Loundor redresse la tête, surpris. C'est que Iezahel n'a pas franchement pour habitude d'amorcer des conversations ou de se montrer curieux. Mais Loundor apprécie et, tout en passant doucement ses mains dans les poils du louveteau, explique :
- C'était bien avant la naissance de Calith. Bon, il faut savoir que les loups-garous ont toujours été acceptés dans ce royaume, ils ne se cachaient pas et vivaient souvent au milieu des humains. Il arrivait souvent qu'une meute s'installe dans le village et soit bien accueillie. Mais pour des raisons diverses, par réelle conviction ou poussés par leurs familles, certains loups-garous s'engageaient dans l'armée.
Calith glisse sa main dans celle de Iezahel, absorbé par l'explication. Il en connaissait les grandes lignes, mais que cet événement soit raconté par Loundor ajoute une sacrée valeur au récit. Iezahel boit ses paroles, oubliant son fils qui s'amuse comme un petit fou avec les bottes du Général. Ce dernier, imperturbable, poursuit :
- Le problème, à l'armée, c'est qu'ils ne voulaient pas confier la section lycanthrope à un loup-garou. Ils reconnaissaient notre valeur, ils ne doutaient pas qu'on puisse diriger une telle section mais ils estimaient que c'était plus logique qu'un humain nous commande. Un humain capable de prendre des décisions sans être submergé par son loup, un humain capable de rester homme pendant la pleine lune. Ils avaient tenté deux ou trois fois de mettre un loup à la tête de cette section, et ça s'était mal terminé à chaque fois. Ils en avaient donc conclu que c'était une mauvaise solution. Le sergent qui nous dirigeait, quand je suis entré à l'armée, était un type correct et compréhensif, je crois qu'on le respectait tous. Mais il n'avait pas l'autorité naturelle d'un alpha. Et bon, soyons honnêtes, une bonne partie de ces loups-garous étaient des sauvages. Ils se battaient entre eux à longueur de temps, chahutaient les femmes qu'on rencontrait, taquinaient les autres soldats. Ils étaient comme des fauves sans garde-fou et sans chef. Car même si ils appréciaient le sergent, l'absence d'un alpha se faisait cruellement sentir.
Iezahel hoche régulièrement la tête, mais Calith, bien qu'au fait des coutumes lycanthropes, peine à saisir en quoi cette absence les gênaient tant. Et voyant son air perplexe, Loundor explique :
- La notion de meute n'existait pas. Tous les loups-garous étaient rassemblés, mais il n'y avait rien pour les souder, et aucun meneur pour les guider de manière instinctive. Comme il n'y avait pas d'alpha, les luttes de dominance étaient presque permanentes, ce qui nous donnait une réputation terrible. Il n'y avait pas souvent de bagarres à proprement parler, mais il y avait énormément de tensions, et la moindre petite chose pouvait mettre le feu aux poudres. Alors on était toujours envoyé à droite ou à gauche, pour mettre hors d'état de nuire des pillards, des bandits de grand chemin, et parfois, des mercenaires.
Fáelán s'est lassé de jouer avec le Général, et revient vers son père. Il escalade vaillamment ses jambes avant de se lover sur ses cuisses et de pousser un long gémissement. Le regard avide de Iezahel pousse Loundor à reprendre son histoire, malgré cette petite interruption :
- Ça faisait plusieurs semaines qu'on était sur les routes, suivant la piste de malandrins qui semaient la terreur au nord du Royaume. Quand on a réussi à les trouver, ça a tourné au désastre. Ils étaient beaucoup plus nombreux que prévu, et armés jusqu'aux dents. Notre sergent est mort pendant ce combat, ainsi qu'une demi-douzaine de loups. Nous nous retrouvions sans meneur, et l'excitation du combat nous avait contaminé : on s'est battus comme des chiffonniers, laissant encore des cadavres derrière nous. C'est ce jour-là que je suis devenu alpha de la troupe de bras cassés qui composait cette section. Ça n'a pas été facile, c'est le moins qu'on puisse dire, mais on est devenu une meute. On n'est pas rentré à Pieveth tout de suite. On avait besoin de temps pour souder la meute, et à vrai dire, personne n'était pressé d'aller rendre des comptes au Général de l'époque pour qu'il nous refourgue un autre sergent. On avait trouvé notre équilibre et on voulait en profiter. Alors on a sillonné le royaume, suivant les témoignages des habitants qui nous faisaient part d'agressions, de vols, de passages d'hommes armés. En fait, on était quasiment devenu une armée de déserteurs et de renégats.
