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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 03-10-2014 à 10:32:12

Âprefond, chapitre 6

 

 

 

Pour la musique, je vous propose : Loyko - Good day gypsies

Bonne lecture à tous et à toutes

 


Je suis réveillé par un mouvement proche. Une couverture est apparue sur moi et je réalise avec horreur que je ne me suis rendu compte de rien. Louh est en train de faire chauffer de l'eau, visiblement perdu dans ses pensées. Je ne bouge pas, de peur d'attirer son attention, mais il a comme un sixième sens car il se tourne vers moi. Nos regards se rencontrent une fraction de seconde avant qu'il ne reporte son attention sur la marmite d'eau.

Dans un cliquetis de chaînes, je bouge autant que mes liens me le permettent, gémissant de douleur : tout mon corps est ankylosé. Mon épaule est encore plus douloureuse que la veille et désormais, même remuer les doigts me fait mal. La faible lumière qui perce à travers les deux minuscules fenêtres m'indique que le soleil est levé, depuis peu sans doute. Il abandonne sa surveillance pour venir s'accroupir à ma hauteur et me délivre des menottes et de la chaîne. Il m'aide ensuite à me relever et à m'asseoir sur la chaise. Et, sans avoir prononcé un mot, il nous sert un bouillon clair avec du pain.

Je mange avec appétit, l'observant du coin de l'œil. Il ne décroche pas une seule parole et, prudemment, je l'imite. Le liquide chaud semble apaiser un peu mes courbatures et mon estomac grogne de contentement. Je me lève en même temps que lui lorsque nous en avons terminé avec le petit-déjeuner mais, tandis qu'il se met à faire la vaisselle, je m'approche, l'air de rien, du billot de boucher. Et de la porte de la porcherie par la même occasion. Il ne bronche pas, visiblement concentré sur sa tâche. Je m'enhardis, m'approche plus près encore de l'issue. Un simple loquet ferme la porte, il n'y a aucune serrure ni aucun verrou. Je me doute, cependant, que la porte extérieure est plus sûrement fermée. Mais peut-être que si j'arrive à coincer quelque chose derrière la porte, je pourrais l'enfermer à l'intérieur et avoir le temps de m'occuper de …

 

- Je te déconseille de faire ça.

 

Je sursaute et me retourne d'un bond. Il me tourne toujours le dos, les manches retroussées et les mains dans une bassine d'eau. Comment diable a-t-il pu deviner mes projets ? Je m'éloigne nonchalamment de la porte. Mais je n'ose pas demander de quoi il parle d'un air détaché, je sais que je ne le duperai pas. Les battements de mon cœur se calment peu à peu et je finis par demander, d'une voix douce :

 

- Ça ne te manque pas, de ne pas voir la forêt qui t'entoure ?

 

Une espèce de grognement me fait comprendre qu'il ne voit pas de quoi je veux parler, enfin, je suppose. Alors je précise ma pensée :

 

- Il n'y a pas de fenêtre, tu vis complètement enfermé. Ça ne te dérange pas de ne pas voir l'extérieur ?

- On s'y habitue.

 

J'en doute fortement. Moi qui vis dans une roulotte, et qui suis toujours à l'extérieur, quel que soit le temps, j'ai du mal à concevoir qu'on puisse s'ensevelir comme ça. Mais lorsqu'il poursuit, un ton plus bas, je comprends mieux :

 

- C'est plus sûr. Personne ne peut savoir qu'il y a une habitation derrière la porcherie. Et personne ne peut entrer sans que je sois au courant.

- Mais si l'entrée est condamnée, tu es coincé à l'intérieur.

- Non.

- Non ?

- Non, j'ai d'autres solutions. Mais n'y compte pas, je ne te dirai rien. Et ne t'avise pas de t'enfuir.

 

Je hoche doucement la tête. C'est vrai que je ne faisais pas la conversation de manière totalement désintéressée. Pour un conteur, je manque de subtilité. Mais je ne nie pas, c'est inutile, et je ne poursuis pas sur ce sujet. Je m'approche de lui, l'observe en train de laver les écuelles. Le H sur sa joue est parfaitement visible. Il ne ressemble pas à la cicatrice d'un coup de couteau ou d'épée. La chair boursoufflée fait plus penser à une marque au fer rouge et ça m'intrigue. Le plus intriguant, encore, c'est qu'il ne cherche pas à la cacher. Je ne l'ai jamais vu les cheveux attachés, certes, mais il ne s'en sert pas pour masquer cette marque. Pourquoi ? Si j'étais défiguré de la sorte, j'emploierais des artifices pour éviter que tout le monde le voit. Il est conscient de mon examen, j'en suis convaincu, mais il ne bronche pas, il doit en avoir l'habitude. Mais que peut bien représenter cette lettre pour lui ? Serait-ce … ?

