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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 19-10-2014 à 10:29:53

Âprefond, chapitre 7

 

 

 

Comme musique pour accompagner ce chapitre, je vous propose une longue vidéo de 44 minutes de morceaux de violon ( je suis fan du premier morceau, je suis toujours stupéfaite d'entendre le monsieur imiter des oiseaux) : Violon Tzigane - Pal Rakosi

Bonne lecture à tous et à toutes !

 


Louh reste immobile, lui aussi, jusqu'à ce que la jupe écarlate de Filippia disparaisse entre les arbres. Au loin, en me penchant un peu, j'arrive à apercevoir nos roulottes. Je veux les rejoindre. Je veux retrouver ma famille, la joie et la sécurité qu'ils me procurent. Je veux entendre à nouveau les rires des enfants, les chants de nos instruments, les éclats de voix et de rire. Je veux retrouver ma vie normale et insouciante. J'ai avancé d'un pas, sans m'en rendre compte, et tout mon corps se tend vers le campement. Mais, sans un mot, Louh pose une main sur mon épaule valide et je m'immobilise. Je laisse échapper un soupir de frustration et il fait claquer sa langue contre le palais. Alors je me tourne vers lui, la tête basse, et je le suis quand il rebrousse chemin en direction de son repaire.

 

Silencieux, il marche à grandes enjambées, évitant les buissons de ronces et les branches mortes qui traînent au sol. Il n'en montre rien mais je sais qu'il me surveille, qu'il s'assure que je le suis bien. J'évite de trop penser au campement qui s'éloigne de plus en plus, c'est trop douloureux. Alors, pour distraire mes idées noires, je me focalise sur le comportement de Louh ce matin. Et après plusieurs minutes de réflexion intense, je lui demande :

 

- Tu sais, je me dis que tu m'as enfermé dans cette cave pour que Filippia puisse me soigner sans qu'elle aille chez toi. Et sans que tu m'emmènes au camp, parce que nous aurions été trop nombreux face à toi, tout seul. Il fallait que tu puisses me garder dans un lieu neutre, mais sans que je puisse m'enfuir, ni que je puisse être trouvé par un villageois. Est-ce que je me trompe ?

 

Il me jette un regard presque surpris avant de me répondre, dans un marmonnement à peine audible , un simple « non ». Je souris un peu, content d'avoir réussi à percer ce mystère. En réalité, ce qui me donne le sourire, c'est de savoir qu'il ne m'a pas enfermé dans cette cave hantée juste par plaisir. Je lui ai en voulu, énormément, mais l'arrivée de Filippia a effacé tout le reste. Comme il continue de marcher sans ralentir ni rien rajouter, j'accélère mes pas pour rester à sa hauteur et je poursuis :

 

- Merci. Vraiment, je tiens à te remercier pour ce geste. Tu as pris de grands risques, et tu t'es cassé la tête pour me faire soigner. J'apprécie vraiment ta prévenance.

 

Cette fois, il se contente de me jeter un rapide regard, sans même prendre la peine de me répondre. Je n'ose pas parler plus. Je n'ose pas lui poser de questions. Et je n'ose pas insister en lui disant à quel point son geste m'a touché : j'ignore s'il me croit vraiment sincère mais je ne veux pas qu'il me pense hypocrite. Et de toute façon, il n'a clairement pas envie de discuter et je n'ai aucun intérêt à le contrarier.

Je me contente donc de cheminer à ses côtés, silencieux, observant ce qui m'entoure avec ravissement. Les arbres centenaires s'étirent jusqu'à toucher le ciel tandis qu'à leurs pieds, buissons et bosquets s'épanouissent. Il n'y a pas beaucoup de sentiers, et je devine que ce sont principalement des animaux qui viennent jusqu'ici. La chasse doit être fructueuse. Mais comme les terres appartiennent au Seigneur du fief, tout ce qui s'y trouve est sa possession. S'il tolère que les paysans exploitent les champs, sous réserve de lui donner une partie de la récolte et de payer des impôts, bien sûr, il refuse qu'ils prennent son gibier. C'est courant, même si je trouve que c'est injuste : après tout, il y a bien assez pour que les villageois puissent agrémenter leurs dîners. Et Louh, en tant qu'homme de main du Seigneur, doit s'assurer que personne ne vienne voler ce précieux gibier.

