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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 17-12-2014 à 00:54:04

Âprefond, chapitre 11

 

 

 

 

Pour ce chapitre, je vous suggère : Ciganine sviraj, sviraj - Mostar Sevdah Reunion i Ljiljana Buttler.

 

Je retourne à ma place, après avoir vérifié que la soupe ne brûlait pas en la touillant avec précaution. Jouant machinalement avec la cuillère, je me demande ce qu'il fabrique. Je me relève d'un bond. Il n'est pas encore rentré, c'est l'occasion idéale pour retirer la bande qui ceint mon épaule et y appliquer l'onguent. Ça m'évitera toute situation embarrassante plus tard dans la soirée. Je vais récupérer le pot d'onguent et je retire ma chemise. Puis, laborieusement, je déroule le tissu.

 

Alors que j'étale le baume, je me surprends à regretter l'absence de Louh. C'est stupide, sans doute, parce que je me mets en danger, mais je dois quand même avouer que sentir ses doigts sur ma peau…

Je pousse un long soupir. Louh est un bel homme, surtout quand il sourit. Il me fait de la peine, aussi, car je ne pourrais pas supporter sa solitude. Il ne s'en plaint jamais, certes, mais à sa place, je serais devenu fou, je crois. J'aimerais tellement que, si on lui posait à nouveau la question, il dirait qu'il est proche de moi. J'aimerais être cet ami qu'il n'a pas, qui l'apprécie pour l'homme qu'il est et non pour le rôle qu'il endosse. Et si je devais être tout à fait honnête, je m'avouerais que j'adorerais le prendre dans mes bras, l'embrasser et le couvrir de caresses, juste pour lui faire oublier à quel point il est seul.

 

Mais cette honnêteté serait bien trop cruelle. C'est impossible. Je ne serais jamais l'ami de Louh. Et je ne serais jamais son amant. J'ai bien trop à perdre s'il découvrait mes penchants. Et je demeure un mort un sursis. Et dans le meilleur des cas, si jamais Mélisende était retrouvée saine et sauve et pouvait nous indiquer le nom de son ravisseur, je quitterai dans la foulée ce fief, avec les tous les miens. Et je ne reverrais jamais plus Louh.

L'onguent a largement eu le temps de pénétrer, depuis le temps que je l'étale. Je remets ma chemise en grimaçant de douleur, maussade, et retourne m'asseoir.

 

Louh n'est toujours pas rentré. Peut-être que la sœur de Mélisende a été d'une grande aide et qu'il a réussi la retrouver. Peut-être qu'il est, en ce moment même, chez les parents des jeunes filles, recevant, avec son impassibilité coutumière, des remerciements déchirants. Ou peut-être qu'il est en train de parcourir le fief, suivant les indications de la sœur, sur la piste du ravisseur. J'esquisse un semblant de sourire. Ce ne serait pas étonnant.

Sauf s'il a croisé le ravisseur. J'aimerais croire qu'il est un redoutable combattant, mais je ne l'ai jamais vu en action. La plupart du temps, il se contente de terrifier les gens pour obtenir ce qu'il veut. Est-ce que ça suffirait, pour un homme prêt à enlever une jeune fille ?

 

Je l'imagine, avec son grand corps noueux, lutter contre ce ravisseur sans visage. Et je le vois nettement, soudain, allongé au sol, répandant son sang sur la rocaille, mortellement blessé.

Mon cœur s'emballe soudain et c'est comme si un vent glacial soufflait en moi. Louh ne peut s'être perdu, malgré la nuit, il connaît parfaitement ce fief, depuis le temps qu'il l'arpente. Son retard ne peut s'expliquer que par un empêchement majeur : soit une bonne nouvelle, soit un drame. Et si je suis prêt à l'attendre toute la nuit s'il s'agit d'une bonne nouvelle, je risque de le laisser mourir, en restant là les bras croisés. S'il a problème, sur qui peut-il compter, au juste ?

 

Je bondis de ma chaise, le souffle court et me précipite vers le billot. A côté des couteaux, un fusil est rangé. Qu'importe si sa vocation première est d'aiguiser les lames, avec l'effet de levier, je devrais m'en sortir. Je glisse l'extrémité du fusil dans l'anneau du cadenas et j'appuie de toutes mes forces. Le métal gémit et résiste avant de s'avouer vaincu. Fébrilement, je me délivre de mes entraves, attrape la lanterne et me précipite dans la porcherie.

