Et elle sourit, douce et rassurante, malgré ses aveux. Elle hausse alors les épaules, suivant le cours de ses pensées, avant de déclarer :
- Je savais que je prenais de grands risques, en tuant Florain. Mais je ne pouvais pas le laisser faire.
Les hommes échangent des regards consternés, frissonnant de voir cette vieille femme si maitresse d'elle-même parler de sujets si graves. Elle plonge son regard dans celui de Calith avant de poursuivre :
- Je me doutais bien que vous alliez venir, à un moment ou à un autre. J'ai versé le poison dans le second verre de vin de Florain. Je fais toujours le service, une fois que les esclaves sont partis. Le vin était posé sur un meuble, derrière la table. Je n'avais qu'à ajouter un peu de Soleil Vert dans le vin : je leur tournais le dos et puis, de toute façon, ils ne me prêtaient pas attention. La liste des suspects était très réduite. Mais il avait frappé Marsylia. Je ne pouvais pas le tolérer. Malgré tout l'amour qu'elle lui porte, je ne pouvais plus le laisser en vie, vous comprenez ?
- S'il n'avait pas frappé Marsylia, vous l'auriez laissé en vie ?
- Je ne sais pas. Vous savez, Votre Altesse, avec des « si »... Mais son comportement devenait de moins en moins tolérable. C'est lui qui a convaincu Marsylia de ne pas vous recevoir le soir de votre arrivée, et c'est lui encore qui a ordonné à Severin de vous mettre dans ces chambres. Je le sais, j'y étais. Il lui a dit que ça ne changerait pas grand-chose, que vous étiez sans doute épuisés et que ça vous permettrait de vous reposer. Et ça lui laisserait le temps de trouver que dire et que faire.
- Elle n'y a pas fait allusion une seule fois, rétorque Calith, intrigué.
- Oh, bien sûr que non. Elle n'allait pas dire au Général qui dirigeait réellement le fief. Et puis, Florain était doué pour suggérer les choses, de manière à faire croire que c'est vous qui avez réellement eu l'idée. C'est lui aussi qui a semé le doute dans l'esprit de Kjeld. Kjeld était paranoïaque et il suffisait de peu pour mettre le feu aux poudres.
L'infusion est prête. Iezahel les sert en silence, le visage impassible malgré l'allusion aux écuries puis va s'asseoir sur un fauteuil, reprenant son fils sur ses genoux. Thilda le remercie chaleureusement, un sourire doux sur les lèvres, et demande :
- Vous auriez des petits gâteaux, pour aller avec ? Sinon, il y en a dans les appartements des enfants. Vous seriez si aimables...
- Des petits gâteaux empoisonnés ? Bougonne Calith, un rien hargneux.
- Quelle idée ! Bien sûr que non ! Ils sont à portée de main des enfants.
- C'est pour ça que la fiole était hors de leur portée, en haut du buffet ?
Thilda jette un regard surpris à Iezahel, ne s'attendant visiblement pas à ce qu'un esclave prenne la parole. Puis elle reporte son attention sur le louveteau endormi sur les cuisses de Iezahel, et sourit tendrement. Et d'une voix douce, elle déclare :
- J'ai fait la même erreur que Florain et Marsylia : j'ai manqué d'attention envers un serviteur. Je ne t'ai pas prêté attention pendant que tu déambulais dans les appartements des enfants. Tu serais resté auprès de ton roi, tu n'aurais jamais découvert la fiole. Mais qu'importe. Oui, tu as raison, la fiole était hors de portée des enfants. Je ne veux pas les tuer, ils sont innocents. Ils sont un peu agités, mais je n'ai aucune raison de les empoisonner. Alors je ne voulais pas qu'il y ait d'accident.
Voyant qu'elle en a terminé, et que Iezahel n'a pas d'autres questions à lui poser, Calith reprend les rênes de la conversation :
- Comment expliquez-vous que Marsylia ait pu se faire berner de la sorte, sans s'apercevoir de rien ?
- Elle l'aime. Ils étaient amants depuis des années, malgré leurs status respectifs. Il a agi lentement, au fil du temps, de manière presque imperceptible. Elle avait confiance en lui, une confiance aveugle.
- Vous n'avez pas essayé de la mettre en garde ?
- Elle ne voulait rien entendre. Par contre, je vous ai prévenu, avec le petit mot déposé dans les sorties de bain.
