Marsylia et Florain sont installés dans leurs fauteuils, près de la fenêtre, une chope à la main. Auprès de la cheminée, les deux enfants de Marsylia s'amusent en chuchotant. Dès qu'elle voit le roi, accompagné de son Général, de son esclave et du vétéran, la nourrice se lève et les emmène hors des appartements de la maîtresse des lieux. Une maîtresse des lieux qui les salue très poliment, tandis que Florain leur jette à peine un regard. Mais il se lève en voyant que Iezahel porte dans ses bras un enfant. Et il demande, d'une voix cassante :
- Où l'avez-vous trouvé ?
- Vous vous oubliez encore, Florain, ça devient une mauvaise habitude, le reprend sèchement Calith. Nous ne sommes pas vos gardes.
- Mes excuses, Sire.
Mais les excuses n'ont rien de sincère, c'est flagrant : le ton manque cruellement de conviction et Florain ne daigne pas regarder son roi. Il n'a d'yeux que pour Fáelán. Pour la première fois depuis qu'il a émis l'idée d'aborder le rachat de Fáelán cet après-midi, Calith ressent de l'inquiétude. Car la lueur intéressée qui brille dans le regard du responsable ne présage rien de bon. Alors Calith s'adresse à Marsylia, et lui déclare :
- Cet enfant est celui de Sighild. C'est donc un esclave, comme en atteste la marque qu'il porte. Votre estimé maître d'écurie avait fort peu à faire des coutumes qui veulent qu'on ne marque un enfant que lorsqu'il est capable d'endurer la douleur que ça engendre. Quoiqu'il en soit, maintenant que le maître d'écurie n'est plus, cet enfant devrait vous revenir. Sauf que je le veux. Je vous en offre donc une pièce d'or.
- Non ! S'exclame Florain.
Calith, un masque hautain figé sur le visage, se tourne vers lui. Et d'une voix glaciale, il laisse tomber :
- Je vous demande pardon ?
Le responsable au visage si austère se tétanise. Il réalise qu'il a outrepassé son rang, qu'il s'est immiscé dans la conversation et que cette fois, il est allé trop loin. Alors, la tête baissée, il bougonne :
- Rien. Toutes mes excuses.
- Bien.
Marsylia est restée immobile et silencieuse, écoutant l'échange sans piper mot. Elle jette un long regard à Florain, avant de demander à Calith :
- Il est trop jeune pour vous être d'une quelconque utilité. Puis-je vous demander pourquoi désirez-vous cet enfant ?
- Non.
Le visage de Marsylia se ferme, et Florain laisse échapper un juron à peine audible. Calith fouille dans sa bourse et dépose la pièce d'or sur la table impeccablement cirée. Et, fixant Marsylia du regard, la prévient :
- Il est désormais mien. Ne vous avisez pas d'essayer de le récupérer, ni de l'accuser à tort.
La maîtresse des lieux sourcille mais soutient son regard. Et d'un geste à peine perceptible, elle hausse les épaules, comme si cette histoire n'avait, finalement, pas grande importance. Mais Florain serre si fort sa chope que les jointures de ses doigts blanchissent. Et le regard qu'il jette à Calith est meurtrier. Sauf ce dernier ne se laisse pas impressionner et lui demande sèchement :
- Avez-vous le registre des voyageurs que je vous avais demandé ?
- Non. Pas ici.
- Alors allez me le chercher.
- Nous avions convenu que c'était Severin qui s'en occuperait.
- En effet. Et de ce que j'en ai vu, je suis sûr qu'il aura fait son travail correctement. Dois-je comprendre que vous refusez d'accéder à ma requête ?
Florain plisse les yeux et ses lèvres deviennent deux traits pâles tant il les serre. Mais il ne peut pas refuser, il le sait bien. D'un pas rageur, il quitte les appartements de Marsylia, faisant violemment claquer la porte derrière lui. Calith se tourne vers la maîtresse des lieux et lui conseille :
- Vous devriez le remettre à sa place, Marsylia. C'est vous qui dirigez ce fief, vous devez vous faire obéir. Je n'ose imaginer de quelle manière il s'adresse à vous, vu comme il le fait avec moi.
- Je n'y manquerai pas, Votre Altesse.
