Voici donc, comme prévu, un nouveau chapitre ! Je triche un peu avec la proposition de musique, cette fois, puisque le chanteur n'est pas vraiment tsigane. Je triche aussi en vous proposant deux chansons, la première parce que je l'ai découverte en écoutant la seconde et qu'elle est parfaitement adaptée. La seconde, parce que si elle n'est pas tsigane, elle colle parfaitement au texte (et que je l'aime beaucoup). Bref, je vous propose donc Charles Aznavour, Les deux guitares 1997, et Charles Aznavour, Les comédiens.
Et je vous souhaite à tous et à toutes une excellente lecture ! N'hésitez pas à me donner vos avis ;)
Ma respiration se bloque l'espace de quelques instants avant de repartir. Mon front s'est couvert de sueur et entre mes doigts, la pierre tremble. Est-ce l'homme en noir qui leur a demandé de me transmettre ce message ? Est-ce qu'il souhaite, par ce geste, montrer qu'il peut nous atteindre à tout moment ? Nous prouver qu'il n'est pas seul, comme nous le pensions et l'espérions, mais qu'il a de nombreux complices ?
- Il y a un problème ?
Le villageois a parlé un peu trop fort, sans doute pour attirer mon attention. Je sursaute, secoue doucement la tête, scrute la mère qui serre désormais son fils contre ses jupes, le père qui semble craindre que ce cadeau me déplaît. Face à cette scène, je décide d'être honnête et je murmure :
- C'est ce H. Il m'a fait penser à l'homme que nous avons vu, hier, à la taverne.
Ils se penchent sur les veinures de la pierre, intrigués. Puis l'homme, du bout des lèvres, chuchote :
- On n'a pas pensé à mal, messire, on sait pas lire et on savait pas que ces lignes représentaient une lettre.
Il semble tellement sincère que je ne doute pas un seul instant de son honnêteté. D'autant plus qu'il poursuit, inquiet :
- Vous avez déjà eu affaire à lui ?
- Dieu merci, non ! Mais vous le connaissez ?
Ils s'approchent de moi d'un même mouvement, et c'est la femme qui me répond dans un murmure :
- Tout le monde le connaît ici. Et tout le monde sait qu'il faut l'éviter.
- Est-ce un brigand ?
- Non point. Cet homme est un funeste présage, qui apporte de terribles ennuis dès qu'on l'aperçoit. Il ...
Mais son mari l'interrompt brusquement :
- Tais-toi, Agathe, tu sais bien que parler de lui attire son attention.
La jeune mère se signe plusieurs fois et ne pipe plus mot. L'homme se redresse, s'éclaircit à nouveau la gorge, et m'assure :
- On savait pas pour la lettre. Jetez-la si vous préférez, on vous apportera autre chose demain soir.
Le gamin esquisse une moue déçue, et je secoue doucement la tête. D'une voix assurée, je lui explique :
- Dans certaines cultures, pour se protéger du Malin, ils gravent son image sur du bois ou de la pierre et la brandissent en cas de danger. Le Malin, horrifié par cette vision de lui-même, s'enfuit alors en courant. C'est une puissante protection que tu m'offres là, Jehan. Mille mercis pour ce cadeau précieux.
Parce que ce sont des gens simples et ignorants, parce qu'ils espèrent tant que ce cadeau me plaise, ils sourient de soulagement. Je serre ma main autour de ce fichu caillou et le glisse ostensiblement dans ma bourse. Après les banalités d'usage, ils s'éloignent à pas vif et je devine une discussion houleuse entre les deux adultes.
Après un signe en direction de Voel, je me dirige vers ma roulotte et m'allonge sur mon lit. Je n'ai pas agi consciemment mais je me retrouve avec cette pierre entre les doigts, à la regarder sans la voir. Je suis un ignorant, moi aussi. J'ai menti effrontément à cette famille démunie, pour leur éviter de m'offrir autre chose et pour ne plus voir cet air malheureux sur le visage du gosse. Je suis presque persuadé que si le Malin regardait une image de lui, brandie pour le chasser, il comprendrait qu'il est face à l'un de ses adorateurs. Et pourtant, j'ai terriblement envie de croire que ce caillou peut nous protéger. Plus qu'envie, en réalité : j'ai besoin de le croire.
