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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 25-01-2014 à 09:40:21

Iduvief, chapitre 32

 

 

Filraen, d'une toute petite voix, ose demander :

 

- Que faisons-nous, à présent ?

 

Cette question reporte l'attention sur Severin, plus mal en point que jamais. Ils ne peuvent pas rester au beau milieu du village. Faire voyager l'esclave était une erreur, Calith en est bien conscient. Même si l'écurie était peu chauffée, poussiéreuse et peu adaptée pour soigner quelqu'un, c'était toujours mieux que de le faire errer sur les routes par un froid pareil. Même si Lucias ne pouvait pas le garder indéfiniment, ils auraient trouvé un arrangement. Mais le mal est fait, et désormais, il faut trouver une solution. Loundor a retrouvé son calme et ordonne d'une voix posée :

 

- Asaukin, les jumeaux, remontez en selle. Iezahel, change-toi, tu nous guideras. Je te suivrai, mon cheval à l'habitude des loups. Vous devrez tous faire attention à ne pas vous laisser distancer. Nous allons à L'Hydre qui fume : nous passerons la nuit sur la route. Dans le noir, c'est vite arrivé de perdre les autres, donc soyez attentifs à ce qui vous entoure.

 

Personne ne conteste les ordres de Loundor. Ils savent tous que la nuit sera éprouvante mais ils sont bien conscients qu'ils n'ont pas beaucoup d'alternatives. Après le scandale devant l'auberge, personne n'acceptera de les loger. Et puis, ils sont neuf, dix en comptant Fáelán...

 

Iezahel s'approche de Calith, un léger sourire sur les lèvres, malgré la ride de contrariété sur son front. Il retire sa cape, et défait la longue bande de tissu qui retenait Fáelán. Avec beaucoup d'habileté, il la noue autour du torse de son roi, lui confiant ainsi son fils. Fáelán observe ses faits et gestes avec beaucoup d'attention et semble s'apaiser lorsque Calith lui caresse le dos. Iezahel va prêter sa cape à Nyv', puisqu'il n'en aura pas besoin, et il aide Filraen pour envelopper Severin dans une épaisseur supplémentaire. Puis il revient vers Calith, qui lui enlève son collier de métal et le glisse dans sa besace. Calith, qui s'apprête à se reculer pour laisser son amant se déshabiller et se changer, se retrouve tout surpris quand Iezahel l'embrasse à pleine bouche devant tout le monde. Mais il répond bien vite à son baiser. Cette brève étreinte calme l'angoisse dont il n'avait pas conscience mais qui lui nouait la gorge. Il n'a pas besoin que Iezahel lui dise le fond de sa pensée : alors qu'il s'écarte pour reprendre son souffle, il lâche dans un murmure :

 

- Je prendrai soin de lui.

 

Iezahel lui offre un sourire et s'écarte. Il commence à se déshabiller pendant que Calith monte précautionneusement en selle. Guidés par Loundor, les cavaliers forment un cercle autour de Iezahel, qui se tient, parfaitement nu, debout dans la neige. Ses affaires sont rangées dans la besace accrochée à la selle de son cheval. Puis, cachés des éventuels curieux qui regarderaient encore, il se transforme à l'abri du cercle. Et c'est un magnifique loup gris qui émerge du rassemblement et s'ébroue en silence. Puis, après avoir jeté un regard à Loundor, se met à trottiner dans la neige.

 

Les dernières lueurs du jour disparaissent progressivement, les plongeant dans une immensité noire. Les torches seraient inutiles, n'éclairant guère plus loin que leur monture, et faisant d'eux des cibles de choix. Mais Calith déteste se sentir à ce point vulnérable. Privés de lumière, ils avancent lentement en file indienne, Asaukin tenant la bride du cheval de Iezahel. Les conversations sont rares, ils sont à l'affût du moindre craquement, du moindre gémissement de la nuit. Le ciel étoilé semble faire tomber sur eux un froid pénétrant, que les capes n'arrivent pas à contrer et donne vie à d'innombrables ombres maléfiques le long de la route.