Un silence pesant s'installe dans la pièce. Marsylia semble très mal à l'aise, et Calith n'a pas le cœur à la rabrouer plus. Iezahel garde son masque impassible, Fáelán blotti dans ses bras, mais le roi n'ignore pas à quel point il doit être soulagé. Tout à l'heure, lorsqu'ils seront dans l'intimité des appartements, ils pourront se réjouir comme il se doit.
La porte s'ouvre à nouveau. Loundor et Asaukin se rapprochent de Calith en voyant que ce n'est pas Florain qui revient, mais qu'il s'agit de l'inconnu qui était présent au jugement de Iezahel. L'homme semble surpris de voir que Marsylia n'est pas seule avec Florain, et s'immobilise sur le seuil, indécis.
- Venez, Nétère.
Rassuré par l'invitation de Marsylia, l'homme avance sa grande silhouette dégingandée jusqu'au milieu du salon. Il s'incline devant Calith, avant de le saluer comme il se doit, puis salue le Général et le vétéran. En réponse au regard interrogateur de Calith, Marsylia déclare :
- Je vous présente Nétère, l'archiviste d'Iduvief. Il m'aidera dans la gestion du fief en attendant la fonte de la neige.
Il n'est plus très jeune, l'archiviste, ses sourcils broussailleux et ses cheveux clairsemés sont grisonnants. Pourtant, il a l'air sérieux, et peu enclin à rire, ni même à sourire. Mais Calith ne s'attarde pas plus sur la question : il en a par-dessus la tête de ce fief, et il n'a pas envie de chercher à savoir si Marsylia a raison de lui accorder cette confiance.
Constatant que le roi n'a rien à lui dire, l'archiviste se dirige vers Marsylia, brandissant un parchemin soigneusement roulé. Après lui avoir remis, il se penche vers elle et murmure longuement, la faisant régulièrement opiner.
Restés debout, Loundor, Asaukin, Calith et Iezahel se sont instinctivement rapprochés les uns des autres, formant un petit groupe compact. Ils restent parfaitement silencieux, échangeant parfois un bref regard. Mais ils se connaissent suffisamment pour deviner les pensées des autres et le léger agacement qui affleure, eux qui sont ignorés si sciemment.
Finalement, c'est Florain qui, en revenant, débloque la situation. Il laisse tomber le registre sur la table, non loin de la pièce d'or abandonnée, puis se dirige vers Marsylia et Nétère.
Prenant sur lui pour ne pas s'énerver, Calith va s'installer sur une chaise, et tire vers lui le registre. Loundor, Asaukin et Iezahel restent debout derrière lui, lisant par-dessus son épaule mais surtout, veillant à sa sécurité. Le registre a été, semble-t-il, soigneusement tenu : les pages sont remplies de lignes joliment écrites, comprenant le nom du voyageur, sa provenance, la date d'arrivée et la date de départ. Calith fronce les sourcils, se demandant si leur arrivée a, elle aussi, été inscrite.
Il tourne lentement les pages, agacé. Ces noms ne lui apprennent rien, forcément. Mais arrivé vers la fin du registre, un vélin détaché porte la belle écriture de Severin. Il a inscrit deux listes de noms, bien distinctes, réparties en deux colonnes. Sans doute pensait-il être présent et pouvoir développer ses idées lors de l'examen du registre, car il n'a rien noté de plus que ces noms. Finalement, à bout de nerf, Calith demande, hargneux :
-Puisque vous ne voulez pas vous en occuper, Florain, pourquoi n'avez-vous pas fait venir Severin pour qu'il nous aide à y voir plus clair ?
-Il est trop occupé, Sire, navré.
Navré, il ne l'est pas du tout, bien sûr. Il ne bouge pas d'un pouce, occupé à lire le parchemin remis à Marsylia. Ce n'est pas lui qui les aidera à tirer des conclusions de ces séries de nom. Il aurait été à Pieveth, Calith aurait fait enfermer ce prétentieux dans la pire geôle du château, histoire qu'il se rappelle quelle est sa place. Mais ici, ça provoquerait bien trop de complications. Marsylia, voyant que son amant n'est pas décidé à aider à son roi, fait signe à Nétère d'y aller. Et l'archiviste, d'un pas lent mais assuré, vient prendre place aux côtés de Calith. Et après un bref examen, il déclare :
- Severin a trié tous les noms du registre. Il a laissé de côté les invités habituels, ainsi que ceux qui viennent des fiefs voisins. La première colonne correspond aux divers marchands qui se présentent régulièrement aux portes d'Iduvief. Lui, par exemple, vend des tissus et des vêtements.
