Iezahel ne les a pas rejoint, et c'est une pointe d'inquiétude que Calith se dirige vers les appartements des enfants. Il le découvre riant aux éclats, assis au sol écoutant attentivement une histoire qu'ils lui racontent. L'inquiétude se mue vite en un autre sentiment : quand a-t-il fait rire Iezahel pour la dernière fois ? Pourquoi n'a-t-il jamais réalisé à quel point Iezahel s'épanouit au contact des enfants ?
Le regard rieur de Iezahel devient vite inquiet : l'esclave lit sur le visage de son compagnon comme dans un livre ouvert et devine tout de son trouble. Il se relève souplement, se dirige vers eux, le visage grave et déclare :
- Fleur cherche quelqu'un pour s'occuper des enfants. J'ai accepté de les surveiller en attendant.
- Tu as bien fait.
Le sourire de Calith semble apaiser son compagnon, qui lui retourne un sourire complice. Les enfants les observent un court instant, et un silence gênant tombe sur les appartements. Mais les enfants n'ont pas le temps de s'ennuyer que Fleur entre en trombe, suivie par l'une des femmes qui lavait le linge. Elle guette l'approbation royale, que Calith est bien en peine de lui fournir : il ne connaît cette femme que de vue. Mais il hoche doucement la tête, se fiant à celle qui, contrainte et forcée, se retrouve à endosser le rôle laissé vacant par la disparition de Severin.
Les enfants sous bonne garde, Fleur partie à ses occupations, Calith, Loundor et Iezahel rentrent dans leurs appartements. La situation d'Iduvief est au cœur de leurs préoccupations, et ils en parlent longuement, s'inquiétant de l'accueil que recevra le conseiller mandaté par Calith. L'attitude hautaine et méprisante de Marsylia, plus que sa gestion du fief, lui a fait perdre la confiance du roi. Et malgré ses ordres et ses mises en garde, Calith redoute qu'elle ait un comportement déplacé, voire dangereux.
Mais ils ont beau retourner le problème dans tous les sens, leur seule conclusion, c'est de laisser faire et de surveiller. Cette sorte de mise sous tutelle n'est pas une première dans l'histoire du Royaume, mais destituer le membre d'une lignée qui a assuré la gestion d'un fief depuis des générations, c'est une autre affaire. Le conseiller saura donner un avis sans doute plus impartial. Et même s'il ne l'a pas présenté comme ça à Marsylia, il est fort probable que le conseiller reste de nombreux mois, voire des années, à Iduvief. Ce que Calith espère par-dessus tout, c'est qu'une fois la maîtresse des lieux débarrassée de son amant manipulateur, elle saura retrouver une meilleure attitude. Et puis, la régence des fiefs est confiée aux nobles lignées, et si Calith destitue Marsylia, tous les seigneurs des fiefs se sentiront concernés, donneront leur avis sans savoir de quoi ils parlent, et se mêleront de cette affaire. Et Calith n'a pas besoin de ça. Par contre, s'il peut montrer qu'il a tenté par tous les moyens de garder Marsylia à la tête du fief, alors ils comprendront mieux, et seront peut-être un peu moins critiques. Un peu. Calith déteste devoir calculer de la sorte, et ménager les susceptibilités de chacun, mais c'est partie intégrante de son rôle. Alors il préfère laisser un peu de temps à Marsylia, avec le conseiller comme garde-fou, que de risquer un soulèvement des seigneurs.
Forts de la résolution de laisser venir, ils mettent fin à leur conseil de guerre. Loundor retourne dans son logement, tandis que Calith ordonne qu'on prépare le bain. La nuit tombe doucement, claire et glaciale. Calith en frissonne rien que d'y penser, et s'installe dans le fauteuil proche de la cheminée, où une énorme bûche brûle en crépitant.
- Je vais préparer nos affaires pour demain.
Calith acquiesce distraitement. Il voudrait pouvoir le serrer dans ses bras, se blottir contre lui et savourer sa présence, mais les esclaves qui vont et qui viennent dans les appartements l'obligent à garder un peu de distance. Il se prend à rêver d'un moment, seul avec Iezahel. Pas seulement en soirée, dans l'intimité de la chambre. Partir quelques jours, tous les deux, anonymes, et profiter de longs moments de complicité, sans personne pour les épier, sans personne pour les juger. Il secoue doucement la tête pour chasser cette illusion : ça n'arrivera jamais. Alors il fait le vide dans son esprit et se contente de suivre la danse erratique des flammes. Jusqu'à ce qu'un autre problème vienne s'imposer.
