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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 09-12-2014 à 00:17:26

Aprefond, chapitre 10

 

  Comme suggestion de musique, je vous propose : Bratsch - Eghnatios Tetrakosia Exi

 

 

Je souris pour la première fois depuis des heures. Je me rends compte que son opinion m'importe beaucoup. Je n'aurais pas aimé qu'il me prenne pour un type capable d'enlever une jeune fille pour la marier de force. Et je sais qu'il est honnête. À travers ses explications, à travers ses non-dits, il m'a prouvé qu'il cherchait la vérité, et non la facilité. S'il ne me croit pas coupable, même s'il ne cherchera pas forcément à m'innocenter à tout prix, il enquêtera ailleurs. Et je suis convaincu qu'il trouvera.

 

Cette certitude fait disparaître le poids qui pesait dans ma poitrine. Même si la situation est loin d'être réglée, je sais que je peux compter sur Louh, et je sais que Voel m'attendra autant que possible. Il se lève soudain et m'annonce :

 

- Je vais aller me rafraîchir. Est-ce que je peux te faire confiance, ou est-ce que je dois t'attacher ?

- Tu peux me faire confiance.

 

Je suis sincère. L'idée de m'enfuir ne m'effleure même plus. Rassuré par ma réponse, il quitte la cuisine et disparaît dans les grottes. Resté seul, je vais jeter un coup d'œil à la marmite et la préparation me semble bien plus engageante que celle de ce matin. L'odeur est déjà appétissante et je sens mon estomac gronder de satisfaction : je commence à avoir faim. Je m'occupe de mettre la table, puis je vais jeter les épluchures dans l'auge des cochons. J'en profite pour ramener mes vêtements secs et les poser sur ma paillasse. Je suis en train de nettoyer les couteaux que nous avons utilisés quand il revient. Il remarque que la bassine d'épluchures est vide désormais, mais il ne souffle pas un mot à ce sujet. Je m'absente à mon tour quelques minutes pour me rafraîchir. Lorsque je reviens, je trouve Louh assis à la table devant deux verres de vin coupé à l'eau, et c'est tout naturellement que je le rejoins.

 

Naturellement. C'est la première fois que je partage aussi longtemps l'intimité d'une personne extérieure à notre campement. Je suis chez lui, je mange sa nourriture, je gaspille ses légumes en ratant la soupe, et je me sers de son eau. Et tout semble naturel. Cette petite routine du soir qui s'est installée commence à me plaire. Louh me surprend en engageant la conversation, mais je réponds de bonne grâce :

 

- Quand vous pourrez partir, vous irez où ?

- On remonte vers Rennes, vers le nord. Mais nous n'avons pas d'itinéraire fixe. On croise régulièrement d'autres tsiganes et on s'échange les noms des fiefs où nous sommes bien accueillis et ceux qu'il faut éviter. Mais en réalité, nous découvrons souvent au dernier moment si nous pouvons rester ou pas. Alors on ne fait pas d'itinéraire, on s'arrête où nous sommes les bienvenus.

 

Il hoche doucement la tête, comme si mes paroles lui donnait à réfléchir, ou comme si ma longue tirade avait apaisé toute sa curiosité. Voyant qu'il ne répond rien, je lui demande :

 

- Tu connais Rennes ?

- Un peu.

- C'est ton sieur qui t'envoie là-bas ?

- Non. C'est …. Enfin, j'ai passé une partie de mon enfance là-bas.

 

Je le dévisage, surpris. C'est très rare, de migrer d'une ville pour s'établir au fin fond d'un fief pareil. Pour la première fois depuis que je le connais, lui qui semble toujours si sûr de lui, paraît soudain gêné. Son malaise est communicatif car je n'ose plus lui poser d'autres questions, devinant que les réponses ne seront ni faciles à dire, ni faciles à entendre. Mais il poursuit de lui-même, après avoir bu une gorgée de vin :

 

- En fait, je suis né là-bas. Ma mère était une ... fille de joie. Elle n'a pas eu recours à une faiseuse d'anges parce que l'homme qui l'a engrossé lui a promis de s'occuper d'elle et de son enfant à naître. Mais il a vite décampé et elle n'a plus jamais eu de nouvelles. La présence d'un jeune enfant avait tendance à gêner les clients alors, dès que j'ai eu l'âge de me débrouiller tout seul, elle m'a fait comprendre qu'elle me préférait ailleurs. Au début, c'était en journée, puis quelques jours hors de notre logement. Au final, elle y a pris goût et j'ai grandi dans la rue.