Loundor s'interrompt, les yeux perdus dans le vague, revivant cette époque comme s'il y était encore. Calith et Iezahel gardent un silence respectueux, peu désireux de mettre fin à ces souvenirs. Fáelán s'est endormi et ronfle doucement. Quelques instants passent avant que Loundor ne reprenne :
- C'est au fin fond de nulle part qu'on a retrouvé une autre escouade. Ils étaient dans une situation impossible et un peu de renforts, même venant de loups-garous, n'était pas de refus. Je m'étais présenté comme étant le responsable de la section, puisque notre sergent était mort, et c'est avec l'autre sergent que nous avons mis au point le plan d'attaque. On n'était pas bien loin de la frontière, dans une zone déserte, et un campement de mercenaires avait pris ses quartiers dans une clairière. C'était des hommes d'armes, habitués aux combats. Nos deux sections ont utilisés les points forts de chacune pour réussir à les bouter hors de la forêt et les renvoyer vers Lluse. Notre meute s'est encore plus soudée lors de cette attaque, et notre collaboration avec l'autre section s'est parfaitement bien passée. Et même mieux, on avait réussi à conjuguer nos forces, à exploiter nos avantages pour faire un minimum de blessés dans nos rangs. Et nous avons poursuivi notre collaboration jusqu'à notre retour à Pieveth. Ce furent ces rapports de missions qui ajoutèrent du poids à notre argumentaire, et le Général accepta de nous laisser travailler en collaboration. Et il accepta également que je garde la tête de la section des lycanthropes.
Loundor leur jette un regard songeur, les voyant à peine, avant de terminer :
- Ça a mis beaucoup de temps pour que d'autres escouades nous accordent leur confiance. J'ai pris du grade, l'ancien Général est parti et j'ai finalement pris sa place. Mélanger les loups-garous et les soldats était déjà plus ou moins courant, et je l'ai banalisé.
Il n'y a aucun fierté dans la voix de Loundor, aucune trace de fanfaronnade : il énonce juste des faits, sans arrogance ni prétention. Il est sur le point de rajouter quelque chose lorsqu'un bruit de pas les fait tous se retourner. L'un des jumeaux se tient bien droit sur le plancher, et annonce dans un large sourire :
- Severin a repris connaissance !
Ils se lèvent comme un seul homme, Iezahel tenant délicatement le louveteau dans ses bras. Dans la petite chambre basse de plafond, ne restent que Nyv' et Filraen. Asaukin et l'autre jumeau ont sans doute été les voir, mais ont regagné la seconde chambre ensuite. Le mage s'affaire autour du blessé fiévreux, qui observe son environnement avec de grands yeux étonnés. Toujours allongé à côté de lui, Nyv' lui caresse doucement l'épaule en le scrutant intensément.
Le regard un peu hagard de l'esclave se porte soudain sur Calith, et il lui faut quelques secondes pour comprendre ce qu'il se passe. Mais aussitôt, il tente de se relever en balbutiant des paroles incompréhensibles. Calith s'approche aussitôt et s'accroupit près du lit. Severin le suit du regard, c'est d'une voix d'outre-tombe qu'il murmure :
- Sire. Je suis désolé, Sire, j'ai échoué. Je n'ai pas été assez discret et Florain...
La suite de sa phrase se perd dans une longue quinte de toux, qui le laisse couvert de sueur et à bout de souffle. Filraen fait claquer sa langue contre le palais de désapprobation mais ne souffle pas mot. Calith, secouant doucement la tête, chuchote :
- Ne t'en fais pas. Je suis navré de t'avoir confié une mission si périlleuse. Et plus navré encore de constater les conséquences de cet acte.
Severin pince les lèvres et lève les yeux au plafond. Des yeux qui ne tardent pas à se remplir de larmes, qui laissent le roi désemparé. L'esclave laisse échapper d'une voix étranglée :
- Qu'est ce que je vais devenir ?
S'il n'était pas dans un tel état de faiblesse, Severin n'aurait sans doute jamais osé prononcer cette phrase. Sa condition lui interdit d'exprimer la moindre plainte, le moindre doute. Qui plus est devant un roi. Mais là, dans cette minuscule chambre poussiéreuse et envahie d'odeurs d'écurie, ses pensées sont portées vers son avenir. Et il les énonce à voix haute. Calith déclare, de son ton le plus royal, celui qui ne souffre pas la moindre protestation :
-Il est hors de question que tu te retrouves à errer dans le royaume, à la merci de quiconque. Tu rentres avec nous à Pieveth.