- C'était donc vous... qu'espériez-vous que nous en fassions ?
- C'était moi, oui. Tomia me connaît bien, je vais souvent à la lingerie. Alors elle n'a pas fait attention quand j'ai glissé le mot dans votre linge. Vous auriez pu parler à Marsylia, lui ouvrir les yeux. Elle n'écoutait pas sa nourrice, celle qui l'a élevée depuis son plus jeune âge et qui l'aime comme une mère. Peut-être qu'elle aurait écouté son roi. Enfin, après, Florain l'a frappée, alors ce mot n'avait plus aucune importance.
- Elle n'écoutait même pas son père ? Artéus a bien dû se rendre compte de ce qu'il se passait, non ?
- Artéus n'était pas sot. Il était au courant de leur relation, bien sûr, et il la mettait régulièrement en garde. Vous savez, j'ai rencontré Artéus quand il était encore un jeune homme. J'avais été engagée pour m'occuper de Marsylia, et j'ai toujours vécu à Iduvief ensuite. Je l'ai vu mûrir, puis vieillir. Artéus voulait le meilleur pour son fief, il a changé énormément de choses. Il accordait beaucoup de valeur à l'humain, et il savait se montrer compréhensif. Un peu trop, souvent. Mais surtout, il était usé. Il a passé sa vie à œuvrer pour le fief, à essayer d'améliorer les choses, à arranger les problèmes de son entourage. Mais avec le temps, il s'est rendu compte que toute la bonne volonté du monde ne pouvait résoudre certaines choses. Il avait beau parler, et parler, et parler encore à Égeas, il n'arrivait pas à le faire arrêter de boire. Il arrivait à le convaincre qu'il se détruisait, qu'il nuisait au fief. Mais le lendemain, Égeas était à nouveau ivre. Artéus était voulait résoudre les problèmes en discutant, à l'amiable. Mais il lui aurait fallu plus de poigne. Sauf qu'il était usé.
- C'est pour ça que vous l'avez tué ?
- Oui. Il n'avait plus la force de lutter contre les travers de son entourage. Marsylia a cette fougue, cette envie de changer, quelle que soit la méthode employée. Alors quand Artéus est tombé malade, je suis passée le voir tous les jours, et je lui faisais boire un breuvage de ma composition. Jusqu'à ce qu'il laisse sa place à Marsylia.
- Pourquoi ne pas avoir mis suffisamment de poison pour le tuer rapidement ?
- Je ne voulais pas éveiller les soupçons. Ils enquêtaient déjà sur les morts de Nalek et Yorell, mais ils ne savaient pas s'il s'agissait de morts naturelles ou accidentelles. Tuer Artéus comme les autres aurait ravivé les soupçons.
Calith et Loundor échangent un regard atterré. Thilda sirote son infusion comme s'ils parlaient de la pluie et du beau temps. Elle s'est octroyé le droit de vie ou de mort, suivant ses propres critères, et elle en parle comme si elle commentait la dernière tapisserie accrochée dans les appartements de Marsylia.
Voyant que son auditoire reste coi, elle poursuit du même ton léger :
- Pour Égeas, ce fut un jeu d'enfant. Sa routine matinale était réglée comme du papier à musique, alors il suffisait d'être dans les couloirs au bon moment et de verser un peu de Soleil Vert dans le pichet de vin. Je savais bien qu'il n'allait pas rester plein bien longtemps. Remarquez, j'aurais pu lui verser directement dans la bouche, quand il était ivre mort. Ce n'étaient pas les occasions qui manquaient. Mais je n'aimais vraiment pas ce gros bonhomme répugnant, et moins je m'en approchais, mieux je me portais.
Calith, un peu hébété par cette désinvolture, demande :
- C'est parce qu'il était répugnant que vous l'avez tué ?
- Ah non. Ça, il fallait bien faire avec. Non, c'est que Marsylia avait pris la régence du fief, vous comprenez, et elle mérite d'être entourée des meilleurs. Pour lui aussi, il était temps de laisser sa place. C'était en quelque sorte une manière de forcer le destin, qu'elle ne se retrouve pas coincée avec ce conseiller, par peur de le blesser.
- Elle nous a pourtant assuré qu'elle comptait trouver un nouveau conseiller au printemps.
- Oh, vous savez, entre les paroles et les actes... Là, au moins, elle n'aura pas l'occasion de changer d'avis.