 

- On s'occupera de tes vêtements plus tard, il faut y aller.

 

J'acquiesce lentement, machinalement, bien que je me demande pourquoi il me raconte tout ça. Depuis quand un geôlier prend la peine d'informer son prisonnier de ses plans ? Puis je réalise :

 

- Comment ça, « il faut y aller » ? Tu veux dire que je viens avec toi ?

- Oui.

- On va où ?

- Tu verras. Est-ce que je dois t'entraver ?

- Non. Je ne m'enfuirai pas, promis.

 

Il me dévisage en se séchant les mains, sceptique. Alors j'insiste :

 

- Je te jure. Je ne sais même pas où nous sommes. Et tu cours sans doute beaucoup plus vite que moi, en connaissant le moindre recoin de cette forêt. Et très franchement, je risque plus de tomber sur des villageois furieux plutôt que sur notre campement. Et même si j'arrive à le rejoindre, tu sauras parfaitement où me trouver. Alors je ne m'enfuirai pas, je te le jure. Et je suis heureux de t'aider dans l'enquête, vraiment. Si je peux participer à la découverte de preuves qui m'innocentent, c'est bien volontiers.

 

Il se contente de hocher la tête : rien, sur son visage impassible, ne me permet de savoir si je l'ai convaincu ou pas. J'ai prononcé ces paroles dans le but de lui paraître le plus inoffensif possible. C'était calculé, c'est vrai : c'est dans mon intérêt qu'il me considère comme un pauvre gars sans défense ni mauvaises pensées. Mais à vrai dire, si je ne l'ai pas convaincu, j'ai presque réussi à me convaincre moi-même : mes chances de réussir une évasion sont minces. Sans un mot, il s'avance vers la porte de la porcherie. Juste avant de l'ouvrir, il se retourne et lâche, en me fixant droit dans les yeux :

 

- Juste pour information. Si tu t'enfuis, je t'égorge et je te donne à manger aux cochons.

 

Même si nous n'en possédons pas, je sais que les cochons mangent absolument de tout. Il paraît même que les porcheries sont toujours épargnées par les rats, car les porcs se font un plaisir de les dévorer. Je déglutis bruyamment. Autant éviter de finir comme ça.

Il me laisse sortir avant de refermer soigneusement derrière lui. Puis nous nous enfonçons dans la forêt. Je lui demande quelques minutes pour aller satisfaire certains besoins parfaitement naturels, et il me les accorde sans broncher. Nous reprenons ensuite la marche. J'ai beau essayer de retenir des détails pour m'aider à me repérer, à mesure que nous avançons, je réalise que je serais même incapable de retourner à la porcherie. Je me demande s'il ne le fait pas exprès, pour protéger son repaire.

 

Nous marchons ainsi de longues minutes quand un mauvais pressentiment me serre soudain la gorge. Au détour d'un virage, face à nous, à moitié ensevelies par la végétation, des ruines émergent, noircies par les années. Ce devrait être un hameau, voire un petit village : les murs à moitié écroulés se dressent autour de ce qui devait être une route. Un bâtiment un peu mieux préservé, plus massif, devait tenir lieu de chapelle ou d'église. Mais là encore, il n'en reste pas grand-chose. Le silence est complet, tout juste troublé par l'herbe haute que nous écrasons sous nos pas. Même les oiseaux ont fui les lieux. Je frissonne malgré la tiédeur de l'air. J'ai presque l'impression de sentir les esprits des villageois me frôler.

Je dois parler. Je dois meubler ce silence oppressant. J'essaie de prendre un ton léger, mais je crois que c'est peine perdue, quand je lui demande :

 

- Tu crois que le voleur aurait caché la vache ici ? Ou tu penses plutôt qu'on y trouvera Mélisende ? En tout cas, c'est une excellente idée. Ce coin paumé et lugubre est parfait pour y cacher son butin, quel qu'il soit. Enfin, j'imagine, hein, je ne suis pas un voleur et je n'ai jamais eu à cacher un bu...

- Non. Personne ne vient jamais ici.

