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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 31-01-2014 à 12:16:06

Iduvief, chapitre 33

 

 

 

 

Ils se lèvent tôt le lendemain, reposés et sereins. Hilda les attend avec un sourire radieux et une montagne de galettes. Comment lutter ? Une fois qu'ils sont rassasiés, tandis que Loundor et ses hommes font un brin de toilette, Calith, accompagné par Iezahel et son fils, s'approche du comptoir.

Xalaphas nettoie des chopes de bière, l'air concentré, quand Calith s'approche et annonce :

 

- Nous allons partir.

- Oh ! Déjà ? Vous êtes des hôtes si charmants !

 

Le doux sourire de l'aubergiste est tellement sincère que Calith est convaincu que cette déclaration n'est pas faite dans l'espoir d'augmenter son pourboire. Xalaphas se reprend et enchaîne rapidement :

 

- Enfin, bien sûr, vous êtes libres de partir quand vous voulez, je comprends bien que vous avez des obligations.

- Nous serions restés avec joie, votre auberge est très accueillante, mais nous sommes effectivement attendus. Par contre, l'esclave malade ne pourra pas repartir avec nous, sa santé est encore trop fragile pour le moment.

- Je comprends, bien sûr !

 

Mais sa tête penchée sur le côté, les rides inquiètes sur son front, ses lèvres pincées démentent ses paroles : il ne comprend pas vraiment où veut en venir Calith. Alors il écoute avec soulagement et beaucoup d'attention la suite des explications :

 

- Il restera ici avec le mage et l'autre homme qui a dormi dans la petite chambre. Et ce, jusqu'à ce qu'il soit apte à prendre la route. Il va de soi que je viens aussi vous payer pour les nuits qu'ils passeront ici.

- Mais... comment savez-vous combien de temps ils vont rester ?

 

Calith esquisse un sourire en voyant l'air perplexe du vieil homme. D'un ton affable, il réplique :

 

- Je n'en sais rien. Disons qu'ils resteront une semaine.

 

Xalaphas écarquille les yeux, surpris par la générosité de son client. Tout comme sa femme, il a deviné qu'il était le propriétaire de Iezahel, et donc, par conséquent, de son fils. Et il en a donc conclu qu'il était le maître de Severin, imaginant dans la foulée qu'il était un très riche noble qui voyageait avec des gens d'armes pour sa protection. Certes, il ne fréquente pas de nobles très riches, mais Xalaphas ne les imaginait pas capables d'offrir une semaine d'auberge à un esclave. Après la somme généreuse qu'il avait laissé à l'aller, il se doutait bien que Calith n'était pas radin, mais à ce point...

 

- Et s'il est suffisamment en forme pour partir plus tôt ?

- Ils partiront plus tôt.

- Et je leur confierais le trop-perçu ?

- Non, vous le gardez. Quoiqu'il advienne, vous le gardez. Si pour une raison ou une autre, ils sont obligés de rester plus longtemps, vous leur donnerez le montant qu'il reste à payer, et je vous enverrai quelqu'un pour régler la somme.

 

Xalaphas demeure figé, les yeux grands ouverts et son torchon toujours enfoncé dans une chope qui a séché depuis le temps. Dans son esprit tourbillonnent mille pensées qu'il ne parvient pas à canaliser. Calith se voit contraint d'insister, tout en douceur :

 

- Combien je vous dois, s'il vous plait ?

- Oh ! Je...

 

Il s'affole soudain, l'aubergiste, envoyant promener chope et torchon, bien conscient que faire attendre un client, surtout lorsqu'il se propose de faire preuve d'autant de générosité, c'est très mal venu. Le voyant proche de la panique, Calith lui propose de revenir dans une poignée de minutes, ce qu'il accepte avec empressement.

Ils se rendent donc auprès de Severin, qu'ils trouvent en compagnie de Nyv' et d'un Filraen d'humeur bavarde. Iezahel, son fils lové contre son torse, s'adosse au chambranle de la porte, tandis que Calith s'avance dans la pièce et demande :

 

- Comment te sens-tu aujourd'hui, Severin ?

- Un peu mieux, merci. Filraen continue à me donner des infusions et à me faire des cataplasmes. Et Hilda n'arrête pas de me faire manger.