Cet homme en noir est connu des villageois. De toute la vallée sans doute. Ses exactions sont telles qu'ils redoutent même de parler de lui. Et pourtant, ils ne font rien contre lui. Ils n'en parlent pas à leur Seigneur. Pourquoi ? Qui est-il ?
Nous n'avons pas vu le Seigneur, quand nous sommes arrivés. En voyage, d'après son conseiller. Mais cet homme en noir ne peut pas être le Seigneur du fief. Il n'a rien d'un noble, ni l'allure ni les manières ni même le visage. Il ne rôderait pas dans la forêt ou autour du camp à la nuit tombée. Et il ne dépouillerait pas ses gens dans la taverne.
S'il est un simple bandit de grand chemin, pourquoi oeuvre-t-il seul? Et pourquoi le Seigneur des lieux renie-t-il son devoir en ne protégeant pas les villageois de cette menace ? Et si cet homme …
Un choc soudain me fait bondir. Du moins, je tente de me redresser, en vain. Un oreiller m'étouffe et un poids incroyable pèse sur ma poitrine. Mon cri est assourdi, mes tentatives pour me libérer ne servent à rien. Mais alors que la panique est sur le point de me submerger, l'oreiller disparaît soudain. Et je me retrouve face à la figure hilare de Gabor.
Ce n'est pas dans mes habitudes, mais je jure comme un charretier en me redressant. Et je lui assène un coup de poing dans l'épaule, de toutes mes forces, tout en l'insultant.
Il éclate de rire, comme s'il n'avait même pas senti mon coup. Puis d'une voix pâteuse et bredouillante, il décrète :
- Tu manques de vigilance, soudard.
Il rit tout seul de sa blague, faisant allusion à ce jeune homme, rencontré quelques jours plus tôt lors de notre périple. Nous avions parcouru un bout de chemin avec une troupe de mercenaire, dont le plus jeune membre était le souffre-douleur de la compagnie. C'est fréquent, chez les mercenaires, ils le testent. Et l'arrivée d'une nouvelle recrue mettra fin à cette situation. Rite de passage, ils lui faisaient faire toutes les corvées. Il était toujours le premier levé, le dernier couché, et n'avait pas une minute de répit. Un soir que nous discutions autour d'un feu de camp, je l'observais du coin de l'œil. Tous les mercenaires étaient couchés, et lui s'était écroulé comme une masse, endormi à peine sa cape posée autour de ses épaules. Mais en réalité, ses compagnons ne dormaient pas et ils s'étaient levés pour l'étouffer à l'aide d'un tapis de selle. Je l'avais vu se débattre de toutes ses forces, inutilement, jusqu'à ce que le meneur fasse un geste. Une fois le tapis retiré, il lui avait reproché son manque de vigilance. J'aurais aimé pouvoir faire quelque chose pour lui, l'aider d'une manière ou d'une autre. Mais je ne pouvais pas.
Gabor a perdu son sourire et c'est d'une voix mauvaise qu'il me demande :
- Tu te serais bien engagé, hein, rien que pour forniquer avec ce soldat ?
- Va te coucher, Gabor, tu dois dessouler.
L'odeur de vinasse a envahi tout l'habitacle. Je me rallonge et me recroqueville sous les draps. Gabor ivre est une vraie plaie. Il est au courant de ma préférence pour les hommes. S'il ne dit rien à ce sujet quand il est sobre, ou juste quelques allusions, il devient plus loquace après plusieurs verres. Bien que nous nous aimions comme deux frères, il a du mal avec cette partie de ma personnalité. Et quand il me susurre des propos graveleux, de son haleine avinée, je devine son dégoût et son mépris.
C'est avec des larmes plein les yeux, le vague à l'âme, que je m'endors, serrant dans la main ce maudit caillou.
L'aube teinte à peine le ciel lorsque je me réveille mais les ronflements sonores de Gabor m'empêchent de me rendormir. Je me lève donc et m'assieds sur le petit escalier de bois extérieur qui mène à la roulotte. Tout est calme, à cette heure, même les poules commencent à peine à se réveiller. Du feu, il ne reste plus que des braises mourantes. Le chant des oiseaux est le seul à troubler le silence. Les coudes sur les genoux, le menton au creux des paumes, je regarde le camp endormi et la rivière un peu plus loin.
