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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 22-11-2013 à 12:57:17

Iduvief, chapitre 12

 

 

 

 

 

Mais Dame Marsylia n'est pas en état de terminer. Elle a laissé choir chope et parchemin, et c'est Florain qui, vif, l'aide à s'asseoir alors qu'elle menace de défaillir. Le messager, devinant que la situation est quelque peu compliquée, ramasse le parchemin qui menace d'être mouillé par le contenu de la chope, et le tend à Florain. Puis, après s'est incliné à nouveau face à Calith, annonce :

 

- J'attendrai dans le couloir.

 

Prudemment, il se replie, visiblement soulagé. Severin reste bouche bée, vacillant sur sa jambe infirme, tandis que Florain se précipite pour servir un verre d'alcool fort à Marsylia. Elle est pâle comme un mort, les yeux écarquillés rivés sur les motifs du tapis, l'esprit en ébullition. Et alors qu'elle prend une longue gorgée d'alcool de poire, Loundor déclare :

 

- Bien. Vous l'auriez su à un moment ou à un autre. Calith, notre Roi, a tenu à m'accompagner lorsqu'il a eu vent de l'appel à l'aide que j'ai reçu. Notre voyage s'est fait dans la plus grande discrétion. Je pensais en parler à Artéus, à notre arrivée, mais ça n'a pas été possible. La manière dont on a été reçu, ainsi que vos mensonges, nous ont convaincu de garder cette information secrète.

 

A la confirmation de l'identité de Calith, Florain et Marsylia, vacillante, font une révérence respectueuse. Calith les regarde un moment, presque méprisant : les paroles proférées ici, quelques minutes plus tôt, ne se feront pas oublier par des courbettes. C'est donc d'une voix très royale qu'il assène :

 

- Relevez-vous. La manière dont nous avons été accueilli est très révélatrice, bien que ce ne soit pas de mon ressort. Ma présence ici n'avait pas pour but de juger votre capacité à gérer ce fief, Dame Marsylia. J'espère cependant que vous avez fait le nécessaire pour prévenir le Château du décès de votre père, et donc de votre accession à la régence de ce fief.

 

Tout implicite qu'elle soit, la question est posée, et Marsylia, d'un filet de voix, répond :

 

- Oui Votre Altesse, le messager est parti il y a cinq jours, avec mon serment d'allégeance.

 

Elle a perdu de sa superbe, cette femme dédaigneuse qui donnait des leçons à Loundor, bien consciente que ce messager aurait dû partir dès le lendemain du décès. Les épaules voutées, le regard au sol, elle garde une attitude de contrition qui ne lui sied guère. Calith, impitoyable, ordonne :

 

- Je veux l'entendre.

 

Elle balbutie, bégaie, mais finit par reconnaître l'autorité de Calith et lui jure fidélité et loyauté. D'un bref hochement de tête, Loundor lui assure sa sincérité. Alors le roi poursuit, d'une voix glaciale :

 

- Je déclare Severin sous ma protection. Il restera sous les ordres d'Égeas, mais je veux être informé du moindre châtiment prévu à son encontre, afin d'en déterminer la justesse. Par deux fois, cet esclave qui nous a parfaitement accueilli a été brutalisé injustement. Pour cette histoire de coupelle, mais également lorsque vous, Marsylia, avez rejeté sur lui une faute qu'il n'a pas commise. Je ne tolère pas, dans mon royaume, qu'on fasse subir de telles cruautés : tout esclave qu'il est, il reste un être humain.

 

A la mention de ce mensonge qu'elle a proféré, en certifiant ne pas avoir été mise au courant de leur arrivée, Marsylia tombe à genoux en gémissant. Elle se tord nerveusement les doigts, tandis que Florain reste agenouillé, tête baissée. Mais Calith n'en a pas terminé :

 

- Vous nous avez offert l'hospitalité, nous fournissant une protection contre la neige et le vent, ainsi que le couvert. Pour cela, je vous remercie. Mais je n'apprécie guère que vous ayez relégué mon général dans les plus mauvaises chambres de ce château, sous un prétexte fallacieux. Nous savons qu'il y a de nombreuses chambres vacantes, et eu égard à son rang, il méritait un logement plus approprié. Vous ignoriez ma présence ici, je ne vous reproche donc pas de m'avoir fait dormir dans une chambre commune. Mais vous connaissiez parfaitement l'identité de Loundor, et vous l'avez affecté là-bas en toute connaissance de cause. Et ceci, je ne peux l'accepter. En dehors des liens d'amitié qui les liaient, je sais qu'Artéus n'aurait jamais osé faire dormir Loundor là-bas, c'est une question de respect de l'autorité.