- Je suppose que c'était la même chose pour Yorell ? Marsylia ne méritait pas un tel mari ?
- Exactement, Votre Altesse, vous commencez à comprendre ! Cet homme la méprisait. Tout le monde au château savait qu'il avait une maîtresse. N'y-a-t-il pas pire humiliation que de se faire bafouer de la sorte, chaque jour qui passe, au vu et au su de tous ? Marsylia est une femme extraordinaire, qui mérite d'être respectée, aimée à sa juste valeur. Yorell n'était qu'un malotru imbu de sa personne. Alors quand il est rentré de la chasse, je lui ai apporté, comme à chaque fois, un verre de vin chaud. Parfumé au Soleil Vert.
- Et c'est avec Nalek que vous avez testé le poison ? Comment en avez-vous entendu parler ?
- Ah non ! Vous savez, j'ai grandi à Tragne. Là-bas, le Soleil Vert est monnaie courante et règle bien des problèmes. Quand je suis arrivée à Iduvief, employée par Artéus, je n'ai pas pris de Soleil Vert, je ne pensais pas en avoir besoin un jour. Mais à l'automne, j'en ai acheté à un colporteur. L'idée de devoir faire bouger les choses d'une manière radicale devenait de plus en plus précise. Je ne pensais pas m'en servir si vite, bien sûr, mais Suing est morte à cause de Nalek. C'était une brave fille, gentille comme tout. Et Nalek l'a tuée. Alors je me suis servie du Soleil Vert. Je suis allée voir Nalek avant l'aube, sous prétexte de lui faire goûter un vin de Tragne. C'était un vin du château, bien sûr, mais ça, quand il l'a compris, c'était beaucoup, beaucoup trop tard. Il s'est écroulé. Et Suing était vengée. Je n'avais pas besoin de tester le poison, j'en connaissais parfaitement les effets. Mais c'est vrai qu'une fois Nalek mort, je me suis demandée à quoi ça servait d'attendre encore. Les choses devaient être changées, tôt ou tard. Iduvief s'enfonçait de plus en plus dans ce marasme stupide, à cause d'un Artéus bien trop gentil. C'était si simple ! Quelques gouttes dans un verre, et on n'en parlait plus.
Ils échangent des regards atterrés. A aucun moment, elle ne fait preuve de remords. Calith est convaincu que si c'était à refaire, elle le referait sans aucune hésitation. C'est Loundor qui, le visage fermé, demande :
- Et Severin, vous ne l'appréciez pas ?
Elle penche la tête sur le côté, sourcils froncés mais reste silencieuse. Voyant qu'elle ne comprend pas où il veut en venir, Loundor explique :
- Vous avez voulu venger Suing, ce qui peut se comprendre. Mais pourquoi ne pas avoir essayé d'aider Severin ? Lui aussi vivait des moments difficiles ici.
- Je ne pouvais pas aider tout le monde, hélas. Mais en tuant Égeas, je l'ai aidé, je pense. Cet ivrogne n'était pas fichu de comprendre la vraie valeur de son esclave.
- Pourquoi ne pas nous avoir prévenu qu'il avait été banni d'Iduvief ? Si nous l'avions su dans la soirée, nous aurions pu l'aider.
- Je ne savais pas que ça vous intéresserait. Il n'était qu'un esclave, et j'ignorais qu'un esclave pouvait avoir le moindre intérêt à vos yeux.
Calith hoche doucement la tête, la gorge nouée. Elle l'ignorait, bien sûr et son air désolé ne peut que le convaincre. Elle avait quitté les appartements de Marsylia le jour où il avait déclaré Severin sous sa protection. Le roi, bien que dérangé par le sang-froid de cette meurtrière, est convaincu que si elle avait pu sauver Severin de cette mise à mort déguisée, elle l'aurait fait.
- Pourquoi avoir continué à tuer malgré notre enquête ? Il vous aurait suffi de rester inactive jusqu'à notre départ et vous n'auriez jamais été suspectée.
La question de Iezahel, posée en toute innocence, fait frissonner son compagnon. S'il avait été à sa place, aurait-il sagement attendu le départ des enquêteurs pour poursuivre ses basses besognes ? Serait-ce un conseil avisé d'assassin à assassin ? Thilda le dévisage d'un œil nouveau, et incline doucement la tête, un sourire complice sur le visage, comme en signe de reconnaissance. Puis, de sa voix douce comme le miel, elle lui explique :
- Le besoin de changer était plus fort que les risques encourus. Regardez, Florain par exemple : je ne pouvais pas le laisser vivre une journée de plus après ce qu'il avait fait. Alors tant pis pour moi, je ne suis qu'un instrument, et seul compte le but.