 

Je suis sur le point de lui demander confirmation quand nous arrivons soudain à la clairière. Je peste entre mes dents, car je n'ai prêté qu'une attention distraite au chemin que nous avons parcouru. C'était pourtant l'occasion rêvée de voir comment rejoindre le campement à partir d'ici. Sauf que... Pour être parfaitement honnête, cette envie de fuite est de moins en moins forte.

 

Bien sûr que j'ai envie de retrouver ma liberté. Évidemment que j'aimerais être à nouveau avec les miens. Mais fuir ne m'innocentera pas, bien au contraire. D'autant que le campement sera le premier endroit où Louh cherchera. Et à mesure que le temps passe, je me rends compte que je ne suis pas si mal traité que ça, avec Louh. D'autant que, si je fuis, les problèmes se retourneront contre lui, c'est une évidence. Parce que les villageois seront sur son …

 

- Assieds-toi là.

 

Je sursaute et réalise que nous sommes déjà dans la cuisine, et qu'il me désigne une chaise, tandis qu'il tient à la main une longueur de chaîne. J'ai un mouvement de recul, malgré moi, avant de réaliser que je n'y couperai pas. Et puis, je me dis que cette pièce, la plus grande de son repaire, chichement éclairée grâce aux fenêtres, c'est toujours mieux que le trou où il m'avait enfermé. Je dépose mon cistre sur la table et m'assois bien sagement. Je frémis d'horreur lorsqu'il passe un fer autour de ma cheville droite mais je ne rechigne pas. La longueur de la chaîne est suffisante pour que je puisse aller dans presque toute la cuisine, mais le réseau de grottes, le billot et la porcherie me sont interdits. Louh prend le temps de m'apporter un seau qu'il dépose dans un coin, un pichet d'eau qu'il met sur la table avec un verre, avant de s'éloigner. Juste avant de sortir, il me dit :

 

- Tu ne touches à rien. Tu ne pourras pas forcer la serrure, de toute façon, ne te fatigue pas à essayer. Et tu m'attends bien sagement jusqu'à mon retour.

- D'accord.

 

Il hoche la tête, satisfait, puis disparaît. Je sais bien que je ne pourrais pas défaire cette serrure. Contrairement à ce qu'il pourrait croire, je ne suis pas un voleur et je n'ai jamais eu à forcer une serrure. Mon bras droit est immobilisé alors que je suis droitier. Et je n'ai pas l'intention de m'enfuir, car ça ne réglera pas mes problèmes.

Par contre, pour ce qui est de l'attendre bien sagement sans rien toucher...

 

Je laisse passer quelques minutes, avant de me lever pour vérifier les possibilités que m'accorde cette chaîne. Puis je tourne en rond, écoutant la chaîne racler le sol en pierres inégales. Je me mets à chantonner, un air vif et entraînant qui trotte dans mon crâne. Je chante juste, même si ça ne suffit pas à avoir du talent, et la mélodie brise le silence étouffant de la pièce. J'arpente cette cuisine, manquant plus d'une fois de me vautrer par terre à cause de cette fichue chaîne. Je ne suis jamais inactif d'habitude et j'ai horreur de rester là à rien faire. Même quand je suis perdu dans mes pensées, je trouve toujours de quoi occuper mes mains.

Une malle est adossée au mur et je n'hésite pas bien longtemps avant de l'ouvrir. Elle ne contient pas grand-chose, des linges propres, des tabliers de cuir, un peu de vaisselle. Mais j'examine tout avec minutie. Je m'approche ensuite de la cheminée et, sur une impulsion, décide de nettoyer l'âtre. Il ne peut pas m'en vouloir pour si peu, si ? Mes mouvements sont malhabiles mais j'ai tout mon temps, après tout. C'est une étrange vie qu'il mène là, toujours à rôder dans la forêt ou au village, terrorisant les habitants pour, au final, se retrouver seul le soir, assis à cette table en bois. De ce que j'en ai vu, rien ne montre qu'il a l'habitude de recevoir du monde.