 

Mon regard est fixé sur la rainure de la trappe à pain. Ce n'est pas facile, comme prévu. Je devine, à la manière dont il cherche ses mots, à ses hésitations, qu'il n'en parle pas souvent. Mais je devine aussi, à ses confessions qui ne répondent à aucune question, qu'il a besoin d'en parler. Alors je le laisse vider son sac, auditoire silencieux mais concentré.

 

- J'ai travaillé un peu, j'ai mendié, j'ai volé. Et je me suis fait attraper par la prévôté. C'est ce jour-là que j'ai rencontré mon Sieur. Je hurlais et je me débattais, faisant un raffut de tous les diables qui l'a intrigué. Il a négocié avec les gardes et m'a ramené à son château.

 

Je n'ose pas parler. Je n'aurais jamais cru que ce Seigneur, vivant dans un château aussi austère, tolérant parfois les tsiganes s'ils ne sont pas trop tsiganes, puisse avoir un tel comportement. Un peu hâtivement, un peu radicalement, je l'avais classé dans les hommes à éviter, rustre et peu intéressant. Mais qu'il prenne sous son aile un gamin des rues, lui évitant ainsi un dur châtiment, me donne à réfléchir. Je ne parle pas parce que je sais que ma voix va refléter ma surprise, et je ne veux pas qu'il comprenne tout le mal que je pensais de son Seigneur. Mais c'est peine perdue, car il déclare :

 

- Je t'entends penser, Yoshka. De ce que tu en as vu, tu as jugé mon Seigneur un peu négativement. Mais c'est un homme bon. Il m'a nourri, logé, il m'a offert des vêtements et la chaleur d'un foyer en hiver. Il m'a donné de l'instruction, j'ai appris à lire, à écrire, à compter, un peu. J'ai appris à me tenir en bonne société, à faire la conversation et à asseoir son autorité sur son fief. Sans lui, je serais mort. Alors oui, mon sieur est un homme bon que je respecte profondément.

 

Je hoche doucement la tête, vaincu par l'amour que j'entends dans ses mots. Et qui suis-je pour polémiquer, moi qui ne connais pas son Seigneur ?

Comme s'il regrettait soudain d'avoir tant ouvert son cœur, il se lève et va chercher la marmite : la soupe est déjà prête. Une fois que nous sommes servis, il se rassoit et change complètement de sujet :

 

- Au moins, maintenant, tu sauras faire la soupe.

 

J'hésite un instant. En lui jetant un bref regard, je me rends compte, à son attitude crispée, qu'il espère de tout son cœur que j'accepte ce changement de sujet, et que je ne m'attarde pas trop sur son histoire personnelle. Je suis conteur et c'est mon gagne-pain d'avoir une excellente mémoire. Et Louh est un sujet qui m'intéresse tout particulièrement. Alors, ayant noté avec soin dans un coin de mon crâne ces confessions, j'accepte le changement de sujet en répondant dans un sourire :

 

- Oui. Même si j'ai peu de chances d'une faire une un jour.

- Tu ne prépares jamais à manger ?

- Non. C'est Djidjo qui s'en occupe et elle fait ça très bien. Nous avons chacun nos rôles, et nous laissons chacun s'épanouir dans son domaine de prédilection.

- Mais vous êtes dépendants d'eux.

 

Je fronce les sourcils, peinant à comprendre ce qu'il veut dire, encore sous le coup de ses confessions. Face à mon incompréhension, il m'explique :

 

- Si un jour, tu te retrouves isolé du camp, tu ne pourras pas t'en sortir seul.

- Bien sûr que si !