 

Il ne dit rien de plus et sa réponse sèche n'aide pas à se sentir un peu plus à l'aise. Je lui jette un rapide coup d'œil, mais il ne semble pas vouloir en dire plus. Alors j'insiste :

 

- Pourquoi ?

- C'est l'ancien village. Il a été abandonné quand presque toute la population a été décimée par la Grande Peste.

 

Je crois bien que je pâlis. La Grande Peste date de près de trois siècles, mais elle nous hante encore, tous autant que nous sommes. Comment imaginer que, lors de cette hécatombe, aucun esprit ne se soit trouvé coincé entre deux états, mort mais encore parmi les vivants ? Je frissonne : ses explications sont encore pires, car désormais, j'ai la quasi certitude que nous ne sommes pas tout à fait seuls ici.

Les rares traces, dans la végétation, montrent que ce sont de petits animaux qui s'y risquent. Aucune personne douée de raison n'irait de son plein gré. Même pour y cacher des monceaux d'or. Alors que diable faisons-nous ici ?

 

Louh s'avance jusqu'à la ruine la mieux conservée et, d'un geste de la tête, me fait signe de le précéder. Je secoue la tête, la gorge nouée. Je ne veux pas rentrer là-dedans. Mais son regard se fait si dur que je cède. Les esprits sont peut-être moins dangereux que lui, après tout. Le bois de la porte a pourri avec le temps et il n'en reste plus rien, mais les quatre murs se dressent encore à hauteur d'homme. La végétation, a pris ses aises et quelques sureaux poussent au milieu de ce qui fut un lieu de vie. Je le vois s'approcher d'une trappe en bois, étrangement bien conservée. Lorsqu'il la soulève, dévoilant une cave, et qu'il me fait signe d'y entrer, je m'exclame :

 

- Non, Louh, non non non. Je ne descends pas là. C'est hors de question.

 

Il porte la main à la garde de sa dague. Je perds toute retenue :

 

- Je t'en prie, Louh, ne me fais pas rentrer là-dedans. Je t'en supplie. Je te jure, j'attendrais très sagement, je ne m'enfuirai pas. Je ferai le guet pour toi. S'il te plait, Louh.

 

Mais il ne veut rien entendre et, s'approchant de moi avec son air menaçant, me convainc d'emprunter les escaliers. Je descends un peu trop vite les quelques marches et manque de m'écraser au sol. Je retrouve mon équilibre de justesse. J'ai juste le temps d'entendre un « je reviens très vite » que la trappe se referme sur moi. Et j'ai beau hurler, le supplier, l'implorer, elle ne s'ouvre pas. Pire, j'entends distinctement qu'il pousse quelque chose pour la verrouiller.

 

Je me laisse tomber à genoux. Laborieusement, j'essaie de calmer mon souffle, de respirer régulièrement. Après quelques minutes de lutte contre moi-même, je perçois, malgré les larmes qui remplissent mes yeux, que les planches de la trappe ne sont pas parfaitement jointes. Elles me permettent d'avoir un peu de lumière, pas grand-chose, mais suffisamment pour que je puisse percevoir un peu où je suis. Les escaliers et les murs sont étonnamment en bon état, pour une ruine. Je me demande qui a pris la peine de les entretenir, et dans quel but.

Les dernières paroles de Louh me reviennent en mémoire et je me focalise dessus. Je devrais le détester. Je devrais le haïr pour m'avoir raconté cette histoire de Grande Peste, même si c'est moi qui ai insisté pour savoir. Je devrais le détester pour m'avoir emmené dans ce village maudit et pour m'avoir forcé à descendre là-dedans. Je devrais le haïr de prendre si peu en compte mes protestations, de ne pas daigner m'informer de ses agissements et de me laisser là, enfermé dans cette cave sordide. Oui, je le devrais. Si je n'étais pas son prisonnier, s'il n'était pas mon geôlier, si nous n'étions pas deux inconnus l'un pour l'autre, alors peut-être que j'en aurais le droit.

Je dois accepter mon sort, en espérant qu'il ne passe pas la journée à arpenter le fief en me laissant moisir ici. Parce qu'il reviendra, j'en suis sûr. S'il est prêt à m'égorger, c'est qu'il ne redoute pas de tuer quelqu'un directement. Ça ne serait pas logique qu'il veuille me laisser mourir ici.

 

J'éclate d'un rire dément. Je parle de logique, alors que je suis enfermé dans des ruines que tout le monde fuit, à la merci d'un assassin qui m'a arrêté sans aucune preuve. J'essaie de me rassurer, de me calmer, alors qu'il faudrait que je panique pour de bon, là.

