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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 08-01-2016 à 00:17:07

Âprefond, chapitre 12

 

 

 

Pour ce chapitre, je vous suggère d'écouter "Papiers D'Armenies - Yare Martou Yara Gouda".

Voici donc un nouveau chapitre, je vous souhaite à tous et à toutes une excellente lecture !

 

 

 


Il s'immobilise sur le seuil de la porte, l'épaule contre le chambranle et observe les lieux. Il n'a pas pu manquer le sac déchiré que j'ai laissé sur le muret de séparation, dans la porcherie. Ici, il ne peut pas manquer la chaîne, vestige de mes entraves, que j'ai roulé soigneusement dans un coin, pas plus que mes vêtements qui gouttent lentement sur le sol, le tas conséquent de bûches près de la cheminée, et la pagaille monstre que j'ai mis sur la table.

Il scrute chaque recoin de la pièce avant de poser son regard inexpressif sur moi. Et moi, je l'observe avec attention, cherchant une blessure, un air désolé ou triomphant sur son visage. Mais il est impénétrable et je ne parviens à lire aucune expression. Je remarque quand même sa pâleur, qui fait ressortir sa cicatrice, et ses vêtements noirs qui collent à sa peau à cause de la pluie. Sa main qui tient une grosse poignée d'herbes et qui m'intrigue. Aurait-il pris le temps d'arracher quelques mauvaises herbes avant de rentrer ? Je devine à ses traits tirés la fatigue qui doit l'envahir, et je suppose que si je peux la voir, c'est qu'il doit être épuisé. Il n'est pas du genre à montrer ses faiblesses.

 

- Tu t'es libéré.

- Oui.

 

Ce n'est pas une question mais j'y réponds quand même, pour ne pas montrer à quel point sa voix, rauque et éraillée, m'a troublé.

 

- Mais tu es encore là.

- On dirait.

 

Je lui adresse un petit sourire espiègle mais il n'y répond pas. Il reste contre le chambranle de la porte, peu décidé à bouger, alors je commence à ranger mes outils. Je meurs d'envie de savoir où il était, ce qu'il s'est passé mais je sens que ce n'est pas le moment de le harceler de questions. Il est là, vivant et entier, alors ma curiosité peut bien attendre un peu.

 

- Tu as nourri les cochons.

- Oui, hier au soir. Mais je n'ai pas bien rangé le sac, il semblerait, puisqu'ils ont réussi à le trouver et le dépecer. Désolé. Je vais mettre la soupe à chauffer.

- Non.

 

Je m'interromps alors que j'étais prêt à me lever, la table sommairement rangée. Je l'interroge du regard et il se décide à rentrer dans la pièce, déposant ses herbes sur le billot, pour aller jusqu'au tonneau d'eau et se servir une grande chope qu'il boit d'un trait. Puis il se tourne vers moi, légèrement vacillant et m'annonce :

 

- Je vais aller me reposer, je mangerai plus tard. Mais mange, toi, si tu ne l'as pas encore fait.

 

Comme si l'affaire était entendue, et que j'allais le laisser partir sans en savoir plus, il commence à rejoindre sa chambre. Mais je l'interromps avant qu'il atteigne l'arche en lui demandant :

 

- Que s'est-il passé, Louh ? Pourquoi tu n'es pas rentré de la nuit ?

- Mon sieur est rentré.

 

Il s'est tourné vers moi le temps de lâcher cette information et repart aussitôt en direction de sa chambre, comme si tout s'expliquait. Je le suis en trottinant, le harcelant de questions :

 

- Ton sieur est rentré ? Nous allons pouvoir rester, alors ? Et c'est pour fêter son retour que tu as découché ? Louh ?

 

Le battant de la porte me répond. Il l'a fermé sans violence mais le geste est clair : il veut aller se reposer et mes questions l'embêtent. Je l'appelle une dernière fois avant de renoncer face à son silence.