La porte qui donne sur l'extérieur est verrouillée, et aucun fusil n'en viendrait à bout. Je n'ai cependant pas l'intention de me laisser arrêter par un simple bout de bois. Levant bien haut mon bras gauche pour avoir le plus de lumière possible, je cherche une autre issue et laisse échapper un petit cri de victoire. Il existe une trappe, d'un mètre de haut environ pour autant de large, qui permet le passage de la porcherie à l'enclos. Je me précipite dans la paille pour l'examiner de plus près. Les bords sur le côté sont sales, marqués par le passage régulier des porcs. Et là, un simple loquet à l'intérieur tient lieu de serrure. Je m'empresse de le faire coulisser, puis, tenant la lanterne dans ma main droite, je fais pivoter la trappe. Mais je n'ai pas le temps de faire un pas que les cochons se ruent à l'intérieur, manquant de me renverser. Et ils se précipitent directement vers leur auge vide.

 

Lorsque les battements de mon cœur s'apaisent enfin, et que le gros de la frayeur est passé, mon premier réflexe est de profiter qu'ils soient loin de moi pour prendre la poudre d'escampette. Puis je m'immobilise. Louh tient à ces bestioles. Et quelques minutes ne devraient pas changer grand-chose à la situation, si ?

Je pends la lanterne à un crochet fixé dans le mur, puis fouine jusqu'à trouver un sac en toile, soigneusement dissimulé près du couloir. J'y découvre, à l'intérieur, un petit seau en bois et un mélange de glands et de châtaignes, vestiges de la récolte de l'automne dernier. J'ignore quelle quantité Louh leur donne habituellement, alors j'opte pour une ration d'un seau par bête. Leurs groins humides frémissent tandis que j'apporte leur pitance, et leurs yeux noirs brillent d'envie. Malgré la situation, je leur souris et me mets à leur parler. J'essaie de les rassurer, même si le seau les intéresse bien plus que mes paroles. Mais je sais que Louh a l'habitude de les faire rentrer pour la nuit, et je suppose qu'il leur donne toujours à manger à ce moment là. J'ignore à quel point ils peuvent avoir conscience des horaires et des habitudes humaines, mais de toute façon, quelques paroles rassurantes ne nuiront pas, si ?

 

Je les regarde manger pendant quelques instants avant de me remettre en route. Mais alors que je suis sur le point de m'agenouiller pour franchir cette trappe, je me fige. Où est-ce que je vais, exactement ? Je n'ai strictement aucune idée d'où il peut bien être. Le fief est vaste et le chercher comme ça, au petit bonheur la chance, ne serait qu'une perte de temps. Il fait nuit, je ne connais pas les lieux, et je n'ai qu'une lanterne pour éclairer mon chemin. Elle n'est pas assez puissante pour me permettre de voir à plus de trois ou quatre mètres de moi. Je risque fort de passer juste à côté de lui et de ne pas le voir.

 

La seule solution qui s'offre à moi serait d'aller au village, de trouver la maison des parents de Mélisende et de parler à sa sœur pour qu'elle me répète ce qu'elle a dit à Louh. Puis d'aller à sa recherche.

Et je sais que je n'ai absolument aucune chance d'y parvenir. Il faudrait déjà que j'atteigne le village entier, ce qui, malgré la nuit, n'est pas gagné d'avance. Il faudrait que je sache qui sont les parents de Mélisende et où ils habitent, et pour ça, il faudrait que je demande à quelqu'un. Là, les choses se compliqueraient fatalement, parce que même s'ils ne savent pas exactement que je suis le suspect, ils ne pourront pas manquer le fait que je suis un tsigane. Ensuite, bien sûr, il faudrait que les parents de Mélisende acceptent de parler à l'homme suspecté de l'enlèvement de leur fille, un homme libre de ses mouvements alors que Louh leur a dit que j'étais en geôles.

Et puis, s'il s'avère que je m'inquiète pour rien et que Louh va parfaitement bien, il risque de rentrer alors que je serais toujours dehors. Là, il s'imaginera que je me suis enfui et il devra partir à ma recherche. Et ce serait une boucle sans fin.