 

Non. Non, pas de panique. De la réflexion. Je dois sortir de là, quitte à l'attendre bien sagement à côté de la trappe ouverte. Je ne peux pas rester ici, à nouveau enterré, je vais devenir fou. Je m'approche de la trappe et monte quelques marches puis, du bras gauche, j'essaie de la pousser. Comme je m'en doutais, elle est impossible à déplacer. Ce n'est certes pas mon bras le plus fort, mais j'y ai mis l'énergie du désespoir. Elle n'a pas bougé d'un pouce. Alors j'examine les planches disjointes. Peut-être qu'en y glissant les doigts...

 

Je m'y attèle, sans vraiment réaliser que ça apaise ma panique. J'agis, ça m'évite de trop réfléchir. Le premier jour que je touche s'avère être juste un défaut de la planche. Le bois y est solide. Je passe au suivant. Et là, un sourire triomphant éclaire mon visage : le bois est vermoulu. Je le gratte un peu avec l'ongle et une fine poussière me tombe dessus. Alors j'y vais plus franchement, gratte furieusement du bout des doigts, et ce sont de petits morceaux de bois qui chutent.

 

Mon bras gauche devient douloureux à force d'être en l'air, mais je n'y prête pas attention. Avec un peu de persévérance, j'arriverais à creuser un espace suffisant pour …

Un bruit. Un raclement. Et soudain, la trappe s'ouvre sur Louh. Il m'examine, recouvert de débris de bois et fronce les sourcils. Puis, dans un silence désapprobateur, se recule hors de mon champ de vision.

 

Je me précipite hors de cette cave, prêt à l'invectiver. Mais la présence de Filippia me cloue le bec. Mon tout premier réflexe est de me jeter sur elle et de la serrer contre moi. Elle rit de mon enthousiasme tout en me rendant l'accolade et j'ai l'impression de revivre. Puis la réalité me rattrape et je lui demande :

 

- Bon sang, toi aussi, tu es arrêtée ?

- Non, je viens pour ton épaule.

 

Je m'écarte un peu d'elle, la dévisage. Elle perçoit mon incompréhension puisqu'elle explique :

 

- Louh est venu au campement pour trouver un guérisseur. Quand on a su que tu avais un problème à l'épaule, je me suis portée volontaire.

 

Bien sûr. Nous n'avons pas pour habitude de partager nos savoirs avec les villageois : ils ont leurs propres guérisseurs et ça ne leur viendrait pas à l'idée de nous demander ce genre de choses. Filippia est toujours prête à soigner, que ce soit l'un des nôtres ou un pauvre hère sur la route. Mais elle n'offre pas ses services sans une bonne raison : aujourd'hui encore, le savoir des plantes peut vite devenir la sorcellerie. Quand Louh est arrivé au campement, il a dû être accueilli avec méfiance et sa demande aurait été soldée par un refus poli s'il ne m'avait pas mentionné. Je hoche doucement la tête en lui souriant. Puis je regarde autour de nous : Louh n'est visible nulle part. Je lui chuchote :

 

- Tu es venue toute seule ?

- Oui, il a refusé que Gabor m'accompagne.

- Et Voel a accepté ?

- Oui. C'était moi, seule, ou personne.

- Pourquoi a-t-il accepté de te laisser partir seule avec cet assassin ? Il aurait pu te trancher la gorge, te violer dans la forêt sans que personne ne s'en rende compte !

- Je ne sais pas. Ils ont discuté un moment et Voel a donné son accord. Et il ne m'a pas touché, alors ne t'inquiète pas pour moi. Comment tu vas ?

- Je suis heureux de te voir, tu n'as pas idée ! Il va finir par me tuer, il n'arrête pas de m'enfermer dans des endroits obscurs, et silencieux, et morbides, et …

- Je lui ai dit que tu ne supportais pas d'être enfermé.

- Tu lui as dit ?

- Oui, bien sûr. Le temps qu'on vienne jusqu'ici, il fallait bien faire la conversation, même s'il n'est pas très causant. J'ai demandé de tes nouvelles, et il m'a dit que tu allais plutôt bien. A part cette crise de panique que tu as fait, hier. Alors je lui ai dit que tu ne supportais pas les lieux clos sans lumière.

- Et il a répondu ?

- Non, il n'a pas dit un mot.