Lorsque le bain est enfin prêt, et que les appartements sont déserts, il se dirige, soucieux, vers la salle d'eau, suivi par Iezahel.
Après s'être lavés mutuellement, ils peuvent enfin se câliner tranquillement dans l'eau délicatement parfumée. Mais très vite, Calith en vient à ce qui le préoccupe :
- Tu as déjà été attiré par une femme ?
Iezahel, les yeux mi-clos de bien-être, la tête reposant sur l'épaule de Calith, émet un grognement surpris, obligeant son compagnon à reformuler :
- Tu as déjà trouvé une femme belle ?
- Bien sûr. Alima est très jolie. Fleur aussi.
- Au point de vouloir coucher avec elle ?
- Je peux trouver une femme jolie sans vouloir la mettre dans mon lit.
- Tu ne réponds pas à ma question, là.
- Je n'ai pas envie de coucher avec Alima. Et je n'ai pas envie de coucher avec Fleur non plus. Être avec toi me comble.
- Oui mais... Tu as déjà eu des relations avec des femmes, non ?
Iezahel se redresse, faisant clapoter l'eau contre les parois de la baignoire, les yeux plissés, comprenant que cette discussion n'a rien d'anodin. Sérieux, il réfléchit un instant avant de répondre :
- Oui, ça m'est arrivé. Avec Sighild, déjà.
- Je ne parlais pas d'elle. Je sais que tu ne le voulais pas.
- C'est arrivé avec d'autres, quand j'étais encore libre. Et même après, quand nous parcourions les royaumes avec les mercenaires.
- Et tu avais aimé ?
Cette fois, Iezahel lui fait face, et la lueur chaleureuse et dansante des chandelles ne masque rien de son inquiétude. Avec une pointe d'appréhension dans la voix, il demande :
- Où veux-tu en venir ?
- Je … je me renseigne, c'est tout.
- Calith...
- Il te faut des amis.
Iezahel reste muet et le dévisage, incrédule. Les mains sur les hanches de son compagnon, Calith poursuit à voix basse, honteux :
- Je me rends compte que je t'oblige à être presque constamment avec moi.
- Et alors ? Je suis bien avec toi !
- Mais tu n'as pas envie de voir d'autres personnes ? De discuter avec eux, de tout et de rien ? Ce n'est pas très bon, tu sais, d'être aussi …
Calith se retrouve soudain incapable de terminer sa phrase. Seul ? Oui, ça conviendrait, mais ça serait trop cruel de lui montrer cette réalité. Iezahel, à califourchon sur les cuisses de Calith, a retrouvé un visage impassible et se blottit à nouveau contre son torse. Sans doute rassurer par les explications de Iezahel, il murmure :
- Je suis avec toi, et je suis heureux. Je ne me mêle pas aux autres esclaves, parce qu'ils savent que je te sers, et qu'ils essayent d'en profiter. Ils veulent que je te demande de les changer d'affectation, que tu leur fournisses des lits plus confortables, et ce genre de choses. Ils me confient leurs soucis, que je ne te répète pas parce que ça n'a aucune importance. Si j'apprenais quelque chose de grave, tu le saurais, évidemment mais... Mais je n'arrive pas à oublier qu'ils essayent de m'approcher pour t'atteindre toi, et je n'arrive pas à leur faire confiance sur le plan de l'amitié.
Calith reste silencieux, abasourdi par ce qu'il vient d'apprendre, et qu'il ne soupçonnait pas. Jamais il n'aurait pensé que Iezahel soit ainsi sollicité. Ce dernier ne s'en rend pas compte et poursuit :
- Il y a les membres de la meute, mais c'est compliqué avec eux, à cause des luttes de dominance. Et puis, il y a les soldats, mais … ils sont souvent ensemble et …
Calith le serre dans ses bras, devinant la suite sans avoir à l'entendre : Iezahel n'ose pas s'avancer dans les parties communes des soldats, sous le regard acéré de tous. Son rôle, son statut, tout le tient à l'écart et s'immiscer ainsi au milieu d'un groupe n'est pas évident. Après, eh bien, il reste les domestiques, qui le considèrent comme un esclave proche du roi, donc potentiellement dangereux s'il répète ce qu'il entend, ou intéressant, car il pourrait faire passer des revendications. Et les conseillers, nobles ou bourgeois, qui ne voient en lui qu'un esclave et qui ne s'abaisseront jamais à se lier d'amitié avec. Voyant qu'il est dans une impasse, Calith profite de l'humeur bavarde de Iezahel pour lui demander :
- Alors quand je suis avec Zélina, tu fais quoi ?