Juste à côté de la cheminée, un tonneau fermé m'intrigue. Glissant le doigt dans le trou prévu à cet effet, je soulève le couvercle. De l'eau. Juste de l'eau. J'en prends un peu dans la main pour boire et apaiser ma soif. Puis je poursuis mon exploration en chantonnant.

 

Du petit bois, des brindilles et un briquet en amadou sont posés tout près de la cheminée et, machinalement, je m'en sers pour allumer le feu. Hypnotisé par les flammes, je me demande si cette solitude est voulue, parce qu'il n'aime pas les gens, ou si elle est subie, parce qu'il est l'homme de main du Seigneur et un peu assassin à ses heures perdues. Après tout, qui voudrait passer du temps avec lui ? Ceux qui cherchent à se mettre dans la poche quelqu'un qui est proche du Seigneur ? Ou ceux qui cherchent à manipuler un homme qui pourrait leur mettre des bâtons dans les roues ? Est-ce qu'on peut lier des amitiés quand on redoute toujours des pensées intéressées derrière ? Est-ce pour ça qu'il se montre si froid et si distant avec moi ? Ou est-ce juste parce que je suis insignifiant pour lui ?

 

Les flammes sont bien parties et je jette une bûche de bois dedans, savourant la lumière supplémentaire et la chaleur qui se répand lentement dans la pièce. Peut-être qu'il a eu une femme, qu'elle est morte tragiquement et que ça lui a enlevé toute envie de vivre. Peut-être que, pour lui, cette solitude est une sorte de mort. Il continue d'exister, parce que c'est ainsi, mais en se coupant de toute joie et de tout plaisir. Une marmite posée sur le sol attire mon attention et j'y découvre le potage de la veille. Je la rapproche du feu, pour qu'elle tiédisse un peu : je commence à avoir faim. Et Djidjo dit toujours que plus une soupe mijote, meilleure elle est. En levant la tête, je découvre de la poitrine séchée et des saucissons pendus au plafond. S'il se mure dans la solitude pour cesser de vivre, il ne dédaigne pas la bonne chair pour autant. C'est plutôt bon signe.

A droite de la cheminée, une table de travail, avec la bassine pour la vaisselle et quelques ustensiles. Là encore, uniquement de l'utile, rien de superflu. Le billot est hors de ma portée et il n'y a rien à observer dessus, je m'en détourne donc.

 

Mon cistre me fait de l'œil. J'aimerais pouvoir faire vibrer les cordes, apporter un peu plus de musique dans cet endroit, un peu de joie de vivre. Mais mon bras est immobilisé. En retirant la chemise et en forçant un peu dans les bandages, je pourrais faire courir mes doigts sur les cordes. Sûrement. Mais j'ai tant de fois entendu Filippia râler après les impatients qui ne laissent pas leur corps se remettre des blessures que je m'en abstiens. Je sais que je risque d'être gêné à vie, si je ne laisse pas les choses revenir à la normale.

Je caresse cependant du bout des bois le bois peint et vernis, rêvant de musiques endiablées et de longues histoires haletantes. Et je reprends mon chant, à défaut de mieux.

 

Je me demande depuis combien de temps il est parti. J'ai l'impression que ça fait des heures, alors que ça ne fait peut-être que quelques minutes. D'habitude, nous nous repérons dans le temps avec les cloches de l'église, qui marquent tous les quarts d'heure. Même si, pour nous, le plus efficace reste la position du soleil dans le ciel.

Cet endroit est trop loin de tout pour entendre les cloches. Et je ne vois pas le soleil. A moins que...

Dans un cliquetis de chaînes, je tire difficilement la chaise jusqu'au mur puis je la positionne sous la fenêtre. Avec milles précautions, je grimpe dessus et je réalise que je suis juste à la bonne hauteur pour la manipuler. Je cherche quelques instants avant de trouver un minuscule loquet et je fais pivoter le cadre sur ses gonds.

Des flots de lumière pénètrent dans la pièce. Je me contorsionne et me tords le cou pour essayer de voir le soleil, mais il est hors de mon champ de vision. Par contre, lorsque je passe un doigt sur la peau tendue, il devient noir comme de la suie. Ce n'est pas étonnant qu'il fasse sombre comme dans un four, ici. Mais je n'imagine pas Louh, perché sur une chaise, en train de nettoyer sa fenêtre.