 

Il hausse un sourcil, mais ses yeux sont rieurs quand il déclare :

 

- Oui, enfin, je ne suis pas sûr que la soupe de ce matin t'aurait permis de survivre.

- Mais ne te moques pas ! Je ne me ferais pas de la soupe ! J'irais au marché, j'achèterais des tourtes ou des plats déjà prêts.

- C'est ce que je dis : tu ne pourrais pas t'en sortir tout seul. Tu achèterais la nourriture au lieu de la préparer, à condition qu'il y ait un marché proche et que tu aies de l'argent.

- Mais je pourrais parfaitement me contenter d'un peu de viande séchée et d'un quignon de pain.

- Oui, pour quelques jours. Mais si ça dure des mois ?

 

Je frissonne à l'idée de vivre loin des miens de manière prolongée. Ces quelques jours sont déjà difficiles, alors plusieurs mois... Louh, devenant mon trouble, poursuit :

 

- Mais tu ne vivras jamais loin d'eux, je me trompe ?

- Non, tu ne te trompes pas. Je ne conçois pas ma vie sans eux.

 

Louh mange sa soupe sans répondre alors je me livre un peu, à mon tour :

 

- C'est tout ce que j'ai toujours connu. Je suis né dans une roulotte. Ma mère est tombée malade peu après ma naissance et toutes les connaissances de notre guérisseuse n'ont pas pu la sauver. Mon père a veillé sur moi, à sa manière, et il m'a transmis son savoir. Mais c'est la mère de Gabor qui s'est vraiment occupée de moi. De toute façon, les enfants sont à tout le monde : on les surveille, on les occupe, on leur apprend, même si leurs parents restent les principaux responsables. Comme tu le disais, nous ne laissons jamais personne derrière nous. Nous ne sommes jamais seuls, toujours unis, toujours ensemble. Nous sommes les pièces d'un seul et même mécanisme, chacun différent, chacun utile. Et si je devais me retrouver loin d'eux, je serais comme le morceau isolé d'un mécanisme perdu : inutile.

- Tu te sens inutile, maintenant ?

- Oui. Je ne te sers à rien, et je ne sers à rien pour Voel. Je suis peut-être une source de complications pour toi, sans doute une source d'inquiétude pour Voel, mais je n'ai aucune utilité.

 

Il semble se concentrer sur son potage, alors que je mets les mots sur ce malaise qui titille ma conscience depuis quelques jours. Après tout, le temps poursuit sa course. Voel et les autres s'activent pour être prêts à partir au plus vite, avec des provisions si possible. Louh se démène à la recherche de Mélisende. Et moi, ma vie est comme en suspens, dans l'attente. J'ai l'impression que je n'ai plus ma place, que je n'ai plus de rôle. Que je suis inutile. Louh laisse échapper une phrase inaudible et je dois le faire répéter avant de comprendre :

 

- Peut-être que si tu me racontais une histoire, tu te sentirais moins inutile.

 

Je le dévisage, hébété. Il me réclame une histoire ? Je me souviens, soudain, qu'il m'a avoué aimer nos histoires. Le soleil se couche tout juste, j'ai largement le temps. Alors sans me faire prier davantage, je vais chercher mon cistre tandis que Louh débarrasse la table et apporte la lanterne. Je ne suis pas dupe, je sais bien que, derrière sa demande apparemment altruiste, se cache surtout l'envie de s'évader à travers un récit. Mais le fait qu'il me le réclame, en se gardant bien d'avouer son envie, rend les choses touchantes.

 

Il s'installe confortablement et je retrousse ma chemise pour avoir la main droite disponible. Je n'hésite pas très longtemps avant de décider du récit, et je me lance.