- J'ai largement de quoi m'occuper.
- Mais...
Les mots lui manquent à nouveau, alors qu'il cherche juste à savoir si Iezahel ne reste pas à se morfondre, pétri de jalousie, jusqu'à l'aube. Dans un demi-sourire, Iezahel lui répond :
- Je ne suis pas jaloux, Calith. C'est un luxe que je ne peux pas me permettre. Je savoure chaque instant avec toi, conscient que, même si certains disent que notre relation est bénie des Dieux, ça peut s'arrêter du jour au lendemain. J'ai déjà une chance inouïe d'être à tes côtés, alors espérer que tu n'ailles pas voir ailleurs, que tu ne sois attiré par personne d'autre, c'est trop demander.
- Mais tu sais que Zélina ne m'attire pas spécialement ? Je l'apprécie, en tant qu'amie, et elle tient un rôle crucial dans l'image que je renvoie aux autres, mais il n'y a que toi qui compte réellement. Et je n'ai pas envie d'aller voir ailleurs.
Pour toute réponse, Iezahel se redresse légèrement et l'embrasse avec passion, le serrant contre lui à l'étouffer. Calith, bien qu'appréciant grandement le traitement, finit par se dégager, à bout de souffle. Et sans lui laisser le temps de respirer, Iezahel lui demande :
- C'est pour ça que tu t'inquiétais de mon attirance pour les femmes ? Tu veux me coller une amie pour qui je n'aurais aucun désir ?
Calith bougonne et baisse la tête, gêné. Avec douceur, Iezahel lui redresse la tête et murmure :
- Tu n'es qu'un idiot. J'ai déjà eu des rapports avec des femmes, mais ce sont les hommes qui m'attirent réellement. Et tu sais ? J'en côtoie des dizaines tous les jours, et je n'ai pas pour autant envie de leur sauter dessus. C'est toi que j'aime, tu es mon idiot à moi, et personne ne viendra se mettre en travers.
Calith enfouit sa tête dans le creux de son épaule, les yeux fermés, savourant chaque parole. Mais Iezahel poursuit, impitoyable :
- Et je n'ai pas besoin que tu manigances pour me trouver des amis. Je suis parfaitement capable de le faire tout seul, même si je n'ai pas beaucoup de temps, et ce n'est pas ma priorité pour le moment.
- Tu as des priorités, toi ?
- Et pourquoi je n'en aurais pas ? Parce que je suis un esclave, je suis censé me contenter d'obéir sans réfléchir, sans penser à plus loin que le prochain repas ? J'ai été comme ça, Calith, et tu m'as affranchi de ce mode de pensée. Je n'ai certes pas la préoccupation de maintenir le royaume à flots, de gérer un château, mais j'ai mes problèmes. Et si tu m'enlèves ça, tu …
- Je suis désolé, Iezahel. Je suis vraiment désolé, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je veux, de tout cœur, que tu puisses te comporter comme un homme libre, que tu aies des amis et que tu aies des projets. Je suis maladroit, je suis idiot parfois, mais je ne veux que ton bonheur. Et … je voudrais que tu n'aies pas de préoccupations, pas parce que ton statut t'en empêche, mais parce que je voudrais que tout aille pour le mieux pour toi.
Un silence tendu retombe sur la salle de bain, à peine troublé par le clapotis de l'eau. Iezahel se lève soudain et quitte la baignoire. Calith s'apprête à l'imiter, à s'excuser, encore, à essayer de se faire pardonner. Mais Iezahel va juste récupérer une bassine d'eau qui chauffait sur un brasero, et la déverse dans le bain, le réchauffant alors qu'il commençait à tiédir. Calith l'observe, penaud, et l'attire à lui quand l'esclave le rejoint. Dans un murmure, ses doigts jouant dans les poils qui couvrent le torse de Iezahel, le roi déclare :
- Je suis vraiment désolé, je n'aurais pas dû me moquer.