Le regard de Nyv' se rive dans celui du roi, et un léger sourire vient éclairer son visage marqué par l'inquiétude. Mais l'éclaireur reporte bien vite son attention sur Severin, qui vient de laisser échapper un sanglot. Il le serre contre lui en lui murmurant « on sera ensemble » et l'esclave lui rend son étreinte avec toutes ses maigres forces. Calith se redresse et s'écarte du lit, leur laissant un peu d'intimité. Il fait signe à Filraen de sortir. Loundor et Iezahel sur ses talons, il quitte la petite chambre, pour se rendre dans l'autre. Et à peine la porte poussée, ignorant les jumeaux et Asaukin qui feignent de jouer, il demande d'une voix assez basse pour ne pas être entendu par Nyv' et Severin :
- Est-ce qu'il sera en état de voyager d'ici demain ? Nous ne pouvons pas rester ici plus d'une nuit.
- C'est difficile à dire, Votre Majesté. Ce soir, il n'est pas en état, c'est certain. Mais peut-être qu'une bonne nuit de repos, avec quelques sorts, des infusions pour sa poitrine et sa fièvre, et... Enfin, peut-être que demain, il pourrait voyager sans risque d'aggraver son état. Mais ça ne sera pas de tout repos, et je ne pense pas que ce soit bien sain de le faire partir si vite.
- Mais rester dans cette chambre n'est pas très sain non plus. Et Lucias ne pourra pas vous garder ici le temps qu'il se rétablisse.
- Je vous l'accorde. Certes, c'est toujours mieux que dans la neige, mais ce n'est pas le meilleur endroit pour une convalescence. Je pense par contre qu'il est trop faible pour faire le voyage d'une traite jusqu'à Pieveth. Il faut quoi, quatre jours de voyage ?
- Cinq jours. Avec des hommes en bonne santé.
- Dans ce cas, j'ai peur que ce soit trop. Il n'y a pas une auberge à proximité qui …
Filraen se fige soudain, bouche entrouverte. Ses joues se colorent de rose et il fixe intensément ses bottes. Et dans un murmure, il déclare :
- Nous ferons comme vous le souhaiterez Votre Majesté.
Lui qui n'est déjà pas bien grand semble se ratatiner sur lui-même, comme s'il voulait se glisser dans un trou de souris. Calith observe son manège, interloqué, avant de jeter un regard perdu à Iezahel, qui tient contre lui un Fáelán bien décidé à dévorer entièrement sa chemise. Iezahel qui, dans un sourire de connivence, s'approche de lui et l'effleure au niveau de la taille. Enfin, effleure sa bourse, surtout. Et il faut encore une poignée de secondes à Calith pour comprendre. Bien sûr, il faut payer l'auberge, surtout si Severin a besoin d'y rester plusieurs jours. Severin, qui n'a pas un sou en poche, pas même une tenue de rechange. Et Filraen n'est sans doute pas bien riche : la plupart du temps, les seigneurs de fief offrent gîte et couvert à leurs hommes de confiance et ils subviennent à tous leurs besoins. Ils les rétribuent parfois mais connaissant la situation de Filraen à Iduvief, il n'a pas dû partir avec une besace pleine d'or. Ce sera très probablement à Calith de payer les jours à l'auberge, sans compter que rien n'assure à Filraen que son roi souhaite voir un esclave passer plusieurs jours dans ce genre d'établissement. Calith passe une main dans ses cheveux avant de décider :
- Nous ferons la route ensemble jusqu'à l'Hydre qui Fume. Puis vous y resterez jusqu'à ce que Severin soit en état de voyager sans risque pour sa santé. Vous resterez, Filraen, ainsi que Nyv'.
Loundor hoche la tête d'approbation, tandis que le mage se répand en remerciements sans fin, que Calith finit par interrompre d'un léger signe de la main. Et c'est le Général qui leur offre l'échappatoire idéale en rappelant qu'il faudrait faire un brin de toilette avant le dîner.
Finalement, le mage retourne veiller sur son patient, tandis que la troupe descend jusque dans la salle à manger, où brûle un feu crépitant. Mais alors qu'ils discutent de tout et de rien en attendant que l'eau chauffe, Lucias prend la poudre d'escampette et s'éloigne de son roi, qui le met terriblement mal à l'aise.
Ils se lavent les uns après les autres, dans une petite cuvette d'étain, laissant le roi passer en premier. Puis vient l'heure du dîner, qu'ils partagent dans cette salle, discutant principalement du convalescent à l'étage, et de la joie de Nyv'. Lorsque leur maigre pitance est terminée, Filraen laisse échapper :
- Ainsi, c'est donc Thilda qui les a tous tués ? Je ne l'en aurais jamais cru capable...