 

Comme toujours lorsque je raconte une histoire, je perds la notion de ce qui m'entoure. Je ne vis plus qu'à travers mes mots, me propulsant dans le monde imaginaire. Cette fois-ci, je nous emmène dans le sud de notre Royaume, tout près de la mer. Je prends le temps de bien la décrire, car je sais que, souvent, mes auditeurs ne l'ont jamais vu. Les péripéties d'un groupe de marins, qui profitent d'être loin de chez eux pour s'amuser dans les tavernes du port, se transforment soudain en moments graves : l'un d'entre eux, le plus jeune, tombe ivre mort dans l'eau du port et manque de se noyer. Lorsque l'un de ses compagnons tente de le sauver en lui lançant une bouée, il l'assomme et il faut finalement qu'un courageux se dévoue pour aller le repêcher. Puis, alors qu'ils regagnent, tant bien que mal, leur navire, ils croisent la route de jeunes femmes. J'esquisse toujours avec plaisir la rencontre entre ces hommes et ces femmes, si différents, mais animés des mêmes tentations. Il y a encore bon nombre de péripéties avant d'arriver au final : deux marins préfèrent finalement renoncer à l'ivresse de la mer pour se noyer dans celle, délicieuse, de l'amour d'une femme.

 

Mes doigts cessent de virevolter d'une corde à l'autre et le silence retombe dans la cuisine. Louh me regarde sans vraiment me voir, encore sur le quai, là-bas, près de la mer. Ses prunelles brillent comme celles d'un enfant et je souris discrètement : j'ai réussi ma prestation. J'ai choisi ce texte car il est drôle et porteur d'espoir. Et après une si longue journée, un peu de légèreté est la bienvenue.

 

Le discret sourire qui étirait ses lèvres disparaît quand il réalise qu'il est dans sa cuisine. C'est toujours comme ça : le retour à la réalité est difficile. Louh pousse dans ma direction un bol de tisane : j'ignore quand il est allé à le chercher mais il est déjà tiède. Son visage s'est refermé et il a remis son masque impassible. J'ignore ce qu'il ressent et, soudain, je me demande si je n'ai pas fait une erreur en choisissant cette histoire. Mais il ne me laisse pas le temps de m'interroger plus longtemps et déclare :

 

- Puisque tu es presque torse nu, autant s'occuper de ton épaule.

 

Je hoche doucement la tête et me lève pour aller déposer mon cistre contre le mur. C'est le moment que je redoutais le plus, même si j'ai tout fait pour l'occulter de mon esprit. Il va, à nouveau, être proche de moi et je vais, à nouveau, tenter de lutter contre mon désir. Je sais que je n'y couperais pas, de toute façon, et qu'il est déjà tard. Si nous avons l'habitude de nous coucher tard, au campement, Louh semble vivre au rythme du soleil. Il va bientôt aller se coucher et il veut me soigner avant.

 

- Yoshka ?

- Hum ?

- Que vois-tu de si intéressant sur le mur ?

- Oh ! Euh... Rien, désolé, je repensais à l'histoire.

 

J'achève de retirer ma chemise et je lui fais face. Je ne suis pas sûr de l'avoir convaincu, avec mes explications, mais son masque impassible empêche toute certitude. C'est lui qui fait les derniers pas vers moi, tandis que je reste pétrifié. Je sais que je dois oublier sa présence, oublier qu'il va me toucher et que pour ça, j'ai besoin de penser à autre chose. J'essaie d'imaginer la vieille Berthe qui vend la viande sur le marché. En plus de la vieillesse, je lui rajoute un nez crochu, et quelques verrues par-ci par-là. Je lui rajoute aussi un accent à couper au couteau. Des phrases en patois qui jaillissent en postillonnant. Et puis, bien sûr, des …

 

Bon sang. Les doigts froids de Louh courent sur ma peau. Il est dans mon dos, tout proche, si proche. Il insiste sur l'arrondi de l'épaule, étale le baume avec application. Et mon corps me trahit à nouveau : je frissonne de plaisir. Bien malgré moi, je penche la tête sur la gauche, comme pour l'inciter à poursuivre ses caresses, et mes yeux se ferment à demi. Mon esprit s'y met aussi : oubliée la vieille Berthe, j'imagine Louh en train de déposer un baiser dans mon cou offert. J'imagine ses lèvres remonter doucement ma gorge pour atteindre ma mâchoire. Et je l'imagine tellement fort que j'ai l'impression de le sentir. Une partie de mon anatomie s'est redressée et lutte vaillamment contre mes chausses pour se montrer au grand jour. Louh s'écarte de moi et je prends une longue inspiration, réalisant seulement à ce moment-là que j'avais retenu mon souffle.