 

Un groin humide et maculé de poussière se colle contre ma main et je sursaute en glapissant. Je jurerais que le cochon me regarde avec des yeux rieurs, si seulement j'étais convaincu qu'il puisse ressentir ce genre de sentiments. Il n'a pas l'air menaçant pour l'instant, mais je n'oublie pas qu'il peut être dangereux. Je referme prudemment la trappe et fait à nouveau glisser le loquet. Puis lentement, à reculons, sans jamais les quitter des yeux, je quitte la porcherie pour me réfugier dans le couloir.

 

Ce n'est pas une lâche fuite, juste un prudent repli. Je ne servirais à rien à Louh, si je finissais dévoré par ses porcs. Alors que je pose la lanterne sur le muret, regardant sans voir les cochons, je me demande s'il a vraiment besoin de moi. Il vit seul depuis longtemps, il a l'habitude de se débrouiller par lui-même. Il ne cherche visiblement pas à devenir proche de quiconque, et je suis sans doute rien de plus qu'une épine dans son pied. Je n'ai pas besoin d'en rajouter en partant à sa recherche au beau milieu de la nuit. Sauf s'il est grièvement blessé.

Je fais les cents pas dans le couloir, remarquant à peine qu'il n'y a plus de cliquetis de chaîne pour rythmer les pensées. Je ne sais plus ce que je dois faire. Rester ici à l'attendre, quitte à le laisser mourir tout seul s'il est blessé ? Ou partir à sa recherche, sachant que je n'ai strictement aucune idée de l'endroit où il est et que je suis fini si on me voit ?

 

J'opte finalement pour un compromis et je retourne m'asseoir à la table. Je lui accorde encore quelques heures avant de partir à sa recherche. Cette cuisine, plongée dans un silence étouffant que les crépitements du feu ne parviennent pas à meubler, est soudain lugubre.

 

Je me lève d'un bond, attrape la lanterne et me rends dans les lieux d'aisance. Après avoir fait ce que j'avais à faire, je me rafraîchis longuement le visage, espérant y voir plus clair. Mais ça ne m'aide pas vraiment. Je retourne dans la cuisine et dédaigne le siège. Je fais lentement le tour de la table, essayant de me convaincre, à voix haute, qu'il ne peut rien lui arriver de mal. Mais l'angoisse revient et je me tais. Si jamais je disais à haute voix mes pires craintes, elles pourraient bien se réaliser.

 

Je tourne encore un bon moment autour de la table avant de me résigner à sortir la marmite de l'âtre. Puis je retourne m'asseoir, et je tape du pied au rythme du temps qui défile. L'heure du dîner est largement dépassée et je suis convaincu que Louh ne m'en voudrait pas s'il revenait et que j'ai déjà mangé. Mais l'appétit m'a déserté, remplacé par une boule au fond de la gorge.

Le temps s'allonge à l'infini, comme si chaque heure durait des journées entières. Mais toujours aucune nouvelle de Louh.

 

 

 

 

 

Un bruit de ruissellement me réveille brusquement. Je bondis sur mes pieds, réalisant qu'il fait jour et que j'ai dû m'assoupir. Je jure à voix basse, incapable de comprendre comment j'ai pu m'endormir dans ces conditions. Armé de la lanterne que j'enflamme à la hâte, je me précipite vers sa chambre, mais l'édredon est toujours parfaitement tiré sur le lit. Je l'appelle doucement et ma voix résonne dans le réseau de grottes. Mais je n'obtiens aucune réponse. Par acquis de conscience, je m'avance et scrute l'intérieur de chaque grotte aménagée. Je ne profite pas de son absence pour fouiller les lieux, ni pour m'attarder plus que nécessaire sur les trésors qu'ils renferment. Louh n'est dans aucune des pièces.

 

De retour à la cuisine, je prends le temps de rallumer la cheminée et de faire réchauffer la soupe. Je me permets aussi de me couper une large tranche de pain et quelques rondelles de saucisson, mais mes mains tremblent tellement que je manque de me couper un doigt dans l'opération. Abandonnant le couteau, je respire doucement et tente de calmer les battements affolés de mon cœur. La petite voix qui me murmure qu'il est trop tard, que Louh doit déjà être mort, lâchement abandonné de tous, ne veut pas se taire, elle.