- C'est vrai qu'elle ne donnait pas l'impression de pouvoir tuer de sang-froid comme elle l'a fait. Mais c'était bien elle, elle a avoué dès qu'on a trouvé le poison. D'ailleurs, à ce sujet, elle ne l'appelle pas nimhiù mais Soleil Vert. Ça vous dit quelque chose ?
- Bien sûr, Votre Altesse ! C'est l'un des surnoms de ce poison. Je suis sûr que j'ai quelques lignes à ce sujet, dans mes manuscrits !
Le mage a déjà bondi hors du banc, et s'apprête sans doute à s'élancer jusqu'à l'étage pour fouiner dans ses manuscrits jusqu'à trouver la bonne référence. Mais Calith l'arrête d'un geste de la main en déclarant :
- Laissez, Filraen, je vous crois. Nous avons juste été surpris qu'elle ne connaisse pas le nimhiù.
- Oh, vous savez, ce n'est pas rare. Il y a énormément de plantes que les gens nomment par un surnom, souvent parce que le nom réel est trop compliqué. Et souvent, aussi, parce que la plante ressemble à autre chose. Elle vient d'où, Thilda ?
- De Tragne.
- Alors c'est ça. Si mes souvenirs sont bons, il existe une légende, là-bas, directement liée à leur position géographique, qui veut que lorsque l'aube est nimbée de vert, une mort subite peut toucher tous ceux qui l'ont vu. Et c'est pour ça qu'ils ont surnommé ce poison Soleil Vert. C'est assez fascinant de voir à quel point les croyances populaires peuvent s'immiscer dans la...
Un grondement, de la part de Loundor, le fait s'interrompre l'espace de quelques secondes, avant qu'il ne demande de plus amples explications sur les actes de Thilda. Et Calith, patiemment, lui narre tout ce qu'ils ont appris sur ses motivations, sur sa manière de procéder, et sur ce qu'il va devenir d'elle. Et inlassablement, Filraen pose des questions, digresse, s'étonne et livre ses pensées. Sans aucun répit. C'est un claquement sec qui met fin à cette conversation interminable, lorsque, à trop martyriser sa cuillère pour laisser libre cours à son impatience, Loundor finit par la casser en deux. Tout penaud, le mage s'excuse longuement, puis prétexte les soins de Severin pour fuir ventre à terre. Et Loundor n'a même pas l'air coupable lorsqu'il termine sa chope de vin. Un léger sourire carnassier effleure ses lèvres lorsqu'il décrète :
- Allons nous coucher, nous aurons besoin de nos forces pour demain.
Il n'y a pas grand-chose d'autre à faire, dans cet espace peu propice aux groupes si importants. Chacun regagne donc le lieu où il va dormir dans un silence relatif. Après avoir installé une grande couverture à même le foin, pour éviter d'avoir encore affaire aux terribles brins, Calith et Iezahel se blottissent l'un contre l'autre. Fáelán se love contre son père, tandis que Loundor et Asaukin s'installent un peu plus loin. Et ils ne tardent pas à sombrer dans un sommeil réparateur.
La matinée est déjà bien avancée quand, après avoir pris leur petit-déjeuner, ils se rendent dans la chambre de Severin. L'esclave est adossé à de nombreux oreillers, et si sa respiration est encore sifflante, il ne semble plus avoir de fièvre. Les soins de Filraen ont été efficace. Lorsqu'il porte son regard sur les nouveaux venus, il tente à nouveau de se lever, comme s'il était indécent de rester au lit en présence de roi, quel que soit son état de santé. Mais Calith, d'un sourire et d'un geste de la main, l'apaise et s'approche de lui.
- Sire, je suis vraiment navré de...
- Ça suffit, Severin, on en a déjà parlé hier. Tu n'as pas failli à ta mission, tu n'as pas échoué, d'accord ? Je ne t'en veux absolument pas.
Calith tire une chaise à lui, et s'installe non loin du convalescent, qui semble mortifié. Alors, comme le rassurer, le roi poursuit :
- A vrai dire, je me sens responsable. Si je ne t'avais pas confié une telle mission, jamais tu ne te serais retrouvé à l'article de la mort. Et plus tu t'excuses, plus je me sens mal. Alors s'il te plaît, arrête avec ça et dis-nous plutôt comment tu te sens.