 

Je redescends lentement de la chaise et vais chercher un linge propre que je trempe dans l'eau. De retour sur la chaise, je frotte délicatement pour ne pas déchirer la peau. Des années de poussière, d'araignées qui ont tissé leur toile et de mouches qui s'y sont posées ont rendu cette fenêtre quasiment opaque. Après quelques minutes, la peau passe d'une couleur brune à un beau jaune quasiment transparent. J'esquisse un sourire, heureux d'engranger plus de lumière. Et je décide de laisser le cadre ouvert plus longtemps pour faire rentrer un peu d'air pur.

 

Perché sur la chaise, je lorgne sur l'autre fenêtre, de l'autre côté de la pièce, mais je ne peux pas l'atteindre. Je me résigne donc à la laisser telle quelle, et redescends de mon escabeau improvisé. Dans ma main, le linge est devenu gris foncé et je ne peux pas le laisser comme ça. Louh n'apprécierait pas du tout que je salisse autant ses affaires. Je vais donc récupérer de l'eau dans le tonneau, que je mets à chauffer au-dessus du feu, dans une grande marmite. J'y jette le linge, puis mes vêtements, laissés en tas près de la porte de la chambre. Finalement, j'ai bien fait d'allumer la cheminée, ça me permettra de faire ma lessive.

Je cherche du regard un peu de saponaire mais je ne trouve rien. Je me souviens que les femmes, au campement, utilisent parfois de la cendre pour la lessive, lorsque les réserves de saponaires sont trop faibles. Je jette donc de généreuses poignées de cendre dans la marmite et je laisse bouillir.

 

Je me demande si Louh fait les yeux doux à une femme, pour qu'elle nettoie ses vêtements à sa place. Je grimace. Non, ce n'est pas son genre. Je le verrai plutôt lui mettre une dague sous la gorge et l'obliger à la faire, lui restant adossé à un mur et la surveillant de son terrible regard. Je frissonne en repensant aux regards qu'il a pu m'envoyer. Il n'a jamais été amical, ni sympathique. Sa présence me met mal à l'aise, c'est indéniable. Mais en même temps, elle me trouble. Savoir que ses yeux surveillent mes gestes me rend nerveux, et ce n'est pas seulement de l'appréhension.

Ah, l'eau bout. Je cherche du regard un ustensile qui me permettrait de retirer le linge sans me brûler et je trouve une louche. Mais un autre problème se présente : où pourrais-bien mettre le linge ? Le couvercle du tonneau ! Une fois installé, le couvercle s'avère parfait pour frotter le linge et je m'y emploie avec minutie. Ce n'est pas facile avec un seul bras mais je ne m'en rends pas vraiment compte, l'esprit occupé par la silhouette menaçante de Louh.

 

Lorsque j'en ai terminé, je vais récupérer la bassine pour la vaisselle et je la remplis d'eau, puis je rince soigneusement les tissus. L'essorage est encore une difficulté supplémentaire mais j'en viens à bout. J'ai faim et je me demande quand est-ce que Louh va rentrer, qu'on puisse savourer cette soupe dont le fumet envahi toute la cuisine. J'ignore où étendre le linge et après de longues minutes de réflexion, je me décide à le mettre sur le billot : en tirant la chaîne au maximum, j'arrive à deux bons mètres du meuble. Je jette les vêtements de manière à ce qu'ils pendent plus ou moins dans le vide. Je rate parfois ma cible et le tissu se retrouve chiffonné au sol. Tant pis, ça attendra son retour.

 

Mon souci, désormais, c'est de vider l'eau sale. Je suppose que Louh va dehors, ou qu'il donne l'eau aux cochons. Je ne peux pas le faire, et je me résous donc à laisser la marmite fumante près de l'âtre.

Je retourne m'asseoir, espérant que Louh rentre rapidement. Il se rendra tout de suite compte que je ne l'ai pas attendu sagement mais j'espère qu'il ne s'énervera pas trop. Et peut-être que je ferai illusion, si je suis assis.

