Comme suggestion de musique, je vous propose : les rois du tzigane - yoska nemeth (vinyle numérisé)
C'est Louh, bien sûr, qui revient et qui s'avance désormais à grandes enjambées, avec sa tête des mauvais jours, en bougonnant :
- Ça sent le brûlé dans toute la clairière.
Je recule prudemment pour lui laisser libre champ, le cœur battant la chamade, et il m'arrache l'instrument des mains sans un regard pour moi. Toute son attention est tournée vers la mixture fumante. Il tire sur la manche de sa chemise pour se saisir de l'anse brûlante et retire la marmite de l'âtre. Il la laisse tomber tout près et enfonce prudemment la cuillère dans la préparation bouillonnante. D'une habile torsion du poignet, il retourne les légumes et je découvre avec horreur que l'autre face est noire comme de la suie. Il se redresse, me fixe de son regard furieux et me demande d'une voix grondante :
- Tu n'avais pas mis d'eau ?
Je me fige. Que dois-je répondre ? Je n'hésite qu'un instant, parce qu'il s'impatiente et que j'imagine que ce n'est pas le moment de l'agacer encore plus, et je me décide pour la vérité :
- Si... si, j'en ai mis... un peu.
- Pas assez, visiblement. Et tu n'as pas coupé les légumes ?
Mon ventre se noue. J'ai voulu lui faire croire que j'étais capable de préparer à manger et c'est un échec cuisant. Je vais passer pour un incapable, doublé d'un fanfaron. Et si la préparation n'est pas récupérable, j'aurais gâché de beaux légumes et du lard. Mon regard se rive sur mes bottes et je murmure d'une voix fluette :
- Je suis désolé, Louh. Je ne pensais pas que c'était aussi compliqué à faire.
- Tu n'en avais jamais fait avant ?
- Non. Éplucher les légumes, ça va, mais pour le reste ….
Je me tasse sur moi-même, redoutant une explosion de colère. Rien ne vient. Je l'aperçois, dans mon champ de vision, en train de brasser à nouveau le contenu de la marmite. Puis le verdict tombe :
- Les cochons auront un repas de fête ce soir.
Mon cœur cesse de battre. J'ai gaspillé de la nourriture, je lui ai menti en prétendant savoir faire à manger, et il n'y a rien de prêt pour le repas. Il emmène la marmite dehors, sans doute pour qu'elle n'enfume plus l'intérieur. Lorsqu'il revient, il part directement dans les méandres de la grotte. Je suis pétrifié. D'accord, il ne s'est pas énervé pour le moment, mais ce n'est qu'une question de minutes, le temps qu'il réalise l'ampleur de la catastrophe. Et là...
- Allez, assieds-toi.
J'obéis dans la seconde. Il me faut plus de temps pour réaliser que sa voix n'est pas froide comme de la glace ou remplie de colère. Elle est presque douce. La surprise me fait redresser la tête au moment où il ouvre la trappe de la table et y prend le pain, quelques pommes et quelques noix. Il a rapporté de son garde-manger des lamelles de viande séchée, un petit saucisson, un gros morceau de fromage.
- Je suis vraiment désolé, Louh. Je ne …
- Ce n'est pas si grave. Tu aurais dû me le dire, c'est tout. Ça m'aurait évité de traverser le fief en pensant au festin qui m'attendait.
Mon cœur s'emballe. Qu'est-ce qu'il vient de dire ? Est-ce qu'il vient de reconnaître qu'il a pensé à cette fichue soupe, et donc à moi, une partie de la matinée ? D'une petite voix, tandis qu'il coupe des tranches de saucisson et de fromage, je lui explique le rôle des enfants dans nos campements, et le fait que j'ai toujours pensé qu'il suffisait ensuite de mettre les légumes dans la marmite pour qu'ils deviennent de la soupe. C'est avec un sourire attendri qu'il va prendre place et je n'arrive plus à le quitter des yeux, les étranges élancements dans mon ventre se manifestant à nouveau. Un sourire attendri, alors qu'il devrait être furieux. Puis, comme si l'odeur de brûlé n'envahissait pas la pièce, il me demande :
- La matinée n'a pas été trop longue ?