L'index de l'archiviste, à l'ongle long et jauni, désigne le premier nom de la liste de gauche, avant de poursuivre avec les noms suivants :
- Lui propose des liqueurs et des vins qui ne se font pas dans la région. Celui-là apporte des herbes et des remèdes. Et celui-là des peaux et des cuirs.
S'aidant du registre, il poursuit, marmonnant entre ses dents :
- On dirait que Severin a volontairement exclu pas mal de marchands. Tous ceux qui apportent des matières premières aux artisans. Il a dû penser qu'ils n'auraient pas pu vendre le nimhiù.
-Le commerce se fait dans la cour ?
- Oui Votre Altesse. Même en été, nous sommes très isolés : l'arrivée des marchands est toujours une distraction très plaisante.
- Je suppose donc que toutes les personnes intéressées descendent dans la cour pour faire leurs achats ?
- Oui Votre Majesté. La cour grouille de monde.
Calith frissonne malgré lui. Ils passent tellement de temps à médire sur les uns et les autres, et à créer des histoires à partir de broutilles, qu'il imagine sans peine l'ambiance qui doit régner. Les petits groupes rassemblés, qui s'épient en échangeant leur venin et qui commentent les achats des uns et des autres.
A Pieveth, une partie de l'enceinte sert au marché quotidien : la nourriture d'un côté, en fonction des saisons, et les objets de consommation courante de l'autre côté. Les habitants n'attendent donc pas la venue d'un marchand, et ne se pressent pas autour de son chariot : chacun va et vient dans la plus complète indifférence. Mais ici, sans doute comme dans tous les fiefs un peu isolés, chaque colporteur fait l'objet d'une attention toute particulière. Et finalement, ça arrange plutôt leurs affaires. Calith, pour être sûr, demande :
- Donc les achats se font à la vue de tous. Je suppose que c'est idéal pour le commérage, je me trompe ?
- Eh bien... euh... à vrai dire, les marchands savent bien que leurs clients aiment la discrétion. Je veux dire, une personne qui achète des remèdes contre les gaz ou contre les problèmes d'endurance masculine ne tient pas à ce que tout le monde soit au courant. Les colporteurs ont donc un auvent, sur le côté de leur chariot, fermé par un rideau. Le client se faufile à l'intérieur, fait ses achats, et ressort avec un paquet.
Calith retient de justesse un juron. Ça aurait été trop beau, bien sûr. Enfin, de toute façon, l'assassin aurait glissé la fiole dans une bourse et l'histoire aurait été réglée. À moins qu'il n'en ait acheté un tonneau complet, mais ça semble peu probable. Reportant son attention sur la liste, il désigne la seconde colonne et demande :
- Et là, c'est qui ?
- Hum. A priori, de simples voyageurs, Votre Altesse. Des gens venus rendre visite à des membres éloignés de leur famille, des troubadours, des curieux, des travailleurs à la recherche d'un poste.
- C'est possible de savoir qui a rendu visite à qui ?
- Non Votre Altesse. Ce n'est jamais consigné. Les gens n'aiment guère avoir à fournir trop d'informations lorsqu'ils arrivent. Ils se sentent suspectés.
- Bien sûr. C'est normal. Il y a deux petits traits, là, à côté des noms des colporteurs. Vous savez à quoi ils correspondent ?
L'archiviste tourne délicatement les feuilles du registre, promenant son index sur les lignes noircies, avant de déclarer :
- Oui. Ça signifie qu'ils sont toujours ici. Certains préfèrent passer l'hiver au chaud plutôt que sur les routes, surtout ceux dont les marchandises servent tout au long de l'année. Ils sont gracieusement accueillis par Iduvief, en échange de prix plus intéressants.
Calith esquisse un sourire : enfin la possibilité d'interroger quelqu'un ! Mais son sourire disparaît vite quand, après avoir demandé les marchandises qu'ils proposaient, l'archiviste lui répond :
- L'un vend des chausses et des bottes. Il passe l'hiver ici à fabriquer celles qu'il vendra au printemps. L'autre vend des pièces d'étain : bijoux, vaisselle, cuvettes.
