La stupéfaction les rend muets, avant qu'un concert d'exclamations ne retentisse. Chacun y va de son étonnement, de son incrédulité, de sa colère. D'un geste de la main, Calith ramène le silence, et fait signe à Nyv' de poursuivre :
- C'est l'un des gardes en poste au portail qui me l'a dit. Il s'ennuyait ferme, la nuit était tombée et la neige tombait dru. C'était avant-hier au soir, pendant le dîner. Florain avait attrapé Severin par le bras et le traînait derrière lui. D'après le garde, Severin portait ses habits noirs, une vieille cape, et c'est tout. Aucune affaire, évidemment, pas de raquettes ni de torche. Florain lui a fait ouvrir le portail, a poussé Severin dehors, et a refermé le portail en interdisant aux gardes présents de le faire rentrer à nouveau. Et il lui a interdit d'en souffler mot à quiconque. Puis Florain est reparti vers le château à grandes enjambées.
- Et le garde connaît les raisons d'un tel geste ? Demande Loundor.
- Non. Florain n'allait quand même pas se justifier face à un vulgaire garde.
- Et le garde ne l'a pas fait rentrer, je suppose, déclare Calith.
- Il ne pouvait pas, non. Florain le surveillait depuis le château. Le garde m'a dit qu'il a repris son poste. Par la meurtrière, il a vu Severin hésiter un moment, puis s'avancer dans la neige.
Le silence retombe, et personne n'ose le rompre cette fois. Ils mesurent tous les implications de ces paroles. Severin, avec sa jambe handicapée, sans raquette, a dû avancer de nuit, avec une telle épaisseur de neige que tout déplacement est éprouvant. L'esclave savait sans doute que personne ne lui ouvrirait le portail, et que rester sur le seuil, avec un temps pareil, signait son arrêt de mort. Dans le salon, ils savent tous que Severin n'a pas dû aller bien loin avant de s'écrouler. Et que le froid a eu raison de lui. Ils sont parfaitement conscient que personne, absolument personne ne pourrait suivre à trente-six heures dans la neige, avec les vêtements qu'il portait. Ils n'ignorent pas que rejoindre la plaine, de nuit, avec toute cette neige, serait un exploit pour quelqu'un en parfaite santé. Alors personne n'ose aborder la possibilité de partir à sa recherche : ils savent que tout ce qui est tombé depuis l'avant-veille a recouvert ses traces et qu'il serait impossible de retrouver son corps.
Le visage de Nyv' est marqué par une peine qu'il contient difficilement. Asaukin, assis à côté de lui, pose sa main rugueuse sur son épaule dans un geste de compassion, rapidement imité par le jumeau.
Calith bondit hors de sa chaise et assène :
- Nous allons demander des explications à Marsylia. Restez ici tous les trois, soyez vigilants.
C'est d'un pas déterminé qu'il se rend, suivi par Loundor et Iezahel, dans les appartements de Marsylia. La porte claque violemment contre le mur quand il fait irruption dans le salon, surprenant Marsylia, toute de noir vêtue, assise sur un fauteuil près de la cheminée. Les traits tirés par la fatigue, les yeux gonflés et rouges d'avoir trop pleuré, la lèvre supérieure enflée et violacée, elle n'a plus rien de la femme arrogante qui les a si mal accueilli. Bien malgré lui, Calith se radoucit, et commence par :
- Bonjour Marsylia. Toutes mes condoléances.
Elle se redresse un peu, passe machinalement un revers de manche sur ses joues sèches, esquisse un pauvre sourire. Puis, d'une voix éteinte, le salue et le remercie. Le silence retombe dans la pièce, gêné, pesant. Finalement, prenant sur lui, Calith déclare d'une voix neutre :
- J'ai appris que Severin avait été mis à la porte d'Iduvief.
La métamorphose de Marsylia est saisissante : elle se redresse plus encore, le menton relevé, et le défie du regard en assénant :
- Et alors ?
- Et alors ? Pour quelles raisons avez-vous pris cette décision ?