- Si, un peu, mais la soupe m'a donné du fil à retordre, alors ça a été. Et toi, ta matinée ?
J'ai hésité un peu avant de lui poser la dernière question. Mais il ne semble pas m'en vouloir pour la soupe et ce serait stupide de remettre encore ça sur le tapis, des fois qu'il change d'avis. Nous commençons à manger, tandis qu'il me répond :
- Pas trop mal. Il y a plusieurs petits hameaux disséminés sur les collines et je suis allé les visiter. Personne n'a vu Mélisende. Il n'y a qu'un paysan qui m'a annoncé que les chiens avaient jappé une partie de la nuit de sa disparition. Mais sa femme est intervenue pour lui rappeler que c'était au moment où son beau-frère, passablement ivre, essayait de rentrer chez lui.
Cette anecdote m'arrache un sourire et ce n'est qu'à ce moment-là que je me détends vraiment. Il poursuit, entre deux bouchées :
- Je me doutais bien que les interroger ne serait pas concluant. Si on doit faire disparaître quelqu'un, je suppose qu'on évite les coins habités. Et les endroits vierges de toute habitation ne sont pas ce qui manque, dans ce fief. Mais il fallait que je m'assure qu'ils n'aient rien vu. C'est chose faite.
- Tu as d'autres pistes alors ?
- Quelques-unes, oui. Il y a plusieurs pavillons de chasse et des cabanes de berger abandonnées. Je vais aller voir s'il y a eu des traces de passage par là-bas.
- Mais ça voudrait dire que le coupable connaît bien la région.
- Je n'en suis pas aussi certain. Je préfère garder toutes les possibilités en tête.
- Et si ça ne donne rien ?
- J'irais interroger à nouveau les parents. Ils me disent qu'elle dormait quand ils sont allés se coucher, et qu'ils n'ont rien entendu. Peut-être qu'avec le temps, d'autres souvenirs leur seront revenus à la mémoire.
- Et si ça ne donne rien ?
Il me jette un regard d'avertissement avant de hausser les épaules et de répondre :
- Je vais déjà commencer par ça, j'aviserai ensuite.
- Et moi ? Je vais faire quoi ?
- Tu vas venir avec moi dans les pavillons de chasse et les cabanes de berger.
Je le regarde, surpris par cette décision qui va à l'encontre de toute logique. Je me garde bien de protester, pourtant, sentant mon cœur s'emballer à l'idée de pouvoir enfin marcher à la lumière du soleil.
- Je pensais que j'allais avoir le droit à une salve de questions.
- Au risque de te faire changer d'avis ?
- Je ne changerai pas d'avis, Yoshka.
- Sûr ?
- Sûr.
- Pourquoi tu m'emmènes ?
- Parce que tu vas finir par creuser les dalles à force de faire les cent pas ici. Et parce que j'aimerais éviter de mourir empoisonné : je ne te confierai plus de repas à préparer.
Je le dévisage, stupéfait. Il plaisante ? Est-ce qu'il est vraiment en train de me taquiner, là ? Face à mon absence de réaction, son visage se referme et il continue d'une voix glaciale :
- C'est juste qu'on ne risque pas de rencontrer de villageois. Mais tu n'es pas obligé de venir si tu ne le veux pas.
- Non ! Si ! Je veux venir, s'il te plait ! Je... je suis désolé, je veux venir. Et... je ne m'attendais tellement pas à ce que tu plaisantes que je n'ai pas réagi sur le moment mais … enfin, c'était à mes dépends mais c'était drôle et …
Je me tais, réalisant que je ne fais que m'enfoncer dans un bourbier inextricable d'explications malavisées. Rire maintenant ne serait pas crédible un seul instant. Et je n'ai pas envie de rire, là tout de suite. D'autant qu'il me semble bien que dans mes justifications désordonnées, j'ai laissé échapper qu'il n'est pas du genre à plaisanter et il pourrait mal le prendre. Mais je le sens se détendre et je me détends à mon tour. C'est même avec un demi-sourire qu'il me répond :
- Je penserai à te prévenir, la prochaine fois.
