Le messager arrive avant qu'ils n'aient eu le temps de discuter de leur lecture. C'est un homme d'âge mûr, au corps musclé mais sec comme un bâton. L'inquiétude plisse son front et il s'incline très bas de crainte d'avoir commis une erreur. Calith, sans tergiverser, lui demande :
- Qui t'a donné ça ? Il n'y a pas de signature !
- Je l'ignore, Votre Majesté.
- Comment peux-tu l'ignorer ?
- C'est-à-dire, Sire, que je suis toujours sur les routes pour porter les messages, vous voyez. Alors si les gens veulent me donner quelque chose, ils me trouvent jamais. Dans l'entrée du château, j'ai mis une boîte. Comme ça, les gens y déposent leurs messages, le destinataire et l'argent. J'ai mis les tarifs sur la boîte, Votre Majesté, parce que ça ne coûte pas...
- Viens-en au fait !
- Veuillez m'excuser, Sire. J'ai trouvé ces rouleaux ce matin, avec une somme coquette et votre nom. Est-ce que je me suis trompé de destinataire ?
- Je dois connaître l'identité de celui qui m'a envoyé ça !
- Ben c'est que je ne la connais pas, Sire. Les gens signent, normalement, alors j'ai pas à savoir qui envoie le message. C'est une question de confidentialité, Sire, parce que, vous voyez...
- Suffit. Il n'y avait aucun message avec ? Les pièces étaient dans une bourse ?
- Non, Sire, aucun message. Et les pièces étaient glissées dans le ruban qui retenait les rouleaux, Sire. C'est quand même pratique, ces pièces percées, parce que les gens...
- Hors de ma vue.
- Mais...
- Si tu as quelque chose d'intéressant, et je dis bien intéressant, à nous raconter, fais-le tout de suite. Sinon, dehors !
L'homme affiche un air penaud et s'incline plus bas encore qu'à son entrée. Et, marchant doucement à reculons, il quitte le bureau. C'est Elihus, le premier, qui partage ses sentiments :
- Ces horreurs ont-elles réellement eu lieu dans notre château ?
- Il semblerait, oui. Reste à savoir si c'est quelque chose de récent ou non. Je refuse que ces agissements se déroulent sous mon règne.
- Évidemment, Calith.
Le conseiller se frotte pensivement la barbe, tandis que Loundor plie et déplie les rouleaux. D'un geste vif, Elihus lui arrache des mains et parcourt à nouveau les premières lignes. Et dans un murmure, il affirme :
- Je suis convaincu de connaître cette écriture. C'est quelqu'un d'instruit, qui écrit tous les jours sans doute.
- Alors si c'est un message du tueur, ça exclut définitivement tous les esclaves. Essaie de te souvenir, Elihus. On doit absolument mettre la main sur l'auteur de cette...
La voix grave du Général, vibrante de colère, suggère :
- Et si c'était Voinon ? Ces malades utilisaient des esclaves, ça implique forcément que Voinon était au courant, non ?
- Ce n'est pas l'écriture de Voinon. Il n'aime pas écrire, et ses lettres ressemblent à des pattes de mouches indéchiffrables. Mais tu as raison, Loundor, on doit l'interroger, il sait peut-être quelque chose. Iezahel, demande à Jérémias de faire venir Voinon.
L'ordre du conseiller est dit d'une voix ferme et l'esclave n'hésite pas un seul instant.
- Ces soirées étaient sans doute secrètes, j'ose espérer que bon nombre de personnes se seraient indignées si elles avaient eu connaissance de ce genre d'agissements. Les esclaves sont des outils, pas des souffre-douleur. L'auteur n'a pas écrit ça pour en faire un rapport, c'est évident. Il pourrait très bien l'avoir fait comme un journal intime, un carnet de bord qui lui permet de revivre ces moments et de s'en délecter.
- Et donc cacher le nom des participants au cas où quelqu'un tomberait sur ces notes.
- Exactement, Loundor.
- Reste à savoir si ces initiales sont les premières lettres des noms ou des prénoms.
- Des prénoms, sans doute. S'ils partageaient ce genre de vice, ils devaient avoir suffisamment d'intimité pour s'appeler par leurs prénoms.
- Il y a des centaines d'habitants, dans ce château ! On n'arrivera jamais à retrouver de quelles personnes il s'agit ! D'autant qu'on ne connaît pas à quelle période ces actes ont eu lieu...
Depuis que Iezahel est allé transmettre l'ordre à Jérémias, Elihus est resté silencieux, plongé dans ses réflexions. Il se lève soudainement et s'approche de la table basse où trainent des dizaines de dossiers, qu'il feuillette rapidement. Calith est sur le point de lui demander si cette fichue paperasse est plus importante que ce qu'ils viennent d'apprendre quand la porte s'ouvre sur Voinon. Et le roi n'est pas d'humeur à la politesse :
- Approche-toi, Voinon, et lis ça.