 

Et puis, comme hier, je reprends mes esprits. Et je panique. Comme hier, je me suis excité pour rien, juste parce qu'il m'étalait un onguent sur l'épaule. Et comme hier, je mets ma vie en péril à cause de mon incapacité à me contrôler. Mon joues me brûlent soudain et je braque mon regard sur le sol. Demain, je lui dirais que je n'ai plus besoin de soins. Demain, je lui dirais que ça va bien mieux et qu'il ne doit plus me mettre d'onguent. Mais là, ce soir, je suis coincé face à lui, le souffle court et les mains tremblantes.

 

Il enroule avec précision la bande autour de mon torse, dans un silence parfois interrompu par le crépitement des flammes. Moi, j'entends aussi mon cœur battre la chamade, mais il semble ne s'apercevoir de rien. Son pied gauche s'est niché entre les miens, et sa chemise me frôle parfois lorsqu'il immobilise mon bras. Il coince l'extrémité de la bande sous une couche de tissu, achevant ainsi les soins. Mais il reste immobile et je devine son regard sur moi. Je voudrais qu'un gouffre s'ouvre sous mes pieds et m'engloutisse. Je voudrais disparaître de son regard scrutateur et lui cacher mon émoi.

 

- Ne sois pas si gêné.

 

Mon cœur rate un battement. Puis un deuxième. Lorsqu'il se remet à battre normalement, Louh s'est déjà éloigné de moi et se dirige vers sa chambre. Il y disparaît sans un mot et je me retrouve seul dans la cuisine. Je me laisse tomber sur la paillasse, réalisant à peine qu'il m'a laissé libre de mes mouvements. Que signifiaient ces paroles ? A-t-il seulement compris la raison de ma gêne ? Et s'il l'a compris, que dois-je en conclure ?

Les dernières braises meurent dans la cheminée et je ne dors toujours pas, mille questions tourbillonnant dans mon esprit.




Il n'oublie pas de m'entraver, le lendemain, lorsqu'il s'en va pour la matinée. Le petit-déjeuner se déroule dans le silence le plus complet, moi encore troublé par sa phrase, lui impassible, comme à son habitude. Il m'annonce qu'il va aller parler aux parents de Mélisende et je parviens à négocier une longueur de chaîne supplémentaire, qui me permet d'aller jusqu'à la porte principale de son habitation, sans pouvoir en sortir pour autant.

Il ne me confie aucune tâche et j'essaie de tromper l'ennui en inventant une nouvelle histoire. Mais mes pensées reviennent toujours à ces cinq petits mots, qui peuvent être anodins comme très révélateurs.

 

C'est dans un état second que je nettoie la seconde fenêtre, que je pose la marmite près de la cheminée, puis que je m'installe sur ma paillasse. Je finis par m'endormir sans m'en rendre compte et c'est le retour de Louh qui me réveille en sursaut.

 

Je me précipite pour mettre la table, tandis qu'il pose un sac en cuir sur une chaise. Il ne fait aucun commentaire sur cette sieste avant l'heure et commence à manger sans un mot. Cette situation devient insupportable et je finis par rompre le silence en lui demandant :

 

- La matinée a été fructueuse ?

- J'ai parlé aux parents de Mélisende. Ils se retournent les sangs en imaginant ce qu'il arrive à leur fille.

 

Je ne trouve rien d'intelligent à lui répondre : je me mets à la place des parents et je peux parfaitement comprendre leur inquiétude. J'aimerais pouvoir les aider, mais il n'y a rien que je puisse faire. Louh poursuit, peut-être conscient de ma gêne :

 

- Ils n'avaient aucune information supplémentaire à me donner. J'ai pu aussi parler aux frères et sœurs de Mélisende, du moins ceux qui travaillent avec leurs parents. Ils dormaient quand elle a disparu et n'ont rien entendu. Il reste la sœur aînée, qui est apprentie chez la couturière du village et que j'irai voir tout à l'heure, elle en saura peut-être un peu plus.