L'esclave jette un regard à Nyv', debout au pied du lit, et à Filraen, qui fouille avec application dans ses affaires. Après un court silence, d'une voix encore faible, il avoue :
- Pas très bien. Je... enfin, j'arrive mieux à réfléchir, avant, j'avais l'impression d'être dans une sorte de brouillard. Ma poitrine, mes mains et mes pieds me font encore souffrir. Mais Filraen s'occupe vraiment très bien de moi et Nyv' me veille comme une mère.
Calith esquisse un sourire en voyant les deux concernés s'empourprer et déclare d'une voix douce :
- Le plus important, c'est que tu aies repris conscience. La douleur va s'atténuer avec le temps, tu verras. Est-ce que tu te sens capable de nous raconter ce qu'il s'est passé ?
- Je pense, oui, Votre Majesté.
- Dans ce cas, nous t'écoutons. Mais n'hésite pas à nous dire si tu te sens trop fatigué.
- Merci Sire. C'était il y a …. enfin, mon dernier jour à Iduvief. Je me rendais dans les écuries, pour … euh... enfin, la leçon de raquettes avec Nyv'...
Ses joues s'empourprent soudain. D'un geste réflexe, il se triture les doigts, mais il cesse bien vite : encore bandés, recouverts d'engelures, ils sont sans doute douloureux. Filraen a trouvé ce qu'il cherchait et lui apporte un gobelet d'infusion, qu'il lui fait boire avec autorité, sans se soucier de la présence de son roi. Lorsqu'il s'écarte, Severin reprend son récit :
- En chemin, j'ai croisé un esclave que je n'avais pas encore entendu, concernant la présence de Florain dans les écuries. Alors je me suis arrêté un moment, et je l'ai interrogé. Je n'ai pas entendu Florain arriver dans mon dos. J'ai juste senti qu'il m'attrapait par le col et qu'il me traînait à sa suite. Il m'a conduit jusqu'à son bureau où il m'a jeté à terre. Et il s'est mis à me hurler dessus. Je n'ai pas nié mes recherches, ça n'aurait servi à rien, il m'avait surpris. Il voulait tout savoir, pour qui j'enquêtais, ce que je cherchais exactement, qui j'avais interrogé et ce que j'avais appris. J'ai essayé d'en dire le moins possible, mais …
- Je me doute, oui, qu'il n'allait pas se satisfaire de quelques réponses évasives. Tu lui as dit que c'était moi qui t'avait ordonné de poser des questions ?
- J'ai bien été obligé, Sire, il …
- Severin porte encore les traces des coups qu'il a reçu, intervient Filraen d'une voix douce.
- Je lui ai rappelé que j'étais sous votre protection, Sire, alors il s'est un peu calmé, poursuit Severin, ignorant l'intervention du mage comme si ça n'avait aucune importance. Il m'a laissé tranquille quelques minutes, le temps de réfléchir. Puis il m'a demandé si votre protection s'étendait aussi aux bannissements. Il connaissait parfaitement la réponse, bien sûr, mais il voulait me l'entendre dire. Et quand je lui ai confirmé que non, votre protection ne s'étendait pas à ça, il m'a attrapé par le bras et m'a annoncé que j'étais banni d'Iduvief.
Les yeux de Severin se remplissent de larmes, et sa voix s'étrangle au point de l'empêcher de poursuivre. Nyv' s'approche doucement et s'assoit près des oreillers, de manière à lui caresser la joue. Calith murmure :
- Je n'ai jamais pensée une seule seconde que Florain pouvait envisager cette solution extrême en guise de châtiment. Et ma foi, même si je suppose que Iduvief était tout ce que tu connaissais, ce n'est pas une si mauvaise chose. Tu vas rentrer à Pieveth avec nous, et tu découvriras que les esclaves n'ont pas à être autant maltraités que tu l'as été.