- Car il fouinait de partout. Son rôle était de servir, pas de comploter pour nous nuire.
- Pour vous nuire, vraiment ? Qu'a-t-il donc fait de si grave ?
Elle hésite un instant, contrariée. Sur son visage, toute trace de chagrin a disparu, laissant place à une colère à peine maîtrisée. Et sa voix devenue venin explique :
- Florain a appris que cet esclave menait une enquête sur lui, insinuant des propos diffamatoires et totalement mensongers. Il ne pouvait pas laisser passer ça.
- Severin interrogeait des esclaves à propos de la présence de Florain dans les écuries, le matin du meurtre de Kjeld, c'est ça ?
Marsylia lui jette un regard surpris, mais elle se reprend très vite et acquiesce. Calith reprend, agacé :
- Et donc, pour se débarrasser d'un esclave qui a osé poser des questions, Florain le condamne à une mort certaine en le bannissant d'Iduvief ?
- Il ne l'a pas condamné à une mort certaine.
- Vous plaisantez ? Le jeter dehors, par un temps pareil, c'était le condamner à une mort certaine. Même si le temps avait été meilleur et s'il avait pu rejoindre un lieu civilisé, un esclave seul, avec son collier et sa marque, ne passe pas inaperçu et éveille les soupçons. Il aurait été déclaré esclave en fuite et aurait été condamné à mort.
Elle ne répond rien, bien consciente que les propos de son roi ne sont que vérité. Mais ce silence agace Calith, qui insiste :
- Et il a fait cela malgré la protection que j'avais placé sur Severin ?
- Votre protection portait sur les châtiments corporels, raison pour laquelle Severin n'a pas été châtié ici. Mais votre protection ne nous empêchait pas de le bannir d'Iduvief. Et Severin était notre propriété, nous pouvions parfaitement l'utiliser à notre convenance. Il nous était précieux, mais pas au point de laisser passer une telle trahison.
La colère qui montait, lentement mais sûrement, en Calith explose soudain dans un déluge d'insultes qui feraient pâlir Elihus. Marsylia, privée du soutien de Florain, se tasse sur elle-même, subissant les foudres royales sans piper mot. Très discrètement, Iezahel pose une main douce sur les reins de Calith, le calmant presque instantanément. Sous l'emprise de la colère, Calith était prêt à dire tout ce qu'il pensait, même le moins avouable. Il était sur le point de lui cracher au visage qu'il n'en avait rien à faire de ce meurtrier, et qu'il souhaitait même qu'il finisse par tous les tuer, pour débarrasser son royaume de pareils monstres d'arrogance et cruauté.
Voyant que son roi est trop énervé pour poursuivre, c'est Loundor qui, étonnamment calme, demande :
- Florain vous a tenu informée de ce qu'il faisait dans les écuries, ce matin-là ?
- Pas précisément, non. Il m'a juste dit, lorsqu'il s'est levé si tôt, qu'il avait eu une idée et qu'il allait en parler avec Kjeld. Pour le reste, je lui fais … enfin, je lui faisais entièrement confiance.
Une bordée de jurons conclut la déclaration de Marsylia. Calith bouillonne, et il faut toute la présence muette de Iezahel à ses côtés pour le réduire au silence. Après un regard d'avertissement en direction de Calith, Loundor demande :
- Florain ne voulait pas nous céder le fils de Sighild. Vous savez pourquoi ?
Elle le toise, malgré sa position assise, et renifle, méprisante. Le Général, qui avait réussi à garder son calme jusque-là, insiste dans un grondement de voix :
- Vous avez intérêt à nous répondre, Marsylia, et sans mentir, ni omettre quoi que ce soit. Vous n'êtes pas position de jouer au plus fin avec nous.
- Je n'accorde strictement aucun intérêt pour cet enfant. Vous le vendre fait rentrer de l'argent dans les caisses du fief, je n'avais donc aucune raison de refuser. Mais j'ai appris plus tard que Florain voulait le garder. Il me l'a expliqué après votre départ. Il m'a certifié que cet esclave était un loup-garou, et il tenait ça de source sûre. Ça l'intéressait, bien sûr.