 

Marsylia geint, tente de bredouiller des paroles incompréhensibles, mais Calith hausse le ton, et sa voix forte résonne dans les appartements silencieux :

 

- Je n'ai pas terminé ! L'irrespect dont vous avez fait preuve à son égard, et votre volonté évidente de le voir partir, sont autant d'éléments contre vous. Nous savons que l'appel à l'aide que nous avons reçu n'était pas un leurre, bien que son auteur ne soit pas Artéus. Nous savons également que vous nous avez sciemment menti, en prétendant que tout allait bien, dédaignant ainsi notre offre d'assistance. Comprenez bien qu'entre votre irrespect, votre volonté de nous voir partir, et vos mensonges, nous sommes en droit de nous demander quelle est exactement votre implication dans la situation actuelle.

 

Il vient de l'accuser, à demi-mot, la faisant trembler de tous ses membres. Quelques secondes s'écoulent, où seul le crépitement des flammes et la respiration difficile de Marsylia se font entendre. Elle ne relève pas la tête, et sa voix est à peine audible quand elle ose prendre la parole :

 

- Votre Majesté, puis-je demander à Severin de s'assurer que vous ayez des logements correspondant à vos rangs respectifs ?

- Faites.

 

Elle ne se redresse pas, ne le regarde même pas quand, bredouillante, elle lui donne l'ordre de faire en sorte que de nouvelles chambres leur soient affectées, et que leurs affaires y soient déplacées. Calith retient un sourire : jamais personne n'a dû s'adresser de manière aussi respectueuse à Severin. Ce dernier reste pétrifié par le revirement de situation, et il faut toute la douceur de Iezahel pour l'aider à reprendre ses esprits. Lorsqu'il quitte les appartements privés, Marsylia demande :

 

- Puis-je vous fournir des explications, Votre Altesse ?

- Vous avez fichtrement intérêt à en fournir de bonnes, Marsylia.

- Severin est venu immédiatement me voir, lorsque vous vous êtes présentés dans le hall. Il m'a rapporté fidèlement les paroles du Général Loundor, ainsi que les raisons de sa présence.

 

Comme elle marque une pause dans ses aveux, Calith en profite pour enfoncer le clou :

 

- Vous avez donc sciemment fait battre un esclave qui avait fait correctement son travail, pour ne pas perdre la face ? Vous mériteriez de subir le même châtiment que lui.

 

Elle laisse échapper un sanglot dans un hoquet, et tremble de plus belle. Calith s'en voudrait de son intransigeance face à cette femme pleurnicharde et bredouillante qui se tient à ses pieds, s'il n'avait un souvenir vivace de son arrogance passée. Il poursuit, implacable :

 

- Pourquoi avez-vous menti de la sorte ?

- J'ai paniqué. Quand j'ai su pourquoi le Général était là, j'ai pensé qu'il allait remettre en cause ma légitimité. Je n'aurais jamais dû me comporter de la sorte, je le sais, mais j'ai voulu gagner du temps en faisant annoncer à Severin que mon père n'était pas disponible. Le temps de décider que faire de lui. Je lui ai demandé de vous héberger dans ces chambres, en espérant que vous ne resteriez pas trop. Je n'ai rien à cacher, Votre Altesse, mais je vous l'avoue très humblement : j'espérais qu'une fois apprise la mort de mon père, vous repartiriez.

- Sa présence en vos murs vous indisposait-elle tant que ça ?

 

Elle hésite un instant, passe d'un genou à l'autre, réfléchissant sans doute au risque de mentir encore. Finalement repentante, elle avoue à voix basse :

 

- Vous le savez, je vous ai caché la vérité. Oui, nous avons des problèmes ici, et je ne voulais pas que vous vous en mêliez. Je viens juste d'hériter de ce fief, je dois faire mes preuves, je dois vous rendre des comptes. Je peine à avancer sur le problème, et je redoutais plus que tout que le Général s'en mêle, qu'il me juge incapable de gérer Iduvief.

- N'avez-vous donc jamais pensé qu'il pourrait vous offrir ses compétences pour vous aider à résoudre ce problème ? Sans vous juger, ni vous remettre en cause ?

