors de lui, furieux à l'idée qu'Elihus ait pu formuler une telle idée. Il entend bien des pas résonner derrière lui, mais il imagine qu'il s'agit de Jérémias, qui tente de suivre à la lettre les ordres de son général.
La cour, au pied du château, résonne de bruits de bâtons de bois qui s'entrechoquent, de cris, de conversations animées. Le soleil d'hiver brille fort, aujourd'hui, et à l'abri du vent, les hommes transpirent.
Calith s'avance dans la cour pour rejoindre le Général, adossé au mur, qui surveille l'entraînement. La vision de cette routine bien huilée le calme un peu, comme si les insinuations d'Elihus perdaient de la consistance à mesure qu'il s'éloigne du bureau. Les soldats se sont interrompus dans leurs exercices, regardant passer leur souverain.
Loundor fait signe à ses hommes de reprendre les échanges. Puis il salue Calith d'un simple :
- Ah ! Toi, tu m'as l'air bien énervé. Qu'est ce qu'il t'a fait encore, Elihus ?
Un grondement, ressemblant étrangement à ceux des loups-garous, jaillit de la gorge du roi. Le Général n'a pas besoin d'en savoir plus et l'entraîne dans son bureau, devant lequel se poste un Jérémias à bout de souffle. Dans l'intimité de la pièce, Calith, à grand renfort de jurons furieux, évoque les accusations d'Elihus. Et la réaction de Loundor n'a rien pour le calmer :
- Il n'a pas entièrement tort. Nous en sommes à un stade où nous devons suspecter tout le monde, surtout maintenant que tu es directement concerné. Et il rassemble beaucoup d'éléments en sa défaveur.