Je retourne à mon ouvrage, enfoui sous la sciure, et je lui accorde encore moins d'attention qu'avant. J'essaie de me calmer : la colère n'est pas compatible avec le travail délicat du ponçage. Mais je lui en veux terriblement : il a fêté le retour de son seigneur toute la nuit, me laissant là, à imaginer le pire. Parce que sa démarche vacillante, là, ne prouve qu'une seule chose : il a abusé de la boisson récemment. Et quand je lui pose des questions qui me paraissent légitimes, il coupe court à la discussion. Parce que notre sort était suspendu au retour du seigneur du fief et que c'est bien normal d'en être informé. Même si les choses ont changé, même si nous partirons dès que nous le pourrons, il pourrait encore nous refuser le droit de rester. J'essaie de calmer la panique grandissante que m'inspire cette idée : je risque de me retrouver coincé ici, alors que tout les miens sont obligés de partir. Et il ne me semble pas si déplacé de lui demander quel sort son seigneur nous réserve.

J'ai faim. L'heure du déjeuner est largement passée et je n'ai rien mangé depuis la soupe de ce matin. Et puisqu'il est rentré pour aller se coucher, je ne tiens pas spécialement à l'attendre pour manger avec lui.

 

Je peste entre mes dents, m'en voulant de cette réaction si peu mature. Je me fais l'effet d'être un monstre d'égoïsme, à exiger des explications et une attention de sa part. Il n'est que mon geôlier, même si j'ai tendance à l'oublier. Il ne me doit aucune explication et il n'a pas à se soucier de m'avoir inquiété.

 

Je range mes outils, nettoie la sciure qui a envahi la table. Je grimace en regardant le résultat de mon travail : quiconque le connaît pourrait reconnaître Louh. Il ne manque plus que le H sur sa joue comme preuve ultime. Je suis tenté, un instant, de le graver dans le bois, avant de renoncer : s'il tombe dessus, ça risque d'être très compliqué à expliquer. Là, tant que la marionnette reste relativement anonyme, je pourrais toujours faire valoir une terrible coïncidence à l'insu de mon plein gré. Et ce ne serait pas tout à fait un mensonge.

 

Une fois que tout est rangé dans le sac de cuir, que je vais poser sur ma paillasse, je vais me chercher une écuelle de soupe. J'ai du mal à avaler mon repas : malgré ma faim, la boule qui me noue la gorge rend difficile toute absorption de nourriture.

Ce n'est qu'en nettoyant mon écuelle que je remarque qu'il ne reste presque plus de soupe. Djidjo a l'habitude de varier les repas et nous ne mangeons que très rarement la même chose plusieurs fois de suite, mais Louh ne semble pas avoir ce genre d'exigence. Et de toute façon, c'est la seule chose que je sache faire. Enfin presque. Donc je profite de son sommeil pour aller dans son garde-manger, lanterne à la main, bien résolu à lui mitonner une soupe.

 

J'en découvre, ébahi, le contenu. Il a de quoi tenir un siège. Tout est parfaitement ordonné sur les différentes étagères en bois brut et solide : des sacs d'épeautre, de lentilles, de seigle et de son, des raves, des panais et encore une multitude de légumes que je peine à identifier. Il a aussi une sacrée réserve de noix et de pommes, ainsi que des pots en terre que je n'ose pas ouvrir. Il y a de la nourriture partout où je pose mes yeux et ça me donne presque le vertige.

 

Je suis impressionné, car tous ces vivres représentent une sacrée somme d'argent et c'est très rare d'avoir autant de réserves. Je secoue doucement la tête et je me sers avec soin, prenant quasiment les mêmes ingrédients que ceux utilisés pour la soupe précédente.

 

Je me surprends à chantonner, de retour dans la cuisine. Je reproduis les gestes de Louh, me souvenant de chacun d'entre eux avec précision, pour confectionner ce qui nous servira de repas. La mélodie s'emballe et le rythme du couteau aussi.

Je n'ai pas le droit de lui en vouloir. La manière dont il m'avait parlé de son sieur, l'attachement et l'affection qui transpiraient dans sa voix, me prouvent à quel point il tient à lui. Et c'est bien normal, après tout, de fêter le retour de quelqu'un qu'on apprécie après une absence.