- Elle n'est pas femme à laisser mourir de faim un esclave.

- Ni à écouter les recommandations d'un guérisseur, bougonne Filraen.

- Je ne pense pas que cette nourriture en abondance mette en péril la vie de Severin. Et il faut faire avec son tempérament, vous allez rester ici le temps que Severin se rétablisse complètement. Filraen, vous déciderez du moment où voyager ne sera plus dangereux pour lui, et vous déciderez également si vous pouvez aller dormir à l'étage. Ne vous préoccupez pas du temps que ça prendra, tout est réglé avec Xalaphas. Nyv', toi, tu te chargeras du voyage. Si quiconque t'interroge sur les raisons de la présence d'un esclave dans votre groupe, tu diras que tu m'en ramènes un, à ma demande. Ça devrait suffire. Vous vous présenterez à moi une fois arrivés à Pieveth, nous aurons beaucoup de choses à régler.

 

Ils opinent tous, conscients qu'il s'agit là d'ordres royaux qu'ils n'ont pas à discuter. Puis voyant que le silence devient pesant et les trois hommes mal à l'aise, Calith souhaite un bon rétablissement à Severin et quitte la pièce.

Xalaphas les attend derrière son comptoir, et sourit gentiment en les voyant arriver. Il tend un morceau de parchemin à Calith, où sont détaillées toutes les dépenses. Une fois que l'argent a changé de main, Calith ayant rajouté deux pièces d'argent au montant total, l'aubergiste s'éclaircit la voix et déclare :

 

- Je... je ne voudrais pas m'imposer, messire, si ça ne vous intéresse pas, dites-le moi mais je voulais vous remercier pour votre générosité. Grâce à l'argent de la dernière fois...

 

Il hésite un peu, tord le torchon qu'il a repris en main. Calith l'encourage à continuer d'un sourire et d'un regard interrogateur.

 

- Grâce à vous, j'ai pu faire réparer la cheminée, vous avez dû vous en rendre compte. J'aurais dû le faire bien avant, même si ça m'aurait coûté toutes les économies, mais … Enfin, le maçon qui a réparé la cheminée viendra aussi rajouter des murs, à l'étage. Il y aura deux petites chambres individuelles, et le reste sera commun. Mais il faut attendre la fonte de la neige, il ne peut pas avoir de pierres avec un temps pareil. L'enseigne est réparée et modifiée, aussi. Pour le portrait de mon fils, ça va prendre du temps, mais l'ébéniste a déjà commencé son travail. Je ne sais comment vous remercier. Peut-être accepteriez-vous de me donner votre nom, ainsi je pourrais demander à l'ébéniste de graver une petite plaque de remerciement ?

 

Calith le dévisage, surpris. Il n'est pas rare que les monastères fassent graver des plaques pour remercier leurs plus généreux donateurs, mais il n'avait jamais eu vent de telles pratiques pour une auberge. Il est très tenté de lui dévoiler son identité, mais il devine sans peine que l'ébéniste refusera tout net de graver quoique ce soit au nom de son souverain. C'est tellement improbable qu'il ne le croira jamais et s'opposera catégoriquement à la création d'une plaque mensongère. Pourtant, il devine dans le regard plein d'espoir de Xalaphas que c'est un moyen pour lui de le remercier. Et il pressent que le bonhomme n'aime pas être redevable. Mais peut-il dire qui il est, après toutes les précautions qu'ils ont pris pour qu'il voyage incognito ? Indécis, il se tourne vers Iezahel, qui murmure :

 

- Suis ton cœur.

 

Calith hoche doucement la tête avec un léger sourire. Et il déclare :

 

- C'est plutôt à moi de vous remercier, Xalaphas. Je vous ferai parvenir une plaque, confirmant ainsi mon identité. Si vous souhaitez ensuite en rajouter une autre, vous êtes libre de le faire.

- C'est-à-dire que je ne pensais pas à ça, mon bon sire, je... C'est très embarrassant, c'est moi qui devais vous remercier, pas l'inverse... Je... j'ignore si je peux accepter un tel présent.

- Vous pouvez. De toute façon, je vous l'enverrai : si ça vous gêne, mettez-la au-dessus de votre lit ou dans la cave. N'en parlons plus, nous devons prendre la route si nous voulons arriver avant la nuit.