Je laisse échapper un rire léger, presque naturel, et il sourit complètement. Mon ventre fait à nouveau des siennes et ça commence à m'inquiéter un peu. Je note dans un coin de mon esprit qu'il faudra que j'en parle à Filippia, quand je la reverrais. Je suis également intrigué par l'étrange joyeuse humeur de Louh, qu'une soupe complètement ratée n'a pu défaire. Je ne m'en plains pas, bien au contraire, mais je me demande d'où elle vient. Est-ce qu'il a trouvé, dans l'un de ces hameaux perdus, une jolie jeune fille qui lui a prodigué de douces attentions ?
Nous terminons le repas par une pomme et quelques noix, suivi d'un grand verre de vin coupé à l'eau. Il me laisse le temps d'aller me rafraîchir avant que nous quittions son repaire. Le passage dans la porcherie me permet de constater que mes vêtements sont étendus contre le mur du couloir, et sans doute sec depuis la veille. Je me demande s'ils sentent vraiment la porcherie et à quel point Gabor va se moquer de moi si c'est le cas. Mais j'oublie bien vite ces questions quand je me retrouve à l'air libre. J'inspire à pleins poumons. Les rayons du soleil caressent mon visage et je ferme les yeux de bonheur. Le chant des oiseaux, l'odeur de la forêt, le vent frais, tout me donne l'impression de revivre et j'adresse un grand sourire ravi à Louh. Il sourit à son tour et je me demande ce qu'il me cache : c'est déjà la troisième fois aujourd'hui, c'est louche.
Nous nous mettons en marche et si lui semble vouloir rester silencieux, ce n'est pas mon cas. Après avoir ramassé une petite branche morte, que je triture dans la main gauche, je lui demande :
- Dis-moi, Louh, ce fief doit bien avoir des légendes, non ?
- Des légendes ? Non, pas spécialement.
- Allons, il doit bien y avoir de vieilles histoires, non ?
- Quelques-unes, oui, mais ce ne sont pas vraiment des légendes.
- Lesquelles ? Tu comprends, c'est important pour moi, ça m'aide quand j'invente des histoires.
Il me lance un bref regard inexpressif avant de hocher doucement la tête et de lâcher du bout des lèvres :
- Le village, déjà.
- Celui où tu m'as enfermé dans la cave ?
- Celui où je t'ai fait attendre Filippia, oui.
Je lui jette un regard mais il garde son attention concentrée sur le chemin. Je me demande s'il serait judicieux de polémiquer sur la nuance qu'il tient à instaurer et je me dis qu'il vaut sans doute mieux préserver sa bonne humeur. Conciliant, je rétorque :
- Si tu le dis … Alors, cette histoire ?
- Rien de surprenant. Des silhouettes fantomatiques qui rôdent la nuit tombée, pleurant et geignant. Certains disent qu'ils sont inoffensifs mais que leur peine est contagieuse et que le promeneur qui les croise ne s'en remettra jamais. D'autres disent qu'ils sont, au contraire, avides de vengeance car ils sont partis trop jeunes et en veulent aux vivants d'être vivants.
Je frissonne en repensant à ce village abandonné. Même de plein jour, j'avais eu l'impression de sentir des esprits me frôler et je n'ose pas imaginer ce qu'on peut ressentir là-bas à la nuit tombée. Mais je suis curieux, alors je lui demande :
- Et tu en penses quoi, toi ?
- Je pense que c'est un endroit parfait pour y cacher quelque chose ou quelqu'un. Quant aux fantômes … je ne sais pas trop. Mais dans le doute, j'évite d'y aller la nuit.
- C'est plus prudent, oui. Et les autres histoires ?