- Hum.
- Tu veux bien me dire ce qui te préoccupe ?
Dans un léger soupir, Iezahel laisse reposer sa tête contre l'épaule de son compagnon, avant de murmurer :
- Fáelán.
Calith reste silencieux, ses doigts dessinant désormais des arabesques sur les omoplates de son amant. Il aurait dû se douter qu'avoir des amis était bien moins important pour lui que d'être près de son fils. D'une voix mal assurée, il tente :
- Fáelán est heureux avec toi. Il t'aime déjà énormément.
- Peut-être.
- Et le voyage du retour se passera bien.
- Je sais. Il est bien plus résistant qu'un enfant normal. Et Fleur m'a montré comment le porter sur de longues distances sans fatiguer.
La main de Iezahel vient s'égarer sur le flanc de son compagnon, tandis que le silence retombe dans la pièce. Calith savait bien que ces aspects ne l'inquiétaient pas spécialement. Et quel est véritablement le problème. Alors il hasarde :
- On pourrait recruter une nourrice.
- Une nourrice, rien que ça ! Pour s'occuper d'un esclave ?
- Je pourrais le reconnaître comme étant mon enfant.
- Ton premier-né serait donc un bâtard asservi ? Que tu aurais eu en copulant avec une esclave alors même que ton peuple subissait la tyrannie de Lombeth ?
L'argument fait gronder Calith. La cour aurait vite fait de considérer les choses comme l'a présenté Iezahel. Et la cour n'apprécierait pas, pas du tout. A court d'idées, Calith marmonne :
- De toute façon, on ne le confiera pas à Voinon. Il restera avec nous le temps qu'on trouve une solution pour le faire garder en journée. Et dès que j'aurais terminé mes tâches de la journée, et qu'on sera bien à l'abri dans mes appartements, on le récupérera. Tu le verras tous les jours, Iezahel, et tu pourras passer du temps avec lui, je te le promets.
C'est une promesse qui sera bien difficile à tenir, et ils en sont conscients tous les deux. Iezahel se contente donc d'un petit sourire triste, qui noue le ventre de son amant. Avec douceur, Calith le serre contre lui et l'embrasse tendrement. Comme si le flot de mots s'était tari, et que seuls les gestes pouvaient les rassurer désormais, ils se câlinent dans le silence feutré de la salle d'eau. Les soucis épanchés, ne demeure plus que le plaisir d'être l'un contre l'autre, de savourer la chaleur et la douceur de leurs peaux respectives. Jusqu'à ce que Iezahel se redresse en murmurant :
- Ils viennent d'entrer dans le salon. Ça doit être l'heure du dîner.
Calith en grognerait bien de frustration, mais l'eau commence à être désagréablement tiède, et il sait qu'après dîner, ils seront à nouveau tranquilles. Il vole un dernier baiser à son amant avant de le suivre hors de la baignoire et de s'habiller chaudement.
Lorsqu'ils rejoignent le salon, tous les regards se rivent sur eux, avant que la conversation ne reprenne. Iezahel va récupérer son fils, après avoir remercié Nyv' qui semble aller un peu mieux, puis s'installe aux côté du roi.
Cette fois, c'est le voyage du retour qui est sur toutes les lèvres. Silencieux, Calith les écoute, et se rend compte que l'ambiance d'Iduvief pesait sur tout le monde : même les jumeaux semblent impatients de quitter le château. Et pourtant, les éclats de rire fusent, les plaisanteries vont bon train, et même Nyv' esquisse quelques sourires. Calith, même s'il redoute la vaine recherche du corps de Severin, et les jours d'abstinence forcée, a lui aussi hâte de rentrer à Pieveth, pour retrouver Mahaut et surtout, se sentir bienvenu et en sécurité.
Lorsque Loundor et ses hommes quittent finalement les appartements royaux, Iezahel va baigner son fils, tandis que Calith se prépare pour la nuit.
Fáelán n'a sans doute pas beaucoup dormi dans l'après-midi, car ses petits yeux se ferment tout seuls lorsque son père le ramène dans la chambre et l'installe dans son petit lit improvisé.