- Oh, bien sûr, évidemment. Je... excusez-moi de vous avoir retardé.

 

Calith le rassure d'un signe de la tête, l'attention vite détournée : Loundor, Asaukin et les jumeaux sont de retour après avoir fait leur toilette et salué ceux qui restent. Voyant que tout le monde est prêt, Calith donne le signal du départ et c'est accompagnés par Xalaphas qu'ils se rendent dans les écuries. Ils traversent la cour intérieure, jonchée de caisses vides et de tonneaux recouverts d'un blanc manteau. Le ciel est livide, annonciateur de neige. Ils se pressent pour se mettre à l'abri du froid mordant. Mais Calith n'a pas le temps de faire trois pas dans les écuries qu'il se retrouve plaqué contre le mur, Iezahel et Loundor faisant rempart de leurs corps en poussant des grognements inhumains. Asaukin et les jumeaux, voyant la réaction des loups-garous, tirent leur épée au clair et les pointent en direction d'un homme, plutôt jeune, au visage affreusement défiguré. Iezahel et Loundor ont sorti leur arme, eux aussi, et Fáelán, le visage rouge et congestionné, pleure sans un bruit. Calith l'observe un court instant avant de reporter son attention sur l'homme, devinant qu'il est le responsable de cette situation. Il reste immobile et muet : ce n'est pas le moment de demander ce qu'il se passe. La main de son compagnon repose sur son ventre pour le tenir à l'écart. L'atmosphère est pesante, étouffante presque et fait hennir les chevaux qui s'agitent. Sur le seuil, Xalaphas est pétrifié et glapit :

 

- C'est rien, c'est juste Bargn, il...

 

Mais il s'interrompt bien vite. L'homme tombe à genoux, les mains levées au-dessus de la tête, et déclare d'une voix pressante :

 

- Ne me tuez pas, par pitié ! Je... je vous en supplie, laissez-moi vous expliquer !

 

Calith le dévisage, se demandant pour quelles raisons les deux loups-garous lui en veulent, sans pour autant douter d'eux. L'homme est sobrement habillé de vêtements pourtant bien taillés et de belle facture. Sur la moitié droite de son visage, quatre profonds sillons marquent la chair et déforment ses traits. Sur le haut de son crâne, la cicatrice trace une raie au milieu de ses cheveux bruns. Son œil a été épargné par miracle mais la chair autour semble étirée vers la tempe. Sa joue est comme labourée par la balafre et la dernière marque semble lui faire un long sourire bien peu naturel. De son oreille, il ne reste plus grand chose, comme si la fourche, arme probable qu'on a utilisé contre lui, en avait arraché le lobe et la partie supérieure. Et Calith ne peut s'empêcher de s'interroger sur les raisons de telles cicatrices. L'homme poursuit, les mains tremblantes :

 

- Je suis inoffensif, je vous le jure. Je vous en conjure, ne me faites pas de mal. J'ai... C'est vrai que j'ai tué autrefois, je me suis repu d'hommes et de femmes. Mais j'ai payé mes fautes, j'ai expié mes péchés.

 

Loundor semble se détendre, rapidement imité par Iezahel. Les soldats baissent leurs armes, mais les gardent au clair. Dans un grondement sourd, Loundor le somme de poursuivre ses explications, et Bragn s'exécute avec empressement :

 

- Les villageois m'ont capturé, m'ont enfermé. Ils m'ont fait subir bien des douleurs et je savais que ce n'était que justice ! Je... Ma mort seule ne suffirait pas à rembourser mes crimes. Mais j'avais tellement mal... J'ai fui. Je... je me repens ! Je... je ne me nourris plus d'humains, je vous en fais le serment. Je veux juste reprendre une vie irréprochable, loin de ces villageois. Je vous en prie...

- Xalaphas est-il au courant de ta véritable nature ?

- Oui ! Il m'a recueilli, avec sa femme. Ils ont été très gentils avec moi. Quand... quand l'opportunité de travailler pour lui s'est faite plus précise, j'ai tenu à lui dire que je suis un Eachuisge. J'étais prêt à prendre la fuite, tout plutôt que revivre le calvaire de l'autre village. Mais je commence une nouvelle vie, vierge de tout vice, et je ne pouvais pas la bâtir sur des mensonges. Xalaphas m'a posé beaucoup de questions, puis il en a parlé avec Hilda. Il a pris ses précautions, bien sûr, mais il a accepté de me garder comme employé.