- Tu dois être très prudente avec lui, Filippia. Ne le provoque pas, cet homme est capable de tout.

- Sans doute. Mais je devais lui dire et j'espère qu'il en tiendra compte à l'avenir. Et ton épaule, alors ?

 

La joie de la voir s'efface. Je grimace, penaud, et tandis qu'elle déblaie du plat de la main les débris de bois qui parsèment ma chemise, je lui explique :

 

- Je n'arrive plus à bouger le bras depuis que je suis tombé dessus, lorsqu'on a fuit les villageois. Ça me fait mal dans tout le haut du corps.

- Tes doigts ?

- J'évite de les bouger, c'est douloureux.

 

Elle hoche doucement la tête, commence à dénouer le lien de l'encolure. Observatrice, elle remarque :

 

- Ce ne sont pas tes vêtements ?

- Non, il m'en a prêté. Les miens sont dans un sale état. Entre la course dans les bois, les chutes... D'ailleurs, vous vous en êtes bien sortis ?

 

Elle retire avec beaucoup de précaution le vêtement, tout en me racontant :

 

- Oui, nous avons couru jusqu'au campement sans encombre. Nous ne nous sommes aperçus de ton absence que très tard, et nous ne pouvions plus faire demi-tour. Quand nous avons expliqué à Voel que tu avais disparu, il a aussitôt organisé un groupe pour partir à ta recherche. Mais il n'y avait plus personne. Ni villageois, ni Yoshka. On a passé du temps à fouiller les sous-bois, mais sans succès. Et puis, Louh est apparu et nous a expliqué qu'il t'avait arrêté.

 

Elle palpe mon épaule, me faisant gémir de douleur. Pour oublier qu'elle me manipule et parce que j'ai peur de manquer de temps, je lui demande :

 

- Tout le monde va bien, au campement ?

- Oui, même si nous sommes très inquiets pour toi. Les villageois nous laissent tranquilles. Nous n'avons plus personne, en soirée, cela dit. Mais je ne suis pas sûre que nous ayons le cœur à les accueillir. Tu as reçu de la visite, par contre. Un certain Jehan, qui te cherchait pour écouter une histoire de preux chevalier. Le fait est que …

 

Je hurle soudain de douleur. J'ai l'impression qu'elle vient de me casser l'épaule. Les yeux brouillés de larmes, je la vois qui s'éloigne de moi, impassible, tandis que la silhouette de Louh apparaît dans l'encadrement de la porte. J'entends Filippia lui dire, d'une voix légère :

 

- Ce n'est rien, je lui ai juste remis l'épaule en place.

 

Je voudrais bougonner que non, ce n'est pas rien, mais j'ai encore le souffle coupé par la douleur. Lorsqu'elle revient près de moi, elle dépose sur mon épaule un baume qui sent bon. Je me demande brièvement pourquoi je remarque cette odeur, alors que je suis à l'agonie. Elle masse doucement mon épaule endolorie tout en poursuivant, comme si de rien n'était :

 

- Ce garnement avait faussé compagnie à ses parents pour venir t'écouter. C'est Voel qui s'est occupé de lui quand il est arrivé, mais il a craint que s'il le ramenait à ses parents, ça empire la situation. Alors il a envoyé Ostelinda. Tu comprends bien que voir leur fils revenir avec une gamine était moins inquiétant pour les parents que …

 

Je comprends bien, oui, même si là, à cet instant, je m'en moque un peu. Le souvenir de la douleur me fait encore vaciller. Mais Filippia poursuit, imperturbable :

 

- Et devine qui nous avons vu arriver, ce matin ? Jehan ! Sauf que cette fois, il ne te cherchait pas, navrée de te l'apprendre : il voulait parler à Ostelinda.

 

Je secoue doucement la tête. Les enfants se soucient bien moins des rumeurs que les parents : si quelque chose leur plait, ils y vont, quoi qu'en disent les adultes. Filippia bande soigneusement mon épaule, et je réalise que son bavardage a rendu les soins moins pénibles. Et ça me fait du bien d'entendre à nouveau les histoires du camp. Pendant quelques instants, grâce à elle, j'oublie que je suis à la merci de Louh. Le haut de mon bras est immobilisé contre mon torse. Elle me laisse l'avant-bras libre en préconisant d'éviter au maximum les mouvements le temps que la douleur passe. Ensuite, elle me demande :

 

- Est-ce que tu as mal ailleurs ?

- Des bleus et des bosses, mais rien de bien grave je pense.