Une fois les chandelles soufflées, bien à l'abri sous l'épais édredon, Calith et Iezahel se lovent l'un contre l'autre. La présence de Fáelán, tout proche, retient leurs ardeurs, mais ils ne se privent pas pour autant. Dans le cocon brûlant des draps, ils s'effleurent d'abord chastement, se parsèment de baisers, avant d'accentuer leurs caresses. Et c'est dans un bruissement de draps étouffé qu'ils se donnent mutuellement du plaisir.
Le repos est de courte durée. Comme s'ils voulaient emmagasiner tendresse et bien-être, Calith et Iezahel ont passé une partie de la nuit à se caresser, à s'embrasser, à se donner du plaisir. Mais lorsque les premiers rayons de soleil entrent à flots dans la chambre, ils ne se prélassent pas dans leur cocon de douceur. Ils savent qu'ils quittent enfin Iduvief, ça leur donne des ailes. Les formalités matinales sont vite expédiées, et au petit-déjeuner, le trajet qui les attend monopolise la conversation. Même Nyv' semble enthousiaste, bien que pour des raisons différentes.
Avant de prendre leurs affaires et quitter les lieux, ils se rendent une dernière fois dans les appartements de Marsylia. Les enfants ne sont pas avec elle, sans doute sous la bonne garde de l'esclave de la veille, et Calith espère, un peu stupidement, qu'ils pourront avec une discussion avec Marsylia. Mais les adieux ne durent pas bien longtemps, et ne sont guère chaleureux. Elle leur en veut encore, c'est clairement visible à la moue qu'elle arbore. D'une voix glaciale, elle leur souhaite un bon voyage, mais se garde bien d'espérer les revoir. Calith réalise, peiné, qu'il ne l'aurait pas cru si elle l'avait fait. La confiance est fragile, et une fois mise à mal, difficile de la restaurer.
Et c'est avec soulagement qu'ils quittent ses appartements, sans un regard en arrière. Quant à Thilda, ils n'ont plus de questions à lui poser. Calith redoute même de lui rendre visite dans les geôles, tant elle le met mal à l'aise.
Ils récupèrent donc leurs affaires, Iezahel portant Fáelán dans ses bras, et descendent jusqu'au hall dans un bruissement de cape et un cliquetis d'épées. Et c'est avec surprise qu'ils découvrent qu'une partie des esclaves les attendent patiemment, Fleur en tête, accompagnée par Nétère, l'archiviste et d'une poignée de gardes.
Et tandis que les jumeaux saluent leurs conquêtes, qu'Asaukin salue les hommes d'armes qu'il a appris à apprécier au cours de leur séjour, Fleur s'approche de Iezahel. Calith l'observe avec attention et, il doit bien se l'avouer, un brin de jalousie. Elle tient dans ses mains une longue étoffe grise, qu'elle enroule habilement autour du torse de Iezahel, lui murmurant des conseils en même temps. Et lorsqu'elle en a terminé, Fáelán est confortablement blotti contre la poitrine de son père, laissant à ce dernier les mains libres. Fáelán gazouille de contentement et offre un sourire radieux à la jeune esclave, qui ne résiste pas longtemps avant de l'embrasser sur le front. Et qui, après une courte hésitation, se hisse sur la pointe des pieds et dépose un baiser léger sur la joue de Iezahel, faisant instinctivement gronder Calith. Une large main se pose sur l'épaule royale, et Loundor l'apaise d'un clin d'œil. Fleur en a les joues toutes roses, Iezahel lui sourit gentiment et la remercie dans un murmure. Puis il se détourne complètement d'elle, s'approche de Calith pour l'embrasser sur le coin des lèvres, avec un sourire espiègle. Et ce baiser, là, devant tout le monde, avec ce feu brûlant d'amour qui embrase les prunelles ébènes de l'esclave, apaise totalement Calith. Alors il prend le temps d'examiner l'installation de Fleur, ce cocon de tissu qui porte Fáelán en toute sécurité et qui le maintient au chaud contre son père. Iezahel pourra donc le porter toute la journée sans trop fatiguer, tout en ayant les mains libres en cas d'attaque. Calith hoche doucement la tête, approuvant cette installation fort efficace, et un sourire radieux illumine le visage de Iezahel.
Ils reportent leur attention sur la foule qui se presse dans le hall. L'heure des adieux semble terminée, et des esclaves leur remettent, à chacun, des provisions pour la route, un long bâton de bois et une paire de raquettes.