Il hausse les épaules, laisse quelques minutes de silence s'installer entre nous, avant de me raconter dans un chuchotement :
- Les survivants de la Grande Peste ont brûlé le Logis Seigneurial lorsque la maladie a cessé de tuer. Ils étaient affamés, fous de douleur, et tenaient le Seigneur pour responsable de la peste. Il y a eu beaucoup de victimes au Logis, et la répression en a fait encore plus. Le Seigneur de l'époque a obligé les survivants à l'aider à reconstruire son logis. Il a voulu un château, qui brûlerait bien moins facilement qu'une simple demeure et qui assoirait son autorité. Mais très rapidement, la quantité de pierres disponibles n'était plus suffisante pour assurer la construction. C'était peut-être deux ans après la Grande Peste, et il a obligé les survivants à aller démolir des maisons dans l'ancien village pour en récupérer. Il leur a fait brûler les pierres, puis les immerger dans l'eau. Mais malgré ces précautions, aujourd'hui encore, ils sont nombreux à penser que les esprits des morts hantent aussi le château. C'est pour ça qu'ils n'y vont que s'ils y sont vraiment obligés.
- Et c'est pour ça que tu sais qu'ils n'iront pas vérifier que je suis bien dans les geôles là-bas.
- Oui.
Je reste silencieux de longues minutes, digérant tout ce qu'il vient de m'apprendre. Ce n'est pas étonnant que cette période de l'histoire ait tant marqué les gens. Dans tout le royaume, l'épidémie a décimé quasiment la moitié de la population. Absolument toutes les familles ont été touchées, certaines ont même été complètement décimées. Les tsiganes n'ont pas été épargnés : nous étions touchés par la maladie, nous aussi. Et aucun village ne voulait de nous. Les bûchers funéraires nous avertissaient toujours, de loin, des villages atteints et nous ne nous en approchions jamais. Mais les rares villages qui n'étaient pas touchés refusaient tout étranger.
Ce fut une période difficile, dont on parle encore parfois, autour du feu, les soirs où la joie n'est pas au rendez-vous. Et le fait que la peste resurgisse régulièrement, même si elle fait moins de victimes, empêche les gens d'oublier.
Alors ce n'est pas étonnant que les légendes de ce fief concernent la peste. À vrai dire, c'est la même chose dans beaucoup de fiefs.
C'est la première fois que je l'entends autant parler, alors j'oublie de profiter d'être à l'extérieur et je poursuis mes questions :
- Ce sont tes parents qui t'ont raconté cette histoire ?
- Non.
Je m'aventurais dans un terrain dangereux et j'ai la confirmation, à travers sa réponse tranchante, qu'il ne souhaite pas en parler. Tant pis, je trouverais bien un moyen pour en savoir plus. Alors que nous émergeons de la forêt et que nous avançons à flanc de colline, sur un sol rocailleux parsemé d'herbes rares, je change de sujet :
- Tu la connais bien, Mélisende ?
- Je la connais de vue.
- Tu n'es pas proche d'elle, alors.
- Non, nous ne nous sommes jamais parlé.
- Et tu es proche de qui, ici ?
Il peste entre ses dents et je devine que mes questions doivent commencer à l'agacer. Mais je suis tellement content de ne plus être seul et d'être dehors que je n'y prête pas vraiment attention : de toute façon, il saura bien me dire quand il en aura marre. Il accélère le rythme de ses foulées mais je le suis sans peine et je reste à sa hauteur en attendant sa réponse. Finalement, il lâche :
- Il y a la vieille Berthe, qui vend ma viande au marché.
- Elle vend ta viande ?
- Tu me vois derrière un étal à haranguer le chaland ?
- Non, pas du tout.
- Moi non plus. Alors c'est elle qui s'occupe d'écouler la viande que je découpe, moyennant rétribution.
- Mais tu ne la vois pas souvent, si ?
- Juste quand j'ai de la viande à vendre.