L'homme replet s'approche, l'air anxieux. Dès les premières lignes, son visage se défait et il devient si pâle que Loundor et Calith craignent qu'il ne s'évanouisse. Il se laisse lourdement tomber sur la chaise la plus proche. Ses doigts sont crispés autour du papier et il marmonne :
- Ce n'est pas possible. Mais qu'ont-ils osé faire ! Mes esclaves... Pourquoi ont-ils fait ça ? De quel droit les traitent-ils ainsi ? C'est n'est pas possible. Mes esclaves... Mes pauvres petits esclaves... Pourquoi ?
La litanie semble sans fin. Et le choc du responsable, bien réel et parfaitement sincère. Mais Calith ne compte pas en rester là :
- Tu étais au courant ?
- Certainement pas ! Je vous prie de me croire, Sire, j'ignorais tout de ces pratiques infamantes. Si j'avais su que des gibiers de potence faisaient de telles choses à mes esclaves, j'ai tout fait pour les arrêter. Et leur faire payer leurs crimes !
Il s'agite sur la chaise, le responsable, fait de grands gestes de ses mains. Et Calith le laisse continuer sur sa lancée :
- Je sais que vous devez croire que j'ai la badine facile, Votre Majesté. Mais je vous assure que c'est juste pour la discipline. Tant qu'ils travaillent bien, je les traite bien ! J'ai appris le sort pour les libérer une fois par semaine, parce que le mage qui s'en occupait été trop pris par les directives de Lombeth. Et je le fais régulièrement, Sire, je vous jure.
- Et quand je t'ai vu, avec Iezahel, devant la salle des plaisirs ? Tu le narguais ?
- Non Sire. C'était pour le rendre plus obéissant. S'ils pensent que vous êtes gentil, ils vous mangent tout cru. Mais je ne me sers jamais de cette punition, Sire. C'est trop cruel. Et puis, je connais tous mes esclaves, Sire, par leur nom. Je sais que certains sont en couple, ils ont une toute petite chambre, rien que pour eux. Et je défais toujours les anneaux le soir avant qu'ils aillent se coucher. J'ai même trouvé une chambre pour Jérémias et Lanen, Sire, vous pouvez leur demander.
- Tu n'as pas vu de traces de coups, sur tes esclaves ?
- Oh non, Sire. Sinon, j'aurais essayé de savoir d'où ça venait. Et personne ne frappe mes esclaves : s'ils ont un souci avec eux, ils viennent me voir. Je les connais tous, Sire, je l'aurais vu immédiatement !
- Mais dans le cas de Iezahel ?
- Je ne savais pas, Sire. Croyez-moi, je vous en prie. Il a été amené directement en geôles, je n'étais même pas courant de sa présence chez le bourreau. Je n'aurais jamais laissé faire une telle chose, Sire. Je vous en supplie, croyez-moi !
La sueur coule sur le front de Voinon, qui se tord les doigts de nervosité. Il a l'air sincèrement touché par les agissements sur les deux esclaves, dans le manuscrit . Et terrifié à l'idée qu'on le pense coupable de tels actes. Un léger hochement de tête, de la part de Loundor, lui assure, de manière certaine, que le responsable ne ment pas. Et Loundor poursuit l'interrogatoire :
- Mais si ce n'était pas tes esclaves, ils venaient d'où, alors ?
- Je l'ignore, Général. Je suis responsable des esclaves qui travaillent au château, mais il y en a qui sont la propriété d'un noble, par exemple, et là, je n'ai rien à voir avec eux. Il y a aussi des esclaves qui travaillent dans les écuries et dans les champs, mais ce n'est pas moi qui m'en occupe. Alors je sais pas à qui étaient ces esclaves, Général, mais je vous assure que ce n'étaient pas les miens. Je ne permettrais jamais qu'on les traite de la sorte.
- Tu connais un peu les esclaves des nobles ?
- De vue, oui, Général. Et je connais leur nom, pour la plupart.
- Très bien. Alors tu vas me dresser une liste de ces esclaves, leurs noms et toutes les informations que tu connais à leur sujet.
- Ce sera fait, Général.
- Bien. Tu peux te retirer.
Voinon, toujours blême, quitte le bureau d'un pas chancelant. Elihus, qui n'a pas quitté ses dossiers, marmonne dans sa barbe et leur annonce qu'il doit aller vérifier quelque chose. Loundor se lève également et déclare à son roi qu'il va aller parler à ses hommes pour essayer de trouver quelle salle voûtée pourrait correspondre, et qu'ils dressent une liste des personnes dont les prénoms commencent par les initiales citées.
Resté seul dans son bureau avec Iezahel, Calith réfléchit : les efforts du Général sont louables, mais ça prendra des semaines avant de réunir les informations. Voinon mettra également du temps pour sa liste. Et Calith n'en peut plus d'attendre. D'autant que ces informations, rien ne prouve qu'elles seront d'une quelconque utilité. Reste la piste d'Elihus, mais il n'est pas certain qu'il se souvienne de la personne qui écrit de la sorte.
- Iezahel, approche-toi.
L'asservi obéit immédiatement, l'air grave. Il n'a sans doute pas tout compris de leur conversation, mais il sait que ce message était important. Et dérangeant. S'il se doute de son contenu, il n'en laisse rien paraître. D'une voix douce, Calith lui demande :
- Tu sais lire, n'est-ce pas ?