Ces mots font bondir Loundor hors de son fauteuil et il demande d'une voix pressante :
- Vous voulez dire que vous n'êtes pas seule à avoir planifié tout ça ?
- Bien sûr que si. Je n'ai pas besoin qu'on me dicte ma conduite, Général, et je suis capable de penser toute seule. De ma position privilégiée, je pouvais voir tous les travers de ces gens, alors que Marsylia, elle, ne les voyait plus. J'ai fait tout ça pour elle, sans qu'elle n'ait rien à m'ordonner. Ni elle, ni personne.
- Filraen nous a dit que le poison employé était du nimhiù, or vous employez un autre nom. Est-ce la même chose ?
- Je l'ignore, je n'ai jamais entendu parler de ce nimhiù.
Calith et Loundor acquiescent, prévoyant, lors de leur prochaine rencontre avec le mage, de lui poser la question. Iezahel glisse lentement ses doigts dans la fourrure du louveteau endormi sur ses genoux, qui ronfle doucement, et secoue imperceptiblement la tête, signe qu'il n'a plus de questions à poser à la nourrice. Voyant que Loundor n'a rien à ajouter, Calith déclare :
- Je suppose que vous savez ce qui vous attend désormais. Loundor et ses hommes vont vous conduire jusqu'aux geôles, où vous resterez jusqu'à votre procès.
- Puis-je aller dire un mot aux enfants, avant ?
- Non. Je suis navré, mais ce n'est pas possible pour le moment. Nous allons discuter avec Marsylia, puis nous aviserons.
- Je comprends.
Elle se lève lentement, digne et souriante. Loundor, le jumeau et Asaukin sur ses talons, et la conduit hors des appartements de Calith. Le roi sait parfaitement qu'il est inutile de préciser à Loundor qu'elle doit être bien traitée, dans les geôles, son Général fera passer la consigne aux gardes. Toute meurtrière qu'elle soit, elle reste une vieille femme, et un séjour dans les geôles, dans les mêmes conditions que Iezahel, lui serait fatal. Et c'est pour préserver Iezahel que Calith juge inutile de conduire lui-même Thilda jusqu'aux geôles. Il y a déjà passé bien trop de temps.
L'agitation soudaine réveille Fáelán en sursaut, qui se transforme presque immédiatement en petit garçon. Iezahel est sur le point de se lever pour aller l'habiller dans la chambre quand Calith l'interrompt d'un geste. Nyv' s'est levé en même temps que les autres, et reste debout, indécis, hagard, bouleversé par la simple évocation de Severin. D'un clignement de paupières à peine appuyé, Iezahel lui fait comprendre qu'il a saisi ses intentions. Calith prend délicatement le gamin dans ses bras et l'emmène dans la chambre. Si Nyv' doit parler, il le fera bien plus volontiers en présence de Iezahel que de son roi. Et Nyv', de toute façon, parlera bien plus volontiers à l'un d'entre eux plutôt qu'à un jumeau. Avec une pointe de remords, Calith laisse la porte entrebâillée, de manière à entendre ce qu'il se passe dans le salon. Et il ne faut pas longtemps pour que les premiers sanglots retentissent.
Alors qu'il habille précautionneusement Fáelán, il devine la présence rassurante de Iezahel, entourant de ses bras puissants le corps de l'éclaireur secoué de sanglots. Puis il joue avec le gamin, l'oreille aux aguets, jusqu'à ce que les pleurs meurent et des chuchotements étouffés se fassent entendre. Calith pose le gamin à terre, qui se met à trottiner sur ses petites jambes jusqu'à son père. Le sourire attendri du roi ne disparaît que lorsqu'il découvre le visage de Nyv' ravagé par le chagrin.
Ils ont pris place sur les chaises autour de la table, et Calith les rejoint, non sans avoir récupéré d'abord une bouteille d'hypocras. Il se doute que la conversation à venir n'a rien à voir avec Thilda, aussi verse-t-il une chope généreuse à l'éclaireur, qui le remercie d'un sourire triste. Et puis, comme si ils étaient trois amis partageant un verre, Nyv' se met à parler :
- C'est stupide, hein ? Je ne le connaissais que depuis quelques jours... Mais c'était comme une évidence. Depuis que je suis tout jeune, je sais que je préfère les hommes. Mais... Mon rôle d'éclaireur est un peu particulier. Le Général nous considère à notre juste valeur, bien sûr, mais pour les soldats, nous sommes un peu à part. Je ne n'arrive pas à trouver un homme qui...