 

Ils ont cumulé les erreurs. Ils n'auraient jamais dû emmener Severin avec eux. Et Loundor n'aurait pas dû faire usage de violence à l'encontre de l'aubergiste. Mais alors quoi ? Se laisser parler de la sorte, accepter d'être méprisé ainsi ? Même en tant que roi, Calith ne se permet pas de traiter ses sujets avec autant d'affront.

Calith en viendrait presque à estimer que ce voyage à Iduvief, tout entier, était une erreur. Ils n'ont pas pu aider Artéus. Ils n'ont pas pu empêcher des meurtres. Et ils ont découvert une réalité qu'il aurait préféré ignorer. Mais i ce petit corps blotti contre lui, douce chaleur endormie, qui l'en dissuade. Ils ramènent avec eux un esclave qui n'a que trop souffert, un mage talentueux qui était sous-estimé, et un louveteau qui a besoin de beaucoup d'amour. Alors l'inconfort est un moindre mal. Sauf si Severin ne survit pas à cette nuit.

 

Des petits doigts s'agrippent à sa chemise. Fáelán remue dans son sommeil, avant de s'apaiser. Comment pourront-ils s'occuper de lui malgré leurs rôles respectifs ? Et que se passera-t-il si Fáelán se révèle inadapté à l'armée ? Après tout, tous les hommes ne sont pas voués à finir avec une épée à la main. Bercé par le rythme lent du cheval, luttant contre le sommeil, il réfléchit. Il demandera à Elihus s'il n'y a pas, dans les archives, des cas où un roi a pris pour pupille un jeune esclave. Ça se fait pour les nobles : des orphelins, dont les parents sont morts dans des circonstances tragiques ou au service du royaume, se retrouvent sous l'aile protectrice du souverain. Mais des esclaves ? Il sait que s'il lui arrive quelque chose, Zélina pourra s'occuper de Mahaut, imposer ses volontés en tant que reine. Mais que pourrait faire Iezahel pour son fils ?

 

Une agitation inhabituelle le tire de ses sombres pensées. Loundor, de sa voix de basse, ordonne de bifurquer sur la droite, et de s'y arrêter. Iezahel leur a trouvé une clairière, légèrement épargnée par la neige. Ils mettent pied à terre, se dégourdissent les jambes en essayant vainement de se réchauffer. Les chevaux soufflent dans l'obscurité presque complète, tandis que Iezahel s'approche de Calith. Un craquement à peine audible, et la lumière surgit soudain, donnant d'inquiétantes allures aux arbres qui bordent la clairière. Loundor tient bien haut une torche pour s'assurer que tout le monde est présent. Puis il la plante dans la neige. Ils ont faim et ils ont soif. Les chevaux ont besoin de se reposer un peu. Mais un arrêt prolongé dans ce froid signerait leur arrêt de mort.

Filraen est allé chercher de la neige qu'il a tassé dans un gobelet. A l'aide d'incantations, il la fait fondre puis tiédir. Puis après avoir vérifié la température du bout du doigt, plonge des herbes séchées dedans.

 

Les gestes rendus malhabiles par le froid, ils fouillent dans leurs affaires respectives pour prendre quelques provisions. Et dans un silence sépulcral, ils dînent, debout dans la neige. Iezahel est resté sous sa forme lupine et attrape au vol les morceaux de viande séchée que lui lance Calith. Ils ne traînent pas plus que nécessaire : une fois le repas terminé et Severin soigné, ils remontent en selle

et reprenne la route.

Il n'y a plus d'autres haltes. Le reste du trajet se déroule dans un brouillard cotonneux. Dormant à moitié, veillant au petit bonhomme qui somnole contre lui, Calith se laisse bercer par sa monture et le silence glacial de la nuit. Une nuit qui lui semble interminable.

 

 

 

 

Les premiers rayons du soleil dévoilent un paysage enneigé, d'où s'élèvent ça et là des arbres imposants tout de blanc vêtus. La route principale se révèle à eux. Calith sourit : ils n'ont pas dévié. C'est si facile, en pleine nuit, de poursuivre tout droit, sans se rendre compte qu'on a quitté le chemin. Mais Iezahel, avec sa vision nocturne, les a parfaitement guidé et Loundor a su leur faire suivre la trace du loup.