- Oui Sire.
- J'aurais voulu … qu'il y ait un autre moyen. Mais je dois en avoir le cœur net. Lis ces manuscrits, s'il te plait.
Le roi dévisage chaque expression de l'esclave, alors qu'il entame sa lecture. Et il ne faut que quelques minutes pour qu'il s'arrête et dépose les rouleaux sur le bureau. Il reste immobile, à deux pas de Calith, silencieux, le regard vers le sol. Sur son visage, un masque impassible. Mille suppositions tourbillonnent dans l'esprit de Calith, alors qu'il attend une réaction. Mais rien ne vient.
- Alors ?
- Oui Sire ?
- Regarde-moi.
Lorsqu'il obéit, lorsqu'il plonge son regard ébène dans celui du roi, le cœur de Calith rate un battement. Le visage de Iezahel a beau être impassible, ses yeux reflètent une douleur indicible. Et le doute devient certitude. D'un bond, Calith se lève et serre de toutes ses forces son esclave dans ses bras. Et Iezahel s'agrippe furieusement à sa chemise. Ses doigts se plantent dans les épaules royales, comme un naufragé s'accrocherait à un débris de l'épave. Du bout des doigts, Calith lui caresse la base du crâne, où ses cheveux courts sont si doux. Dans un murmure au creux de son cou, il lui demande :
- Tu étais l'un des esclaves, n'est-ce pas ?
- Oui Sire. Le vainqueur.
La réponse n'est qu'un souffle, si ténu que Calith n'est pas sûr d'avoir entendu. Mais il resserre encore l'étreinte. « Désolé » est parfois tellement dérisoire.
Il lui faut de longues minutes, au roi, pour se reprendre et être quasiment certain de pouvoir parler d'une voix assurée :
- Dis-nous qui c'est. Ils se seront châtiés.
Mais Iezahel garde le silence. Et Calith n'a pas le cœur à insister pour le moment. Alors il se contente de lui caresser la nuque et de le serrer contre lui.
La porte s'ouvre violemment et va claquer contre le mur dans un fracas de tous les diables. Et c'est Elihus, frénétique, qui s'engouffre dans la pièce en criant :
- Jeus ! C'est Jeus ! Son écriture ! C'est la sienne, je savais que je la connaissais !
A la mention du nom de l'archiviste, Iezahel s'est raidi entre les bras de son roi. Il cherche à s'écarter, désormais, et Calith ne le retient pas. La situation est trop intime pour avoir des témoins, et l'heure trop grave pour rester dans la douce torpeur de cette accolade.
- Qu'il vienne ici, alors !
- J'ai demandé à deux gardes de m'accompagner et je suis allé dans sa chambre. Mais aucune trace de lui. Il n'était pas aux archives, non plus.
- Tu n'as rien trouvé, dans sa chambre, qui pourrait laisser penser qu'il est lié aux meurtres ?
- Non. Je le connais un peu, tu sais, et je ne pense pas qu'il soit capable de ce genre de choses. Il a sûrement été forcé d'écrire ça.
- Fais fouiller sa chambre de fond en comble. On doit en avoir la certitude. Je suppose que tu as demandé à ce qu'il soit retrouvé au plus vite ?
- Oui, bien sûr. Et j'ai fait appeler Loundor, également. Il devrait arriver d'une...
Le loup-garou, de toute sa stature, se tient sur le seuil de la porte et gronde. Un grondement de rage, puissant, sourd, qui hérisse les poils de Calith. Sa voix est à peine reconnaissable, tant elle est grave, quand il annonce :
- La meute est allée dans la chambre de ce dégénéré. Et elle cherche son odeur pour retrouver sa trace. Ce n'est qu'une question de minutes.
- Jeus est un homme droit, Loundor, chargé de rendre des jugements en cas de délit. Qui sait ce que Lombeth l'a forcé à faire, pendant son règne? Il n'a sans doute pas eu le choix.
- A d'autres, Elihus. Jeus a tout la latitude pour voler des cordes. Les archives regorgent de bourses pour payer les frais du château. Il connait le moindre recoin, tous les couloirs. Il a parfaitement la possibilité d'aller où il veut, quand il veut. Sans compter que sa présence n'éveille pas la méfiance des gardes ou des personnes qu'il croise. Tout le monde le connaît.
- Mais pourquoi les aurait-il tués ?
- Et bien ça, on va lui demander !
Car la question d'Elihus a été ponctuée d'un long hurlement. Un loup vient de retrouver Jeus. Aussitôt, Loundor, Elihus, Calith et Iezahel s'élancent dans les couloirs, suivant le rythme infernal du Général. Ils descendent dans les entrailles du château, dans ces caves humides qui filaient la trouille à Calith, plus jeune. Non loin du garde-manger et de la réserve de vin, la meute tourne en rond en jappant d'excitation devant une porte close. C'est Loundor qui ouvre la porte avec précaution, l'épée au clair, prêt à défendre chèrement sa vie. Mais il ne lui faut qu'une poignée de seconde pour l'abaisser et gronder :
- Il est là.