- A dire vrai, Votre Majesté, j'ai pensé que la missive avait été écrite par une personne qui cherchait à me nuire. Je... Je suis une femme, et je règne sur un fief. Nombreux sont ceux qui ne le tolèrent pas. Exposer cet échec aux yeux du Général aurait été pour eux un excellent moyen de m'évincer.

 

C'est la première fois, depuis leur rencontre, que Calith sent réellement toute la sincérité de Marsylia. Lui aussi s'est retrouvé dans cette situation, à devoir faire ses preuves sur des dossiers qu'il n'arrivait pas à régler. Et il comprend que cette pression fasse perdre tous ses moyens, et conduise à faire des erreurs. Il se calme un peu, se radoucit même, et décrète, d'un ton plus doux :

 

- Très bien. Puisque nous sommes ici, et étant donné nos doutes vous concernant, nous allons nous en mêler, que vous le vouliez ou non. Préparez-moi tout ce que vous avez, faites venir toutes les personnes qu'il faut. Je veux qu'en début d'après-midi, vous m'exposiez, ici même, chaque donnée concernant ce fameux problème que vous rencontrez. Je veux connaître les faits détaillés, vos actions, et vos projets. N'essayez plus de me duper, Marsylia, je déteste ça. Soyez prête pour tout à l'heure.

 

Puis, droit comme un i, le menton relevé et respirant la confiance en lui, Calith tourne les talons et quitte les appartements privés de Marsylia. Il retient un soupir de soulagement en voyant, face à la porte, qu'une esclave attend à côté du messager. Ils s'inclinent tous en le voyant sortir, et l'esclave, une jolie jeune femme à la chevelure flamboyante, annonce avec déférence :

 

- Je suis chargée de vous conduire à vos appartements, Votre Majesté.

- Bien, nous te suivons.

 

Et tandis qu'il marche derrière elle, il ne peut que louer la prévenance de Severin. Sa sortie, toute digne et royale qu'elle fut, était un pas vers l'inconnu. Il se serait retrouvé dehors, à ne plus savoir où aller, ni que faire, les bras ballants, sous le regard nouveau des gardes.

 

 

 

 

 

Sans surprise, elle n'emprunte pas les escaliers : ils sont déjà au troisième étage, le plus prestigieux du château. Après quelques minutes, elle s'arrête devant une porte magnifiquement ouvragée, qu'elle ouvre, dévoilant la nouvelle chambre de Calith. C'est tout d'abord un petit vestibule qu'il faut traverser, avant d'atteindre un grand salon. D'épais tapis fleuris ornent le sol. Une longue table, des chaises, deux fauteuils près de la fenêtre, des meubles en bois précieux : tout est prévu pour le confort des invités. Le feu dans la cheminée crépite doucement, visiblement allumé depuis peu, car la chaleur ne s'est pas encore répandue dans tout l'appartement. Sur la gauche, une autre porte s'ouvre sur la chambre proprement dite : un immense lit, recouvert d'un épais édredon et d'innombrables coussins brodés, des malles, des bancs, et encore une fenêtre. Déposé sur l'un des bancs, deux besaces sont posées. Calith remarque également le linge, que Iezahel avait étendu dans leur chambre précédente, soigneusement plié à côté. Une dernière salle se situe dans la chambre. Calith manque de défaillir de plaisir en découvrant une baignoire, ainsi que tout le nécessaire de toilettes et des lieux d'aisance bien plus agréables qu'un simple pot de chambre. L'esclave scrute ses réactions, et lorsqu'il se retourne vers elle, elle s'incline en déclarant :

 

- Je me nomme Fleur, Votre Majesté, et je serai à votre service toute la durée de votre séjour. Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le moi savoir.

- Ce sera tout le moment, merci. Montrez donc à mes hommes leurs chambres.

- A vos ordres, Majesté.

 

Elle s'incline à nouveau, avant de disparaître. Iezahel reste immobile, scrutant les lieux avec anxiété. Dans un sourire, Calith se dirige vers les besaces. Il avait bien vu, tout à l'heure. Severin a fait amener ses affaires, et celles de Iezahel, devinant que ce serait folie que d'essayer de les séparer. Les capes, pendues côte à côte, les chemises, pliées ensemble, démontrent que Severin a compris que cette relation maître-esclave n'était pas tout à fait ordinaire. Aucune paillasse n'est jetée au sol pour que l'esclave y dorme : au contraire, deux chandelles, ainsi que les briquets en amadou, ornent les deux tables de chevet, comme si c'était une évidence qu'ils dormiront ensemble.