 

Les cavaliers clignent des yeux, essayent de s'extraire de la torpeur dans laquelle ils sont plongés. Ils n'ont pas vraiment dormi, ils ont somnolé, se laissant parfois surprendre par le sommeil impérieux. Même les traits de Loundor sont marqués par la fatigue. Au loin se dressent des silhouettes rendues fantomatiques par la brume matinale. L'espoir revient.

 

A mesure qu'ils avancent, sentant sous leurs jambes les chevaux tituber de fatigue, les silhouettes deviennent des chaumières et le village prend forme. De maigres sourires reviennent sur les visages épuisés. Seul celui de Nyv' garde un masque figé. Entre ses bras, Severin est devenu poupée de chiffon. Quelques minutes encore qui leur paraissent bien longues avant qu'ils ne s'immobilisent devant l'auberge. Sur l'enseigne, le « e » a été grossièrement rayé et un « ait » le remplace désormais. L'Hydre qui fumait.

 

Loundor est le premier à pénétrer dans l'auberge, suivi par Asaukin. Calith descend péniblement de son cheval, le corps endolori, veillant à ne pas malmener Fáelán. Iezahel s'assoit près d'eux, le souffle court. Les jumeaux aident Nyv' a faire descendre Severin, inconscient, guidés par Filraen.

 

Laissant les chevaux sous la bonne garde de l'un des jumeaux, ils pénètrent dans l'auberge. Xalaphas s'agite, tourne et virant en répétant à l'envi « Oh mes bons sires, mais que s'est-il passé ? » Succinctement, Loundor lui explique le refus de l'autre aubergiste, la nuit sur la route. Le vieil homme hoche la tête, l'air sombre, et calmé, il prend la direction des évènements. Un jumeau et Nyv' portent, sous ses instructions, Severin jusqu'à une petite pièce, coincée entre la cuisine et la salle. Ils sont glacés et la chaleur de la pièce leur semble étouffante et leur brûle la peau.

La présence de Iezahel sous sa forme lupine rend Xalaphas très nerveux. Pourtant, il obtempère quand Calith lui demande l'accès à la cave. Il ne souffle pas un mot quand il le voit déposer des vêtements et enfermer le loup dans la cave, mais il les observe du coin de l'œil. Et il laisse échapper un cri étranglé en voyant un homme en sortir.

 

Dans la cuisine, la femme de Xalaphas fait chauffer ses fourneaux et lance la production des fameuses galettes qui avaient tant régalé Calith et ses hommes, il y a une éternité de cela. Dans un coin de l'âtre, elle met du potage à réchauffer, ainsi que de l'eau. Filraen fait allonger Severin sur le petit lit qui occupe quasiment tout l'espace, le fait enfouir sur une montagne de couvertures. Dans un gobelet d'eau, il verse des herbes, puis lance plusieurs incantations pour soulager la respiration sifflante de l'esclave.

 

La bande de tissu qui entourait le torse de Calith libère Fáelán, qui se précipite dans les jambes de son père. Iezahel accuse le coup, le prend dans ses bras, mais impossible de manquer l'épuisement qui marque ses traits.

Ils se retrouvent tous dans la salle principale, où un feu joyeux crépite dans l'âtre, sans enfumer toute la pièce. Peu à peu, leurs corps se réchauffent : leurs joues sont devenues toutes rouges et leurs doigts brûlent. Asaukin et les jumeaux vont s'occuper de rentrer les chevaux à l'abri, tandis que Xalaphas et sa femme garnissent la table de boissons chaudes et de galettes.

 

Ils sont épuisés, mais leur faim est impérieuse et ne les laissera pas se reposer tant qu'elle ne sera pas assouvie. Alors dès que les soldats reviennent de l'écurie, ils se jettent sur la nourriture et dévorent les galettes, sous le regard bienveillant de leur hôtesse. Quand il n'y en a plus, elle leur apporte une autre fournée avec un sourire ravi.