Les minutes s'égrènent lentement. Bien trop lentement. Une fissure dans le bois de la table attire mon attention, et je la suis du doigt. Une minuscule encoche se situe sur le côté de la table, non loin de moi, et je soulève une trappe. Bon sang, ce type est tellement suspicieux qu'il installe même des compartiments secrets dans sa table à manger !

C'est avec un brin d'excitation que je soulève le pan de bois, imaginant déjà trouver des trésors inestimables. La déception est rude : il n'y a qu'une énorme miche de pain soigneusement enveloppée dans un linge, un sac de noix et quelques pommes.

 

Puis l'enseignement de Ysayo me revient en mémoire. Les gens du peuple ont tous ce genre de tables creusées. Il faut l'autorisation du Seigneur pour utiliser le four communal, et tout le village vient faire cuire d'énormes miches après les récoltes de blé. Les gens ont donc de grandes quantités de pain, mais qui devront durer jusqu'à la prochaine cuisson. Alors pour le conserver, ils l'enveloppent dans des linges et les mettent à l'abri dans la table.

 

Les noix me font terriblement envie et il reste un morceau de pain coupé. Je jette un regard à la porte close et me sers. Je casse rapidement les coquilles, j'ai l'habitude : les enfants, au camp, sont toujours occupés et il n'est pas rare qu'ils soient réquisitionnés par Djidjo pour l'aider à casser les noix. Les noix et le pain dévorés, je fais disparaître toute trace de mon forfait en jetant les coquilles et les miettes dans la cheminée.

Un rapide coup d'œil à la fenêtre ouverte m'indique que le crépuscule est déjà bien avancé. Il est temps de fermer avant de faire rentrer trop de fraîcheur. Je m'empresse de le faire avant de ranger la chaise. Bon sang, mais quand va-t-il rentrer ? J'installe les écuelles en bois sur la table, je mets également les couverts et les verres. Puis je me rassois, comptant les minutes.

 

 

 

 

La porte s'ouvre soudain et je me fige. Louh s'immobilise sur le seuil, scrute le moindre recoin de la pièce avant de me regarder. Je me fais l'effet d'un enfant qui prend un air innocent alors que les preuves de ses bêtises sont écrites sur son visage. Si un regard pouvait tuer, il m'aurait occis. Je m'attends à des hurlements de rage, à des menaces terrifiantes, à de la violence. Il ne dit pas un mot et se rend dans sa chambre comme si de rien n'était.

Je reprends le décompte des minutes, le cœur battant la chamade. Voyant qu'il n'en ressort pas, je me lève dans un cliquetis de chaîne et m'avance autant que possible dans la cuisine. Et je me défends :

 

- Louh, je te jure, j'ai quasiment rien touché. Mais tu es parti si longtemps que j'ai cru mourir d'ennui ! Vois le bon côté des choses, le dîner est prêt !

 

Aucune réponse. Mais pourquoi réagit-il ainsi ? Les hurlements, les menaces, la violence, je peux le gérer, je peux discuter et m'expliquer. Mais ce silence, là, m'enlève tout moyen de me justifier et d'atténuer ma faute.

 

- Je ne pensais pas à mal, je te jure. Je voulais juste te faire gagner du temps. Mon linge est propre, c'est toujours ça de fait. Et c'est pareil pour la soupe, tu pourras manger plus vite et …

 

Sa silhouette se dessine soudain sous l'arche, menaçante, et je cesse de parler tout en reculant de quelques pas. Pétrifié, je le suis des yeux tandis qu'il va récupérer le linge vaguement étendu sur le billot de bois, et qu'il l'emmène hors de ma vue. Lorsqu'il revient et qu'il se fige devant la marmite grisâtre, remplie de l'eau de la lessive, je tente, d'une voix penaude :

 

- Je ne savais pas où jeter l'eau alors j'ai pensé que …

 

Je me tais, encore, car il a quitté la cuisine avec le récipient pour disparaître dans la porcherie. Il va me trucider, c'est sûr. Je me tasse sur ma chaise et je ne bouge plus d'un cheveu. A son retour, il nous sert en potage et commence à manger sans piper mot. L'ambiance est si lourde que je n'ose pas manger, malgré la faim que les quelques noix n'ont pas su apaiser. Remuant distraitement ma cuillère dans la soupe, je laisse échapper :

 

- Je suis désolé, Louh, je ne voulais pas te contrarier.