 

Voyant que la situation est plus détendue, Xalaphas s'avance et de sa voix frêle déclare :

 

- Grâce à votre générosité, j'ai pu embaucher un garçon d'écurie, même s'il n'était pas évident d'admettre que quelqu'un allait remplacer mon fils. Mais Bragn a été torturé, il était aux abois, et nous estimons, avec ma douce, qu'il n'y a pas meilleur moyen de rendre hommage à notre fils qu'en prenant sous notre aile quelqu'un qui a souffert.

 

Calith esquisse un sourire rassurant, définitivement convaincu que cet homme gringalet est quelqu'un de bien. Loundor et Iezahel échangent un long regard entendu, essayant sans doute de déterminer la sincérité de l'Eachuisge. Puis le Général ordonne :

 

- Très bien, dans ce cas, je te fais toutes mes excuses, j'ai réagi instinctivement. Fais donc ton travail et prépare nos chevaux, Bragn. Asaukin, les jumeaux, aidez-le.

 

Calith reporte son attention sur Fáelán, qui semble sur le point de s'étouffer. D'un geste habile, Iezahel dénoue la bande de tissu et le prend dans ses bras en lui murmurant des paroles apaisantes. Le roi caresse doucement le crâne de l'enfant en demandant :

 

- Il a eu si peur que ça ?

- Pas exactement. Il a voulu se transformer pour attaquer Bragn. Et vu la situation, j'ai ordonné un peu trop sèchement à son loup de rester tranquille.

 

Calith réprime un sourire, imaginant sans peine le louveteau se jeter sur un Eachuisge. Mais son sourire disparaît bien vite. C'est un problème insoluble. Le décret qu'il a fait passer concerne la totalité des créatures surnaturelles. Mais si le peuple est prêt à faire bon accueil aux margotines, les fées champêtres, aux farfadets ou autres, sans qu'un décret ne soit nécessaire, ce n'est pas le cas pour les créatures les plus dangereuses. Décret ou pas, les villageois ont tôt fait de les abattre. Mais ce sont pourtant des créatures des dieux, qui savent se contrôler la plupart du temps et ne se nourrissent que rarement d'humains. Calith ne peut accepter qu'une race entière soit anéantie à cause d'une poignée d'individus qui sèment la terreur. Les Eachuisge peuvent prendre apparence humaine ou chevaline. Ils vivent dans les lacs, les étangs, régulant la population aquatique. Tout le monde sait qu'il faut se méfier des apparitions autour de ces lieux, que ce soit d'un bel homme ou d'une jolie femme, ou encore d'un magnifique destrier. Car les Eachuisge aiment la chair humaine, ils en raffolent, et si une proie vient les narguer, ils ne résisteront pas à l'entraîner dans l'onde pour l'y noyer et se repaître. Pour célébrer les Dieux, et pour flatter la créature qui vit près de chez eux, de nombreux villageois lui font des offrandes, des animaux ou des criminels condamnés à la peine de mort. Et ils arrivent à faire bon voisinage. Souvent. Mais comment blâmer un village qui pleure encore la perte de proches et qui s'en prend au fauteur de troubles ?

 

Malgré le décret qui stipule bien que tout acte criminel doit être jugé par des personnes compétentes en la matière, et par nul autre, certains oublient que les créatures surnaturelles sont également concernées. Mais les décrets ne changent pas les mentalités, et n'émoussent pas la méfiance. Et il se rend compte, là, soudain, que c'est folie d'imposer aux gens d'accepter ces créatures. Spontanément, en sentant la véritable nature de Bragn, Loundor et Iezahel ont protégé Calith. Et il doit bien avouer, en son for intérieur, qu'il a vraiment pensé qu'il allait être attaqué. Certes, les Eachuisges sont bien plus dangereux au bord de l'eau qu'au milieu des terres, mais il n'en demeure pas moins qu'ils sont des tueurs. Calith n'en côtoie jamais, alors c'est facile de dicter la conduite à ceux qui les côtoient, mais dans les faits...

