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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 19-09-2013 à 20:43:29

Iduvief, chapitre 5

 

 

 

Les discussions s'espacent puis finissent par disparaître à mesure qu'ils avancent plus près de la montagne : la quantité de neige devient vraiment importante, et les chevaux peinent à avancer. Le milieu de la voie est tassé par les allées et venues, mais la neige a gelé, rendant chaque pas glissant. Sur le bord de la route, elle atteint le ventre des montures, les empêchant d'avancer à deux de front.

Ils progressent donc très lentement, bravant l'air glacial et c'est avec soulagement qu'ils atteignent enfin l'auberge pour la nuit. Mais la déception est rude.

 

Ce n'est certes pas une auberge luxueuse, il n'y a ni garçon d'écurie, ni prise en charge des esclaves. Et si, comme à l'Hydre qui fume, les tables sont éraflées et les lits communs, les premières sont poisseuses et sales, les seconds sont infestés de vermine et peu engageants. Finalement, après un dîner à peine comestible dans une ambiance morose, ils vont s'allonger par-dessus les couvertures et dorment emmitouflés dans leurs capes à peine sèches.

 

L'aubergiste, aussi accueillant que son établissement, leur offre, en guise de petit-déjeuner, du pain rassis et un morceau de jambon que leurs dents n'arrivent pas à entamer.

C'est donc juste après l'aube qu'ils quittent les lieux, épuisés, affamés, et d'humeur massacrante, n'espérant plus qu'une chose : arriver à Iduvief où les attendent des chambres confortables, de la bonne pitance, et un hôte chaleureux. Le vent souffle violemment, formant des congères et glaçant tout sur son passage. Ils font une courte halte, un peu à l'abri, le temps pour Loundor de leur expliquer qu'ils seront à Iduvief dans la soirée, mais qu'ils ne peuvent pas poursuivre à cheval. Ils devront laisser leurs montures chez un maquignon de sa connaissance, et ils les récupèreront à leur retour. Cette nouvelle achève de les démoraliser, et c'est dans le silence le plus complet qu'ils reprennent la route, recroquevillés sous leurs capes trempées.

 

 

 

 

 

Un homme d'une cinquantaine d'années ouvre la lourde porte de son écurie en réponse aux coups de Loundor. Son visage rond et jovial s'éclaire en découvrant l'identité de son visiteur, et c'est avec une accolade amicale qu'il l'accueille. Puis, très vite, il leur fait signe de se réfugier à l'intérieur, dans la douce chaleur de l'étable. L'homme examine les chevaux des voyageurs, avant de leur indiquer où les mettre : de vastes stalles, à la paille fraîche, bien loin du dépotoir de la veille. Une bonne heure est consacrée aux chevaux : les sécher, les bouchonner, leur nettoyer les sabots, les nourrir, les remercier pour tout le chemin parcouru. C'est avec une agréable surprise que Calith se rend compte que l'homme prend plus au sérieux les animaux que l'argent des hommes. Les maquignons n'ont, en général, pas ce genre de priorité.

 

Puis il les conduit dans une petite salle, toute en pierre, où brûle un feu bien garni. Là, ils étendent leurs capes pour les faire sécher, et s'assoient le temps de partager un peu de vin chaud. Quelques provisions de Iezahel, ainsi que les rations de voyage, sont déposées sans façon sur la longue table en bois, et partagées sans plus de manières.

 

Le maquignon, Lucias de son prénom, leur explique que, dans ce coin reculé du royaume, il travaille aussi comme relais, prêtant aussi des chevaux contre quelques pièces. Il discute longuement avec Loundor, échangeant souvenirs et prévisions sur le temps. Pour cet homme, natif de la région et habitué à anticiper le temps, il n'y a aucun doute : le redoux n'arrivera pas avant plusieurs semaines. Pire, dès le lendemain, la neige devrait se remettre à tomber en grande quantité.

 

Il y a visiblement des regrets, dans son regard, lorsqu'il assure à Loundor qu'ils auraient tout intérêt à partir assez rapidement, s'ils veulent arriver avant la tourmente.

 

 

Ils reprennent finalement la route, peu après, préparés à affronter la partie la plus pénible du voyage. Mais rien n'aurait pu les préparer à un tel périple.