 

Je remue distraitement la soupe, à peine intéressé par l'odeur alléchante qui s'en dégage. Djidjo serait fière de moi, si elle me voyait à cet instant précis. Mon cœur se serre à l'idée de ne plus jamais la voir. Elle, et tous les autres. Si le seigneur de Louh nous interdit de rester, ils devront partir. Et moi, je serai obligé de rester ici. Et comment diable pourrais-je les retrouver, s'ils partent ? Comment pourrais-je deviner dans quel fief ils auront l'autorisation de s'installer ? Tout ce que je sais, c'est que s'ils partent, les retrouver serait long et laborieux. Si tant est que je les retrouve.

Mais Louh m'a permis d'avoir un regard nouveau sur son seigneur. Un homme capable de recueillir un enfant des rues pour lui offrir une vie décente serait capable de nous séparer ? N'attendrait-il pas que mon sort soit réglé pour leur demander de partir ?

 

Il n'y a rien que je puisse faire d'autre pour la soupe, alors je la laisse à son sort dans la marmite, et je retourne m'asseoir. Mais je ne reste pas bien longtemps sur ma chaise. Je n'arrive pas à mesurer le temps qui s'est écoulé depuis son retour, mais ça doit bien faire plusieurs heures. J'ai besoin de savoir si son seigneur a rendu son verdict. Alors j'attrape la lanterne et enflamme la mèche. Si ça se trouve, il ne dort même plus, mais préfère s'isoler. Et s'il dort, eh bien, j'aurais au moins le plaisir de voir son visage détendu et naturel.

 

Je me fige soudain, la lanterne à la main. S'il dort, le réveiller juste pour connaître notre sort pourrait l'agacer. Je réfléchis quelques secondes avant de décider qu'au pire, je pourrais toujours lui dire que je viens récupérer ses affaires trempées pour les faire sécher, que j'ai besoin de conseils pour la soupe ou encore lui demander s'il faut rentrer les cochons et les nourrir. S'il ne dort pas, je pourrais prétexter avoir entendu du bruit et avoir voulu m'assurer que tout allait bien. J'ai envie de le voir, j'ai envie de lui parler : il a suffisamment dormi ces dernières heures, il n'aura qu'à se coucher un peu plus tôt. Il n'avait qu'à pas me laisser seul sans prévenir.

 

Déterminé, je m'avance jusqu'à sa porte et colle mon oreille contre le battant. Pas un seul bruit, si ce n'est les battements de mon cœur qui résonnent dans mes tympans. J'appuie doucement sur la poignée et la porte pivote sur ses gonds en silence. Il fait noir comme dans un four, dans cette chambre, et je me demande brièvement pourquoi il n'a pas pris de lanterne pour s'y rendre. Puis je réalise qu'il est chez lui et qu'il doit connaître les lieux comme sa poche.

 

J'avance de deux pas dans la pièce avant de me figer, le bras gauche tenant bien haut la lanterne. Ses bottes sont au pied du lit, laissées comme il les a quittées, et l'une d'entre elle gît couchée. Ses vêtements forment un tas informe juste à côté, jetés par terre sans aucune considération. Louh a réussi à atteindre son lit, cependant, et il y est allongé sur le ventre, par-dessus son édredon, nu comme au jour de sa naissance. Mon regard se perd tout d'abord sur ses fesses, deux lobes blancs comme une pâte que je brûle de caresser. Je n'y suis pas insensible, mais mon attention est très vite détournée par son dos. Je laisse échapper une exclamation de surprise et me précipite vers le lit, tombant à genoux face à lui. Son visage tourné vers moi n'a rien de détendu ni de reposé, il grimace de douleur dans son sommeil et je ne peux m'empêcher de faire de même.

 

- Louh ! Réveille-toi Louh !