C'est vrai qu'il me plaisait bien, ce jeune mercenaire. Avec ses cheveux dorés et son regard clair, il me faisait frissonner des pieds à la tête. Il réveillait chez moi des instincts protecteurs que je n'aurais pas imaginé avoir. J'aurais peut-être dû oser. Lui sourire de manière plus appuyée, partager ses corvées ou le défendre face aux autres. J'aurais peut-être dû l'aborder, lui avouer mon attirance. Et peut-être qu'il serait là, maintenant, à dormir tout contre moi. Peut-être que nous pourrions, chaque matin, aller à la rivière ensemble. Et pas forniquer, non, mais échanger des mots doux et des gestes tendres.
- Gabor était ivre, hier, c'est ça ?
Je sursaute. Voel est face à moi, hirsute, débraillé et mal rasé. Mais il m'adresse un sourire tendre alors je hoche doucement la tête. Voel sait comment se comporte Gabor quand il a bu. Je crois bien qu'ils en ont déjà parlé, tous les deux, bien qu'aucun des deux ne m'en ait soufflé mot. Mais ça ne change rien.
Je me décale légèrement pour le laisser s'asseoir à côté de moi. Il étouffe un bâillement, se frotte les yeux, avant de déclarer d'une voix sourde :
- Tu sais, il paraît que, maintenant, il y a des gens comme toi à la cour.
Je reste silencieux. Il est maladroit, mais je comprends ce qu'il veut dire. Des hommes qui préfèrent les hommes, mais sans les perles dans les cheveux et sans roulotte pour toute possession. Il poursuit sur le même ton :
- Il n'y a pas de procès pour eux, ni de tortures ni de condamnations.
- Mais nous sommes loin de la cour.
Il hoche doucement la tête, comprenant parfaitement que je ne parle pas uniquement de la distance géographique. Les courtisans et le roi sont tellement différents du peuple...
- Ça viendra. Jusqu'au fond des vallées comme celle-là, ça viendra. Dans un an ou dans dix ans, les bûchers ne seront plus allumés pour cette raison. Le quotidien ne sera peut-être pas beaucoup plus facile pour toi, mais tu ne risqueras plus ta vie.
J'ai envie de le croire. Tellement besoin de le croire. L'Église est impitoyable contre ce qu'ils appellent les bougres. Depuis toujours, les Inquisiteurs mènent une guerre sans merci contre les délits de l'épine, les actes amoureux entre hommes. J'ai envie de croire qu'un jour, je ne serai plus un criminel. Comme s'il devinait mes pensées, Voel passe un bras autour de mes épaules et m'attire contre lui. Je pose mon crâne contre son épaule, savourant le moment. Voel est rarement aussi démonstratif. Le fait que nous soyons juste tous les deux, à l'abri des regards, y est pour beaucoup.
- Gabor n'est qu'un jeune imbécile. Tu es comme tu es, et nous t'aimons tel quel. Mais tu dois être prudent, Yoshka, très prudent.
Je ferme les yeux pour retenir mes larmes. Ses propos me touchent plus qu'il ne l'imagine. Plusieurs minutes s'écoulent, comme s'il me laissait le temps de me ressaisir. Puis il pose un baiser sur mon front et s'écarte de moi.
- Andronica a été faire un tour au marché, hier, et votre spectacle est annoncé. Va préparer ce dont tu as besoin.
Un maigre sourire fleurit sur mes lèvres. Il se lève lentement et s'éloigne de la roulotte sans rien ajouter. Je ne suis pas dupe. Ses propos sont réconfortants et bienvenus. Mais il est le seul, avec Gabor, à savoir pour moi. Les autres ignorent tout de mes penchants, même si certains plaisantent à propos de mon manque de conquêtes féminines. Alors oui, ils m'aiment, comme on aime un membre de sa famille qu'on n'a pas choisi mais qui sera toujours là. Ils m'aiment sans savoir. S'ils savaient, qu'en serait-il ?
Je secoue doucement la tête, chassant ces idées noires. J'ai à faire. Je me dirige d'un pas déterminé jusqu'au tonneau d'eau et je me rafraîchis le visage. Puis, sans bruit, je regagne ma roulotte.
Sous mon lit, soigneusement arrimée, se trouve une longue boîte, de deux mètres de long pour un mètre de large et cinquante centimètres de profondeur. Elle n'est pas légère et j'ai quelques difficultés pour la sortir de la roulotte sans faire trop de bruit.