 

Iezahel tombe littéralement de fatigue, malgré Fáelán sur ses genoux qui lui mordille la chemise. Même pour un loup-garou, passer une nuit entière à mener un groupe de cavalier est éreintant. Xalaphas, bien conscient de la fatigue de ses clients, les conduit sans plus tarder à l'étage, où il leur propose les mêmes lits qu'à l'aller. Ils s'écroulent dessus, laissant Nyv' et Filraen veiller sur Severin.

 

Ils n'ont pas fait long feu, et il semble à Calith qu'il vient juste de s'endormir quand une sensation étrange le réveille. Il ouvre péniblement les yeux, et découvre Fáelán assis à côté de son visage, triturant ses cheveux. Le gamin a dormi toute la nuit, blotti contre son torse, il n'a plus sommeil. Calith pousse un soupir et s'apprête à se rendormir quand une petite voix chuchote :

 

- Et elle !

 

La surprise dissipe bien vite le brouillard de sommeil qui l'entourait. Se redressant à moitié, il suit du regard la direction qu'indique Fáelán : son amant, vaincu par la fatigue. Il secoue doucement la tête et marmonne, la bouche pâteuse :

 

- Mais non, ce n'est pas elle, c'est lui. Et il dort, car il est épuisé. J'aimerais bien en faire de même, si tu permets, petit bonhomme.

 

Mais Fáelán, parfaitement réveillé, n'a pas l'intention de se laisser envoyer paître et insiste :

 

- Et elle !

 

Bien malgré lui, Calith sourit. C'est la première fois qu'il entend le gamin parler, et il commençait à se demander si c'était bien normal, ce silence. Pourtant, ses paroles n'ont rien de cohérent et l'inquiètent un peu : est-il sain d'esprit ? Alors, presque réveillé, il explique doctement :

 

- Ce n'est pas elle, c'est lui. C'est un homme, avec … ahem, tout ce qu'il faut où il faut. Donc tu ne dois pas dire « et elle » mais « et lui ».

- Si.

 

Le minuscule index de Fáelán se pose sur son nez, et coupe net l'agacement qui commençait à monter. Il fond devant ce petit bonhomme si sûr de lui, au visage si sérieux. Mais il ne peut laisser passer une telle affirmation. Craignant que le gamin, ayant vu ou entendu les relations qu'il entretient avec son compagnon, ne fasse un raccourci aussi prompt que dérangeant, il insiste :

 

- Je te dis que c'est pas une femme, mais un homme, bon sang. Et il...

 

La maigre clarté des lieux lui permet de voir Loundor qui le regarde, lui aussi réveillé, un sourire narquois sur les lèvres. Retenant de justesse un juron, Calith laisse retomber la tête sur l'oreiller en dévisageant son Général. Fáelán, voyant son attention détournée, pivote et regarde Loundor, avant de répéter un peu plus fort :

 

- Et elle !

 

Calith est sur le point de prendre Loundor à témoin, de lui faire remarquer que confondre un homme et une femme c'est pas bien normal quand même, quand il l'entend déclarer :

 

- C'est presque ça, mon grand. Yé-za-el. Mais tu peux l'appeler « papa », c'est plus simple.

 

La gorge nouée, Calith entend Fáelán s'entraîner à la prononciation du mot jusqu'à ce que Loundor, satisfait, poursuive :

 

- Et lui, là, pas besoin de l'appeler Sire. Calith, ça ira très bien pour toi.

 

Mais la prononciation du prénom du roi, trop compliquée, s'avère laborieuse et il se retrouve surnommé « Cali ». L'esprit encore voilé par le sommeil, Calith comprend enfin que le « si » qu'il avait pris pour une provocation n'est en fait que la tentative de « Sire ». Alors il sourit, vaincu par la tendresse que lui inspire le gamin. Fáelán, ayant trouvé une oreille plus compatissante, se tourne alors vers Loundor et joue avec ses cheveux. Et dans un soupir, ce dernier déclare :

 

- Bon, il s'ennuie. Repose-toi, Calith, je vais l'occuper en bas.