 

Une petite main qui lui tire la manche le sort de ses pensées. Fáelán, le visage encore maculé de larmes, réclame un câlin, qu'il s'empresse de lui donner en le serrant contre lui. Iezahel semble désespéré et il devine qu'il n'a pas réussi à apaiser son fils. Face à son désarroi, Calith lui demande :

 

- Ça ne va pas mieux, n'est-ce pas ?

- Non. Je crois que je l'ai traumatisé. Il a peur de moi maintenant. Je … et s'il ne...

- Tu as essayé avec ton loup ?

 

Calith sourit, rassurant, bien qu'il n'ait pas la moindre idée de la faisabilité de sa suggestion. Mais il se rend bien compte du trouble de son compagnon, et il ne supporte pas l'idée de le voir ainsi. Et Iezahel esquisse un sourire penaud, avant de se concentrer sur son fils. Les liens de meute existent et sont puissants, alors ceux entre père et fils doivent l'être encore plus, non ? Fáelán est toujours serré contre lui, à s'agripper à sa chemise de voyage, mais son attention est rivée sur Iezahel. Et après quelques instants, il semble enfin se détendre et offre même un sourire à son père.

 

Loundor est en conciliabule avec Xalaphas, et d'après les bribes de conversation qu'il peut saisir, il lui donne des conseils de prudence tout en le félicitant pour son altruisme. C'est délicat, bien sûr. Bragn semble inoffensif, déterminé à rester sur le droit chemin, et de par sa nature, il a le contact très facile avec les chevaux. Mais dans une auberge, avec tant de passage, c'est un risque perpétuel...

 

Les montures sont prêtes, mettant fin à l'incident. Xalaphas les remercie à nouveau longuement, leur promettant la plus grande vigilance. Loundor, déjà en selle, félicite Bragn pour ses résolutions et espère, dans un grondement qui s'apparente presque à une menace, qu'il saura s'y tenir.

Calith monte à son tour en selle, ayant vérifié que Iezahel avait pu installer son fils contre lui. Il n'y a guère de monde, dans les ruelles du village, pour assister au passage de cet étrange cortège, et c'est donc sans encombre qu'ils le laissent derrière eux.

 

 

 

 

 

La journée passe lentement, rythmée par les rires des jumeaux, les bourrasques de neige et les haltes pour ménager homme et chevaux. Ils n'hésitent pas un seul instant lorsque le monastère de Pòrr se dresse devant eux. Ils convergent tous vers le lourd portail pour demander l'hospitalité. Et l'acolyte leur accorde bien volontiers. Accompagnés par le même homme qui les avait accueilli la dernière fois, ils se rendent dans les écuries, où ils soignent longuement leurs montures. Mais alors qu'ils sont sur le point de rejoindre les salles communes, Iezahel, d'une toute petite voix, laisse échapper :

 

- Fáelán aurait besoin de changer et de se dégourdir les pattes.

 

Calith comprend tout ce qu'il ne dit pas. Son compagnon n'ose pas imposer aux acolytes la présence d'un louveteau, et il n'ose pas non plus retarder le moment de repos uniquement pour son fils. Alors il se tourne vers l'acolyte et déclare :

 

- Nous avons un jeune loup-garou avec nous : verriez-vous un inconvénient à ce qu'il se transforme et profite du cloître pour se défouler ? Il n'est pas dangereux.

- Notre Dieu prend régulièrement la forme d'un loup : nous serions bien impertinents de refuser qu'un loup profite de notre monastère pour se défouler. Et lorsque nous offrons l'hospitalité, nous acceptons les hôtes tels qu'ils sont, tant qu'ils ne nous mettent pas en danger.

 

Si les paroles semblent un peu froides, la voix, le sourire et le regard de l'homme sont si chaleureux qu'il ne subsiste aucun doute. Alors Iezahel libère Fáelán de son cocon de tissu, le déshabille rapidement, et en l'espace d'une poignée de minutes, un louveteau s'ébroue à leurs pieds.

 

L'acolyte, après un regard attendri en direction de Fáelán, retourne à sa surveillance. Loundor et ses hommes se rendent dans les salles communes pour saluer l'acolyte en chef et poser leurs affaires. Calith et Iezahel vont s'installer sur un petit banc de pierre, dans la zone abritée du cloître et observent le louveteau découvrir les lieux.