 

Iezahel l'observe, un large sourire sur les lèvres, ses iris ébène pétillant de joie et de soulagement. Une chambre, juste pour eux deux. Rien qu'eux deux.

 

- J'ai eu peur de devoir dormir avec les autres esclaves.

- Jamais de la vie ! Tu l'as dit : tu es à moi.

 

Comme une évidence, leurs deux corps se rapprochent et ils s'enlacent. Le désir de l'autre est là, encore plus fort que dans la matinée. Ils sont seuls, dans une chambre avec un lit terriblement tentant. L'étreinte les embrase, leurs lèvres s'unissent dans un baiser ardent. Quelle est alléchante, l'idée de se jeter sur le lit, ou même de se plaquer conte le mur pour atteindre l'extase dans une danse frénétique !

Mais Calith s'écarte légèrement, haletant, et croise le regard ivre de désir et de frustration de son compagnon. Il manque de céder, d'oublier ses résolutions. Dans un halètement rauque, Iezahel murmure :

 

- Ce soir.

 

Calith sourit, opine du chef, et s'écarte un peu plus. Iezahel a compris. La perspective de le prendre, là, sur le banc, est terriblement tentante. Ils n'ont guère de temps, la situation ne s'y prête pas vraiment, mais ce ne sont que des détails. Non, Calith veut, pour leurs retrouvailles, caresser chaque parcelle de son corps, s'enivrer de son odeur, l'embrasser à en avoir mal. Il veut lui faire franchir, un par un, chaque palier du désir, le rendre fou de plaisir, jusqu'à lui offrir, enfin, une jouissance dévastatrice.

Oui, ce soir, quand la nuit aura étendu son manteau sur Iduvief, ils pourront passer des heures à savourer l'autre. Ce soir.

Quelques coups, discrets, frappés à la porte, les aident à renforcer leur décision. Fleur s'avance, très respectueuse bien qu'un peu nerveuse, sans oser croiser leurs regards, et annonce :

 

- Vos compagnons sont installés, Votre Altesse. En quoi puis-je vous servir ?

- J'aimerais que vous dressiez cette table, dans le salon, pour que mes compagnons de route et moi-même puissions manger ensemble lorsqu'il sera l'heure. Pour ce soir, après mon entrevue avec Dame Marsylia, je souhaiterais prendre un bain. J'ignore quand exactement ce sera terminé, par contre.

 

Iezahel sourit. Pour un esclave expérimenté, ces quelques mots sont très révélateurs. Pour le bain, Calith lui fait savoir, à demi-mot, qu'il est bien conscient que l'eau ne pourra pas être prête dès qu'il sortira de chez Marsylia, pour la simple raison que nul ne sait quand il sortira. Mais en l'avertissant à l'avance, il lui permet de s'organiser pour que son temps d'attente soit le plus court possible. Exactement comme le déjeuner. Et pour un esclave expérimenté, avoir un maître qui lui annonce les grandes lignes de ses volontés est plus qu'appréciable. Ça évite d'être châtié car l'exigence n'est pas accomplie dans la seconde, quand bien même elle vient tout juste d'être formulée.

Fleur l'a compris, car elle semble se détendre un peu, et sa voix est plus assurée quand elle déclare :

 

- Ce sera fait selon vos ordres, Votre Majesté.

- En dehors des repas et de l'eau chaude pour le bain, je n'aurai pas vraiment besoin de tes services, Fleur. Iezahel est là, et c'est lui qui s'occupe du reste. D'ailleurs, si tu as besoin d'instructions, tu peux aussi bien voir avec lui qu'avec moi. Ce sera tout je pense.

- Très bien, Votre Altesse.

 

Elle s'incline, puis se retire discrètement. Iezahel sourit, puis entreprend d'ouvrir chaque meuble pour en découvrir le contenu. Et d'une voix amusée, il déclare :

 

- Je crois qu'elle t'aime bien.

- Mon charme naturel ?

 

Iezahel laisse échapper un petit rire et poursuit :

 

- Bien sûr ! Non, sérieusement, tu t'es comporté comme un noble prévenant, et non comme un roi effroyablement exigeant. Tu as réussi à la rassurer.