Je m'installe sur l'herbe pour sortir toutes les marionnettes de la boîte, les nettoyer et m'assurer que leurs costumes sont impeccables. Puis je m'occupe des décors, du rideau et des pièces de rechange. J'accorde toujours beaucoup d'attention à ce théâtre de marionnettes. L'odeur du tissu et du bois me rappelle tant de souvenirs que je ne peux pas m'en occuper sans repenser à mon père, précédent propriétaire de ce théâtre, qu'il m'a légué à sa mort. Il l'avait construit avec Ysayo et il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. C'est grâce à lui que je suis devenu conteur. Et reprendre le spectacle de marionnettes était une évidence pour moi. J'ai renouvelé les pièces que nous jouons avec Filippia, ma complice, même si je prends énormément de plaisir à ressortir, parfois, celles de mon père. Je n'en ai aucune trace écrite, mais tout est gravé dans ma mémoire. Nous nous installons toujours sur le marché, et nous proposons ce spectacle juste avant le déjeuner. Notre public est principalement composé d'enfants, qui aident leurs mères à vendre leurs récoltes sur les étals. Nous ne faisons pas payer le spectacle, nous savons que c'est une récompense pour eux, une sacrée fête, et il serait injuste d'en priver les plus démunis. Mais comme nous ne vivons pas d'amour et d'eau fraîche, Filippia passe après la représentation avec une coupelle de bois, pour que les spectateurs nous donnent un petit quelque chose.
Lorsque je termine mon nettoyage, tout le monde est levé et le petit-déjeuner est prêt. Je me joins avec plaisir avec eux, écoutant leurs conversations encore ensommeillées, heureux de me changer les idées.
Puis j'annonce à Gabor et Filippia que nous avons notre spectacle ce matin. Gabor se contente de hocher la tête, son air rieur envolé. Filippia l'observe, puis reporte son attention sur moi avant de plisser les yeux. C'est vrai que nous n'avons pas été loquaces ce matin, et ce n'est pas dans nos habitudes. Elle ne dit rien jusqu'à ce que nous ayons quitté le campement, elle marchant à nos côté avec les tréteaux, Gabor et moi portant le théâtre.
Mais elle n'attend pas beaucoup plus et demande dès que possible :
- Que se passe-t-il ? Vous vous êtes disputés ?
Je pince les lèvres et me mure dans le silence, réfléchissant au mensonge que je pourrais lui raconter. J'avance en tête, je ne peux pas voir comment réagit Gabor à cette question toute innocente. Mon cœur manque un battement quand je l'entends répondre :
- C'est de ma faute. J'ai été stupide.
- Comme toujours. Qu'est-ce que tu lui as dit, cette fois ?
Tenant toujours la boîte, je me retourne à moitié pour marmonner :
- Rien dont je ne puisse me remettre. Inutile de ressasser tout ça.
Je n'ai effectivement pas envie de revenir sur ses propos de la veille. Et je n'ai pas envie, non plus, que Filippia apprenne ce détail me concernant. Parce que je la connais, si on lui lâche quelques bribes de la conversation, elle insistera jusqu'à tout savoir.
- J'ai parlé de ce mercenaire, là, dont il aurait bien fait son quatre-heures.
Je fais volte-face d'un bond, la bouche ouverte, prêt à lui dire ma manière de penser. La boîte m'échappe des mains, pour s'écraser sur ma botte. C'est finalement un cri de douleur qui jaillit de ma bouche. Puis suit une bordée de jurons à l'encontre de Gabor, tandis que je retire la caisse de mon pied. Et alors que je m'apprête à lui hurler après, il hausse ses épaules massives et avoue :
- Elle est au courant depuis des années.
Je referme la bouche, soudain incapable de parler. Je reste figé, le ventre noué et l'orteil douloureux. J'aurais tant de choses à dire, de reproches à formuler, de questions à poser que je ne sais pas par où commencer. Dans mon esprit, les idées tourbillonnent sans relâche. Je réalise à peine que Filippia m'a rejoint et me tient la main. Gabor se remet à parler :
- Je sais bien que je n'aurais pas dû, mais comprends-moi aussi. Ça a été un choc de te surprendre, les fesses à l'air, avec ce fermier. Et quand j'ai compris que, les jours passants, tu ne m'en parlerais pas, ben moi, j'ai eu besoin de causer. T'as tellement la trouille qu'on ne t'aime plus que tu lui mens, à elle. Moi, je sais pas lui mentir et elle a tout de suite vu que quelque chose me chiffonnait.