- Très bien. Nous irons tout de même les interroger. Est-ce que l'on peut savoir où ils sont logés ?
- Il faudra demander aux esclaves, Votre Altesse, ce n'est pas consigné dans le registre.
- Merci Nétère pour ces éclaircissements.
L'archiviste hoche simplement la tête, et se relève lentement. Marsylia et Florain ont terminé l'étude du manuscrit et le rendent à Nétère, qui s'empresse de quitter les lieux, sans doute conscient de la tension qui règne. Ils semblent, l'un comme l'autre, plutôt pressés de les voir partir mais Calith déclare, l'air innocent :
- Nous allons donc pouvoir avancer un peu dans notre enquête. Et nous aurons peut-être enfin la confirmation quant à nos soupçons.
Marsylia s'est redressée dans son fauteuil, et le soulagement sur son visage n'est pas feint lorsqu'elle demande :
- Vous avez une piste ?
- Oui. Nous avons un suspect très sérieux en vue. Il a la possibilité de se déplacer dans le château sans attirer l'attention, et tous les mobiles expliquant chaque meurtre.
Calith fixe Marsylia mais il observe du coin de l'œil le responsable, qui semble impassible. Et soudain, il se tourne vers lui et lâche :
- D'ailleurs, Florain, j'ignorais que vos fonctions vous amenaient à être en relation avec le maître d'écurie.
Le concerné tressaille, mais il répond d'une voix calme :
- Ça m'arrive, en effet.
- A quel sujet ?
C'est clairement visible que Florain se retient de lui rétorquer que ça ne le regarde pas. Mais il se contente de lui dire :
- Je dois m'assurer que les consignes de sécurité sont respectées, surtout dans un lieu aussi sensible. Comme je vous l'expliquais avant-hier.
- Et c'est tout ?
- Eh bien, je chasse beaucoup, aux beaux jours, et je m'assure donc que les chiens se portent bien.
Les deux hommes s'affrontent un long moment du regard, et c'est finalement Florain qui détourne les yeux en premier. Ils n'en tireront rien de plus. Calith s'adresse donc à Marsylia pour lui demander :
- Avez-vous appris quelque chose à propos de notre enquête ?
- Non, Votre Altesse. Peut-être que si vous me disiez qui est votre suspect, je pourrais vous apporter mon aide...
Calith jette un regard indéchiffrable à Florain avant de se concentrer sur Marsylia pour lui répondre :
- Je ne préfère pas.
- Comme il vous plaira, Votre Majesté.
- Si vous découvrez quoique ce soit, faites-le nous savoir, je vous prie.
- Bien entendu.
Et après les salutations d'usage, ils quittent les appartements de la maîtresse des lieux pour regagner ceux du roi.
A peine la porte s'est-elle refermée derrière eux que Iezahel pose Fáelán au sol, qui se transforme dans la foulée. Il se met soudain à sautiller dans tous les sens, tournant sur lui-même comme une toupie, puis à partir comme une flèche jusqu'à la chambre, pour faire demi-tour dans un magnifique dérapage qui met à mal le tapis. Devant le regard consterné de Calith, Iezahel explique :
- Il a essayé de changer tout le long de l'entretien. Je crois que Florain le terrifie. Il a besoin de se défouler.
Ce n'est qu'à ce moment-là que Calith remarque à quel point Iezahel, avec son œil encore à moitié gonflé et plein de sang, semble épuisé. Loundor lui avait expliqué, il y a fort longtemps, qu'un loup-garou assez puissant peut aider un plus jeune à se transformer, ou à lutter contre une transformation s'il a perdu toute maîtrise.
Contrairement au sort qui était présent dans le collier de Iezahel, ce n'est pas douloureux, car le plus puissant arrive à convaincre le loup que ce n'est pas le bon moment. C'est une sorte de négociation, éreintante, entre les deux loups. Et face à un louveteau qui change rapidement et spontanément, ça a dû être une lutte de tous les instants, particulièrement éprouvante. Loundor intervient en proposant :
- On pourrait aller faire un tour dans la cour, tant qu'il fait encore jour.