- Pourquoi ?
- Dès qu'il aurait été en âge de se reproduire, nous l'aurions accouplé avec des esclaves pour les mettre enceintes. Nous aurions eu alors plusieurs loups-garous, asservis, qui auraient pu rendre de grands services au fief. Florain voyait loin, mais c'était une opportunité très intéressante.
Deux grognements furieux jaillissent simultanément des gorges de Iezahel et de Loundor. Quelques années plus tôt, Calith n'aurait pas bronché : tout comme un éleveur accouple ses plus beaux spécimens ensemble, c'est logique que des maîtres cherchent, via la reproduction des esclaves, à obtenir des enfants forts et robustes. Mais maintenant, grâce à sa relation avec Iezahel, sa vision est bien différente, et il entend difficilement ce genre de propos.
Le garde présent dans la pièce, immobile près de la porte, semble hésiter à intervenir. Il sent bien que la présence de ces trois hommes furieux face à sa maîtresse peut s'avérer particulièrement dangereux, mais il sait également qu'il n'a pas intérêt à se dresser contre son roi.
Marsylia, dédaignant le danger, les relance dans un petit rire :
-Eh bien quoi ? Vous vouliez la vérité, non ? Et puisqu'on en est aux confessions, quand Florain m'a appris la véritable nature de votre acquisition, que vous m'avez soigneusement caché d'ailleurs, j'ai regretté de vous l'avoir cédé. Et ce n'est pas dû au fait que, dans sa colère, Florain a levé la main sur moi, à cause de vous. Mais c'était effectivement une excellente opportunité, Iduvief aurait alors eu, dans quelques générations, une garde composée de loups-garous. Et Iduvief serait devenu plus puissant, capable de tenir tête à ceux qui voudraient lui nuire.
Cette provocation si évidente fait l'effet d'une douche froide à Calith. Il ne sait pas exactement ce qu'elle a en tête, mais il ne rentrera pas dans son petit jeu. Sa décision est prise, et il lui réserve une petite surprise dans les semaines à venir, qui devrait lui retirer ce sourire hautain du visage.
Refusant de lui donner le plaisir de s'énerver encore, il hausse nonchalamment les épaules et demande :
- Que s'est-il passé hier au soir ?
Marsylia ne s'attendait pas à ce changement de conversation. L'air goguenard qu'elle affichait disparaît soudain, alors qu'elle songe à la dernière soirée qu'elle a passé avec son amant. Dans son dos, Calith sent Loundor et Iezahel se calmer peu à peu, tandis qu'elle explique :
- Nous avons commencé le dîner, comme d'habitude. Les enfants chahutaient, et nous empêchaient de discuter avec Florain. Nous en étions au milieu du repas quand il s'est mis à trembler et à s'étouffer. J'ai pensé qu'il avait avalé de travers, alors je me suis levée pour aller lui taper dans le dos. Mais il s'est écroulé juste avant que je le rejoigne. Alors j'ai compris que c'était grave.
La peine se lit désormais sur le visage de la maîtresse des lieux, et son regard se perd dans le vague tandis qu'elle plonge dans ses souvenirs. C'est une voix fragile qu'elle poursuit :
- J'ai appelé les gardes, pour qu'ils aillent chercher Filraen. Je savais qu'il aurait un antidote, mais ce bon à rien est arrivé trop tard. Il n'y avait plus rien à faire, et Florain est mort, là, sur le tapis, dans mes bras. Et je n'ai rien pu faire pour l'empêcher.
Bien malgré lui, Calith est touché par la douleur qui suinte dans ce récit. Marsylia ne lui est pas sympathique, pas du tout, mais il s'imagine à sa place, avec Iezahel étendu au sol, souffrant mille maux et agonisant entre ses bras. Et il ne peut s'empêcher de compatir à la douleur de cette femme. D'une voix plus douce, il lui demande :
- Vous n'avez rien remarqué d'inhabituel pendant le repas ?