- Merci.

 

Ce n'est pas simplement parce que Loundor se propose d'occuper le gamin que Calith le remercie, et il sait qu'il aura compris. Alors il sourit une dernière fois, se retourne, enfouit son visage contre le dos de Iezahel, et se rendort presque aussitôt.

 

 

 

 

 

Plus tard, c'est l'agitation contre lui qui le réveille. Iezahel s'est redressé dans le lit et cherche du regard quelque chose. Voyant que Calith a ouvert les yeux, il demande d'une voix pressante :

 

- Où est passé Fáelán ?

- Vendu. Au poids. Pour payer l'auberge.

 

Il a à peine terminé sa phrase que Calith réalise la stupidité de sa réponse. L'humour de grand matin ne lui réussit pas. Il pose une main impérieuse sur l'épaule de Iezahel, déjà prêt à bondir hors du lit, et s'empresser de rectifier :

 

- Je suis désolé Iezahel, je plaisantais. Il va bien, il est avec Loundor. Il ne dormait plus et s'ennuyait, alors il l'a emmené en bas. C'était stupide, désolé, mais il va bien.

 

Mais la terreur dans le regard de Iezahel, si elle s'est apaisée, n'a pas disparu. Et Calith comprend : il a confié le petit à un autre loup, avec lequel les relations sont parfois tendues. Iezahel ne répond rien mais s'extirpe du lit et commence à enfiler ses bottes. Dans un soupir, Calith l'imite et ordonne, voyant que son amant n'a pas l'intention de patienter :

 

- Attends-moi, Iezahel.

 

Il n'a pas besoin de préciser, le loup-garou a bien compris qu'il s'agit d'un ordre. Quand ils sont prêts tous les deux, ils descendent jusqu'à la salle principale, Iezahel en tête, Calith observant par-dessus son épaule. Loundor est installé sur une table, le petit sur ses genoux. Il manipule deux croûtons de pain sous les yeux émerveillés de son auditoire :

 

- Et le chevalier s'écria « Tu vas mourir, impudent, toi qui as osé t'en prendre à ma bien-aimée ! »

 

Loundor précipite les deux croûtons l'un contre l'autre et imite le choc de deux épées qui s'affrontent. Mais il s'interrompt bien vite en percevant une présence dans son dos. Fáelán se retourne et un sourire ravi éclot sur ses lèvres. Il s'échappe des bras de Loundor pour se laisser tomber à terre et trottine jusqu'à Iezahel en appelant :

 

- Papa ! Papa !

 

Le concerné reste figé l'espace d'un instant, avant de se baisser pour le prendre dans ses bras et le serrer contre lui. Calith, silencieux, s'approche et découvre les larmes qui dévalent les joues de son compagnon. Des relents de fatigue, la terreur inspirée par la plaisanterie stupide de Calith, l'émotion, enfin, d'entendre Fáelán l'appeler de la sorte, ont fait déborder le vase. Tout en douceur, Calith attire contre lui Iezahel, d'apparence stoïque mais bouleversé. Il l'étreint sans un mot, bercé par les « Papa » murmurés par Fáelán. Ce n'est que lorsque Iezahel cesse de trembler entre ses bras que Calith s'écarte et murmure :

 

- C'est ton fils, il sera toujours à toi. Désolé d'être aussi stupide parfois.

 

Son amant esquisse un sourire poignant qui lui noue la gorge. Tout en douceur, il caresse ses cheveux puis effleure sa joue. Et dans un murmure, lui raconte les évènements de la nuit, quand Fáelán essayait en vain de l'appeler, et que lui ne comprenait rien à rien. La porte de l'auberge s'ouvre soudain, empêchant toute moquerie de la part de Iezahel et les faisant se séparer : deux hommes entrent, sans doute des habitués. Ils vont s'asseoir directement à une table sans la moindre hésitation. Xalaphas arrive en trottinant, fait demi-tour avant d'avoir atteint ses clients, et va leur servir deux chopes de bière. Loundor, Calith et Iezahel décident qu'il est temps d'aller prendre des nouvelles de Severin et traversent la cuisine, où s'affaire l'imposante femme, avant de s'entasser dans la petite pièce. Filraen s'est assoupi sur une chaise inconfortable. Nyv' partage le lit du convalescent et dort à poings fermés. En réalité, seul Severin est éveillé et il observe les nouveaux venus avec un pâle sourire. Son regard semble lucide, sa respiration est moins sifflante. Son bras gauche entoure les épaules de l'éclaireur dans un geste protecteur. Dans un chuchotement rauque, il murmure :