- Je l'espère.

 

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Louh fait de son mieux pour remettre la main sur la jeune fille, et qu'il connaît bien mieux ces gens que moi. Comme j'ignore ce que je pourrais rajouter, je me contente de rester silencieux. Et il poursuit de lui-même :

 

- En rentrant, je suis passé par ton campement.

 

Je lâche ma cuillère et me redresse de toute ma taille pour lui demander :

 

- Tu leur voulais quoi ?

- Juste savoir comment ils vont et si les villageois les laissent tranquilles.

 

Je laisse échapper un soupir de soulagement. C'est stupide, je sais, car Louh n'a aucune mauvaise intention. Mais le savoir aller là-bas, seul, pendant son enquête, me rend mal à l'aise. Et jaloux. Car j'aurais tellement aimé les voir, les entendre, les serrer dans mes bras...

En essayant de masquer mes sentiments, je lui demande :

 

- Et ils vont bien ?

- Oui, ils vont tous bien. Filippia s'inquiète pour ton épaule mais je lui ai que ça allait beaucoup mieux et que tu peux te servir de ta main sans souci. Elle pense que tu peux quasiment enlever la bande. Mais tu dois continuer à mettre de l'onguent et tu ne dois surtout pas forcer. Si ça te fait mal, tu n'insistes pas. Elle s'est plantée devant moi, l'index en l'air, pour me dire qu'elle espérait que je ne t'ai pas enfermé à nouveau.

 

J'éclate de rire. J'imagine tellement ce petit bout de femme défier Louh sans trembler que j'en éclate de rire. Avant que ma gorge se noue. Elle me manque tellement...

 

- Gabor m'a demandé de te dire que la roulotte était bien vide sans toi, surtout que les rencontres se font rares. Il n'en a pas dit plus, il m'a dit que tu comprendrais.

 

Je hoche doucement la tête, un sourire amusé sur les lèvres. Puis je lui explique que Gabor aime beaucoup les femmes et qu'il doit s'ennuyer, maintenant que les villageois nous fuient. Louh ne semble pas vraiment amusé, mais il prend bonne note de l'information. Et il poursuit :

 

- Voel te fait savoir qu'ils ne quitteront pas les lieux sans toi et qu'ils t'attendront autant qu'il le faudra. Et aussi qu'il pense beaucoup à toi.

 

Cette fois, je suis techniquement incapable de répondre. Car connaissant Voel, ces quelques mots ont beaucoup plus de signification qu'il y paraît. Et les savoir avec moi me réchauffe le cœur. Louh termine son repas avant de continuer :

 

- Et il y a un homme qui m'a donné du travail pour toi.

- Du travail ? Qui ?

- Je ne connais pas son nom.

 

Louh se lève et récupère le sac en cuir. Et il pose face à moi deux pièces de bois assez fines mais longues d'une vingtaine de centimètres, un petit maillet, des couteaux à bois, un rabot et le nécessaire pour poncer. Un large sourire naît sur mes lèvres quand je comprends de quoi il s'agit. Louh ne laisse rien deviner de ses sentiments, mais j'apaise tout de même son éventuelle curiosité en expliquant :

 

- C'est Ysayo, notre menuisier, qui t'a donné tout ça. Comme il est courant que je ne sais pas rester là à rien faire, il m'a confié un projet qu'on reporte depuis un bon moment. Je ne sais pas si je vais y arriver avec mon épaule mais c'est pour fabriquer de nouvelles marionnettes.