 

Si pendant près d'une lieue, la route est relativement plate et praticable, elle bifurque soudain. Calith ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de désespoir en voyant qu'ils empruntent la voie la plus étroite, celle qui monte le plus. Iezahel, sans un mot, lui prend la main, comme pour le soutenir dans l'effort.

Personne n'a emprunté cette route depuis plusieurs jours : la neige immaculée leur arrive aux genoux, et chaque pas est une lutte contre les milliers de flocons amassés. Le chemin se rétrécit encore, à peine assez large pour le passage d'un cheval, et il est cerné d'arbres fantomatiques, aux branches nues couvertes de givre. Nyv' jette de fréquents regards au ciel, et finit par les prévenir :

 

- Nous devons nous dépêcher. Une tempête approche.

 

Mais s'ils parviennent à accélérer l'allure pendant quelque temps, ils sont vite ralentis par l'épaisse couche gelée qui s'accroche à leurs bottes, à leurs pantalons et aux ourlets de leurs capes. Calith s'appuie bien plus qu'il ne l'avouerait sur la main gantée qu'il serre dans la sienne, épuisé par ces efforts dont il n'a pas l'habitude. Et les premiers flocons, accompagnés d'un vent glacial, se mettent à tomber.

 

Rapidement, le ciel s'assombrit tant qu'ils se croiraient au crépuscule, et la neige forme un épais rideau opaque qui les cerne de toutes parts, les empêchant de distinguer quoi que ce soit à moins d'un mètre.

Chaque pas est laborieux, tandis que la pente se fait de plus en plus raide. Calith serre les dents et mobilise toutes ses forces pour continuer à avancer, refusant de réclamer une pause pour reprendre son souffle. Mais les goulées d'air qu'il inspire avidement semblent glacer ses poumons et provoquent d'intenses brûlures dans ses côtes.

 

Après plus d'une heure de grimpe, c'est Loundor qui s'arrête, proposant de souffler cinq minutes. Et tandis que tous les humains essayent de calmer leurs respirations laborieuses, Loundor explique :

 

- Nous ne sommes plus bien loin. Artéus nous accueillera chaleureusement, nous offrira un repas raffiné et des lits douillets. Gardez courage, nous y sommes presque.

 

Calith marmonne entre ses dents, mais se garde bien de râler à voix haute. Depuis le début du voyage, ils ont avancé ensemble, sans distinction de rang, par souci de discrétion. Alors il n'a pas envie, maintenant, de taper du pied pour faire un caprice royal et se faire remarquer. Il souffrira comme les autres.

Il passe sa langue sur ses lèvres gercées, secoue la tête pour ôter la neige qui s'accumule sur la capuche de sa cape, et sourit piteusement à son compagnon. Iezahel semble mieux supporter l'épreuve, grâce à sa nature lycanthrope, et l'encourage d'un clin d'œil avant de lui murmurer à l'oreille :

 

- N'oublie pas ce que je t'ai promis, une fois arrivés.

 

Calith secoue la tête en riant doucement, comme si cette promesse était puérile et inadaptée. En réalité, la simple vue des yeux rieurs de son amant lui met du baume au cœur et lui redonne de l'énergie.

Ils reprennent leur marche, avançant de plus en plus lentement à mesure que l'épaisseur de neige augmente : elle leur arrive maintenant à mi-cuisse. Ils ont tellement froid qu'ils ne ressentent plus la morsure sur leurs jambes, et que leurs cils se sont, eux aussi, recouverts de givre. Depuis longtemps, Calith a la certitude d'avoir dépassé ses limites, et prie pour qu'enfin, ils voient le bout du chemin. Mais ils progressent ainsi pendant ce qui lui semble être des heures.

 

Quand soudain, ce qu'ils n'osaient plus espérer se dresse devant eux : Iduvief

 

 

 

 

Deux flambeaux brûlent sauvagement en haut du portail, malgré le vent et la neige. Un large portail, de bois et de métal, est la seule ouverture dans un rempart dissuasif. Le reste du château n'est pas visible avec ce temps, mais ils sont de toute façon bien trop pressés de se mettre à l'abri pour s'extasier sur l'architecture.

 

C'est Loundor qui, de toutes ses forces, abat son poing massif sur le battant. Le reste du groupe s'est rassemblé derrière lui, serrés les uns contre les autres pour se protéger un peu des ardeurs du blizzard. Les minutes qui s'écoulent, avant qu'une minuscule trappe ne s'ouvre, leur semblent durer une éternité. Puis une voix forte, qui parvient à peine à couvrir le sifflement glacial du vent, demande :

 

- Qui va là ?