 

- Filraen a fait des miracles encore. Et comme Nyv' dort avec...

 

Il s'interrompt immédiatement lorsqu'une silhouette massive se dresse sur le seuil de la porte. La femme, voyant tout ce monde présent, tend un bol de potage à Calith en déclarant d'un ton péremptoire :

 

- Puisqu'vous êtes ici, z'allez l'aider à manger. C'l'heure du déjeuner et les clients arrivent.

 

Et sans attendre de réponse, elle fait demi-tour, laissant Calith pétrifié. Iezahel pose son fils à terre et récupère le bol, puis s'approche du convalescent pour lui donner à manger. Le déjeuner. Ils n'ont dormi qu'une poignée d'heure, à peine. Calith comprend mieux la fatigue qu'il ressent toujours.

 

Lorsque Severin, handicapé par ses mains encore bandées, a terminé de manger et s'endort, ils quittent la pièce pour regagner la salle principale. Les jumeaux et Asaukin les attendent patiemment autour d'une chope et les saluent en les voyant arriver. Ils ont à peine le temps de s'asseoir que Xalaphas leur apporte une copieuse marmite de ragoût qui leur met l'eau à la bouche, puis sa femme pose une écuelle d'une bouillie non-identifiée devant Fáelán, assis sur les genoux de son père. Puis elle se redresse, toise Calith avec une terrible lueur de défi dans le regard, et assène :

 

- Et v'nez pas m'dire qu'c'est trop pour un esclave. J'sais qu'vous êtes son maître, mais j'dis qu'il faut qu'ce môme se remplume. Alors tant qu'vous s'rez là, il mang'ra une bouillie d'avoine au miel, foi d'Hilda !

 

Xalaphas, à ses côtés, pousse un couinement étouffé, tenté de demander à sa femme de ne pas parler aux clients de la sorte, mais bien trop intimidé pour le faire. Calith lève les mains en signe de reddition, impressionné par ce dragon et son sens de l'observation. Il ne lui serait cependant jamais venu à l'idée de lui interdire de nourrir le petit : il est bien conscient qu'il est trop maigre pour son âge. Il tente un sourire pour l'amadouer et répond :

 

- Bien au contraire, je vous remercie pour votre prévenance et votre sollicitude. Soyez assurée que j'apprécie grandement votre geste.

 

Elle reste stupéfaite et indécise, craignant qu'il ne se moque d'elle. Mais le voyant sincère, elle émet un grognement qui pourrait passer pour un « pas d'quoi » et tourne les talons. Xalaphas tente de rattraper le coup en se lançant dans une litanie d'excuses, d'une voix chevrotante, jusqu'à ce que Loundor intervienne :

 

- Ne vous inquiétez pas, mon brave. On connaît ce genre de personne : bourrue, qui crie fort parfois, mais qui a le cœur sur la main. Ne vous en faites pas, ça ne rend votre auberge que plus chaleureuse.

 

Calith, encore secoué par la tirade de Hilda, n'aurait pas été jusqu'à dire que c'est un accueil chaleureux, mais le soulagement de l'aubergiste est bien trop palpable pour qu'il nuance les propos de son Général. Et puis, voir Fáelán se régaler de cette bouillie, sous le regard tendre de son père, achève toute tentative de protestation : il n'y en a pas un qui prendra sa défense.