Tous sortent dans la cour enneigée : le soleil brille de mille feux, mais le froid est mordant. Lorsque vient le moment d'essayer les raquettes, ils comprennent l'utilité des bâtons, qui leur permettent de garder l'équilibre. Mais c'est surtout Nyv' qui, d'une voix étranglée, leur prodigue conseils et recommandations. Et grâce à lui, ils ne chutent pas, ne se ridiculisent pas devant tant d'yeux braqués sur yeux, et très vite, ils se dirigent vers l'imposant portail d'entrée.
Après un dernier salut aux résidents d'Iduvief, ils quittent l'enceinte du château et s'avancent sur la piste enneigée. Il ne faut guère de temps pour qu'ils s'habituent à cette étrange démarche que leur confère les raquettes. Et il ne leur faut guère plus de temps pour qu'ils réalisent l'ampleur de leur tâche : le sentier est dessiné par les trajets réguliers des messagers et forme une petite ravine mais la neige a recouvert toutes les traces de pas.
Les deux loups-garous secouent la tête d'un air désolé : ils ne parviennent pas à sentir la moindre odeur humaine. Le gémissement étouffé de Nyv' leur fait l'effet d'un coup de fouet et ils se déploient aussitôt, obéissant aux ordres de Loundor, s'éloignant du sentier autant que la prudence le permet. Ils avancent lentement, très lentement, et chaque aspérité, chaque saillie dans la neige fait l'objet d'une attention toute particulière. Ils plantent le bâton profondément, redoutant tomber sur un obstacle dur, et enlèvent de pleines brassées de neige pour découvrir ce qui a bloqué le bâton. Et c'est avec soulagement qu'ils découvrent, à chaque fois, un arbre abattu ou un rocher. Mais ce soulagement s'accompagne de déception pour Calith. Non pas qu'il veuille trouver le corps de Severin, mais il sait que tant que ce ne sera pas fait, Nyv' continuera d'espérer l'impossible. Il continuera de rythmer ses pensées à grand renfort de « Et si... », qui le feront souffrir. Voir le corps de l'esclave sera douloureux, mais lui permettra de commencer son deuil, d'essayer d'accepter cette perte. Sans corps, l'espoir aura toujours son mot à dire.
Mais les guerriers, chaudement vêtus, en parfaite condition physique, sous le soleil aveuglant, peinent à avancer, malgré les raquettes. Severin n'a pas pu survivre à cette marche forcée. Espérer le contraire est aussi cruel que vain.
Alors à chaque fois qu'il enfonce le bâton dans la neige, Calith espère buter sur le corps de l'esclave. Ils le ramèneront dans le village le plus proche, où ils lui offriront une sépulture décente. Nyv' sera effondré, mais il aura un endroit où se recueillir. Une tombe sur laquelle pleurer.
A mesure qu'ils descendent cette pente raide, l'espoir de trouver le corps de Severin s'amenuise. Si personne ne pipe mot, ils ont tous conscience qu'ils cherchent une aiguille dans une botte de foin. Dans un monceau de bottes de foin. Severin, sans lumière, a très bien pu s'égarer, s'avancer dans la forêt profonde qui borde un côté du sentier, ou au contraire, faire un faux pas et tomber dans le précipice qui borde l'autre côté du sentier.
La montée jusqu'à Iduvief lui avait paru interminable. La descente vers la plaine, bien plus longue, est passée à une vitesse folle. Et lorsqu'ils se trouvent à la bifurcation, sur le plat, ils s'immobilisent. Leurs regards hagards parlent pour eux. Ils n'ont pas trouvé le corps de Severin.
Nyv' ne cesse de se tourner vers cette pente raide, scrutant chaque tronc d'arbre, chaque saillie dans la neige. Mais ils ont tous compris : Severin a dû dévier du sentier. Comment le contraire serait possible, de toute façon ? En pleine nuit, sous une tempête terrible, sans torche ? Ils ne lui offriront pas de sépulture décente. Son corps réapparaitra à la fonte de la neige, mais alors, les prédateurs auront bien plus vite fait de le trouver que n'importe quel humain. Et d'ailleurs, quel humain le chercherait ?
C'est Loundor qui, d'un ordre bref, leur fait reprendre leur marche. Silencieux, les visages rougis par le froid, abattus par leur échec, ils obéissent. Et marchent, sans un mot, dans le crissement de la neige sous les raquettes.