 

Ma décision est prise et c'est précisément pour ça que je me prépare à manger. Je vais avoir besoin de forces aujourd'hui. Je me mets donc à table et me force à avaler une écuelle de soupe et la tranche de pain, même si le cœur n'y est pas. Je prends aussi le temps de me changer pour remettre mes vêtements à moi, cette vieille chemise verte qui a vu des jours meilleurs et mes chausses marrons. Enfin, je nettoie rapidement les couverts que j'ai utilisé, puis je souffle la flamme de la lanterne.

 

Les cochons s'agitent en m'entendant ouvrir la porte mais je les distingue à peine dans la pénombre. J'avance lentement, à tâtons, essayant de ne pas penser aux corps qui se massent autour de moi et qui peuvent à tout moment me faire chuter. J'accède enfin à la trappe et, après quelques instants angoissants, je parviens à faire jouer le loquet. Malgré la pluie qui tombe de bon cœur, ils n'ont aucune hésitation et se précipitent dehors. Je les suis à quatre pattes et me relève, les bottes dans la boue. Je tire la trappe derrière moi et je quitte l'enclos, enjambant la barrière de bois humide, sous le regard intrigué des porcs. Et ce n'est qu'une fois en sécurité de l'autre côté que je reprends mon souffle.

 

Je m'étire, essayant de décontracter mon corps devenu douloureux à cause de mon sommeil sur la table. J'offre mon visage à la pluie, la laissant me rafraîchir et me purifier. Puis je m'enfonce dans la forêt.

J'ai toujours aimé la pluie, et je respire à plein poumons les odeurs d'humus, de terre et de bois mouillés. Certains oiseaux piaillent dans leurs repaires, comme une longue litanie à l'encontre du ciel défavorable. Mais le bruit des gouttes d'eau qui tombent sur les feuilles remplit la forêt, et je me surprends à chantonner.

Avec nos roulottes, nous sommes à la merci des éléments. La neige, le froid rendent notre situation précaire : il nous est difficile de nous déplacer, et la vie à l'extérieur devient rude. Nous rapprochons au maximum les roulottes et nous tendons des toiles de cuir entre leurs toits. Nous en tendons également sur les côtés, afin de couper le vent glacial et de conserver un peu de chaleur. Les braseros tournent à plein régime, et nous parvenons à conserver une chaleur correcte. Mais nous évitons de trop nous déplacer.

 

La pluie, lorsqu'elle s'abat sans pitié sur nous pendant des jours, rend les routes impraticables et si nous sommes en voyage à ce moment-là, chaque mètre se fait dans la douleur, car il faut seconder les bœufs qui ne parviennent pas à extirper les roues des bourbiers. Dans ces moments-là, j'aime beaucoup moins la pluie.

Mais lorsqu'elle tombe après plusieurs jours de soleil, comme aujourd'hui, j'ai l'impression de revivre. D'avoir retenu mon souffle jusqu'à ce que le ciel abreuve la terre. Je sens tout ce qui m'entoure, les arbres, l'herbe, les cultures, frémir autour de moi. Et j'entends presque leur râle de soulagement et de plaisir, le même que pousse un homme assoiffé après avoir bu d'une traite une grande chope d'eau fraîche.

J'approche déjà de la lisière de la forêt, un sourire aux lèvres. Ces divagations m'ont permis d'oublier, l'espace de quelques minutes, que Louh n'est pas rentré de la nuit. Et j'ai envie de voir dans cette pluie un signe encourageant : la pluie apporte la vie autour de moi et ne peut être annonciatrice de malheur.

 

J'aperçois déjà les premiers toits des roulottes et je presse le pas. J'aperçois au loin Djidjo, entourée de gamins, installée sous le auvent de sa roulotte, supervisant la séance d'épluchage de légumes. Je souris de toutes mes dents et je dois faire un effort pour ne pas aller me vanter de savoir faire une soupe, maintenant. Sous un autre auvent, installés sur des tabourets, Gabor, Ysayo, les maris de Filippia et de Djidjo discutent avec animation, le regard rivé sur un point éloigné. Intrigué, je contourne discrètement une roulotte, mais l'un des chiens se rue vers moi et me fait la fête. Je le caresse machinalement en tendant le cou. Voel est en pleine discussion, une main posée sur l'épaule d'Ostelinda, le visage grave. Face à lui, les parents de Jehan, visiblement furieux, ont caché leur fils derrière eux et invectivent Voel. Le gamin leur a sans doute encore faussé compagnie et ils ne sont pas ravis d'avoir à venir le chercher ici.