 

 

 

 

 

L'œil vigilant de la matrone fait de ce déjeuner un véritable festin : une fois la marmite vide, elle leur en ramène une seconde. Impossible de résister à la tendresse de la viande qui fond dans la bouche, aux mille saveurs qui explosent contre le palais, aux délicieuses pommes de terre gorgées de jus. Alors ils font honneur à la cuisine, sous le regard ravi de Hilda, qui n'oublie pas Fáelán et lui donne une autre écuelle tout aussi pleine. Le louveteau se repaît, dévore, fidèle à sa nature lycanthrope, avec l'approbation muette de Iezahel et de Loundor. Quand leur panse crie grâce et que la seconde marmite est vide, elle arrive avec une énorme miche de pain et un fromage tendre et délicieux. Ils le dévorent, bien sûr, savourant chaque bouchée. Et c'est à ce moment-là qu'elle revient avec un énorme pain d'épice. S'il y a bien un mot pour qualifier cette femme et sa cuisine, c'est généreux. Car le pain d'épice est merveilleusement tendre, moelleux et presque fondant tant il y a de miel. Même s'ils n'ont plus faim, comment résister ?

 

Ils sirotent de l'hypocras, rendus hébétés par tant de bonne chair, conscients qu'ils devraient aller faire un brin de toilette, car ils sentent fort le cheval mais incapables de se lever. Même lorsque Filraen arrive, l'air catastrophé, ils n'arrivent pas à se redresser. Mais ils écoutent avec la plus grande attention le mage leur explique à voix basse :

 

- Cette femme essaie de gaver Severin. Elle prétend que ça l'aidera à aller mieux mais je n'en suis pas convaincu. Il faut que vous lui disiez de cesser immédiatement !

 

Filraen ne s'adresse à personne en particulier. Pourtant, tous trouvent fascinant, soudain, le feu qui brûle dans l'âtre, la rainure, là, dans la table, ou encore Fáelán, repus, qui dort comme un bienheureux. Calith se sent obligé de répondre, ne pouvant laisser la requête du mage sans réponse :

 

- Filraen, vous êtes le guérisseur, celui chargé de rétablir Severin. Vous avez bien plus de légitimité à recadrer Hilda que nous.

 

Le mage lui jette un regard désespéré avant de comprendre que cette évidence est un refus, diplomate certes mais implacable. Il se dirige alors en traînant les pieds jusqu'à la petite salle, suivi du regard par Calith, légèrement pris de remords. Mais lorsque le mage revient, cinq minutes plus tard, le visage gris et les mains tremblantes, il ne regrette plus de ne pas avoir osé affronter le dragon : c'était une lutte perdue d'avance. Filraen s'installe à côté des jumeaux, penaud et ne réagit même pas lorsque Xalaphas apporte un énorme fauteuil confortable, suivi de près par Hilda et Nyv' qui soutiennent l'esclave. Calith retient un sourire en imaginant la discussion qui a eu lieu : Filraen s'opposant au déplacement de Severin, et Hilda campant sur ses positions.

Filraen ne retrouve bonne mine que lorsque Severin, soigneusement emmitouflé dans une épaisse couverture, se met en sourire en déclarant :

 

- Je suis bien mieux ici avec vous que claquemuré là-bas.

 

Il semble encore épuisé, et sa respiration est toujours sifflante, mais son regard luit intensément et il parait heureux. Alors les conversations reprennent et les rires éclatent à nouveau. Le soleil poursuit sa course quotidienne, tandis qu'ils devisent joyeusement, heureux d'être débarrassés de l'ambiance morose d'Iduvief et soulagés de voir Severin sur pied.

 

Trois silhouettes entièrement masquées par d'épaisses capes entrent dans l'auberge, les faisant taire. Avec curiosité, ils les scrutent tandis que deux jeunes et jolies femme et un homme plus âgé émergent des capes. Très vite apparaissent luth, flûte et tambours. Des ménestrels ! Voyant que leur arrivée n'est pas passée inaperçue, ils s'approchent de la table de Calith et l'homme déclare :

 

- Que de nobles guerriers, en cette belle tablée ! De si nobles guerriers qu'il me semble, mes chères, poursuit-il en prenant à témoin les deux jeunes femmes, qu'ils ne seront pas insensibles à nos récits chevaleresques. Et qu'ils comprendront très bien que de pauvres ménestrels comme nous ne peuvent exercer leur art la gorge sèche, et que les temps sont durs, si durs...