Lorsqu'ils arrivent en vue de l'écurie de Lucias, le maquignon, nul soulagement ne vient éclairer leurs visages. Ils pressent le pas, impatients d'être à l'abri du froid mordant. Aux grondements qu'émet de temps en temps l'estomac de Iezahel, Calith devine qu'il a hâte de manger un morceau. L'heure du déjeuner doit être dépassée, mais seuls les loups-garous ont de l'appétit.
Les spéculations de Calith sont interrompues par des éclats de voix, à l'entrée de l'écurie. La porte entrouverte laisse échapper une querelle dont ils ignorent tout, mais qui a tôt fait de les intriguer :
- Mais il est rose, mon poney, maintenant !
- Peut-être. Mais au moins, il ne boîte plus !
- Il ne boîte peut-être plus, mais je ne peux rien en faire. Qui voudrait d'un poney rose ?
- Voyez le bon côté des choses : personne ne vous le volera !
Un cri de rage met fin à la discussion houleuse. Loundor ouvre plus largement la porte, et s'avance dans les écuries. Ils avaient tous reconnu les voix, et c'est donc sans surprise qu'ils découvrent Lucias d'un côté, Filraen de l'autre, et un poney d'un rose fuchsia entre les deux.
Le maquignon et le mage se retournent comme un seul homme vers le petit groupe qui vient de faire irruption, et d'un seul et même geste, se placent devant le poney, comme s'il était possible de cacher ce genre de choses. Filraen s'incline brusquement, et balbutie :
- Oh ! Vous êtes déjà là, Votre Majesté. Je... je ne m'attendais pas à vous voir si tôt. Nous avons un tout petit différend à régler et …
- Tout petit ? Rendez à ce poney sa couleur naturelle, escroc, et tout de... Majesté ?
Lucias scrute attentivement les compagnons de voyage de Loundor, essayant de deviner à qui s'adressait Filraen. Calith pousse un long soupir, et s'avance dans un concert de claquements. Réalisant qu'il a toujours ses raquettes, au beau milieu de l'écurie, il se penche pour les retirer tout en disant :
- Oui, oui, c'est moi. Filraen, si nous sommes amenés à voyager ensemble, évitez de crier sur tous les toits qui je suis, s'il vous plait.
Mais Lucias est vite remis de sa surprise, et visiblement, le cas du poney rose est bien plus important à ses yeux que la présence du roi de Pieveth dans son écurie. Il brandit les poings, prêt à en découdre avec Filraen, et s'apprête à lui dire le fond de sa pensée quand le mage le prend de court en déclarant :
- Je vais inverser la formule. Il risque de boiter à nouveau, mais au moins, il ne sera plus rose. Enfin, je vous avais prévenu, hein, je m'occupe de soigner les gens, pas les poneys. J'ai voulu vous rendre service, et, si je puis me permettre, je vous trouve très peu reconnaissant. D'autant que, je tiens à le signaler, j'ai tout de même réussi à …
- Silence avorton !
Lucias est écumant de rage, et il faut l'intervention de Loundor, qui l'attrape sans douceur par les épaules, pour l'empêcher de se jeter sur Filraen. Tandis que le Général tente de calmer son ami, les soldats et Iezahel retirent leurs raquettes et les déposent dans un coin de l'écurie. Filrean, lui, les main posées sur l'encolure du poney, marmonne fébrilement des incantations. Et dans un silence angoissant, la robe du poney semble prendre vie, s'agite, et passe du rose fuchsia au gris cendre.
- Il était noir, ce poney. M'enfin, c'est toujours mieux que rose. Par contre, je vous promets, escroc, que s'il boite plus qu'avant, je vous réduis en charpie !
Filraen, tremblant de tous ses membres, tire délicatement le poney vers lui, et un sourire triomphant apparaît sur ses lèvres lorsqu'il réalise que l'animal ne boite plus du tout. Lucias se contente d'un grondement, et arrache la corde des mains du mage pour éloigner le poney de la menace. Filrean se tourne vers Calith et le petit groupe, tout sourire, dans l'espoir de partager ce miracle. Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il se rend compte des mines maussades qui lui font face. Calith, après s'être éclaircit la gorge, déclare :
- Nous avons une triste nouvelle à vous annoncer, Filraen.