 

Elle se met sur la pointe des pieds pour palper la bosse qui orne mon crâne, l'enduit de baume, puis, profitant que je sois torse nu, examine mes divers bleus.

 

- Louh m'a donné un onguent à mettre dessus.

- Tu as pu en mettre dans ton dos, malgré ton épaule ?

- C'est Louh qui s'en est chargé.

- Vraiment ?

 

Je sens mes joues chauffer et je n'ose pas répondre, de peur que ma voix me trahisse. Elle poursuit d'une voix légère :

 

- C'est plutôt attentionné, pour quelqu'un qui cherche à te tuer en t'enfermant. Cette situation est temporaire, Yoshka, juste le temps qu'ils t'innocentent. Ne perds pas la foi.

 

Je bougonne un semblant de réponse et elle éclate de rire. Elle en a terminé de son examen, et je suis presque entièrement badigeonné de baume. Elle m'aide à remettre la chemise, coinçant mon bras sous le tissu et laissant la manche vide prendre. Puis de sa voix douce, elle appelle Louh, qui arrive aussitôt. Il devait nous attendre dehors, et peut-être même qu'il a entendu tout ce que nous disons. Mais ça ne la perturbe pas. Le fait qu'il soit un assassin, qu'il mesure une bonne tête de plus qu'elle ne la perturbe pas non plus lorsqu'elle lui dit :

 

- Il faudra refaire le bandage régulièrement, et y appliquer ce baume.

 

D'autorité, elle lui colle le pot dans les mains et de sa voix fluette, sans trembler, poursuit ses instructions :

 

- Et pas question de l'enfermer à nouveau : il n'est pas en bonne santé et c'est dangereux pour lui. Trouvez une autre solution.

 

Elle ponctue cet ordre avec un des sourires dont elle a le secret, qui fait fondre le cœur le plus endurci. Et Louh opine, peu touché par la manière dont elle lui parle. Sa jupe virevoltant autour d'elle, elle tourne les talons pour récupérer sa besace, où elle garde tous ses trésors. Et ce n'est qu'à ce moment-là que je réalise :

 

- Tu as amené mon cistre !

- Oui, je sais à quel point il t'est précieux. Et je suis sûre que Louh veillera à ce qu'il ne lui arrive rien de fâcheux, n'est-ce pas ?

 

Cet homme si impressionnant hoche doucement la tête, sans piper mot, loup vaincu par une agnelle au sourire angélique. Sa besace portée en bandoulière, elle se plante devant lui et lui annonce :

 

- J'en ai terminé.

 

Je voudrais la contredire, prétendre que non, ce n'est pas terminé, qu'elle doit rester avec moi encore longtemps, très longtemps. Mais Louh tourne déjà les talons pour quitter la ruine, suivi par Filippia. Et comme il est hors de question que je reste dans cet endroit, je m'empresse de les suivre, mon cistre dans le dos. Mais je ne vais pas bien loin, car Louh s'est immobilisé au milieu de l'ancien village. Et nous regardant avec tout le sérieux du monde, il déclare :

 

- Je me suis engagé à ramener Filippia au campement mais tu ne peux pas trop t'en approcher, Yoshka. Nous nous arrêterons un peu avant. Et n'oublie pas ce que je t'ai dit, à propos d'une éventuelle fuite.

- Comment oublier ?

 

Ma voix s'est faite grinçante mais il ne relève pas. Il se remet en marche et nous nous empressons de l'imiter. Avec Filippia, nous marchons deux pas derrière lui, en discutant avidement, comme s'il n'était pas là, profitant de nos derniers moments ensemble. Je lui demande des nouvelles de Djidjo, de Ysayo, de Gabor. Je n'ai quitté le campement que depuis une grosse journée, mais ils me manquent terriblement. Comprenant mon besoin de parler, Filippia se fait bon public et m'abreuve de détails drôles ou anodins. Finalement, le trajet s'avère très rapide et Louh fait déjà signe de s'arrêter, alors que j'ai l'impression que nous venons juste de partir. Je serre Filippia contre moi, de toutes mes forces, la remerciant pour les soins et pour mon cistre dans un murmure. A son tour, elle me chuchote que tous me soutiennent, que tout se passera bien, et que je ne dois pas perdre espoir avec Louh.

Sa dernière phrase me laisse franchement sceptique, mais nous n'avons plus le temps de discuter. Immobile sous les arbres, silencieux, resté seul avec mon bourreau, je la regarde s'éloigner.