Je me mords les lèvres avant de lui dire que ce n'est pas ce que j'appelle « être proche » de quelqu'un. Je le vois mal aller boire une bière en taverne après une journée de travail avec la vieille Berthe, que j'imagine rabougrie, édentée et à moitié aveugle. Sénile sans doute, aussi. Cela dit, je le vois mal aller boire une bière en taverne pour se détendre tout court. Et de tous les gens qu'il côtoie, bien peu aurait envie d'y aller avec lui.
Je réalise soudain que son statut d'homme de main, et plus encore celui de bourreau occasionnel, lui ôtent toute possibilité de nouer des relations. Il rôde comme une sombre menace dans le fief, et les villageois osent à peine prononcer son nom. Alors être ami avec lui...
- Et au château ?
- Non. On se connaît, c'est tout.
Il reste silencieux, comme si la discussion était close, et mon instinct me souffle de me taire et de ne pas poursuivre sur cette lancée. Mais c'est lui qui poursuit :
- Il y avait bien Marie. C'était la cuisinière du château. Elle me donnait toujours à manger et elle aimait bien me faire goûter les plats. C'est elle qui m'a appris les rudiments de la cuisine. Comme elle savait à quel rôle j'étais destiné, elle n'arrêtait pas de me répéter que j'aurais besoin de savoir me débrouiller seul, de me faire cuire un repas chaud et que ce serait quand même bien dommage que je meurs de faim à cause de mon ignorance. Elle était douce et patiente.
- Mais elle n'est plus de ce monde.
- Non. Elle nous a quittés il y a des années.
C'est à mon tour de me taire. La peine que je ressens dans ses paroles m'impose un silence que je ne suis habituellement pas capable de respecter en sa présence. Je m'en veux un peu, de lui avoir fait parler d'elle, alors qu'il était de si bonne humeur.
Nous arrivons en vue d'une cabane délabrée et, d'un geste, il me demande de rester silencieux. J'espère que ça le détournera de ses souvenirs et que ça me permettra de changer de sujet sans gros sabots. Le temps a rendu les planches de la porte d'un gris terne, qui se fond dans le paysage rocailleux. Seuls les oiseaux se font entendre, et je mettrai ma main à couper qu'il n'y a pas âme qui vive dans le coin, mais Louh porte la main à sa ceinture, sur la garde de sa dague, et avance prudemment. Sur les murs de pierres courent d'innombrables lézards qu'il fait fuir en s'approchant. Lorsqu'il pousse la porte, une résistance inhabituelle lui fait enlever la main de la garde de sa dague. Il fait le tour de la cabane, puis grimpe sur un rocher tout proche. En revenant vers moi, il m'annonce :
- Une partie du toit s'est effondrée, on ne peut plus rentrer à l'intérieur. Et il n'y a pas d'autre accès que la porte.
J'ignore ce que je pourrais répondre, alors je me contente d'un signe de la tête pour lui montrer que j'ai bien pris note de son information. Nous reprenons notre marche et je me perds dans la contemplation de nos deux ombres qui se mêlent et se démêlent au gré de nos pas.
Nous visitons ainsi plusieurs cabanes pendant l'après-midi. Elles se ressemblent quasiment toutes : délabrées, abandonnées, remplies de vestiges d'une vie âpre et solitaire. Poussière, toiles d'araignées, tables et bancs vermoulus, poterie brisée sont tout ce que nous trouvons. Pas la moindre trace d'un passage récent, si ce n'est, peut-être, ce terrier de rats qui grouille de boules de poils.
Louh reste impassible, allant d'une cabane à l'autre sans montrer la moindre frustration. Je me sens obligé de l'imiter, même si, à mesure que le temps passe et que nos ombres grandissent, je sens comme un étau qui se resserre autour de moi.
Ce serait stupide de le nier : j'avais vu cet après-midi d'errance comme un moyen d'être à l'air libre et de rester avec Louh. Mais je n'ai jamais oublié que c'est aussi, peut-être, l'occasion de trouver une trace de Mélisende, voire même de la retrouver elle. Et ça m'innocenterait.