- Non, rien du tout. Les enfants se chamaillaient, comme je vous l'ai dit, et ils monopolisaient mon attention.
- Bon. Essayez de vous rappeler quelque chose, même si ça vous paraît insignifiant. Nous serons dans mes appartements aujourd'hui.
Calith tourne les talons, le ventre noué. Ils n'ont rien. Personne n'a rien vu, personne n'a rien remarqué d'inhabituel. Il se répugne à interroger les enfants, refusant de leur faire revivre ce cauchemar. Et Marsylia met ses nerfs à rude épreuve en changeant si rapidement de comportement.
Lorsqu'ils rejoignent le salon, Nyv' et l'un des jumeaux sont installés autour de la table, dans un silence complet. Installé sur un fauteuil, Fáelán babille doucement en jouant avec son morceau de tissu. Il relève la tête, inquiet, en entendant la porte s'ouvrir, et un magnifique sourire illumine son visage lorsqu'il découvre l'identité des visiteurs. Iezahel se dirige droit sur lui et le prend dans ses bras, le serrant délicatement contre lui. Calith détache difficilement son regard de cette scène, et répond à la question muette qui brûle dans les iris de Nyv' :
- Florain et Marsylia ont banni Severin d'Iduvief. Ils ont appris qu'il enquêtait sur ce qu'il s'est passé le matin du meurtre de Kjeld. Je suis désolé, Nyv'.
L'éclaireur accepte les excuses de son souverain d'un petit geste de la tête, bien conscient que rien ne l'obligeait à les présenter. Si Calith se sent coupable d'avoir demandé à Severin d'enquêter, ce n'est pas lui qui a pris la décision de bannir l'esclave d'Iduvief, le condamnant ainsi à mort.
Le silence retombe dans les appartements, lourd et oppressant. Un rapide regard à la fenêtre indique à Calith que le temps est gris, les nuages si bas qu'ils semblent vouloir tomber sur Iduvief, mais il ne neige plus. Finalement, c'est le jumeau qui demande, d'une voix hésitante :
- Vous avez appris quelque chose, à propos de la mort de Florain ?
- Non, pas grand-chose, répond Calith. Personne n'a rien vu, personne n'a rien entendu, comme toujours. Et Marsylia a été aussi désagréable que d'habitude, alors que je pensais que la perte de son amant la calmerait.
- Je pense au contraire qu'elle va tout faire pour le défendre, intervient Loundor, de sa voix sourde. Si il la manipulait bien, elle ne s'est jamais vraiment rendu compte de ses agissements. Pour elle, c'est une victime, il est mort en héros. Et si on remet en cause ses actes, elle va prendre sa défense.
- Mais comment peut-elle être aussi aveugle ?
- C'est le principe même de la manipulation, Calith, la victime ne se rend compte de rien. Peut-être qu'au départ, ils partageaient les mêmes idées, puis que Florain l'a poussé, petit à petit, à aller plus loin.
- Donc elle ne dira rien contre lui, bougonne Calith.
- Rien. Et je pense qu'elle veut nous aider à trouver son meurtrier, mais elle est encore sous le choc. Sauf qu'on ne porte pas forcément beaucoup d'attention aux évènements de la vie courante, ce qui ne va pas nous faciliter la tâche.
- Elle ne mentait donc pas, en prétendant qu'elle n'avait rien remarqué ?
- Non.
- Et tu penses qu'elle pourrait l'avoir tué ?
- Je ne pense pas, non. Elle était vraiment effondrée hier, et je crois qu'elle l'aimait sincèrement. Sa douleur n'était pas feinte, même si elle a changé d'humeur à une vitesse effrayante. Enfin, ça, c'est le propre des femmes.
Le jumeau acquiesce sombrement à la dernière phrase de Loundor. Nyv' ne semble pas concerné, pas plus que Iezahel, qui joue en silence avec son fils. Calith, lui, ne côtoie pas suffisamment Zélina pour le constater. Mais le bougonnement de Loundor, concernant l'humeur des femmes, ne leur fait pas oublier qu'un meurtrier rôde toujours entre les murs glacés du château.