Il s'interrompt, pose son regard hanté sur Calith puis sur Iezahel, avant de se rendre compte qu'avec eux, il peut parler en toute franchise. Alors, d'une voix nouée par l'émotion, il poursuit :
- Je rêve d'une relation comme la vôtre. Je rêve d'avoir un compagnon, avec qui je n'ai pas à jouer de rôle, avec qui je pourrais être moi-même, sachant qu'il m'acceptera. Je rêve de pouvoir rendre un homme heureux, de prendre soin de lui, de le réconforter, de le cajoler, de lui donner du plaisir. Mais … bien sûr, ça arrive, à l'armée. Un regard, quelques mots échangés, et on se retrouve dans un coin tranquille pour se donner du plaisir. Mais... c'est tellement frustrant. Il manque toujours quelque chose, il manque ces sentiments, cet amour qui rend l'acte charnel tellement différent. Je veux aimer, et je veux être aimé. J'en crève, de cette solitude.
La voix déjà fragile de Nyv' s'étouffe dans un hoquet, sanglot réprimé. Iezahel, doucement, pose une main sur la sienne pour le réconforter à sa manière. Silencieux, ils le laissent se calmer, tandis que Fáelán, très discrètement, mâchouille la manche de chemise de son père. Lorsque l'émotion lui permet, Nyv', entêté, se remet à parler :
- Il m'a plu la première fois que je l'ai vu, le soir où nous sommes arrivés. J'ai pensé qu'un visage aussi austère ne pouvait que cacher un homme en mal d'affection. C'est stupide, hein ?
- Mais non !
L'exclamation a fusé, de la part des deux compagnons, comme une évidence. Ils sont un peu mal à l'aise, face à ce déballage de sentiments, d'autant qu'ils savent qu'il n'y a guère de mots pour apaiser sa douleur. Alors si ils peuvent déjà le convaincre que ce n'était pas stupide de tomber sous le charme de l'esclave... Nyv' leur adresse un faible sourire, comme s'il devinait les pensées qui les animent, et poursuit :
- Je ne savais même pas si il préférait les hommes. Mais il me plaisait. Et puis, Majesté, vous lui avez demandé de m'apprendre à me servir des raquettes. Je ne vous en remercierait jamais assez.
- Tu m'en vois rassuré. Ce n'était pas tout à fait par hasard que j'ai demandé ça, et je dois bien t'avouer que j'ai eu un peu peur que tu m'en veuilles.
Le regard que lui adresse Nyv', soudainement, est rempli de confusion et d'incompréhension. D'une voix douce, Calith s'explique :
- Je savais qu'il ne te laissait pas indifférent. Je voulais favoriser votre rapprochement, tout en sachant que nous allions partir, tôt ou tard, et que Severin resterait ici. J'ai d'abord pensé que c'était cruel de vous rapprocher pour vous séparer ensuite. Mais en même temps, je me suis dit qu'il valait mieux que vous profitiez de bons moments ensemble, quitte à aviser pour la suite, plutôt que de passer à côté pour éviter de souffrir plus tard.
- Merci Votre Altesse. J'ai eu le même raisonnement. J'aurais voulu qu'on le ramène avec nous à Pieveth, quitte à l'enlever. Je nous voyais déjà tous les deux au château. C'est stupide, hein ?
Cette fois, ni Calith ni Iezahel n'ont le cœur à répondre. L'espoir et les illusions sont peut-être stupides, souvent douloureux, mais c'est ce qui fait avancer un homme, non ? Devant leur silence gêné, Nyv' hausse les épaules et murmure :
- De toute façon, ça ne se fera pas. Mais au moins, on aura vécu des moments magiques dans la neige. On n'a échangé qu'un seul baiser, mais c'était tellement plus fort que d'habitude... C'est pour ça, Majesté, que je veux vous remercier. Même si...
Cette fois, c'en est trop pour lui. Les épaules secouées de sanglots silencieux, il reste prostré sur sa chaise, incapable d'articuler un mot, incapable de laisser ces mots s'échapper. Ces mots, définitif, impitoyables, qui une fois prononcés rendront les choses irrévocables : Severin est mort, et ils ne riront jamais plus ensemble, ils ne s'effleureront jamais plus.