 

Je redresse la tête, cessant mon observation de ces bouts de bois qui prendront bientôt vie, et je le regarde avec un sourire. Il se contente d'acquiescer, comme si ces explications le laissaient insensible. Et pourtant, à sa manière de plisser les yeux en examinant le travail qui m'attend, à son corps tendu vers l'avant, je pourrais presque jurer que ça l'intéresse bien plus qu'il ne l'admettra jamais. Voyant qu'il ne répond rien, je poursuis :

 

- C'est la première fois que je me retrouve à en fabriquer tout seul. D'habitude, j'assiste Ysayo. Enfin, ce n'est pas vraiment une habitude, c'est plutôt rare, parce que celles que nous avons me suffisent largement pour les histoires : je change leurs vêtements et elles endossent un nouveau rôle. Il faut que je trouve quels rôles vont endosser ces marionnettes pour savoir à quoi je dois les faire ressembler. Bon, ça devrait aller parce que …

 

Je me tais, réalisant soudain que je parle plus pour moi-même que pour Louh. Et que Louh doit bien se moquer de savoir tout ça. Je me lève un peu brusquement en disant :

 

- Enfin bref. Merci beaucoup de m'avoir ramené tout ça. Et merci d'être passé au campement, ça me fait très plaisir d'avoir de leurs nouvelles.

 

Il détache, comme à regret, son regard de la table. Il hausse les épaules et s'approche de la porte de la porcherie en disant :

 

- Ce n'est rien. Je reviens ce soir, je dois retourner au village.

 

La porte se referme derrière lui et j'ai la désagréable impression de l'avoir mis dehors. Si j'avais continué mes explications, est-ce qu'il m'aurait écouté avec plaisir ? Il ne manifestait aucun ennui ni aucun agacement. Peut-être qu'il aurait aimé en savoir plus sur la création de marionnettes. Ou peut-être, tout simplement, que son visage rude et sans expression est un masque parfait pour se sortir de telles situations sans faire preuve d'impolitesse. Je me laisse retomber sur ma chaise, bien conscient que toutes ces supputations ne mèneront à rien.

 

Je termine la fin de mon écuelle, où la soupe a refroidi, avant de me rendre compte que Louh est parti en laissant ses couverts sur la table. Je ne le connais pas depuis bien longtemps, mais ça ne me semble pas être dans ses habitudes. Finalement, c'est peut-être bien moi qui l'ai fait partir. Je rassemble la vaisselle et l'emmène jusqu'à la bassine. J'essaie d'ignorer cette chaîne que je traîne derrière moi et m'attelle à laver les écuelles et les couverts.

Lorsque j'en ai terminé, je retourne m'asseoir face à mon ouvrage, un léger sourire aux lèvres. Ce soir, j'expliquerai à Louh en long, en large et en travers comment ces deux bouts de bois peuvent devenir des personnages. Et cette fois, je prendrais bien garde à ne pas couper court à la discussion. S'il en a marre, il saura bien me le dire, non ?

 

Il me manque un étau, pour pouvoir travailler correctement, et Ysayo ne pouvait pas me le fournir : il n'en a qu'un et il lui est utile. Après avoir hésité un moment, je décide de coincer le premier morceau de bois entre mes genoux et j'aviserai en fonction. Le couteau à bois dans une main, le petit marteau dans l'autre, je tente une première incision. Et manque de m'ouvrir la cuisse.

Je me lève, essayant d'ignorer la douleur à l'intérieur de ma jambe. Je cherche du regard ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à un étau, mais c'est peine perdue. Finalement, puisque la longueur de ma chaîne me le permet, je fouille dans le billot. Les couteaux bien rangés dans la fente prévue à cet effet ne m'intéressent pas.

 

L'étagère, juste sous la planche de découpe, ne recèle rien de bien intéressant : quelques longueurs de tissu, un tablier en cuir, une cuvette presque plate. Mais dessous, à même le sol, je découvre plusieurs briques et le sourire revient sur mon visage.

 

Je peine un peu pour les extirper de leur cachette parce qu'elles pèsent leur poids mais je parviens à en déposer quatre sur la table. J'en pose deux à plat, et je glisse le bâton de bois entre les deux. J'utilise la troisième pour la poser à la verticale entre les deux autres, elle servira de cale pour éviter que le bois s'échappe. Et enfin, je pose la dernière à plat sur les deux premières.