 

Le crépuscule recouvre lentement les arches en pierre, gravées en l'honneur de Pòrr, de lueurs rendues oranges par le ciel livide. Le froid forme des nuages de condensation à chaque respiration des deux amants, mais ils sont bien, là, dans le silence du cloître, à surveiller la progression du louveteau. Et ils ne sont pas les seuls à le surveiller : dans l'entrée du réfectoire, qui donne sur la petite cour, se découpe une multitude de silhouettes. Un novice, plus téméraire que les autres, s'avance lentement en direction de Fáelán, qui se fige en suivant chacun de ses gestes. Le louveteau jette un regard à son père, en quête d'approbation, et voyant qu'il n'y a pas de danger, s'approche du novice.

 

Le courage du premier a donné des ailes aux autres et ils sont bientôt cinq autour de Fáelán. Mais le temps de la découverte mutuelle ne dure pas et ils se retrouvent tous les six à jouer et à courir.

Calith se rapproche de Iezahel, de manière à ce que leurs cuisses se touchent, et il lui prend la main, qu'il serre doucement sous les capes. Un mouvement détourne brusquement son attention du jeu et la porte sur une zone d'ombre, là-bas, au fond du cloître. L'eubage, toujours vêtu de sa tunique blanche immaculée, contemple les novices et le louveteau. Puis, sentant un regard sur lui, tourne la tête vers le roi, et lui adresse un magnifique sourire. Il n'a pas besoin de paroles pour que Calith comprenne qu'ils sont les bienvenus, et que l'agitation dans le cloître l'est tout autant. Et il sent confusément que la bénédiction des Dieux s'étend désormais au petit bonhomme qui court à perdre haleine pour mordiller les chevilles des novices. Puis l'eubage se recule dans l'ombre et disparaît. Calith jette un regard à son compagnon : lui aussi a surpris l'eubage. Et à en croire son visage serein, lui aussi a ressenti cette bénédiction.

 

Finalement, c'est Fáelán qui crie grâce et titube jusqu'aux jambes de son père, signant ainsi la fin des festivités. L'acolyte en chef, accompagné de Loundor, a observé toute la scène sans intervenir, marque de son approbation. Ils se retrouvent tous autour des longues tables qui meublent le réfectoire pour un dîner simple mais copieux, auquel ils font honneur. Ils discutent ensuite un long moment, l'acolyte en chef leur expliquant notamment comment ils ont réussi à offrir une mort paisible aux draugnar qui peuplaient la ferme. Ils abordent également la situation des paysans des alentours, la vie des villages et les difficultés qu'ils rencontrent.

 

Enfin, alors que tous tombent de fatigue, la conversation s'éteint et ils vont dormir dans les petits lit de l'infirmerie où un berceau a été installé pour Fáelán, qui s'est attiré l'affection de tout le monastère.

Ils se lèvent aux aurores, le lendemain, après une nuit reposante, bien que les lits soient à peine confortables. Le petit-déjeuner est rapidement expédié. Laissant les acolytes enchaîner les entraînements matinaux, ils reprennent la route, non sans les avoir longuement remerciés.

 

Le temps est exécrable, et ils peinent à avancer dans les tourbillons de vents chargés d'une neige lourde et collante.

C'est donc épuisés et frigorifiés qu'ils atteignent la bourgade qui les accueillera pour la nuit. Ils passent tout droit devant l'auberge qui les avait contraint à se séparer de Iezahel à l'aller, et nul n'ose émettre la moindre protestation. Plus loin, un autre établissement offre le gîte et le couvert sans séparer les esclaves, et leur choix s'arrête dessus. Ils y passent une nuit correcte, la nourriture servie y est acceptable et l'aubergiste juste assez poli pour ne pas déclencher la colère des voyageurs. Ils sont tous pressés de reprendre la route le lendemain, car ils atteindront Pieveth dans la soirée, aussi ne traînent-ils pas plus que nécessaire après le petit-déjeuner. Ils réduisent également la durée des haltes, pressent un peu leurs montures, ce qui leur permet d'arriver au château juste avant le crépuscule, malgré le vent qui souffle sans répit.