Severin esquisse un sourire triste et frotte doucement sa joue droite contre la main aimante de l'éclaireur. Quand il semble avoir repris ses esprits, il répond :
- Vous avez raison, Sire, mais... enfin... je laisse tant de personnes derrière moi. Enfin. Florain m'a juste remis une vieille cape, puis il m'a traîné derrière lui jusqu'au portail. J'ai bien vu que le garde n'approuvait pas cette décision, mais qu'aurait-il bien pu faire ? Il faisait déjà un froid terrible et je ne pouvais pas rester là, devant le portail. Je me doutais que le garde avait reçu comme consigne de ne pas m'ouvrir alors j'ai commencé à marcher. Je savais que je n'avais pas le choix, mais quoique je fasse, je me pensais perdu. Il fallait un miracle pour que j'arrive jusqu'à une habitation. Mais là, on aurait tout de suite vu que j'étais un esclave sans son maître. On aurait tout de suite compris que j'étais en fuite ou banni. Et dans un cas comme dans l'autre, j'aurais été immédiatement arrêté, puis exécuté. Mais je ne pouvais pas rester là, à mourir dans la neige, sous les murs du château. Alors j'ai avancé, j'ai lutté contre le froid, contre mes jambes qui peinaient tant à me porter. J'espérais que je pourrais me cacher, que je trouverais refuge quelque part. Peut-être en allant dans un autre royaume. Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble que le soleil était levé quand je suis arrivé en bas de la pente. Mais j'étais à bout de force, je ne sentais plus ni mes pieds, ni mes mains. Je savais que je ne devais pas rester sur la route principale, mais je n'avais plus la force de continuer. J'ai essayé, pourtant, mais je me suis écroulé. Et je me suis réveillé ici, entouré par Nyv' et par Filraen.
Le silence est religieux, dans la petite chambre, alors que meurent les derniers détails de l'épreuve de Severin. Les airs sont graves, autour du lit, et c'est la voix vibrante de respect de Nyv' qui met fin à ce moment :
- Je suis incroyablement fier de toi. Et je suis heureux de ta décision d'avancer, au lieu d'accepter ton sort et de te laisser mourir de froid.
Nyv' s'interrompt, comme conscient de la maladresse de ses propos, ou de la présence des autres autour. Severin tourne difficilement la tête vers lui et tente un sourire peu convaincant. Alors Nyv' se penche vers lui et l'embrasse chastement, faisant virer les joues de l'esclave à l'écarlate. Calith reprend la discussion en main, comme si de rien n'était :
- Ce qui est fait est fait. Florain est mort désormais, je suppose qu'on te l'a appris, et de toute façon, il ne pouvait plus te nuire. Tu vas rentrer à Pieveth avec nous mais, à moins que ta santé se soit miraculeusement améliorée, on ne pourra pas faire le trajet ensemble.
Une rapide dénégation, de la part de Filraen, confirme les propos de Calith : Severin, bien qu'en meilleure forme que la veille, n'est pas apte à faire une si longue route. Le roi poursuit donc :
- Nous partirons en début d'après-midi, pour arriver ce soir à la première auberge. Mais nous n'y resterons que le temps d'une nuit, nous reprendrons la route demain jusqu'à l'autre auberge, où tu pourras te rétablir. Tu y resteras le temps qu'il faudra pour pouvoir rejoindre ensuite le château en toute sécurité. Nous ne sommes pas à une poignée de jours près, et je vous veux tous en bonne santé à votre arrivée. Par contre, et j'insiste car c'est un point très important : ne mentionnez jamais le fait que je suis le roi. Ne m'appelez pas Votre Majesté ou Sire. Ne me traitez pas différemment des autres. C'est trop risqué que je voyage en tant que roi, nous ne sommes pas assez nombreux pour assurer ma sécurité. C'est bien compris ?
Severin hoche vivement la tête, très sérieux, et Calith est convaincu que l'esclave saura tenir sa langue. Mais Filraen semble paniqué soudain, et il n'est guère compliqué de comprendre les raisons de son hésitation : il a la langue bien pendue et une gaffe est si vite arrivée... Le mage promet, et Calith devine que ça sera pour lui une véritable mission, qui va mobiliser beaucoup d'énergie. Mais il n'a que leur parole et il devra bien s'en contenter. Alors, un léger sourire sur le visage, il conclut :
- Nous avons encore beaucoup à faire. Je vous charge de préparer Severin, pour qu'il voyage dans les meilleures conditions possibles. Nous nous occupons des montures.
Filraen et Nyv' acceptent les ordres d'un simple hochement de tête, et Severin se perd en remerciements sans fin. Les laissant à leurs préparatifs, Loundor, Calith et Iezahel, portant son louveteau, se rendent dans les écuries.