Le silence retombe sur le chemin de terre. Je passe ma main libre dans mes cheveux avant de laisser échapper dans un souffle :
- C'était pas à toi de lui dire. C'est moi qui aurais dû...
- Tu ne l'as dit qu'à Voel, Yoshka. Même une fois que moi, j'ai été au courant, tu es resté muet à ce sujet. Alors je ne crois pas un seul instant que tu lui aurais dit.
- Mais bon sang, Gabor ! De quel droit ? C'est ma vie privée ! Ça ne regarde personne de savoir avec qui je couche.
- Du droit de te voir heureux, sacrebleu. Filippia se faisait un sang d'encre pour toi, parce qu'elle voyait bien que tu étais malheureux. Je ne voulais pas mentir pour toi. Et moi, je ne sais pas comment faire pour t'aider, alors elle me donne des conseils. Même si, à chaque fois que j'essaie de parler de ça avec toi, tu te braques et tu finis en boule sur ton lit, en larmes.
- A chaque fois que tu m'en parles, tu es soul comme un cochon. Et ta voix porte tellement de dégoût …
C'est au tour de Gabor de rester silencieux. Je n'ose le regarder : mes yeux restent rivés sur le bout de botte qui a reçu l'impact. C'est Filippia qui, d'une voix douce, éclaircit les choses :
- Gabor t'adore. Il aimerait parler de tes conquêtes comme vous parlez des siennes. Sans aucune finesse, certes, mais sans honte ni complexe. Mais ça te gêne tellement d'en parler que tu t'imagines du dégoût dans sa voix. Tu crois qu'il vient fouiller dans ta vie privée comment on le ferait pour une fosse à purin. Mais je t'assure, Yoshka, je te le jure sur ma vie, qu'il n'a aucun mauvais sentiment à ton encontre. Il veut juste briser ce silence qui t'étouffe, même s'il s'y prend comme un manche, comme toujours.
- Et si je n'ai pas envie d'en parler ? On n'est pas tous faits comme lui, à tout raconter de nos conquêtes !
- Es-tu bien certain de ne pas avoir envie d'en parler ? Jamais ?
Parce que c'est Filippia, je prends le temps de réfléchir sérieusement à sa question. Mais je n'y réponds pas, car je ne peux pas affirmer que j'aime ce silence. Je hoche doucement la tête, en signe de capitulation. Et comme ils ne se décident pas à parler encore, je demande :
- Qui d'autre est au courant ?
Parce que Gabor a dû en parler à d'autres. S'il n'a pas su se taire avec Filippia, il n'a pas pu le faire avec les autres. Le silence perdure encore quelques secondes avant que, encouragé par un coup de coude, Gabor admette, comptant sur ses doigts chaque prénom qu'il prononce :
- Eh bien, euh, Djidjo, Ysayo, Andronica, Isaï, …
J'interromps sa litanie en demandant sèchement :
- Presque tout le monde, quoi ?
- Absolument tout le monde, en fait.
Cette affirmation me coupe le souffle et j'ai l'impression de tomber. Mais Filippia ne me lâche pas la main, et Gabor pose une main rassurante sur mon épaule. Je bredouille :
- Mais depuis quand ? Je n'ai jamais remarqué de changement …
- Parce que ça ne change rien.
Pour la première fois, je redresse la tête et je les dévisage. Et ce que je lis dans leurs regards me bouleverse : ils m'aiment, comme je suis. Je les serre contre moi, de toutes mes forces, jusqu'à ce que Gabor ronchonne, mal à l'aise :
- On va finir par rater le spectacle, à ce rythme.
Il n'a pas tort, nous ne pouvons pas passer la matinée ici, au milieu de nulle part, à discuter. Et puis, j'ai besoin de réfléchir, de faire le tri dans mes pensées, de digérer ces informations. Gabor et moi reprenons la caisse, et Filippia se remet en marche avec les tréteaux, à mes côtés. Elle respecte mon silence et ne dit rien de tout le trajet. Un trajet que je ne vois pas passer, perdu dans mes réflexions.