- Ce n'est pas parce que je suis roi que je suis un horrible despote.

- On dirait bien. Je voudrais te remercier, d'ailleurs, pour ta confiance. Tu m'as laissé aller dehors, libre, ce matin.

- C'est normal, Iezahel. Ça t'a fait du bien ?

- Plus que les mots peuvent exprimer.

 

Pendant leur conversation, Iezahel trouve le meuble qu'il cherchait. Il dépose donc, sur la table, des coupes en argent ciselé, ainsi que deux bouteilles d'hypocras. Il rempli d'eau la bouilloire, et la pend au crochet, au-dessus du foyer, pour la faire chauffer. Calith s'installe dans le fauteuil et le regarde faire, amusé. Et une fois que tout est prêt, il échange un regard avec son compagnon et ils disent, en chœur :

 

- Maintenant !

 

Moins d'une seconde après la fin du mot, la porte tremble, et Loundor investit les lieux, suivi par ses hommes. Les amants se regardent, complices, avant que Calith ne dise :

 

- Prenez place, mes chers, prenez place.

 

Les coupes se remplissent, et ils commentent la qualité du vin. Puis Loundor demande :

 

- Vous êtes bien installés ?

- Au-delà de nos espérances les plus folles. Et vous ?

- Très bien. Je suis dans la chambre juste à côté. Nyv' et Asaukin ont insisté pour partager la même chambre, tout comme les jumeaux : ils occupent celles en face de la tienne. Ils monteront la garde devant tes appartements à tour de rôle.

- Est-ce bien nécessaire ?

- Je préfère être prudent. Tout le monde est au courant de ta présence, désormais.

- On aurait fini par être obligés de lui dire.

- Je sais bien, je sais bien. Mais... J'avais l'esprit plus tranquille quand ils ignoraient qui tu étais.

- Avant que le messager me reconnaisse, vous étiez dans une impasse.

- Oui. Ensuite, elle a changé de ton, s'est rabaissée devant Severin et Florain, et se voit maintenant contrainte de nous loger dans le luxe et de nous mêler à son problème. Si elle t'est aussi loyale qu'elle l'a déclaré, elle saura en tirer avantage. Sinon, tu viens de te faire une ennemie redoutable.

- Que te dit ton instinct Loundor ?

- Ma raison me dit qu'elle est la fille d'Artéus, qu'il l'a éduquée, qu'il a affûté ton esprit, sachant très bien que la responsabilité d'Iduvief reposerait, un jour, sur ses épaules. Ma raison a très envie de croire qu'elle pliera, et qu'elle acceptera notre aide. Mais mon instinct me rappelle son comportement envers nous, qui ne lui a certainement pas été appris par Artéus, alors il me souffle de me méfier d'elle.

- Ce qu'elle nous dira tout à l'heure sera déjà révélateur. Si elle nous parle d'un problème dérisoire, nous saurons qu'elle nous leurre. Si elle aborde celui dont nous avons connaissance, alors il sera peut-être envisageable de songer à une collaboration.

- D'autant que j'ai eu confirmation de ce problème, intervient Nyv', pour la première fois. J'ai appris qu'il y avait effectivement eu deux décès, d'apparence naturelle, mais qui font beaucoup parler.

 

Ils interrompent leur conversation : Fleur, accompagnée de l'esclave apeurée, pénètre dans le salon, l'une chargée du nécessaire pour dresser la table, l'autre d'un plateau de tourtes au fromage et de miches de pain. Enfin, vacillant sous le poids, un autre asservi apporte un immense plat, comportant rôti de porc et pommes de terres cuites dans le jus. C'est un concert de grondement d'estomacs et d'appréciation flatteuses qui meuble la discussion le temps que les asservis mettent le couvert et servent leurs hôtes prestigieux.

Ils se retirent ensuite, et les conversations cessent complètement : le petit groupe dévore, se contentant de laisser échapper, parfois, un grognement de plaisir.

 

Quand il ne reste que des miettes sur la table, les jumeaux annoncent qu'ils vont poursuivre leur mission. Asaukin, lui, prendra le premier tour de garde, devant les appartements du roi, empêchant quiconque de rentrer, hormis les esclaves. Nyv' est chargé de poursuivre ses repérages.

Savourant un dernier verre d'hypocras, Loundor se frotte le vendre en déclarant :

 

- C'est finalement une bonne chose, qu'elle soit au courant.

- Ton estomac te perdra !