C'est Calith qui va le prendre dans ses bras, et qui le laisse épancher sa douleur contre son épaule. Iezahel, muet, échange des regards graves avec son compagnon. Dans ce genre de circonstance, que dire qui ne serait pas creux et vide de sens ? Pendant de longues minutes, Calith, silencieux, caresse doucement le dos musclé de l'éclaireur, jusqu'à ce qu'il s'apaise enfin. D'une voix brisée, Nyv' balbutie :
- Je suis navré de vous importuner de la sorte. Mais Shorys n'aurait pas compris.
- Ne t'en fais pas. C'est la moindre des choses. Tu devrais aller te reposer. Nous allons bientôt rentrer, et tu dois être en forme.
Nyv' hoche doucement, pensant sans doute déjà au moment où il devra leur apprendre le maniement des raquettes, faisant ainsi ressortir des souvenirs douloureux. Dans un chuchotement, il demande :
- Quand on partira... Est-ce qu'on pourrait essayer de le trouver ?
- On essayera. Mais ça va être compliqué.
- Je sais bien.
Impossible de refuser cette demande, mais Calith sait bien que trouver le corps de l'esclave enseveli sous tant de neige est mission impossible. Cette même neige qui trouble sérieusement l'odorat des loups-garous. Bien conscient de cette difficulté, Nyv' se lève, le visage défait et les yeux rougis, et s'apprête à quitter les appartements quand la porte tremble sur ses gonds et que Loundor fait une entrée fracassante, suivi par les jumeaux et Asaukin. C'est déjà l'heure du déjeuner.
Ils observent les esclaves préparer la table, puis ils commencent à manger sans grand appétit. L'arrestation de Thilda monopolise la conversation. Lorsque tous sont rassasiés, Iezahel, voyant Nyv' sur le point d'aller dans sa chambre, l'interpèle :
- Nyv' ? Fáelán doit faire sa sieste, et nous avons encore beaucoup à faire. Est-ce que ça t'embêterait de le laisser dormir avec toi ?
- Non, pas du tout.
Le gamin ouvre les bras, un sourire ravi sur le visage et Nyv' s'empresse de le serrer contre lui. Un léger sourire sur le visage, Calith assiste à la scène sans piper mot. Iezahel l'a joué finement. L'éclaireur s'est vraisemblablement pris d'affection pour le louveteau, et l'avoir à ses côtés dans la chambre lui évitera de trop ressasser.
Autour d'une chope d'hypocras, ils prévoient l'entretien avec Marsylia, inéluctable. Et lorsqu'ils sont prêts, ils commencent d'abord par aller remettre le Soleil Vert à Ketil : entre les mains du médecin, il devrait être en sécurité. Puis ils se rendent chez Marsylia d'un pas décidé.
Ils la découvrent assise sur un fauteuil, face à la fenêtre, tandis que les enfants jouent près de la cheminée dans un silence suspect. Iezahel se dirige directement vers eux, leur dit quelques mots, et ils le suivent sans poser de question. Son rôle, à présent, est de les conduire dans leurs appartements, d'y faire venir Fleur et de trouver quelqu'un qui pourra s'occuper d'eux. Iezahel les rejoindra quand tout sera réglé.
Dans les appartements, l'ambiance est tendue, et la maîtresse des lieux les darde d'un regard rempli de reproches. Et c'est Calith qui, en premier, déclare :
- Nous avons arrêté Thilda pour meurtres.
- Vous avez des preuves pour accuser de la sorte la femme qui m'a élevée, en qui mon père et moi avons toute confiance ?
- Nous n'accusons pas à la légère.
Inutile que Calith rajoute un « nous » à la fin de sa phrase : il flotte dans l'air, palpable. L'attaque fait mouche, et elle pince les lèvres, retenant visiblement une réplique acerbe. La voyant muette, Calith poursuit :
- Elle est passée aux aveux tout à l'heure, nous expliquant les raisons de cette folie meurtrière, et sa manière de procéder.
En quelques phrases précises, il lui résume ce qu'ils ont appris. Il n'hésite pas à lui faire comprendre que les actes de la nourrice ont été guidés par son amour maternel pour Marsylia. Elle semble ébranlée par ces explications, mais une lueur de bravade brille dans son regard, comme si elle te mettait au défi d'insinuer quoique ce soit. Puis d'une voix ferme, elle lui demande :
- Vous allez donc la faire exécuter ?