Mon pied est douloureux, mais c'est le cadet de mes soucis. J'ai été stupide de croire que personne n'était au courant. Même si Gabor n'en a effectivement parlé qu'à Filippia. Nous sommes une grosse vingtaine et nous vivons ensemble. Il n'y a quasiment pas d'intimité. Si l'un de nous ramène quelqu'un au camp, ne serait-ce que pour passer une agréable soirée, tout le monde le sait. Et si l'un de nous s'éloigne du campement, par discrétion, son absence se remarque immédiatement. C'est parfois pesant. C'est souvent rassurant. La solitude est l'une des rares choses que nous ne redoutons pas.
Alors forcément qu'ils ont vu des choses. Forcément qu'ils se sont posé des questions. Et forcément qu'à un moment où à un autre, le secret a été éventé.
Ainsi donc, ils savent. Je n'ai jamais surpris de regards en coin. Jamais de remarque désobligeante. Jamais de mot blessant. Quant aux plaisanteries, il n'y en a pas plus qu'avant. D'ailleurs, je peine même à différencier l'avant de l'après. Ça ne change rien.
J'ai finalement un sourire aux lèvres quand nous arrivons sur la place du marché. Un gamin, plus intrépide que les autres, me tire la manche pour me demander :
- C'est quand que ça commence ?
- Dès que nous sommes installés. Encore un peu de patience.
Je souris à mes deux compagnons et dépose la boîte à l'endroit qui me semble le plus approprié. Ignorant la douleur de mon orteil, j'installe la boîte sur les tréteaux et l'ouvre. Il ne nous faut guère plus de dix minutes pour tout mettre en place, on a l'habitude.
Une vingtaine d'enfants patientent, assis par terre. Presque autant d'adultes se tiennent debout, sous prétexte de surveiller ce que nous allons dire à leurs précieux rejetons. C'est surtout pour profiter, eux aussi, du spectacle, nous le savons bien.
Alors je ne les fais pas attendre plus longtemps. Filippia et moi prenons nos marionnettes et l'histoire commence.
C'est un conte moral, comme toujours. L'histoire d'une princesse venue de contrées lointaines, mariée par amour au roi et qui se retrouve face à l'hostilité du peuple. Parce qu'elle a la peau plus foncée, un accent quand elle parle, les petites gens se méfient d'elle. Aidée par le roi, elle lutte contre ces préjugés, leur fait découvrir sa culture, ses traditions. L'inconnu engendre la peur, la peur engendre la haine, c'est bien connu. Alors, face au peuple, elle fait tomber un à un les mystères qui l'entourent. Et si elle ne devient pas une reine adulée, au moins est-elle acceptée.
La pièce ne dure pas bien longtemps, les enfants se déconcentrent vite. Mais ils sont ravis par les costumes colorés et séduits par l'accent étrange que prend Filippia quand elle joue la princesse. Les parents aussi sont comblés, à en croire les nombreux dons que Filippia récupère, sous l'œil vigilant de Gabor.
C'est avec le sourire que nous remballons le théâtre, discutant avec enthousiasme de l'accueil reçu. Si nous restons encore plusieurs jours, nous pourrons refaire d'autres spectacles. Puis nous empruntons les ruelles du village pour regagner le campement.
Nous n'allons pas bien loin. Lorsque nous débouchons sur la place de l'église, nous tombons sur une situation qui ne peut que nous alarmer. Ils sont peut-être deux douzaines à vociférer sur le parvis, sous l'œil bienveillant du curé. Nous sommes bien assez proches pour entendre leurs paroles, même si, fort heureusement, eux ne nous ont pas remarqué.
Mon ventre se noue lorsque j'entends la raison de la vindicte populaire : une vache a disparu. Et comme je le redoutais, les villageois ne s'embarrassent pas d'innombrables hypothèses : les tsiganes arrivent, une vache disparaît, l'évidence crève les yeux.
Je pince les lèvres et échange un long regard avec Filippia et Gabor. Il est grand temps pour nous de déguerpir, avant que les villageois ne nous remarquent.
Mais un mouvement sur le parvis retient mon attention et cloue mes pieds au sol. Émergeant de l'ombre des piliers, l'homme en noir apparaît. Et un silence funeste s'abat sur la place.