 

Calith retient de justesse un sourire. Des troubadours ou des ménestrels itinérants ne cessent de se rendre à Pieveth, dans l'espoir d'y être accueilli quelques jours en l'échange de divertissement. Et Calith, par la voix d'un de ses conseillers, se montre toujours enclin à accepter. Mais il sait très bien qu'ils ont les moyens de se payer une chope, et qu'ils chanteront quoiqu'il advienne. Il s'apprête à refuser poliment mais fermement cet arrangement quand les jumeaux, dévorant du regard les jeunes femmes, appellent Xalaphas pour qu'il les serve et prennent sur leurs propres deniers pour régler la note.

 

Calith reste impassible, réalisant soudain que ces divertissements, quasiment quotidiens à la cour, sont très prisés chez les soldats, plus encore quand de belles femmes y prennent part. Le reste de l'après-midi se passe donc à écouter chansons et récits épiques, pour le plus grand bonheur de tous. Et ils n'ont pas quitté la table que Hilda revient avec le dîner, un épais potage qui leur met l'eau à la bouche, malgré tout ce qu'ils ont ingurgité plus tôt.

 

La soirée file à une vitesse folle, rythmée par la musique et les contes, sous un auditoire toujours plus nombreux et fasciné. Et lorsque les derniers accords s'éteignent, Calith et ses compagnons reprennent pied dans la réalité. Severin s'est endormi sur son fauteuil, couvé par un Nyv' aux petits soins. Iezahel caresse distraitement les cheveux ébènes de son fils endormi. Et les jumeaux, la bouche en cœur, s'approchent des ménestrels. Calith secoue doucement la tête et déclare, amusé :

 

- Bien, je suppose qu'on ne les verra pas ce soir. Je suis épuisé, par contre, donc si vous permettez...

 

Iezahel se lève aussitôt et lui emboîte le pas. Ils ne se rendent pas tout de suite à l'étage, préférant d'abord faire ce fameux brin de toilette tant de fois reporté. Ils sont les premiers arrivés, dans les grands lits communs. Ils en profitent donc pour coucher Fáelán et se blottir dans les bras l'un de l'autre. Iezahel lui demande dans un murmure :

 

- Tu ne le revendras pas, n'est-ce pas ?

- Jamais, je t'en fais le serment. Je suis désolé pour tout à l'heure, j'ai essayé d'être drôle mais tu sais...

- Oui, tu n'es pas toujours très doué.

 

Calith fuit son regard amusé, conscient que cette pique est amplement méritée. Il n'ose pas se mettre à sa place, quand il a entendu ces paroles malheureuses. Iezahel lui redresse le menton, un sourire tendre sur les lèvres, et l'embrasse délicatement. Malgré la peur que Calith a fait ressurgir, malgré son manque évident de tact, Iezahel l'aime encore. Il sait qu'il devra tout faire pour le rassurer à ce sujet, mais son amant ne lui en veut plus. Alors il le serre contre lui et répond avec fougue à son baiser.

 

Ce n'est pas l'envie qui leur manque, mais l'heure n'est pas aux galipettes : Loundor et ses hommes peuvent surgir à tout instant et bon, ils sont dans un lit commun, avec Fáelán juste à côté. Et ils ne sont pas avides de l'autre au point de voler des moments d'intimité dans ces conditions : ils préfèrent prendre leur temps, juste tous les deux, tranquillement.

 

Ils restent donc serrés l'un contre l'autre, à s'effleurer, à s'embrasser, à se caresser dans la discrétion relative de la couverture. Et peu après, des pas lourds signalent l'approche de Loundor et ses hommes. Tous ses hommes, mêmes les jumeaux, déconfits. Calith étouffe son éclat de rire dans le creux de l'épaule de Iezahel. La fatigue est trop forte cependant : ils s'endorment sans commenter le retour des jumeaux.