Lucias s'est montré étonnamment discret, depuis qu'il a appris que le roi en personne séjournait dans son modeste relais. Par gêne et par timidité, d'après Loundor. Peut-être aussi, d'après Calith, par crainte qu'ils découvrent certains arrangements avec la légalité. Mais qu'importe, Calith n'est, de toute façon, pas là pour s'assurer que ses sujets respectent les lois, et Lucias leur offre un toit inespéré. Et il se montre très à l'écoute de leurs besoins. Severin ne pourra pas tenir seul en selle, il leur faut donc une monture assez solide pour supporter le poids de deux hommes. Et alors qu'ils exposent leur problème, Lucias leur trouve la solution la plus adaptée à leurs besoins : une selle à l'origine conçue pour les voyages en charmante compagnie, qui permet à la femme de s'installer en amazone, tandis que l'homme, derrière, chevauchant de manière traditionnelle, peut la retenir en cas de besoin. Et Lucias leur montre la monture idéale : un énorme cheval, aux pattes épaisses et au regard placide. Parfait pour transporter des charges lourdes, d'après lui, même s'il faudra veiller à ne pas trop le pousser. Loundor et Calith sont sous le charme, et admirent la ligne parfaite de son dos. Mais Iezahel, lui, tente vainement de calmer Fáelán qui s'est réfugié entre ses chevilles et tremble de peur. Ils ne s'attardent donc pas plus que nécessaire, prenant juste le temps de remercier Lucias comme il se doit. Les préparatifs se terminent à temps pour le déjeuner, qu'ils expédient assez rapidement. Puis vient le moment délicat où Severin, chancelant sur ses jambes encore faibles, s'approche du cheval. Nyv' se met en selle en premier, puis Loundor et Iezahel aident l'esclave à s'assoir. Nyv' se charge de l'emmitoufler dans une cape avant de rabattre la sienne sur leurs deux corps. Voyant qu'ils sont aussi bien installés que possible, tous montent en selle à leur tour, Fáelán lové tout contre son père dans la bande de tissu. Et après d'ultimes remerciements, ils quittent le relais de Lucias.
Le froid est pénétrant lorsqu'ils quittent l'écurie, et le soleil se réverbère sur la neige, leur faisant plisser les yeux. Nyv' resserre son étreinte autour de Severin et lui chuchote quelques mots à l'oreille. Lentement, dans un silence complet, ils se mettent en route, épiant du coin de l'œil les réactions de Severin, s'assurant que le rythme des chevaux ne le secoue pas trop. Après une bonne heure, les jumeaux se mettent soudain à discuter. La conversation n'a rien de bien passionnant, mais Filraen se joint à eux, puis Asaukin et Loundor. Très vite, les éclats de rire fusent, les plaisanteries s'enchaînent, et Calith peut voir Severin se détendre enfin.
Le soleil commence à disparaître derrière les montagnes quand ils arrivent au petit village. Ils ne gardent pas un bon souvenir de l'auberge, pas plus que de l'aubergiste d'ailleurs, mais ils rêvent tous d'un repas chaud et d'un lit. Severin, affalé sur Nyv', tremble de tous ses membres. Malgré les deux capes, il est frigorifié mais son visage est recouvert de sueur. Lorsqu'ils s'arrêtent enfin devant l'auberge, Filraen saute en bas de sa monture et se précipite vers lui, scrutant d'un air inquiet son regard vitreux.
Calith, suivi de près par Iezahel, Asaukin et les jumeaux, s'approche de la porte principale de l'auberge. Qui s'ouvre avant même qu'il n'ait pu frapper, dévoilant l'aubergiste et deux hommes aux visages rubiconds. Le propriétaire des lieux devait être en train de raccompagner ses clients jusqu'à la sortie car il cesse immédiatement ses formules de politesse en voyant l'étrange groupe posté devant son établissement. Son regard perd toute chaleur quand il demande d'une voix sèche :
- C'est pour quoi ?
- Est-ce qu'il vous reste de la place pour neuf personnes ?
Calith a parlé d'une voix indifférente, ne mettant nul espoir dans cette question : pourtant, s'il n'y a pas de place pour eux ici, ils devront chercher un autre endroit où dormir et ça s'annonce compliqué. Tandis qu'il scrute les voyageurs, l'aubergiste réclame :
- Vous avez de quoi pay... Lui, là, il est malade ?
D'une main usée par les travaux manuels, il désigne Severin. Et Calith est bien obligé de répondre :
- Il a juste pris froid, rien de grave.
- Rien de grave, hein ?
L'imposant bonhomme se rapproche de la monture de Nyv', suivi comme son ombre par ses deux clients. Et l'un d'entre eux, aviné, déclare :
- Ma femme avait pas meilleure mine, quand elle a attrapé la Peste.
- Ben j'me disais la mêm'chose ! C'était pas beau à voir et là, ma foi...
Calith pince les lèvres en entendant les deux ivrognes pérorer sur les symptômes de la Peste. L'épidémie avait frappé bien avant sa naissance, faisant des ravages dans le royaume et ceux limitrophes. La mémoire populaire, vive et tenace, s'en souvient pourtant avec une terrible précision. Maudissant les deux soiffards, il déclare d'une voix pleine d'assurance :
- Si c'était la Peste, on l'aurait laissé mourir au fond d'un fossé, ce n'est qu'un esclave. Il a juste pris froid, comme je vous le disais, et nous avons largement de quoi vous payer.