Alors que Calith se frotte les paupières, découragé, Iezahel redresse la tête et déclare d'une voix douce :
- Calith ? Tu te souviens du nombre d'assiettes sur la table, hier au soir ?
- Cinq il me semble.
- Il nous reste donc une personne à interroger.
Calith le regarde un instant, avant de comprendre : Florain, Marsylia, les deux enfants. Et la nourrice. Il avait supposé, un peu rapidement, que la nourrice avait accouru en entendant les cris de Marsylia. Qu'elle était arrivée, peu ou prou, en même temps que Filraen. Mais Iezahel a raison, bien sûr : quoi de plus normal que la femme qui s'occupe toute la journée des enfants soit là pour les repas ? Un fin sourire prédateur sur les lèvres, il s'apprête à déclarer qu'ils vont l'interroger quand Asaukin fait rentrer l'un des colporteurs la veille. L'homme semble particulièrement intimidé, et bredouille des salutations en s'inclinant. Voyant que tous restent dans l'expectative, il explique :
- J'ai repensé à quelque chose. Je ne sais pas si ça vous sera très utile, mais je me suis dit que, quand même, je pouvais pas ne pas en parler.
- Nous vous écoutons.
- Je faisais affaire avec un herboriste. Il propose des bourses en cuir pour ses clients, et moi, j'achète quelques remèdes, au cas où. Quand on a conclu l'échange, il m'a dit « J'ferais gaffe à mes abatis, si j'étais toi. Tu vas rester à Iduvief pour l'hiver, hein ? Ben méfie-toi, j'ai vendu du soleil vert. »
Calith et Loundor échangent un regard intrigué et intéressé. Ils ignorent ce qu'est ce soleil vert, mais ils pressentent tous les deux que c'est important. Le colporteur poursuit, gêné :
- J'ai pas osé demander ce que c'était, j'voulais pas passer pour un idiot. Il a continué en me disant : « L'habit ne fait pas le moine, souviens-t-en et fais attention à c'que tu vas manger et boire ». Quand je lui ai demandé à qui il avait vendu ce truc, il n'a pas voulu me dire. Les clients disent pas leur identité quand ils font leurs achats, vous pensez bien. Mais comme il m'a mis en garde, j'me suis dit que ça devait être quelque chose d'assez dangereux. Et du coup, bon, je sais que c'est pas le nom que vous avez dit, hier, mais quand même, j'me suis dit que ça pourrait bien vous intéresser.
- Il ne vous a pas donné de description de son client ?
-Non, rien du tout. C'est que, vous savez, ce qui fait de bons commerçants, c'est savoir garder le silence. Les clients apprécient que leurs achats restent discrets. J'sais bien que c'est pas très utile mais … j'me suis dit que ...
- Vous avez bien fait, oui. Merci de nous en avoir parlé.
Le colporteur s'empresse de décamper, gêné d'être en présence de son roi. Dans le salon, un long silence salue son départ. Le premier réflexe de Calith est d'aller voir Filraen, pour lui demander si, par hasard, le nimhiù n'aurait pas d'autres noms. Avant de se rappeler que le mage doit être loin, à l'heure qu'il est. Loundor explose :
- Pourquoi ce bougre n'a-t-il pas donné de description ? On s'en cogne, de la discrétion ! Qu'est-ce qu'on en a à faire de ce fichu indice ? Y'a pas de moine dans le coin !
- Il voulait surtout dire, à mon avis, de ne pas se fier aux apparences. C'est bien ce que signifie cette expression, non ? Demande Calith, avant de poursuivre en les voyant opiner. Donc, il vend du poison, et conseille de ne pas se fier aux apparences. Autrement dit, il ne l'a pas vendu à quelqu'un qui ressemble à un meurtrier.