- Dans ce cas, il ne fallait rien toucher, comme je te l'avais demandé.

- Mais Louh ! Je suis resté enfermé toute la journée, à ne rien faire ! Tu y arriverais, toi ?

- Oui.

 

Sa réponse me cloue le bec quelques instants. Je ne l'imagine pas inactif toute une journée. Alors, par défi, je lui demande :

 

- Et ça remonte à quand, la dernière journée que tu as passé le cul sur une chaise sans rien faire ?

 

Il ne me répond pas. Je considère ce silence comme aveu : il est incapable de se souvenir de la dernière fois qu'il l'a fait, s'il l'a jamais fait. Mais je retiens toute exclamation victorieuse et prends quelques cuillerées de potage. Finalement, je l'entends me dire :

 

- Le billot me sert régulièrement pour découper la viande. N'y étends pas le linge.

- D'accord, je m'en souviendrais. J'aimerais bien pouvoir t'accompagner, demain, mais si je dois rester ici, tu pourrais me donner des choses à faire ? N'importe quoi, tant que tu me donnes des instructions précises.

- J'y penserai.

 

Le silence retombe dans la cuisine, uniquement troublé par le crépitement du bois et le raclement des cuillères. Après quelques hésitations, je lui demande :

 

- Comment s'est passée ta journée ?

 

Il me darde d'un regard noir et je me fais tout petit sur la chaise. Mais je persiste :

 

- J'ai bien le droit de te demander, non ? Je suis resté seul une grande partie de la journée, sans personne à qui parler.

- J'ai retrouvé la vache.

- Ah ! C'est une excellente nouvelle ! Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?

- Parce que tu m'avais trop énervé pour que j'ai envie de te donner des bonnes nouvelles.

- Je suis vraiment désolé, Louh, je te jure que ça ne se reproduira …

- C'est bon. Tais-toi maintenant.

 

Je l'observe du coin de l'œil et mon instinct mon souffle que ce dernier bougonnement n'était pas aussi furieux que les précédents. J'ose donc :

 

- Tu as raison, je vais me taire le temps que tu me racontes exactement ce qu'il s'est passé.

 

Il hausse un sourcil en me dévisageant et je sens mes joues s'empourprer. Il serait peut-être temps que j'apprenne à me taire pour de bon et que je cesse de le provoquer. Mais à mon plus grand étonnement, il se cale plus confortablement contre le dossier de sa chaise et raconte :

 

- Hier j'avais cherché dans les cachettes les plus probables hors du village. Mais pas moyen de retrouver cette vache. Finalement, je suis allé chez les paysans et j'ai demandé à voir leurs étables.

- Et ils ont accepté ?

- Ils ne me refusent jamais rien. Donc oui, ils ont tous accepté, et c'est comme ça que j'ai mis la main sur cette bestiole, chez Paul-le-boîteux. Elle correspond à la description que m'a donné le vieux Georges, le propriétaire. Paul et Georges se vouent une haine farouche depuis des décennies. Votre arrivée a permis à Paul de faire un coup bas à son rival tout en vous faisant accuser.

- Et il l'a avoué ?

- Oui. Il n'y a que toi et les tiens qui êtes assez inconscients pour ne pas me craindre.

- Tu leur fais si peur que ça ?

- Il faut croire.

- Pourquoi ?

- Je te l'ai dit, je suis l'homme de main du Seigneur.

- Je suis désolé, Louh, mais je ne sais pas exactement à quoi ça correspond. Tu es le premier homme de main que je rencontre. Tu pourrais m'en dire plus ?

- Tu te ne fatigues jamais, de poser autant de questions ?