- Le Général Loundor et ses hommes. Nous venons voir votre Seigneur.

 

La porte s'entre-ouvre juste assez pour les laisser passer, les uns derrière les autres, et s'avancer dans une cour longue mais étroite. L'homme, dont seuls les yeux foncés sont visibles sous les couches de laine et de fourrure, les scrute avant de leur désigner, d'un mouvement de bras, l'entrée du château. Et de regagner son poste, là-haut sur le rempart.

Vacillants, mais pressés, ils s'avancent sur le sentier creusé dans la neige, jusqu'à la lourde porte de bois, que Loundor pousse en grognant. Et les voilà, dans le hall du château, groupés, à attendre que quelqu'un vienne.

Deux larges escaliers se dressent sur leur droite et sur leur gauche, tandis qu'une porte, fermée, leur fait face. Le sol, en pierre taillée, est nu, et seules deux lanternes éclairent chichement les lieux. Nul tableau, nulle tapisserie ne vient réchauffer cette pièce austère. Aucun son ne leur parvient pendant quelques instants, et s'il n'y avait eu le garde à l'entrée, ils auraient cru le château inhabité.

Soudain, un bruit de pas se fait entendre. Ce son, irrégulier, les avait prévenu : l'homme qui s'avance boite fortement. Grand et mince, tout de noir vêtu, le crâne rasé et un visage sévère, il s'avance jusqu'à eux en les détaillant du regard. Ils forment un groupe pitoyable, recouvert de neige, gouttant sur les dalles, frigorifiés et rendus hagards par la fatigue.

 

L'homme est à peine plus âgé que Calith, mais sa démarche, rendue lente par son handicap, ainsi que la dureté de son regard gris acier, le vieillissent. Il s'incline maladroitement et leur dit :

 

- Soyez les bienvenus au Château d'Iduvief, voyageurs. Severin, pour vous servir. Que puis-je pour vous ?

 

L'encolure de sa chemise s'ouvre légèrement lors de sa révérence, dévoilant, l'espace d'un instant, un fin collier de métal. Un esclave. Loundor, en première position, prend tout naturellement la parole :

 

- Je suis le Général Loundor, et je viens en réponse à la missive de ton Seigneur. Fais-lui savoir que je suis arrivé.

- A vos ordres, Général.

 

L'esclave s'incline une fois de plus et repart, de sa démarche chaloupée, se frottant la joue gauche, jusqu'à une ouverture sous l'escalier droit. Ils frissonnent tous, les voyageurs, car le hall n'est pas chauffé, même s'il les protège du vent. Et sur leurs vêtements, la neige fond lentement, achevant de les tremper. Dans le silence sépulcral, un grondement sourd retentit : l'estomac de Iezahel, qui s'empresse de s'excuser dans un murmure. Ils ont tous faim, en réalité, et ils prient pour pouvoir se mettre au chaud rapidement. Mais il semblerait qu'Artéus soit à l'autre bout du bâtiment, car ils patientent de longues minutes sans voir quiconque revenir.

 

Une mare s'est formée à leurs pieds, et Calith, ainsi que Nyv', tremblent violemment de froid lorsque l'esclave revient en claudiquant. Aucun sourire, aucun regard de sa part, au moment où il annonce :

 

- Je suis navré mais le Seigneur Artéus ne peut vous recevoir pour le moment. Il vous accorde cependant son hospitalité. Veuillez me suivre, je vous conduis à vos chambres. Un repas vous y sera servi tout à l'heure.

 

Severin les fait avancer, non sans un regard pour l'immense flaque qui s'étend sur les dalles, jusqu'à une porte dissimulée sous l'escalier gauche. Il s'arme d'une lanterne avant de s'assurer qu'ils viennent bien avec lui. Loundor, les sourcils froncés, est le premier à lui emboîter le pas. Après quelques mètres d'un étroit couloir, ils prennent un escalier, que l'esclave a bien du mal à monter. Il s'arrête au premier étage et s'engage dans un corridor interminable, la lanterne projetant des ombres angoissantes sur les murs. Puis il ouvre les deux dernières portes du couloir, dévoilant deux chambres. Et il s'incline encore en déclarant :

 

- Nous manquons de place, au château, aussi l'hospitalité du Seigneur Artéus ne peut vous proposer des chambres individuelles. Je suis navré, mais il faudra vous contenter de partager ces deux-là.