Sans doute pour la première fois depuis l'accusation de meurtre, Iezahel sourit réellement et ses yeux s'illuminent de joie. Et c'est cette vision qui fait acquiescer Calith, incapable de refuser ce plaisir à son amant. Il fouille dans sa bourse pour récupérer la clef, et enlève avec douceur le collier de Iezahel, qui va changer dans la chambre, suivi par Fáelán qui semble être possédé par un esprit malin tant il est agité. Loundor les observe, un sourire indéchiffrable sur le visage.
Finalement, c'est accompagné d'un loup et d'un louveteau que Loundor, Asaukin et Calith regagnent le rez-de-chaussée et traversent le hall pour sortir dans la cour. Ils vont directement prévenir les gardes, pour leur rafraîchir la mémoire et éviter tout accident. Pendant que l'homme de garde va prévenir ses collègues, Fáelán n'arrête pas de mordiller le pantalon de Calith, le tirant à lui pour l'entraîner dans ses jeux. Et il faut toute l'autorité de son père, qui l'attrape par la peau du cou avec sa gueule, pour qu'il évite de lacérer le tissu. Et dès qu'ils ont le feu vert, Iezahel s'élance dans la cour, suivi par un louveteau qui pousse de courts aboiements surexcités. Puis il se met à galoper, aussi vite que ses petites pattes le permettent, tandis que Iezahel le course. Attendri, Calith les observe avec un grand sourire. Il jette un regard à Loundor, impassible, et lui demande :
- Ça ne te fait pas envie ?
Le Général hausse ses épaules massives, bougonne et ronchonne avant de marmonner :
- Attends-moi ici.
Il part à grandes enjambées jusqu'au hall du château, dont il laisse la porte entrebâillée. Calith reporte son attention sur les loups qui jouent dans la neige : le louveteau qui s'amuse comme un petit fou, virevoltant autour de son père en essayant de le mordre, tandis que Iezahel se défend mollement. Mais soudain, Fáelán s'immobilise, ses petites oreilles dressées et la langue pendante, et fixe la porte principale du château. Un énorme loup noir vient de faire son apparition. Intimidé, le louveteau se réfugie entre les pattes de son père. Iezahel et Loundor se jaugent un moment du regard. Puis Iezahel, d'un coup de museau et d'un léger grondement, fait comprendre à son fils qu'il ne craint rien. C'est la curée. Les trois loups s'ébattent dans la neige, roulant, sautant et claquant des dents, dans un concert de grondements et de grognements.
Légèrement envieux, Calith les observe avec intérêt. A Pieveth, ils ont leur espace à eux : la forêt, soigneusement fermée par des hautes grilles, autant pour la sécurité des habitants que pour la tranquillité des loups. Ils sont en meute, là-bas, chassent et trafiquent ce qu'ils veulent. Là-bas, ils peuvent donner libre cours à leur nature animale.
Calith n'ignore pas qu'ici, bien que transformés, leur part animale est largement bridée, pour éviter tout problème. Sauf pour Fáelán, évidemment. Calith sait qu'il ne risque rien, et que si un esclave traversait la cour à ce moment précis, il ne risquerait rien non plus. A Pieveth, c'est absolument inenvisageable de pénétrer dans le sanctuaire des loups. Alors Calith en profite pour les observer et s'émerveiller. Du moins, jusqu'à ce que dans un même ensemble, Iezahel et Loundor se tournent vers lui.
- Non, non ! Il fait trop froid !
Le ciel bas ne jette plus ses flocons, mais la température reste largement négative. Malgré ses protestations, c'est Fáelán, avec toute la fougue de son jeune âge, qui l'attaque en premier. Il ne lui fait pas mal, n'arrive même pas à le faire vaciller sur ses jambes. Calith rit doucement, amusé par ses efforts vains. Il n'aurait pas dû. Car dans la seconde qui suit, les deux loups adultes se ruent sur lui, et le projettent dans l'épaisse couche de neige, le laissant à la merci du louveteau qui s'en donne à cœur joie, parfois aidé par ses aînés.
Lorsqu'ils se désintéressent de lui, Calith est à bout de souffle, quasiment enfoui sous la neige, glacé jusqu'aux os. Il a toutes les peines du monde à se relever et c'est le vétéran qui, compatissant, lui tend la main pour le tirer hors de la poudreuse. Les loups repartent jouer, inépuisables. Du moins, jusqu'à ce que Fáelán, titubant de fatigue, se réfugie auprès de Calith et gémisse doucement en lui jetant un regard à fendre le cœur. Le roi le prend dans ses bras, où il se love confortablement, avant de s'endormir presque aussitôt. Ça signe la fin du moment de détente.