- Iris me dit toujours ça. Avant de me resservir.

 

La poignée de secondes de silence qui suit laisse deviner qu'elle lui manque. Calith ne la côtoie plus beaucoup, depuis qu'il est roi : elle préfère se tenir éloigner de la cour, la tenant en piètre estime. Mais durant sa fuite, pendant le règne de Lombeth, il a pu voir, malgré toute la pudeur de Loundor, à quel point ces deux-là s'aiment.

Que Loundor décide de partir pour Iduvief, malgré le temps, malgré la séparation d'Iris que ça implique en ces rares mois où il peut lui consacrer du temps, démontre l'affection qu'il portait à Artéus. Calith s'en veut un peu, soudain, d'avoir tant traîné des pieds pour accepter de venir : il aurait dû comprendre ça tout de suite.

Mais le Général, après avoir pris une gorgée d'hypocras, continue de surprendre Calith :

 

- Tu m'as impressionné tout à l'heure, Calith. Ton rôle était de rester silencieux à côté de moi, tu te retrouves soudain obligé d'endosser son rôle de Roi, et tu l'as fait admirablement bien. Tu as certes mis Marsylia dans une position embarrassante, mais il n'y avait plus d'autre recours.

 

Calith en reste muet de stupéfaction. Loundor, en excellent professeur, ne se contente pas de signaler les erreurs : il sait aussi féliciter. Mais voilà bien longtemps qu'il ne l'avait plus fait. D'un léger hochement de tête, Calith remercie son ami, sachant parfaitement que sa gorge nouée l'empêcherait d'émettre un son.

 

- Bon, par contre, pour la dérouillée que t'a mis Iezahel ce matin, tu devrais avoir honte !

 

Calith explose soudain d'un rire nerveux. Il réplique, lorsqu'il s'est un peu calmé :

 

- Tes enseignements ne m'ont jamais appris à lutter contre un loup fou furieux.

 

Iezahel sourit, tête légèrement baissée, n'osant pas réellement prendre part à la conversation. Et c'est Loundor qui, l'air de rien, approuve son comportement du matin en disant :

 

- Il faudrait peut-être refaire ça plus souvent, Iezahel.

- Ce serait avec plaisir.

 

Il sourit de plus belle, Iezahel, et regarde le Général, maintenant. Puis, taquin, il poursuit :

 

- On pourrait le faire courir tous les matins dans la cour, avec des loups à ses trousses.

- Non, non ! Je finirai par attraper la mort !

 

Mais l'humour s'éteint vite. Le cœur de Calith s'emballe, lorsque son compagnon le fixe soudain : deux prunelles reflétant à la fois l'affection et la malice. Iezahel, reportant soudain son attention vers Loundor, déclare :

 

- Iduvief est une forteresse. La muraille est haute, épaisse : imprenable, de ce que j'en ai vu. C'est la montagne qui, sur les côtés, fait office de rempart. Une montagne abrupte, avec une poignée d'arbustes tous rabougris. La cour mesure une centaine de toises, garnies d'arbres et sans doute des massifs de fleurs, à présent cachés sous la neige. Le long de la muraille se trouvent de nombreuses constructions, des ateliers, d'après l'odeur. Forgeron, menuisier, tanneur, potier : tous ces métiers indispensables, mais qui ne peuvent s'effectuer qu'à l'extérieur. Les ateliers étaient vides, je pense que l'activité s'arrête avec ce temps. Il n'y a qu'une seule issue, pour quitter le château : le portail. Les flancs de la montagne sont impraticables, même pour des loups.

- Ce qui est finalement assez logique pour une forteresse. Des endroits où se cacher ?

- Il n'y a aucun espace entre les ateliers, et le dernier est contre la montagne. Le seul endroit où se cacher, c'est dans la neige, à condition d'avoir assez de gras et de fourrure pour que ça reste supportable.