 

Sans leur laisser le temps de répondre, il s'engage dans la première pièce et allume les chandelles posées sur les tables de chevet, leur permettant ainsi de découvrir leur logement. Deux lits, prévus pour deux ou trois personnes, deux tables de chevet, une minuscule table ornée d'un nécessaire de toilette et deux malles aux pieds des lits forment l'intégralité du mobilier.

 

Severin répète l'opération pour la seconde chambre, et malgré son handicap, se dépêche de les laisser là, au milieu du couloir, leur souhaitant une bonne nuit de loin. Haussant les épaules, Loundor marmonne :

 

- On dissipera ce malentendu demain matin. Allez vous réchauffer et prendre un peu de repos.

 

Sans se concerter, les quatre soldats s'engouffrent dans une chambre, tandis que Calith, Iezahel et le Général prennent l'autre. Ce n'est qu'en fermant la porte qu'ils découvrent un petit brasero, qu'ils s'empressent d'allumer à l'aide d'une chandelle. Calith observe les lieux, parfaitement silencieux, mais sa déception doit se lire sur son visage, car Loundor bougonne :

 

- C'est pas normal.

- Des draugnar ?

 

Sa question n'est pas totalement dénuée de bon sens, puisque la dernière fois que l'un des loups a déclaré que les lieux étaient étranges, c'était juste avant l'attaque des draugnar. Iezahel répond, parfaitement sérieux :

 

- L'esclave est humain. Il sent la vinasse, la douleur, le savon et le manque d'hygiène. C'est un mélange étrange, mais vivant.

- Par anormal, je pensais à cet accueil.

 

Ils ne restent pas inactifs, tandis qu'ils discutent à voix basse : ils étendent leurs capes trempées sur le sol, pour qu'elles sèchent, et ôtent leurs vêtements humides, sans se soucier de la pudeur. Loundor marque un temps d'arrêt en voyant les nombreuses cicatrices sur le corps de Iezahel, même s'il aurait dû en avoir l'habitude, car ils se retrouvent tous les mois à la pleine lune dans la même situation. Calith a mis du temps, avant d'oser demander à son compagnon : ces marques n'ont pas été soignées par la magie lycanthrope, à l'époque, à cause du sort sur le collier, et désormais, elles sont gravées à jamais dans sa chair. Et elles sont assez impressionnantes, même pour lui, qui les voit et les sent sous ses doigts très régulièrement. Ils cherchent les vêtements, dans leurs besaces, qui ont été épargnés par l'humidité, et les enfilent, tout en poursuivant :

 

- Je connais Artéus depuis des années : je ne vois pas ce qui peut l'empêcher de m'accueillir. Et il m'a appelé à l'aide, c'est étrange qu'il dédaigne ma présence.

- Il souhaite sans doute agir dans la plus grande discrétion.

- Tu as raison, oui. Ce serait dans la logique de sa missive. Je pense que nous devrions garder ton identité secrète, Calith, jusqu'à ce qu'on puisse discuter avec lui.

- Tu as la missive sur toi, Loundor ?

- Je l'ai emmenée, oui, au cas où.

 

Il fouille un instant dans sa besace, avant de lui tendre un bout de parchemin :

 

Cher Loundor,

C'est avec le cœur lourd que je me décide à faire appel à toi. J'ai besoin de tes services, car la situation ici est devenue ingérable. Je n'ose t'en dire plus. Hâte-toi, je t'en conjure, des vies sont en jeu.

Ton dévoué,

Artéus.

 

Mais quelques coups, timidement frappés à la porte, font rapidement disparaître la missive dans une poche, et les empêche d'en discuter. Une jeune esclave au visage ingrat se tient sur le seuil, portant un lourd plateau garni de vin chaud et de tourtes de viande. Ils la remercient, avant de s'installer tant bien que mal sur un lit. Calith observe le repas sans un mot, contrarié : les portions lui conviennent parfaitement, mais elles sont clairement insuffisantes pour les loups-garous. Et si Artéus ignore la présence de Iezahel, il ne peut ignorer celle de Loundor. Ce dernier lui jette d'ailleurs un regard lourd de sous-entendu avant de bougonner :

 

- Ses problèmes doivent être sacrément importants pour qu'il oublie mon appétit.