Loundor éructe sa colère en faisant les cents pas dans le salon, sous le regard effrayé de Fáelán, qui se blottit encore plus contre le torse de son père. Iezahel, tout en le câlinant doucement, déclare :
- Et ça ne nous apporte rien d'utile. Les envies de meurtre ne sont pas marquées sur le front d'une personne. De toutes les personnes que nous avons rencontré ici, personne ne ressemble à un meurtrier potentiel. A part peut-être Florain mais bon... Mais je pense que ça disculpe Ketil. Ce serait facile de penser qu'un médecin empoisonne les gens, après tout, il connaît parfaitement les plantes. Le fait qu'il ne reconnaisse pas le nimhiù ne parle pas non plus en sa faveur. On pourra toujours l'interroger si on n'a pas d'autres pistes, mais l'herboriste n'aurait pas dit ça si c'était le médecin qui lui avait acheté ce Soleil Vert. Par contre, la nourrice...
Calith esquisse un sourire, ravi de voir son compagnon s'affirmer de la sorte et parler autant devant tout le monde. Et surtout, ses propos ne sont pas dénués de bon sens. Sa déclaration ne fait que renforcer la certitude de Calith d'aller rendre visite à la vieille dame. Fáelán, vaincu par la peur que lui inspire Loundor, est à nouveau louveteau, et il se colle aux chevilles de son père. Plutôt que de rester à cogiter dans le salon, ils décident donc d'aller voir à la nourrice. En réponse à la question muette qui brûle dans le regard de Iezahel, Calith accepte que Fáelán les accompagne. Et c'est donc à quatre qu'ils se rendent dans les appartements des enfants, où réside la nourrice.
Assis autour d'une table basse, ils discutent avec animation lorsque Calith s'avance dans le salon. La nourrice se relève vivement, essuyant ses mains dans ses jupes. Les enfants, eux, ont tout de suite repéré le louveteau, et l'appellent à grands cris. Après un regard en direction de son père, et l'accord de ce dernier, Fáelán s'approche, curieux, des héritiers du fief. Tandis qu'ils se découvrent mutuellement, la nourrice s'approche, les salue servilement, avant de déclarer :
- Nous parlions du décès de Florain. Ils ont besoin de mettre des mots sur ce qu'ils ont vu hier au soir.
Calith hoche doucement la tête, offrant un petit sourire à la vieille femme. Son visage parsemé de rides, ses cheveux fins argentés, ses iris d'un bleu délavé qui respire la bonté d'âme, tout en elle inspire la confiance. Mais Calith ne se laisse pas séduire par cette douceur, et demande :
- Vous étiez donc au dîner, hier ?
- Oui, bien sûr, comme tous les soirs.
Elle les invite à s'asseoir autour de la table, leur offrant une infusion. Les enfants s'amusent avec Fáelán, qui semble aux anges, tandis que Iezahel reste près d'eux, gardant un œil vigilant. Loundor et Calith s'installent donc, mais refusent toute boisson. Le roi relance la conversation d'une voix douce :
- Vous êtes bien Thilda ?
- Oui.
- Quel est votre rôle, ici, exactement ?
- Je m'occupe des enfants, bien sûr. J'ai pour ainsi dire élevé Marsylia, et quand elle a eu les enfants, j'ai repris du service. Je veille à ce qu'ils s'habillent correctement, je les aide pour les repas, si besoin. Le reste du temps, je les occupe, pour qu'ils ne dérangent pas leur mère.
- Et leur instruction ?
- Ce n'est pas moi. Ils ont un précepteur, bien sûr. Je m'occupe de leur apprendre le savoir-vivre, les règles de politesse élémentaire, ce genre de choses.
Dans un coin du salon, un petit lit soigneusement fait attire l'œil de Calith, qui lui demande :
- Vous dormez ici ?
- Oui. Je dois toujours être à portée de voix des enfants, en cas de problème.
- Marsylia nous a dit qu'hier, les enfants se chamaillaient beaucoup.