Les loups regagnent la chaleur relative du hall du château, suivis par Asaukin et Calith, portant délicatement son précieux fardeau. Loundor va se transformer dans l'ombre d'un escalier, où il a laissé ses vêtements, puis ils remontent jusqu'aux appartements de Calith.
Asaukin de garde à la porte, Calith changé, Iezahel a nouveau humain et portant son collier, Fáelán endormi sur un fauteuil, ils s'installent confortablement autour de la table, devant une chope de vin chaud. Calith réalise à quel point cet intermède lui a fait du bien. Certes, il n'a pas participé aux jeux, mais pendant une heure, il n'a pensé ni à l'enquête, ni à ce maudit château. Lorsque vient le moment de faire le point, il sent bien qu'il l'esprit plus clair.
- Le gamin est vous maintenant, c'est une bonne chose, déclare Loundor dans un petit sourire.
- Je ne leur ai pas laissé le choix. Mais j'ai eu l'impression que Marsylia n'en avait pas grand-chose à faire.
- J'ai eu la même impression, enchérit Iezahel. Par contre, Florain était furieux, lui. Je me demande bien pourquoi il voulait à tout prix le petit.
- Peut-être juste pour me contrarier.
- Il va falloir qu'on trouve rapidement des preuves contre lui, bougonne Loundor. Il est de plus en plus hostile. Où va-t-il s'arrêter ?
- A la potence. Et ça sera un grand moment de joie, laisse échapper Calith.
Iezahel secoue doucement la tête, le regard rivé sur la chope qu'il fait lentement tourner entre ses doigts. Et il déclare :
- J'ai tout autant envie que vous de trouver des preuves de la culpabilité de Florain. Mais... je ne sais pas, il y a des choses qui me gênent.
- Du genre ?
- Son comportement déjà. Loundor l'a dit, il est hostile, irrespectueux, hautain. C'est son caractère, d'accord, mais je pense qu'un assassin ferait tout pour passer inaperçu. Ne pas se faire remarquer. Or là, avec son comportement, Florain fait tout pour qu'on ne l'apprécie pas. Et forcément, ça attire l'attention.
- Je suis d'accord avec toi, Iezahel, ce n'est pas le meilleur moyen de passer inaperçu. Mais l'irrespect, c'est le lot de tous ici. Ketil est obséquieux, quand il sait à qui il a affaire. Regarde la manière dont il m'a soigné. Égeas était tout aussi méprisant. Même Marsylia, à sa manière, est méprisante. Si les autres savent se comporter de manière plus civilisée, ce n'est peut-être pas son cas. Et puis, il dirige les gardes, les esclaves, il est hautain et arrogant. Et l'enquête piétine. S'il est convaincu qu'on ne trouvera pas de preuves, sûr de son intelligence et de sa capacité à effacer ses traces, pourquoi se comporterait-il de manière polie, à l'encontre de son tempérament ?
Iezahel laisse échapper un long soupir. Bien sûr, vu comme ça. Et pourtant, il insiste :
- Et puis, il y a les empoisonnements. C'est vrai que c'est le meilleur moyen de tuer sans attirer l'attention : quand on est arrivé, ils ignoraient encore si il s'agissait bien de meurtres. Mais je trouve que ça ne colle pas avec son caractère. Je le verrai plutôt tuer de manière violente, en faisant souffrir l'autre.
- Le poison doit faire atrocement souffrir, contrecarre Calith.
- Tu vois ce que je veux dire.
- Oui, bien sûr. Mais c'est peut-être pour ça qu'il fait preuve de tant d'assurance. On a compris qu'il aimait faire souffrir, qu'il laissait facilement libre cours à sa violence. Empoisonner les gens est peut-être, pour lui, un moyen de détourner les soupçons. Ça ne colle pas avec son caractère, donc il doit penser qu'on va l'exclure directement des suspects.
Loundor, resté silencieux tout au long de l'échange, intervient de sa voix de basse :
- C'est bien beau, toutes ses spéculations, mais ça ne nous mènera à rien si on n'a pas de preuves. On devrait aller voir les marchands avant que la nuit ne tombe. Ils pourront peut-être nous aider.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Laissant le louveteau épuisé sous la surveillance d'Asaukin, ils errent dans les couloirs glacés, demandent aux esclaves, et finissent par mettre la main sur les marchands.