 

Calith découpe, sans un mot, sa tourte en trois parts : une moitié pour lui, un quart pour le Général, un quart pour son compagnon. Et quand ils commencent à protester, il leur jette un regard royal et siffle :

 

- Oseriez-vous contester mes décisions ?

 

Ils n'osent pas. Ils le remercient et dévorent leurs parts. La chaleur humaine et le brasero amènent vite une température agréable dans la petite pièce et la fatigue de la journée a raison d'eux. Iezahel va déposer le plateau, vide, dans le couloir et il vient se blottir contre son compagnon, sous l'épaisse couverture. Loundor a pris le second lit, et il leur souhaite une bonne nuit du bout des lèvres. Et malgré toute l'étrangeté de la situation, ils s'endorment à peine les chandelles soufflées.




Lorsqu'il ouvre les yeux, Calith fait face à deux prunelles ébènes pétillant de malice. Iezahel est allongé face à lui, tête à moitié sous la couverture, et la lueur vacillante d'une chandelle montre son visage amusé. Il faut quelques instants, à l'esprit royal, pour comprendre l'origine de l'étrange symphonie de grondements et de claquements qui résonnent dans la pièce. D'un geste lent et prudent, il redresse la tête par-dessus la couverture pour voir Loundor faire les cent pas dans la pièce, l'estomac criant famine. Il se rallonge, un large sourire le visage, et évite soigneusement le regard de son amant, au risque d'exploser de rire. Loundor est de méchante humeur.

 

Calith ferme à nouveau les yeux, prêt à replonger quelques minutes dans la douce torpeur du sommeil, savourant la main taquine venue se glisser sous sa chemise pour jouer avec son nombril. Mais le Général se met à jurer à mi-voix, et, presque en même temps, une sourde douleur se réveille dans sa gorge et sa poitrine. Alors il se redresse, sans rompre le contact avec Iezahel, et observe Loundor.

 

Il a installé, en équilibre précaire, la cuvette d'étain destinée à la toilette, pleine d'eau, sur le brasero qui luit faiblement. Et il tourne autour, comme si cette danse obstinée pouvait faire chauffer l'eau plus rapidement. En voyant, du coin de l'œil, que Calith est réveillé, il s'immobilise soudain, le fixe un instant, avant d'exploser :

 

- Ce foutu étage est désert ! Ils ont déposé un seau de neige fondue, et un autre de charbon, devant la porte. Et c'est tout ! Démerde-toi pour chauffer l'eau ! Et crève de faim en attendant qu'on daigne t'apporter à manger. Et ils n'ont pas intérêt à nous servir encore ces portions de freluquet, ou je te jure, Calith, que je dévore un esclave.

 

Iezahel se met à grogner sourdement et Calith passe un bras possessif autour de ses épaules, dissuadant d'un regard le Général de manger son amant. Et il remercie les dieux d'être enfermé dans une chambre en compagnie de deux loups-garous assez âgés pour se contrôler. Car entre la faim et la fureur qui bouillonnent dans la pièce, un jeune loup aurait bien vite perdu le contrôle. Calith se redresse un peu plus contre l'oreiller, et dit :

 

- Du calme, Loundor, du calme.

 

Mais sa voix, qu'il voulait apaisante, n'est qu'un croassement et sa gorge l'élance furieusement. Iezahel s'extirpe aussitôt du doux cocon dans lequel ils ont passé la nuit et fouille dans sa besace. D'une petite poche, à l'intérieur, il sort un sachet, le renifle, hoche doucement la tête, et en jette le contenu dans l'eau à peine frémissante de la cuvette. Son regard est lourd de défi quand Loundor s'apprête à protester : l'eau, qu'il tente de faire chauffer depuis un sacré bout de temps, servira à soigner à Calith et non pour ses ablutions. Deux grognements sourds jaillissent de leurs poitrines au même moment, et leurs corps se tendent l'un vers l'autre, prémisses d'une bagarre qui s'annonce dévastatrice. Le croassement de Calith, un simple « Mes aïeux ! », les interrompt avant qu'ils n'en viennent aux mains.

 

- Mûrier, thym, plantain et guimauve, pour sa gorge.