 

Je reste immobile, patientant sans bruit le temps qu'ils aient terminé de s'en prendre à Voel. Puis, le chien sur les talons, je contourne les roulottes et m'approche d'un Voel a l'air soucieux. Ostelinda a été renvoyée vers sa mère et il reste là, le regard rivé vers les parents de Jehan qui s'éloignent à grands pas. Je l'appelle dans un murmure et il se tourne brusquement vers moi. Il fronce les sourcils en me voyant là, mais son visage s'éclaire très vite. Il fait signe à Gabor qu'il revient, et s'écarte du campement.

 

Je sais qu'il a compris pourquoi je me suis fait discret. Il a compris que si ma présence ici était découverte, tout le monde serait en danger. Je le rejoins à la lisière de la forêt où les arbres nous cacheront des regards.

Il me prend dans ses bras et me serre de toutes les forces, me faisant grimacer de douleur. Mais je lui rends son accolade, maladroitement à cause de mon épaule et profite de ces quelques instants de sécurité et de tendresse qu'il m'offre.

Il s'écarte légèrement et ses sourcils se froncent lorsqu'il me demande :

 

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi tu es là ?

- Je suis désolé, je sais que c'est dangereux pour vous, mais j'ai besoin de ton aide.

- Ne t'inquiète pas pour nous. Qu'est-ce qu'il se passe ?

 

Je lui offre un sourire pitoyable, ne sachant pas par où commencer. J'apprécie qu'il ait compris que je ne suis pas innocenté, que je ne suis toujours pas libre. Devoir le détromper, s'il m'avait accueilli avec la joie de me savoir libre, m'aurait fendu le cœur. Il me connaît, il sait que je ne ferais pas cette tête si c'était le cas. Et je ne me serais pas approché du campement comme un voleur.

La pluie ruisselle sur ses cheveux, formant de minuscules gouttes hésitantes au bout de ses mèches, mais il ne s'en soucie pas. Il est suspendu à mes lèvres, attendant que je lui explique les raisons de ma présence. Je prends une grande inspiration et lâche :

 

- Louh n'est pas rentré cette nuit.

 

J'ai voulu parler sans mettre d'émotions, pâle imitation de Louh qui cache ses sentiments. Mais Voel plisse les yeux et penche légèrement la tête sur le côté. Il a entendu mon inquiétude. Il a compris que je ne suis pas là pour profiter de cette absence et m'enfuir avec eux. Je sais pourtant que si je lui demandais, le campement serait rangé dans l'heure et nous serions sur le départ. Mais il comprend, avec ces quelques mots, que je m'inquiète pour le sort de Louh et qu'il n'est pas envisageable de fuir dans ces conditions. J'ignore cependant s'il mesure toute l'étendue de mes sentiments pour cet homme qui nous a tant effrayé, et je préfère ne pas savoir. Je poursuis d'une voix pressée :

 

- Il est toujours rentré avant la nuit. Mais pas hier. Je l'ai attendu toute la nuit et il n'est pas revenu chez lui.

- Chez lui ?

!

Voel prend un air très intéressé et je me mords les lèvres. J'ai surestimé son omniscience. Il ne savait pas que j'étais retenu chez Louh, il me pensait en geôles. Et de ce fait, je n'aurais même pas dû m'inquiéter de l'absence de Louh, puisque je n'aurais pas pu savoir qu'il était absent.

 

L'eau me ruisselle sur le visage et ma chemise me colle désormais au corps. Les arbres n'offrent qu'une protection dérisoire face à la pluie. Je passe une main dans mes cheveux trempés, hésitant à poursuivre mes explications : Louh ne voudrait pas que Voel sache que je suis retenu dans sa maison. Enfin, il le sait, maintenant, mais je ne devrais pas trop insister à ce sujet. Mais Louh est peut-être blessé et je sais que Voel n'ira pas attaquer son repaire pour me délivrer. Alors je hausse les épaules et explique :

 

- Louh ne voulait pas que vous soyez au courant, il vit seul et je ne suis pas sûr qu'il ait vraiment le droit de faire ça, mais je suis chez lui.