Mais les entretiens ne donnent rien. Aucun des deux colporteur n'a vendu de nimhiù, ils ne connaissaient même pas le terme. Ce n'est pas leur commerce. Ils déclarent également que s'ils discutent régulièrement avec les autres marchands, ils n'ont jamais entendu quiconque dire qu'il avait vendu du poison. Les entretiens sont, au final, extrêmement brefs, et ne leur apprennent rien.
Dépités, ils regagnent les appartements de Calith. Mais Loundor les laisse, arguant qu'il va se laver avant le dîner. Asaukin monte la garde dans le vestibule, assis sur un banc, Fáelán roulé en boule et profondément endormi à côté de lui. Devant la surprise de Calith, il déclare :
- Les esclaves sont en train de préparer votre bain, Votre Majesté. J'ai pensé que ce serait la meilleure chose à faire. Il ne s'est même pas réveillé quand je l'ai déplacé.
- Tu as bien fait, oui, merci.
Iezahel récupère avec douceur son fils, sans le réveiller, et va l'installer sur le lit, tandis qu'Asaukin retourne à son poste. Le bain est pratiquement prêt, et ils patientent en silence, debout devant la fenêtre : la neige s'est remise à tomber à gros flocons. Instinctivement, ils se rapprochent l'un de l'autre, comme pour se réchauffer, même s'il ne fait pas froid dans le salon.
Lorsque le bain est prêt, et que les esclaves ont quitté les appartements, ils se rendent dans la salle d'eau. Alors qu'il se déshabille, Iezahel laisse échapper :
- Je n'ai plus de tenue de rechange.
- On verra avec Severin, il pourra sans doute te trouver quelque chose. Ou sinon...
La vision de son amant, parfaitement nu, le corps à peine marqué par les bleus jaunissants, le fait frisonner d'envie. Il s'approche de lui à pas lents, prédateur, et le prends dans ses bras pour lui murmurer à l'oreille :
- Sinon, tu restes comme ça.
Calith étouffe le petit rire de Iezahel dans un baiser fougueux. Puis il le traîne jusque dans le bain. Avec douceur et désir, il fait glisser l'éponge sur le corps de son esclave. Mais très vite, l'éponge flotte à la surface, abandonnée : Calith embrasse tendrement et caresse délicatement son amant, lui tirant des gémissements de plaisir. Lorsqu'il s'écarte de lui, une lueur de défi dans les yeux, et qu'il va s'adosser au rebord opposé, Iezahel, un sourire coquin sur les lèvres, s'approche de lui. Là encore, la toilette est rapidement expédiée, et c'est avec un feulement de plaisir qu'il se laisse glisser sur la virilité de son souverain. Il ondule lentement des hanches, l'embrasse fougueusement, tandis que Calith caresse son dos. Ils ont l'impression que ça fait des semaines qu'ils n'ont pas pu s'étreindre de la sorte, savourer le corps de l'autre et l'aimer. Le désir est sauvage, puissant et rapide, et chaque baiser, chaque caresse, chaque ondulation déclenchent des ondes de bien-être. Et lorsque le plaisir les terrasse, ils restent un long moment enlacés, savourant la présence de l'autre, se murmurant des mots doux à l'oreille. Le temps de la méfiance est révolu et s'il reste des cicatrices, la complicité est restaurée, intacte.
C'est le brouhaha de Loundor et ses hommes, qui prennent place dans le salon, qui les extirpent de leur torpeur. Ils s'habillent rapidement et vont les rejoindre. Seul Nyv' manque à l'appel, mais ils décident de l'attendre : l'épais potage, servi dans une soupière en fonte, ne refroidira pas de sitôt.
Ils discutent tranquillement de tout et de rien lorsque la porte s'ouvre violemment. C'est Cyrique, l'un des gardes du château, qui fait irruption, à bout de souffle et qui crie :
- Florain vient d'être assassiné !
Ils ont tout juste le temps de se redresser dans un fracas de chaises tombant au sol que Nyv' se précipite à son tour dans le salon, sa main bandée contre le ventre, et leur annonce d'une voix pressante :
- Severin a disparu.