 

 

 

 

 

Nul n'était prévenu de leur arrivée, mais lorsqu'ils s'avancent vers les écuries, le cœur gonflé de joie à l'idée d'être de retour chez eux, le responsable lance ses ordres et la petite cour devient une véritable fourmilière. Ils laissent leurs chevaux aux bons soins des garçons d'écuries, et restent un moment, après avoir pris leurs affaires, à l'abri sous l'auvent. Là, Calith remercie Asaukin et les jumeaux pour leur service, qui en retour lui assurent que c'était un honneur.

 

Puis avec un certain empressement, ils regagnent les logements des soldats, sans doute pour y retrouver leurs compagnons. Calith se tourne vers Loundor, persuadé que ce dernier les accompagnera jusqu'aux appartements royaux. Mais le Général fourrage dans son épaisse crinière couleur charbon et bougonne :

 

- Iris doit m'attendre.

- Va la rejoindre, bien sûr. On se voit demain.

 

Loundor acquiesce, presque gêné, et décampe sans demander son reste, sous le regard attendri de Calith. Il comprend bien qu'après plus de deux semaines de séparation, Loundor ait envie de rejoindre sa femme. Il ne le crie pas sur tous les toits, il fait même preuve d'une pudeur désarmante, mais Loundor aime intensément Iris. Alors c'est bien normal de le laisser aller la retrouver.

 

Restés seuls, Iezahel, Fáelán et Calith décident de regagner leur appartement, savourant par avance le plaisir d'un bain chaud. Ils traversent les couloirs sobrement décorés et éclairés par des torches vacillantes. Il n'y fait guère plus chaud à Iduvief, mais après une journée passée dehors, ils ont l'impression d'être dans une fournaise. Et puis, surtout, toutes les personnes qu'ils croisent leur sourient et les saluent poliment. Alima les attend dans le salon richement meublé, et les salue chaleureusement. Derrière elle, des esclaves s'affairent déjà à préparer le bain chaud. Elle n'a guère changé physiquement, depuis la première fois que Calith l'a vue, mais elle a pris de l'assurance et se révèle efficace et discrète. Le roi devine qu'elle doit être très directive, mais la douceur de ses gestes et de sa voix doivent largement contribuer à adoucir ses ordres.

 

Elle ne quitte pas des yeux Fáelán, un sourire sur les lèvres, sans oser demander quoique ce soit. Lorsque Calith lui demande d'installer un petit lit pour lui, dans leur chambre, en toute discrétion, elle lui assure que ce sera fait. Puis elle aide Calith à retirer sa cape pleine de neige, qu'elle va étendre près du feu crépitant. Iezahel, de son côté, enlève sa cape puis libère Fáelán, qui reste prudemment accroché au pantalon de son père.

Alima leur propose du vin chaud, pour patienter le temps que le bain soit prêt. Elle ne fait aucune remarque, bien sûr, mais après les avoir servi, elle se rend dans la salle de bain, pour presser les esclaves et leur demander de rajouter de la saponaire. Calith et Iezahel sentent fort le cheval et la sueur, et ils ont vraiment hâte de pouvoir se laver.

Mais Elihus, les doigts maculés d'encre et les cheveux en bataille, se faufile dans le salon et déclare :

 

- Bonjour Calith, bonjour Iezahel. Et bonjour … ?

 

Il a marqué un infime temps d'arrêt en voyant le petit sur les genoux de Iezahel. Calith, après un bref regard à Iezahel, répond :

 

- Fáelán. Il s'appelle Fáelán. C'est un esclave, que j'ai acheté là-bas. Et surtout, c'est le fils de Iezahel.

- Oh. Toutes mes félicitations, Iezahel.

 

Il lui adresse un sourire chaleureux avant de s'installer à la table avec eux. Durant leur absence, il n'a pas chômé et ses yeux sont cernés de noir. Pourtant, il poursuit d'une voix tranquille :

 

- Je voulais juste prendre des nouvelles. On m'a averti que vous étiez rentrés, donc je suis venu. Mais je me doute bien que vous êtes épuisés.

- Nous le sommes, oui. Ce ne fut pas de tout repos. Mais nous en parlerons plus tard, si tu le permets.

- Oui, oui, bien sûr. Tout le monde va bien ? Loundor n'est pas avec vous ?

- Il est allé directement voir Iris. Et tout le monde va bien, oui, nous n'avons pas eu de grave problème.

- Mais des problèmes quand même, n'est-ce pas ?