Elle le provoque clairement, espérant sans doute faire jouer la gentillesse de la nourrice pour l'épargner. Dans son regard, pourtant, brille une lueur vengeresse qui n'est pas de bon augure. Mais Calith n'est pas dupe, et ils avaient prévu cette réaction. Alors, un léger sourire sur les lèvres, il annonce :
- Je ne m'occuperai pas du jugement. Nous avons un tribunal, à Pieveth, parfaitement compétent pour juger ce genre d'affaires. Ce sont eux qui s'occuperont des aveux de Thilda, et ce sont eux qui rendront leur verdict.
- Mais ils ne sont pas ici.
- En effet. Ils partiront dès notre retour à Pieveth. Accompagnés d'un conseiller qui sera votre bras droit.
Elle tressaille, s'apprête à répondre, mais il lève une main et déclare d'une voix plus puissante :
- Je n'ai pas terminé, Marsylia. Ce conseiller sera plus que votre bras droit, en réalité. Vous ne pourrez prendre aucune décision, ne serait-ce que changer les rideaux du hall d'entrée, sans son accord. Lui, en revanche, pourra se passer de vos approbation pour prendre les décisions qui s'imposent.
- Vous m'évincez ! Mais de quel droit osez-...
- Je suis votre roi, Marsylia. J'ai tous les droits sur ce fief. Je pourrais aussi bien vous destituer et vous chasser d'Iduvief sans avoir à me justifier. Vous vous êtes laissée berner par Florain, vous avez tué un esclave qui a eu le malheur d'obéir à mes ordres, vous avez perdu le sens de la réalité en vous prenant pour une reine, vous m'avez manqué de respect à plusieurs reprises. En réalité, vous m'avez manqué de respect à chacune de nos rencontres. Vous espériez réellement que j'allais laisser passer un tel comportement ? Le conseiller que je vous enverrai se chargera également de recruter un nouveau responsable des gardes, un nouveau conseiller et un assistant pour Ketil. Lorsqu'il estimera que votre fief est à nouveau sur la bonne voie, il vous en laissera la gestion. S'il vous en juge capable, évidemment.
Elle est outrée, les yeux écarquillés et les narines frémissantes de rage. Mais elle se garde bien de contester encore, se contentant de serrer furieusement les accoudoirs de son fauteuil. Calith poursuit :
- Il va sans dire que s'il arrive quoique ce soit à ce conseiller, s'il me fait part du moindre irrespect venant de vous, je vous retirerai tout droit de gestion. De même, j'exige que Thilda soit en parfaite santé lorsque le tribunal arrivera ici pour la juger. Vous devrez en répondre personnellement s'il lui arrive quoique ce soit. Me suis-je bien fait comprendre ?
- Oui Votre Altesse.
Elle a mis bien du temps pour répondre, mais elle semble accepter ces décisions. Même si Calith ne lui laisse pas le choix, il a besoin de s'assurer de sa coopération. Calith poursuit, du même ton autoritaire :
- Votre rôle désormais est de nommer des responsables temporaires pour remplacer Florain et Égeas. Et vous devez également trouver quelqu'un pour remplacer Thilda et Severin. Vous les connaissez, je compte sur vous pour qu'ils fassent tourner ce château en attendant l'arrivée du conseiller. Et vous avez sacrément intérêt à l'accueillir comme il se doit, ce conseiller. Il m'enverra des rapports très régulièrement.
Il enfonce le clou, Calith, conscient de la nécessité de parer à toutes les éventualités pour éviter tout problème. Elle hoche la tête, abattue et muette. Alors il reprend sur un ton plus léger :
- Thilda nous a fait part de sa volonté de parler aux enfants. Je vous laisse le soin de décider ce qui est bon pour eux.
- Merci.
- Nous partirons demain, dans la matinée. Vous nous prêterez des raquettes pour qu'on puisse rejoindre le relais le plus proche. Lorsque le tribunal viendra, il vous les ramènera. Nous viendrons vous saluer demain avant notre départ.
Elle acquiesce, vaincue, apparemment résignée. Mais Calith ne lui accorde qu'une confiance limitée, et c'est l'esprit bouillonnant de doutes qu'il quitte le salon de Marsylia, suivi par Loundor.