Je me surprends à apprécier Louh bien plus que je l'aurais imaginé. Mais je suis lucide : ce temps passé ensemble est éphémère. Quoiqu'il advienne par la suite, il restera ici et je reprendrais la route, ou je serais mort. Cette découverte mutuelle est vouée, au mieux, à devenir une sorte d'amitié. Et à choisir, je préfère être libre et innocenté, sur les routes avec ma grande famille, que coincé avec Louh dans son caveau.
Alors même si cet après-midi est fort sympathique, je préférerais qu'il soit fructueux. Et chaque nouvel échec réduit mes chances.
Je suis donc Louh avec un air maussade, oubliant de l'interroger, oubliant de m'extasier sur ces paysages magnifiques que nous traversons.
Lorsque les deux derniers pavillons de chasse se révèlent vide de toute trace de vie, Louh décrète qu'il est temps de rentrer. Mon orteil, où la boîte de théâtre s'était écrasée quelques jours plus tôt, est devenu douloureux. Et l'étau s'est resserré autour de ma poitrine.
Je suis muet quand nos pas nous ramènent jusqu'à la porcherie. Je regarde Louh donner aux porcs la marmite de soupe brûlée sans broncher. Et je le suis dans les entrailles du réseau de grotte pour qu'il prenne des légumes sans piper mot.
Lorsqu'il m'assigne à la corvée d'épluchures, je m'exécute sans rechigner. Le silence dans lequel nous préparons la soupe du soir est soudain brisé par Louh :
- Tu es bien silencieux, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
J'hésite un instant. Puis je me souviens lui avoir fait des remontrances parce qu'il ne me répondait pas, alors je lui demande franchement, sans tourner autour du pot :
- Que se passera-t-il si on ne retrouve jamais Mélisende ?
- Nous la retrouverons.
- Mais si ce n'est pas le cas, que se passera-t-il ?
Il me jette un regard amusé, avant de laisser échapper du bout des lèvres un « têtu » que je ne nie pas. Puis, alors qu'il fait dorer le lard au fond d'une nouvelle marmite, il m'explique :
- Tu seras obligé de rester ici quelque temps. J'ignore si tes … amis pourront rester aussi, mais toi, comme tu es suspecté, tu n'auras pas le choix. Je demanderai de l'aide au château pour explorer toutes les pistes expliquant sa disparition. Et si nous ne trouvons rien, eh bien, nous te relâcherons, puisque nous n'avons aucune preuve contre toi.
- Mais je croyais que j'étais en état d'arrestation seulement pour apaiser les esprits.
Il me dévisage un long moment. Quand le crépitement du lard devient trop fort, il détourne son attention de moi et jette l'épeautre et les lentilles dans la marmite. Il remue avec la longue cuillère en bois puis va remplir le pichet d'eau au tonneau. Il reste proche de la cheminée tandis qu'il me répond :
- C'est en partie vrai. Mais tu es quand même un suspect.
- Juste parce que je suis tsigane ?
- Juste parce que cette disparition coïncide un peu trop avec votre arrivée.
- Mais tu nous as vus le soir de sa disparition, nous étions tous au campement, personne n'est allé enlever une jeune fille.
- Je vous ai vu en début de soirée, oui. Mais ça ne suffit pas à vous innocenter. Imaginons que vous voulez vraiment une jeune fille pour la marier à l'un d'entre vous. Vous pouvez l'arracher à sa famille, c'est vrai. Vous la garderiez prisonnière jusqu'à ce que la distance entre son village et votre campement soit si élevée qu'elle renonce à s'enfuir. Qu'elle ne sache même plus comment s'enfuir, en fait. Mais il y a plus efficace pour garder quelqu'un. De belles promesses et un discours approprié séduiront une jeune fille qui ne rêve que de voir du pays, loin de ce fief qu'elle a toujours connu. Vous êtes des séducteurs, vous savez charmer les villageois avec vos musiques, vos contes, vos tenues. Vous pouvez parfaitement charmer cette jeune fille pour la convaincre de vous rejoindre. De ce fait, vous n'auriez pas à l'enlever. Elle viendrait à vous comme une grande, à l'insu de tous, et vous rejoindrait au bon moment.