 

Je sursaute. Je ne dois pas le contrarier, c'est ce que je me répète depuis que je le connais, mais je n'arrive pas à me tenir à cette résolution. Et je jurerais presque qu'il n'est pas si fâché que ça contre moi. Je ne cherche cependant pas à trop creuser de ce côté et je lui explique :

 

- Non. Rencontrer de nouvelles personnes est l'une des grandes joies de ma vie. J'adore apprendre comment elles vivent, comment elles réfléchissent, j'adore connaître leurs points de vue. Je trouve ça très intéressant et j'en sers beaucoup pour construire mes histoires. Tu n'as pas envie d'en apprendre plus sur moi, et ma manière de vivre ?

- Non, pour quoi faire ?

 

Sa réponse me serre le cœur et je reste muet. Il vient de répondre à la question que je me posais plus tôt dans la journée : s'il est si distant avec moi, c'est juste parce que je suis insignifiant pour lui. Je me retrouve même incapable de lui répondre : comment expliquer ce genre de choses ? Il doit voir que ses paroles m'ont blessé, car il poursuit d'une voix adoucie :

 

- Tu seras parti dès que Mélisende sera retrouvée. Ou mort. Alors pourquoi apprendre à te connaître puisque tu ne seras plus là dans quelques jours ?

- Eh bien, savoir comment pense un tsigane te permettra de mieux comprendre les prochains qui s'arrêteront par ici.

- Il n'y en a quasiment jamais. Ils sont rarement les bienvenus ici.

- C'est ton Seigneur qui leur refuse le droit de rester ?

- Oui.

- Alors, tu sais pourquoi le conseiller nous a laissé nous installer ?

- Hum. Sans doute par peur de déplaire au Seigneur. Il arrive qu'il les accepte sur ses terres. Le conseiller a dû penser qu'il valait mieux le mécontenter que le frustrer.

- Ce n'est pas un choix agréable à prendre.

- Non, mais c'est son rôle.

 

Je ne peux qu'approuver. Et à vrai dire, vu le bonhomme, je me moque bien de savoir s'il va avoir des remontrances ou non. Mais c'est utile d'avoir la confirmation que nous risquons de devoir mettre les voiles dès le retour du Seigneur.

 

- D'ailleurs, comment ça se fait que tu n'aies pas accompagné ton Seigneur lors de son déplacement ?

- Tu ne t'arrêtes jamais, hein ?

- Non !

 

Cette fois, c'est clairement de l'amusement que je lis dans ses prunelles. Je lui souris, impertinent, et je vois ses lèvres se tendre dans un demi-sourire qui m'envoie d'étranges élancements dans le ventre. Mais il retrouve bien vite son sérieux quand il me répond :

 

- Je dois rester pour m'assurer que ses gens ne profitent pas de son absence pour enfreindre les lois.

- Alors c'est ça, ton travail ?

- Entre autres. Je m'assure que les villageois respectent son autorité. Je m'occupe des petits différends qu'il peut y avoir entre eux. Je m'occupe aussi de leur réclamer l'argent qu'ils doivent au Seigneur.

- Ah ! C'est pour ça, l'autre jour, que tu es allé voir le gros bonhomme en taverne ?

- Oui. Il avait essayé de rouler le Seigneur au moment du paiement. Et je m'occupe aussi de surveiller le fief. Je dois signaler aux hommes d'armes toute présence suspecte. S'il s'agit d'individus isolés, je m'en occupe, sinon, c'est à eux de le faire.

- Quand tu t'en occupes, ils finissent dans l'auge des cochons ?

- Parfois, oui. Parfois je me montre suffisamment dissuasif.

 

Je hoche doucement la tête, n'osant pas poursuivre sur cette lancée. Même si j'en parle d'un ton léger, l'idée que les bestiaux, là dehors, puissent avoir mangé de la chair humaine me révulse. Et le détachement avec lequel il m'a répondu me fait froid dans le dos.

Je m'agite un peu sur ma chaise pour chasser le malaise et trouver d'autres questions. Le cliquetis le fait se redresser et il fouille dans les clefs qui pendent à sa ceinture. Il me libère sans un mot et se lève pour aller faire chauffer de l'infusion. Soulagé, je lui demande :

 

- Et toi, alors, tu n'as aucune question à me poser ?

- Non.

 

Je peine à comprendre ses motivations mais je n'argumente pas. Peut-être craint-il tout simplement que je perde mon statut de prisonnier pour gagner le statut d'être humain.