- Ce sont des enfants, que voulez-vous. Ils n'ont pas beaucoup d'écart d'âge et puis, ils sont toujours ensemble. C'est normal qu'ils se chamaillent. Et puis, ils …
Elle jette un regard aux concernés, qui ont entamé une course poursuite dans le salon avec Fáelán. D'une voix plus basse, elle poursuit :
- Je pense qu'ils essayent d'attirer l'attention de leur mère. Je suis aux petits soins pour eux, mais rien ne remplace l'amour d'une mère. Ils ne passent pas beaucoup de temps avec elle, alors quand ils le peuvent, eh bien, ils essayent de se faire remarquer.
Calith hoche doucement la tête, comprenant bien la situation. La coutume veut que les femmes de haut rang aient du personnel pour s'occuper des basses besognes concernant les enfants, comme les laver, les nourrir, les occuper. Les nourrices deviennent des mères de substitution, et prennent une place toute particulière dans le cœur des enfants. Mais elles ne remplacent jamais réellement les mères. La nourrice se masse doucement les mains aux articulations noueuses, visiblement nerveuse. Calith, dans un petit sourire rassurant, lui demande :
- Vous avez remarqué quelque chose, hier au soir ?
- Non, tout se passait comme d'habitude. Jusqu'à ce que Florain s'écroule.
- Vous nous mentez, Thilda.
L'affirmation de Loundor la fait sursauter, et elle lui lance un regard de bête traquée. Sa voix est chevrotante lorsqu'elle nie :
- Je ne comprends pas de …
Iezahel semble soudain surgir à côté d'elle, et pose, bien en évidence au milieu de la table, une petite fiole sombre ornée d'un soleil vert dessiné dans une plaque de cuivre. Elle déglutit bruyamment, avant de poser un regard éperdu sur Calith, qui demande :
- C'est à vous, n'est-ce pas ?
Elle hoche doucement la tête, vaincue. Calith sourit tendrement à Iezahel pour le féliciter de sa découverte, et poursuit :
- C'est du poison ?
- Oui.
Le mot a été lâché du bout des lèvres, dans un souffle à peine audible. Un éclat de rire, plus fort que les autres, leur rappelle soudain que les enfants jouent dans la même pièce. Calith se relève alors, imité par Loundor, récupère la fiole et déclare :
- Vous allez venir avec nous. Les enfants iront avec leur mère le temps qu'on règle cette histoire.
Elle acquiesce sans un mot, résignée. Son visage n'a rien perdu de son air doux. Elle appelle les enfants, qui peinent à obéir avant de comprendre que la situation est grave. Délaissant le louveteau, ils s'approchent donc d'elle en la harcelant de questions. Elle parvient miraculeusement à les calmer, tandis que Iezahel récupère Fáelán. Ils quittent alors les lieux pour se rendre chez Marsylia. Loundor et Iezahel encadrent la vieille femme mais elle ne semble pas vouloir s'enfuir. Au contraire, c'est elle qui explique à sa maîtresse :
- Je vais être interrogée et je ne tiens pas à laisser les enfants seuls. Pourriez-vous les garder quelque temps ?
- Bien sûr mais que se passe-t-il ?
- Vous le saurez en temps et en heure, intervient Calith, un peu sèchement.
Les deux gamins se précipitent vers leur mère, ravis de passer du temps avec elle, et coupent court à ses questions. D'un geste de la tête, elle accepte la situation. Calith et Loundor accompagnent donc la nourrice jusqu'à leurs appartements, suivis par Iezahel, portant un Fáelán exténué.
Ils installent Thilda autour de la table, sous la surveillance de Loundor, Nyv' et le jumeau. Fáelán est déposé sur l'un des fauteuil. Calith va ranger la petite fiole sur la plus haute étagère de l'armoire, qu'il referme à clef, puis, avec Iezahel, ils vont se laver les mains soigneusement pour éviter tout accident. De retour au salon, Iezahel s'occupe de faire chauffer de l'infusion : au moins, dans celle-là, ils sont sûrs qu'il n'y a rien d'autre que des herbes séchées. Thilda semble étrangement calme lorsque Calith lui demande :
- C'est vous qui les avez tous empoisonnés, n'est-ce pas ?
- Oui.