 

Je lui raconte tout : les villageois prêts à me lyncher, cette arrestation sans preuves, les journées passées chez lui, à tuer le temps. Alors que je lui en parle, je réalise que, si j'avais été retenu dans de vraies geôles, j'aurais bien dû prendre mon mal en patience et rester des journées entières sans rien faire, et sans personne à qui parler. Et ça ne fait que renforcer ma détermination à découvrir ce qu'il s'est passé.

Voel m'écoute attentivement, même lorsqu'il va s'asseoir sur un tronc d'arbre. Je l'imite sans cesser de parler. Je sais qu'il comprendra plus de choses que mes simples paroles mais ça n'a pas d'importance. Si ça peut m'aider à retrouver Louh, qu'importe si Voel comprend à quel point je me suis attaché à lui.

Le silence s'abat sur nous, lourd et oppressant, lorsque je me tais enfin. Puis Voel murmure :

 

- Mais dans quel pétrin tu t'es fourré, Yoshka ? On pourrait partir maintenant et laisser toute cette histoire derrière nous…

- Nous ne ferions pas trois arpents avant que les villageois ne nous voient partir. Mélisende n'a toujours pas été retrouvée et je doute qu'ils acceptent si facilement notre départ.

- Bien, tu as toujours la tête sur les épaules.

 

Je l'observe plus attentivement. Il a beau être dégoulinant d'eau, il reste Voel, mon mentor, et je réalise qu'il n'aurait jamais proposé une chose si absurde, sauf pour me tester. Voel est le plus prudent de tous, il calcule toujours les implications de ses actes et il sait très bien que partir maintenant serait une folie. S'il me l'a proposé, je m'en rends compte maintenant, c'est pour me tester. Pour s'assurer que je n'ai pas complètement perdu la tête. Ma main gauche gratte inconsciemment l'écorce pourrie alors que je réplique :

 

- Bien sûr. Je ne suis pas stupide, Voel. Et ces petits tests sont inutiles. Je suis venu te voir pour savoir si tu avais des nouvelles de Louh. Si tu as entendu parler d'un incident ou… je ne sais pas.

- Nous n'avons pas mis les pieds au village depuis ton arrestation. La seule visite que nous ayons eu, c'est Jehan, mais il n'en a rien à faire des histoires des grands. Quant à ses parents, ils sont venus m'accuser de débaucher leur fils alors ils n'allaient pas me raconter les derniers potins du village.

 

Incapable de parler, je me contente de hocher la tête. Je ne sais pas ce que j'espérais exactement mais je suis déçu. Ce n'est pas avec ces informations que je vais pouvoir le retrouver. Pourtant, une partie de moi savait très bien que les chances de trouver des indices étaient minimes. Je frissonne quand une bourrasque de vent, accompagnée d'une rafale de pluie, s'abat sur nous malgré les arbres. Et je laisse échapper dans un murmure :

 

- Qu'est-ce que je dois faire, Voel ?

 

Je réalise en prononçant ces mots que c'est la raison de ma présence ici : je suis venu lui demander conseil. Je me doutais bien qu'il ne pourrait pas m'apprendre grand-chose. Je voulais juste savoir ce qu'il ferait, lui, à ma place. Écouter son cœur en dépit du bon sens ou se ronger les sangs en attendant ?

 

- Tu le sais déjà, Yoshka. Tu ne dois pas t'attacher à lui et tu dois le laisser se débrouiller. Il a survécu sans toi jusqu'à présent et il survivra après notre départ.

 

Je serre les poings et les dents. Voel est la voix de la raison. Louh n'est qu'une brève rencontre dans notre vie d'errance. Ma question n'était pas précise et il n'a pas répondu à ma véritable interrogation. Pas tout à fait du moins. Voel m'attire contre lui et je pose ma tête sur son épaule.

 

- Rentre chez lui, Yoshka, et essaie de t'occuper. Laisse-le gérer cette enquête et fais-lui confiance. Finis les marionnettes ou invente d'autres histoires. Attends sagement qu'il rentre, il a sans doute été retardé pour une raison ou pour une autre.