- Quelques uns oui. Rien de bien méchant. Et ici, tout s'est bien passé ?

- Rien de grave à signaler. Mais je suis content de te revoir, Calith.

 

Ils échangent un sourire puis, brusquement, le conseiller se lève et déclare :

 

- Je vais vous laisser. On se retrouve demain matin, dans ton bureau Calith ?

- Oui. Mais pas trop tôt.

- Quand tu voudras.

 

Et il quitte les appartements à petits pressés, sans doute pour retourner à sa paperasse. Calith pousse un long soupir : dire que pendant plus de quinze jours, il n'a eu aucun parchemin à signer ! Mais à n'en pas douter, Elihus va vite lui redonner le rythme. Et ça l'épuise déjà.

Les esclaves ont terminé, et se retirent pour qu'ils puissent prendre leur bain. Prévoyante, Alima a même demandé à ce qu'un petit baquet soit installé et rempli, juste à côté de la baignoire. Et Fáelán l'adopte immédiatement.

 

Ils passent près d'une heure à se laver mutuellement, puis à se caresser sous couvert de l'eau rendue trouble par la saponaire. Deux esclaves arrivent alors, porteurs d'un lourd plateau chargé de gobelets, d'assiettes et de victuailles : tourte à la viande, potage épais, miche de pain et demie-tomme de chèvre. Les estomacs se mettent à gargouiller, alors ils sortent rapidement de la baignoire, lavent Fáelán et s'habillent chaudement pour aller s'installer dans le salon. Fáelán retrouve sa place habituelle sur les genoux de son père, et à eux trois, ils dévorent le contenu du plateau.

Entre la chaleur dégagée par la cheminée, le plaisir d'être rassasié et le silence qui règne, ils sont sur le point de s'endormir à table. Mais Calith se lève et déclare :

 

- Je vais saluer Zélina et Mahaut, tu veux venir ?

- Oh... j'allais coucher Fáelán et ranger un peu nos affaires, ma présence n'est peut-être pas indispensable, si ?

 

Calith esquisse un sourire qui se transforme en rictus : il comprend bien la réticence de son compagnon. Alors, sans faire d'histoires, il lui assure que non, sa présence n'est pas indispensable, qu'il sera parfaitement en sécurité avec Zélina, et qu'il vaut mieux qu'il couche le petit qui dort debout. Laissant Iezahel à ses occupations, il parcourt, l'esprit en ébullition, le passage secret jusqu'aux appartements de Zélina. Iezahel lui aurait-il fait la même réponse, s'il ne s'était pas découvert un fils ? Un fils qui prend beaucoup de place dans son cœur, et qui l'occupe aussi énormément. Calith serre les poings, jusqu'à ce que ses ongles plantés dans ses paumes le fassent réagir : serait-il jaloux de Fáelán ?

 

Finalement, il débouche dans le petit salon de Zélina, après avoir frappé, et ses sombres pensées s'envolent. Oubliant ses soucis, il va saluer son épouse, ainsi que son amant, qui l'accueillent chaleureusement. Ils discutent un bon quart d'heure, se donnant mutuellement des nouvelles, puis Calith va contempler sa fille endormie. Il commence à se faire tard, et la fatigue lui pèse de plus en plus, alors il prend congé, promettant de revenir le lendemain, et regagne ses propres appartements.

 

Seules les flammes dans l'âtre luttent contre l'obscurité qui s'est répandue dans le salon. Dans leur chambre, un grand berceau a été installé : il n'a ni le luxe ostentatoire des berceaux pour enfants nobles, ni la misérable simplicité des berceaux pour les esclaves. Il mesure près d'un mètre de long, de bois sobrement sculpté, et il est garni d'un lainage épais, typiquement le genre de mobilier qu'on trouve chez un bourgeois. Calith se promet de remercier Alima pour son tact et sa subtilité, elle qui a su comprendre sans qu'on lui explique que cet enfant est un cas à part.

 

Iezahel vient juste de terminer de ranger leurs affaires, à en croire ses yeux encore parfaitement alertes et le froid qui glace les draps dans le lit, lorsque Calith le rejoint. Ils soufflent les chandelles dans un mouvement simultané et se blottissent l'un contre l'autre, savourant le plaisir d'être enfin de retour à Pieveth.