Il s'interrompt le temps de verser de l'eau dans la préparation puis revient à table pour couper les légumes avec habileté. Je reste muet, assommé par ses explications. Et il poursuit :
- Mais ce serait quand même un enlèvement, car cette enfant n'est pas encore en âge de prendre ses propres décisions. Et que vous l'auriez attiré, par la ruse, à une vie qu'elle ne désire pas réellement. Alors le fait que vous soyez restés au campement prouve uniquement que vous n'êtes pas allés chez elle pour l'enlever. Rien de plus. C'est pour ça que je ne peux pas te laisser partir.
- Mais pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ?
- C'était pour éviter que les villageois te lynchent. Ça s'est fait comme ça, tu étais là et ils te désignaient coupable. Mais, pour être honnête, toi ou un autre, ça ne change pas grand-chose. Voel ne veut pas partir sans toi. Votre groupe est soudé, et j'imagine que vous n'avez pas pour habitude de laisser l'un des vôtres derrière vous. Alors ça me permet de tous vous garder sous la main.
Je devrais m'indigner. Hurler à l'injustice. Mais son discours est sensé. Nous n'avons rien fait mais ça ne suffit pas à occulter la suspicion qui nous suit où que nous allions. Je le regarde jeter les légumes coupés dans la marmite, puis rajouter encore de l'eau. Et je lui demande :
- Et pourquoi tu t'embêtes à chercher la vérité ? Tu tiens un coupable parfait et les villageois seraient heureux de me voir pendre au bout d'une corde. Ça t'éviterait d'arpenter ce fief à la recherche d'indices qui n'existent pas.
- Parce que ta mort ne ramènera pas Mélisende à ses parents. Et parce que celui qui a fait ça resterait impuni et libre de recommencer à tout moment.
- Tu sais, Louh, j'ai été très maladroit la première fois qu'on s'est parlé. Je t'ai dit que voler une vache serait plus utile qu'enlever une jeune fille. Maintenant que tu as retrouvé la vache, et que tu sais que nous ne sommes pas coupable de ce vol, tu vas me croire quand je te dis que nous n'y sommes pour rien. Mais si nous avions des intentions malhonnêtes, ce serait plus une vache que pour une femme. Parce qu'une vache est un outil utile. Nous n'avons aucun problème pour trouver des femmes. Nous en fréquentons régulièrement, dans les villages que nous traversons ou lorsque nous rencontrons d'autres tsiganes. Gabor et moi ne sommes pas en couple parce que nous ne le souhaitons pas, pas parce que nous ne savons pas séduire une femme.
Je déforme un peu la vérité mais mes propos sont sincères et j'espère qu'il le ressent. Il m'écoute attentivement, sans me couper, alors je poursuis :
- Notre vie actuelle nous convient parfaitement, et enlever une femme pour la marier serait une folie. Nous savons bien que les villageois se défendraient. Si quelqu'un enlevait une de nos femmes, nous ferions pareil. Et nous savons aussi que les sentiments qui animent un couple ne peuvent pas se forcer. Nous vivons différemment, nous nous habillons différemment, mais nous sommes des hommes, comme vous. Et pour nous, ravir une femme pour la forcer avec nous serait non seulement immoral, mais aussi une source de problèmes immenses. Et le gain, au final, serait bien mince, parce que jamais cette femme ne s'épanouirait avec nous.
Je laisse le silence retomber dans la pièce, espérant que ma plaidoirie fera mouche. J'ai laissé entendre, dans mes propos, que Gabor et moi étions des coureurs de jupons. Qu'importe s'il me considère comme ça, l'essentiel, c'est qu'il comprenne que jamais nous ne commettrions un tel geste. Il hoche doucement la tête, et déclare d'une voix douce :
- Je comprends ce que tu veux dire et je te crois.