- Et si ce n'est pas le cas ?

- Reviens demain soir, à la nuit tombée.

 

Je me contente d'acquiescer : si demain soir, je suis toujours sans nouvelle de Louh, alors nous devrons réfléchir sérieusement à notre situation et à notre avenir. A qui pourrions-nous expliquer que l'homme de main du Seigneur a disparu ? Et surtout, qui pourrait nous croire ? Fuir serait comme un aveu de notre culpabilité, avec de grands risque d'être pris sur le fait, mais ça nous laisserait au moins une chance de nous en tirer. Parce que si nous restons, nous serons à nouveau considérés comme principaux suspects, c'est une certitude. Avec des charges encore plus lourdes pesant sur nous.

Voel frissonne à son tour et se dégage de notre étreinte.

 

- Rentre chez lui, Yoshka. Et prends soin de toi.

 

Je me lève, le cœur serré mais ne prononce pas un mot. Il sourit tendrement face à mon air piteux, essayant de me rassurer. Et en me regardant droit dans les yeux, il me certifie :

 

- Nous t'attendons, Yoshka, nous ne partirons pas sans toi. Et je vais voir si je peux trouver des informations concernant cette affaire.

- Merci Voel. Mais ne prends pas de risques inutiles.

 

C'est un merci qui englobe bien des choses mais il semble le comprendre. Nous nous séparons ainsi, le cœur lourd. Car même s'il n'en souffle pas un mot, je sais que la séparation est difficile pour Voel aussi.

Les cochons me surveillent, intrigués par cet étranger qui rentre dans leur enclos. Ils semblent pourtant me reconnaître car ils ne se montrent pas hostiles. Peut-être se souviennent-ils que je les ai nourri hier ?

 

La trappe que j'avais soigneusement refermé derrière moi est désormais béante. Je m'y faufile, pour découvrir que les porcs ont trouvé le sac de glands et de châtaignes : il ne reste que le seau et le sac déchiré. Louh va me tuer. Il ne restait pas grand chose dedans, mais je suppose qu'il comptait dessus pour les nourrir. Il ne pourra pas rater l'état du sac et le fait qu'il est totalement vide désormais. Il saura que je l'avais mal rangé, et que les cochons ont pu rentrer à l'intérieur. Il saura donc que j'ai ouvert cette trappe.

 

Mais je ne m'attarde pas. Il est peut-être rentré avant moi, et il pourrait bien m'attendre de pied ferme, son rude visage sévère comme la mort, assis à la table de la cuisine. J'espère presque sa fureur, car ça voudrait dire qu'il est de retour. Mais quand je pousse la porte de la cuisine, rien n'a bougé et le feu se meurt dans la cheminée. Par acquis de conscience, je retourne dans la galerie de grottes en l'appelant, vérifiant dans chaque pièce s'il est là. Mais c'est peine perdue. Alors je remets du bois dans la cheminée et vais boire un grand verre d'eau. Puis je retourne dans les grottes pour ramener du bois : le tas de bûche près de la cheminée fond à vue d'œil. J'étends mes vêtements trempés sur les dossiers des chaises que je dispose près de la cheminée, remettant les vêtements que Louh m'avait apporté.

 

Je redoutais qu'il rentre pendant que j'étais au campement. Je suis légèrement soulagé de constater que ce n'est pas le cas, même si ça signifie qu'il n'est toujours pas là.

Je sors mes outils et reprends la confection de la marionnette, mais mon esprit est à mille lieues d'une nouvelle pièce de théâtre. J'essaie tant bien que mal de me raisonner, d'apaiser mon cœur affolé, de me convaincre que cette absence n'augure pas forcément le pire.

 

Absorbé par mes pensées, je travaille machinalement, utilisant le rabot avec précaution pour peaufiner les traits du visage avant d'attaquer le ponçage. Je suis soudain dérangé par un bruit inhabituel, et je redresse la tête. Tout le haut de mon corps est douloureux et mon estomac crie famine : je suis resté un sacré moment penché sur mon ouvrage. Mais alors que je tends l'oreille, espérant que ce bruit se renouvelle pour que je puisse en déterminant l'origine, la porte de la cuisine s'ouvre et Louh apparaît.