 

L'explication de Iezahel apaise quelque peu Loundor, qui bougonne son assentiment. Calith les observe, sans essayer de parler à nouveau. Iezahel a pris de grands risques, en prenant l'eau du Général alors qu'il est dans cet état. Une minuscule étincelle pourrait le mettre hors de lui, et seule la santé de Calith pouvait être un argument suffisant pour qu'il n'égorge pas de suite l'impudent qui a osé se servir de son eau. Pendant les premières minutes d'infusion, ils se regardent en chien de faïence, avant que Iezahel ne se remette en mouvement, apparemment rassuré par le semblant de calme qu'affiche le Général. Il sort de sa besace un petit gobelet de fer, ainsi que sa chemise de rechange, sur laquelle il verse quelques gouttes d'un minuscule flacon. Il vient s'asseoir à côté de Calith, et l'éclat amusé de ses prunelles a laissé place à l'anxiété. Avec le plus grand sérieux, il tâte le front et la gorge de son compagnon, qui est trop surpris par ce comportement pour s'en amuser. Calith est rarement malade, et c'est la première fois qu'il voit l'esclave aussi attentionné avec lui. Et il aime ça. Avec la tendresse d'une mère, Iezahel lui noue sa chemise autour de la gorge, veillant à ce qu'elle soit parfaitement protégée du froid. Une odeur de sapin vient chatouiller les narines royales. Iezahel le borde ensuite soigneusement, avant de scruter ses yeux et de demander :

 

- Tu as froid ?

- Non.

- Des frissons ?

- Non plus.

- Mal à la tête ?

- Non.

- Le nez bouché ?

- Mais non, juste la gorge. C'est rien.

 

Mais cette phrase, trop longue, lui déchire la gorge. Iezahel s'active à nouveau, remplissant le gobelet de l'infusion et soufflant dessus pour s'assurer que le liquide n'est pas trop chaud. Et avec une délicatesse infinie, il lui fait boire la mixture.

 

Loundor a recommencé à faire les cent pas dans la pièce, et bondit littéralement sur la porte lorsque de timides coups sont frappés. C'est la jeune esclave de la veille, qui apporte, sur un plateau, leur petit-déjeuner. Et un simple coup d'œil du Général déclenche sa fureur :

 

- Non ! Non, non et non ! J'ai faim ! Ça, c'est une portion pour une personne. Et on est trois ! J'ai faim, bordel !

 

La jeune esclave laisse échapper le plateau tant la réaction de Loundor la surprend, et il faut tous les réflexes surnaturels de ce dernier pour le rattraper avant qu'il ne chute. Elle se tient, tremblante, face à lui, paralysée par la terreur. Mais malgré sa fureur, Loundor est bien conscient qu'elle n'est pas responsable des portions allouées aux invités, et qu'elle risque d'être châtiée si elle revient en cuisine en demandant plus de nourriture. Les lèvres retroussées sur les dents, le regard ivre de rage, il éructe :

 

- Va me chercher ton responsable. Immédiatement !

 

La porte tremble violemment sur ses gonds lorsqu'il la claque, après s'être assurée que l'esclave était partie, en courant, prévenir son responsable. Il dépose le plateau sur son lit, indécis soudain quant à la suite.

 

- Mangez. Je n'ai pas faim.

 

L'infusion de Iezahel fait des miracles, et parler est beaucoup moins douloureux. Les deux loups-garous échangent un regard, avant d'entamer leur petit-déjeuner. Iezahel, la bouche pleine, lui fait jurer de manger tout à l'heure, lorsqu'un autre plateau sera apporté, et Calith accepte.

 

Le contenu du plateau est très vite englouti et Loundor recommence à faire les cent pas, attendant le responsable qu'il a réclamé. Iezahel fait encore boire deux gobelets d'infusion à son compagnon, avant de remettre de l'eau à chauffer. Lorsqu'il revient auprès de Calith, ce dernier murmure :

 

- Réchauffe-moi.

 

Il n'a pas vraiment froid, mais il apprécie tellement sa prévenance qu'il compte bien en profiter, devinant instinctivement que son mal de gorge ne durera pas. Iezahel ne se fait pas prier, et vient immédiatement se blottir contre lui sous les couvertures. Calith est tellement bien, comme ça, qu'il ne tarde pas à s'endormir.