Mais l'aubergiste le toise de bas en haut, avant de cracher d'un ton dédaigneux :
- Et pourquoi est-ce que je vous croirais, hein ?
La tension monte dans la rue principale du petit village. Des clients curieux sortent de l'auberge pour satisfaire leur soif de potins. Calith n'a pas le temps de trouver une bonne répartie que Loundor s'approche de l'aubergiste et décrète :
- C'est un homme de parole, comme nous tous ici. Cet esclave n'a pas la Peste, soyez-en assurés.
L'aubergiste ricane, prenant à témoin les clients qui se massent maintenant derrière lui et clame à tue-tête :
- Et voilà le gros bras qui vient prêter main forte au freluquet qui se prend pour un nobliau !
Sa mâchoire cède dans un craquement écœurant. Le poing de Loundor est parti si vite et si fort qu'ils ont à peine eu le temps de voir le geste. Et Calith a à peine eu le temps de comprendre que c'était lui, le freluquet en question, que son Général explosait la mâchoire de l'aubergiste.
La main gauche autour de Fáelán, Iezahel repousse sa cape sur son épaule pour dégager son bras droit et s'interpose entre Calith et les clients de l'auberge. C'est le chaos soudain. Les coups fusent. Les loups-garous s'en donnent à cœur joie, très vite rejoints par les hommes de Loundor. Calith reste immobile, prêt à en découdre. Mais Iezahel ne laisse personne l'approcher, grondant et cognant sans répit. Même Fáelán, les yeux grands ouverts, les lèvres retroussées, gronde.
Si l'escorte royale a reçu quelques coups, les dommages sont bien plus importants chez les clients de l'auberge. Ceux qui en sont encore capables déguerpissent dans toutes les directions. Les autres restent à terre en gémissant.
Les moins téméraires, ceux qui sont restés près de la porte, s'approchent enfin pour venir récupérer les blessés. Et alors que Calith s'apprête à sermonner son Général pour son manque de retenue, Loundor explose :
- Ça commence à bien faire, à la fin ! Y'en a pas un pour rattraper l'autre ! Tous aussi méprisants et arrogants ! Y'en a marre ! Un peu de respect, c'est trop vous demander ?
Il éructe sa rage, et sa voix grondante résonne entre les murs des maisonnettes blotties le long de la route principale. Les volets qui s'étaient ouverts discrètement sur les curieux se referment tout aussi discrètement. Le long d'une façade, un amoncellement de neige en équilibre précaire chute dans un bruit sourd, vaincu par les vibrations du hurlement. Et soudain, un calme irréel retombe sur le village.
Iezahel rabat les pans de sa cape autour de Fáelán. Aux mouvements du tissu, Calith devine qu'il caresse le dos de son fils, tandis qu'il lui murmure des paroles rassurantes. Mais ses yeux restent en alerte, prêt à se battre à nouveau. Asaukin et les jumeaux sont toujours sur le qui-vive, prêts à suivre leur Général. Et Loundor, lui, tourne en rond, bougonnant des imprécations muettes.
D'un commun accord, sans se concerter, ils se rapprochent de Filraen et Nyv'. Severin les observe, hagard. C'est finalement Calith qui rompt le silence après s'être éclaircit la voix :
-Ce n'était sans doute pas le plus intelligent à faire.
- Et je m'en fous. La coupe est pleine. J'en ai plus qu'assez d'être traité comme un malpropre. Non mais franchement...
- Tu aurais pu nous en laisser un peu plus.
Calith le coupe dans sa tirade furieuse, et son reproche, assené avec un léger sourire, calme soudain Loundor. Ils se dévisagent un court moment, dans la lumière blafarde du crépuscule, avant que Loundor avoue :
- Bon, c'est vrai, j'aurais peut-être dû attendre qu'on soit installés pour lui casser la gueule.
Calith hoche doucement la tête, n'ayant pas le cœur à insister sur les conséquences de son acte. Et puis, à vrai dire, même s'il n'a pas pu participer, il a apprécié, ne serait-ce que pour une fois, de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Sauf qu'un problème se pose désormais, et pas des moindres. L'aubergiste ne les acceptera jamais dans son établissement. Et la rumeur sur la prétendue Peste de Severin a sans doute déjà fait le tour du village. Trouver un endroit où dormir devient un sacré défi.