 

Calith hoche doucement la tête, mais son esprit est parti ailleurs. Iezahel n'a pas une once de gras. Il n'y a bien sûr aucun moyen de savoir à quoi il ressemblait avant, mais les huit mois passés aux mains du bourreau ont laissé des traces. Il a repris du poids, évidemment, depuis qu'il peut manger à sa faim: ses joues ne sont plus creuses et on ne peut plus compter ses côtes. Mais, entre les entraînements qu'il effectue très régulièrement avec Calith et ses escapades dans la forêt, il a gagné en muscles et non en graisse. Un interlocuteur, le rencontrant pour la première fois, ne dirait sans doute pas de lui qu'il est mince, car il est large d'épaules et plutôt robuste. Mais il n'est pas réellement impressionnant. Il n'y a que lorsqu'il enlève sa chemise, qu'on peut découvrir à quel point son ventre est vallonné de muscles. Son ventre, si doux, si enivrant lorsque Calith laisse courir sa langue sur ces vallons jusqu'à aller jouer avec son nombril. Un ventre, qu'il adore caresser, sans relâche, jusqu'à descendre, tout doucement, vers l'objet de tous ses dés...

 

- Calith ?

- Hum ?

- Tu ne nous écoutes plus.

- Mais si, Loundor, mais si.

 

Mais le regard désapprobateur de Loundor montre bien qu'il n'est pas dupe. Calith se passe une main sur le visage, pour chasser les images qui ont envahi son esprit, et marmonne :

 

- Vous en étiez où ?

- Au garçon d'écurie qui m'a coincé dans un coin pour abuser de moi.

- Hein ?

 

Calith se redresse sur sa chaise, parfaitement concentré sur la conversation, désormais. Loundor et Iezahel explosent de rire, avant que, plus sérieux, l'esclave démente :

 

- Mais non, idiot ! On disait juste que le garçon d'écurie a vu rentrer un loup, et qu'il a pris peur. Il est resté à distance, le temps que je change. Mais j'ai eu à peine le temps de faire deux pas hors de la stalle qu'il se précipitait vers moi, en posant plein de questions.

- Et tu lui plaisais ? Demande un Calith inquiet.

- Je ne pense pas, non. Il était surtout très curieux. J'ai répondu à quelques-unes de ses questions, lui expliquant ce que j'étais, lui parlant des transformations et ce genre de choses. Mais plus j'expliquais, plus il avait de questions, je lui ai donc promis de revenir plus tard,

- Tu pourrais y aller ce soir, après l'entretien avec Marsylia, suggère Loundor, impassible.

- Non !

 

L'exclamation de Calith était un peu trop vive, et Loundor le regarde, suspicieux. Le roi s'empourpre subitement, et bredouille :

 

- On a des trucs à faire, ce soir. Très importants. Ça pourra bien attendre demain.

 

Iezahel, les mains sur la table, s'absorbe dans la contemplation de ses ongles, tandis que Calith, nerveux, se balance légèrement sur sa chaise sous le regard acéré de Loundor. Et ce dernier finit par comprendre :

 

- Oh. Je vois. Bien sûr. Oui, bien sûr, ça attendra demain.

 

Calith laisse échapper un soupir de soulagement. Loundor secoue doucement la tête, visiblement amusé par la situation. Puis, après avoir terminé sa coupe d'hypocras, il déclare :

 

- Il va falloir songer à se préparer. Maintenant qu'ils connaissent ton identité, Calith, plus question de jouer dans la neige ou de porter les vêtements de Iezahel, hein ?

 

Le sous-entendu est dur à accepter, pour Calith. Quand ils sont tous les deux, et comme ils ont à peu près le même gabarit, il leur arrive fréquemment d'échanger leurs vêtements, prenant ce qu'ils ont sous la main. Mais bien que les chemises de Iezahel soient d'un peu meilleure qualité que celles des autres esclaves, elles restent assez grossières, bien loin du raffinement de celles de Calith.

 

- Je vais lui préparer sa tenue.

 

Iezahel se lève aussitôt, et se dirige vers leur chambre. Mais Loundor l'arrête en disant :

 

- Je vous laisse vous préparer, venez me chercher dans ma chambre quand vous serez parés. Mais soyez raisonnables, Marsylia nous attend.

- On se change juste, Loundor, promis.

 

Loundor quitte les appartements après un bref hochement de tête, tandis que Calith reste à bougonner un moment sur sa chaise. Puis Iezahel l'appelle, et lui fait enfiler une chemise d'un marron très foncé, ornée de liserés couleur ambre. Le pantalon, d'un beige foncé, est également paré de liserés sur les côtés. Iezahel lisse, de ses paumes, le tissu malmené dans la besace, et finit par lâcher, dans un souffle :

 

- Tu es magnifique.

 

Ils s'embrassent très chastement, inutile de rallumer la flamme, et partent rejoindre Loundor, qui les attend de pied ferme.