 

Tout est bien calé désormais et je fais une nouvelle tentative. Le bois bouge un peu, mais pas assez pour risquer d'endommager mon ouvrage. Précautionneusement, pour épargner mon épaule, je commence à donner forme à la marionnette. Je ne travaillerai qu'une moitié de la pièce, car l'autre servira de corps et sera masquée par les habits. Au début, ça lui donne un air bizarrement disproportionné, mais en réalité, une fois habillée, la marionnette ressemblera à un vrai personnage.

 

Je creuse grossièrement le bois, pour le cou, les yeux, la bouche. C'est la partie la plus délicate, car je ne dois pas trop en enlever. Il vaut mieux supprimer le reste en rabotant et en ponçant que se retrouver avec une pièce de bois inutilisable, car trop coupée.

 

J'œuvre avec beaucoup de précaution, car c'est Ysayo qui s'en occupe normalement. Il est tellement doué que je me contente, en général, de le regarder. Il n'a aucun problème pour manier le rabot : ses doigts, usés par des années de pratique, on acquit une corne bienvenue. Moi, pour éviter de trop me blesser le bout des doigts, je dois utiliser un tissu, sans quoi je ne pourrais plus jouer du cistre.

 

Je retourne m'asseoir dans cet agaçant cliquetis de chaînes et je m'empare du rabot. Et alors que je m'attelle à façonner le cou de manière réaliste et symétrique, j'essaie de voir quel avenir je souhaite pour cette marionnette. Les circonstances de la création la rendent particulière. Et puis, les autres ont l'habitude d'endosser plusieurs rôles, et je ne me vois pas leur voler la vedette.

La douceur des fibres sur mes paumes, les traits qui se dessinent au rythme des coups de rabots, tout m'inspire. Lorsque j'en ai terminé avec cet outil et que je me mets au ponçage, mon esprit fourmille d'idées et j'ai déjà une amorce d'histoire.

 

Finalement, je suis obligé de m'arrêter car je n'y vois plus assez clair. Je me redresse en bougonnant et fais jouer les muscles de mon dos. Mon épaule m'élance : j'ai trop forcé, sans même m'en rendre compte. Un long frisson me traverse. Il fait bien froid, dans cette cuisine. Un rapide coup d'œil à la cheminée m'apprend que les braises sont en train de mourir. Je me redresse en gémissant, tout ankylosé d'être resté trop longtemps dans la même position. Je vais jeter quelques brindilles dans le feu. En attendant qu'elles prennent j'enflamme la mèche de la lanterne. Et ce n'est qu'à ce moment-là que je réalise qu'il est déjà tard.

 

Dans un sursaut, je bondis jusqu'à la table et la nettoie de toute la sciure. Je rassemble les outils, et les pose sur la chaise que Louh avait utilisée. Le morceau de bois inutilisé et la marionnette, presque terminée, sont sur le point de rejoindre les outils quand je me fige. Les mâchoires carrées, les traits anguleux, le visage sévère, tout en elle me fait furieusement penser à Louh. J'ignore comment j'ai pu réussir à faire ça. J'avais essayé, une fois, de faire une marionnette ressemblant à Filippia et je n'avais obtenu qu'un vague simulacre peu flatteur. Alors comment diable ai-je pu reproduire les traits de Louh ?

 

Je secoue vivement la tête et cache la marionnette sous les outils : c'est inutile qu'il voit ça et son retour n'est plus qu'une question de minutes. Les brindilles se sont enflammées, alors je rajoute deux bûches de bois et je place la marmite au-dessus. Puis je mets la table à la hâte, espérant qu'il ne rentrera que quand tout sera prêt.

Je vais me tremper les mains dans l'eau froide du tonneau, remue la soupe dans la marmite, et j'arrive même à trouver un faisceau de branches de genêts, qui me permet de balayer la sciure et d'en faire un tas sous la table.

Lorsque j'en ai terminé, je me rassois, le souffle court. La lanterne, posée sur la table, éclaire chichement les lieux. Intrigué, je me relève, traîne une chaise jusqu'à la petite fenêtre. Un bref regard à l'extérieur me confirme mes craintes : la nuit est tombée. Alors pourquoi Louh n'est pas encore rentré ?