 

Mon regard ne cesse de revenir sur l'amas sanglant qu'est devenu son dos tandis que je surveille son réveil. Mais il ne réagit pas, pas même lorsque je pose une main sur son épaule et que je la secoue doucement. Ma voix se fait plus pressante quand je l'appelle encore et à encore, le cœur tambourinant dans ma poitrine.

 

Mon attention se rive volontairement, cette fois, sur son dos. La lueur vacillante de la lanterne fait apparaître une multitude d'ombres parmi ses plaies, comme autant de menaces qui rôdent, à l'affût. Je me concentre pour les ignorer, me focalisant sur la respiration qui gonfle régulièrement sa poitrine. Je soupire de soulagement avant de l'appeler à nouveau, sans qu'il montre le moindre signe de réveil.

 

Je peste entre mes dents, maudissant sa fierté qui l'a retenu de me parler de ces blessures. Il est inconcevable que je le laisse ainsi. Je replie l'édredon sur ses jambes et ses bras en évitant soigneusement ses blessures. Il ne fait pas bien chaud dans cette pièce, inutile qu'il tombe malade en plus.

 

Et je me redresse, la gorge nouée. Je suis incapable de le soigner. Une petite coupure, une brûlure légère, je sais m'en occuper. Mais ce carnage, là, sur son dos, c'est bien au-delà de mes compétences. Filippia saura ce qu'il faut faire, quel onguent appliquer pour éviter toute infection. Elle saura me dire s'il faut bander les plaies ou les laisser sécher à l'air libre, et elle saura me donner les infusions qui pourraient soulager un peu sa douleur.

 

Je ne perds pas une seconde et me précipite dans la porcherie, gardant machinalement la lanterne à la main. Je passe à nouveau par la trappe des cochons, non sans les avoir laissés passer d'abord. Et je m'empresse d'enjamber la barrière de bois qui entoure l'enclos. La pluie a cessé, la nuit est quasiment tombée et je réalise que prendre la lanterne avec moi n'est pas si idiot que ça, même si ce n'était pas vraiment un acte réfléchi.

 

Et tandis que je galope dans les bois, mon esprit est entièrement dirigé vers Louh. Je jure comme un charretier en pensant qu'il a dû s'écrouler inconscient à peine déshabillé. Et je l'attendais stupidement dans la pièce à côté, à poncer une stupide marionnette et à jouer au stupide cuisinier. Il aurait pu trépasser pendant que je remuais la soupe sans me douter de rien et la peur rétrospective me ferait hurler si je ne m'inquiétais pas de la discrétion.

 

Je revois chacun de ses gestes depuis son retour, sa manière de se tenir à l'encadrement de la porte pour ne pas s'effondrer, ses pas vacillants, sa soif et son manque d'appétit, mes questions insupportables alors qu'il était sur le point de s'écrouler. Et je comprends que ce n'est certainement pas parce qu'il fêtait le retour de son seigneur qu'il a découché.

Je freine soudain des quatre fers alors que je débouche de la forêt, juste à côté du campement. Je bats précipitamment en retraite face au spectacle qui s'offre à moi.

 

Les bœufs sont attelés aux roulottes et les conducteurs ont déjà les ont déjà tournées pour qu'elles soient dans le sens de la marche. Voel supervise les opérations, tel un chef d'orchestre inflexible, mais cette fois, il est secondé par des hommes armés, à la mine patibulaire. Les soldats du seigneur de ce maudit fief, obéissant sans doute à l'ordre de nous faire déguerpir immédiatement. Mes jambes ne supportent plus mon poids et je m'adosse à un arbre, la bouche sèche et la respiration coupée. Ils s'en vont en m'abandonnant.

 

- Il en reste un, là !

 

Tous les soldats se tournent dans un même ensemble vers moi et je bondis sur mes pieds. La panique me donne des ailes et je laisse tomber au sol la lanterne qui m'a trahi : la garder leur indiquerait à chaque instant ma position. Je détale dans les sous-bois, m'empêtrant dans les ronces, me prenant de plein fouet des branches basses sournoises. Je ne vois pas grand-chose dans l'obscurité qui s'épaissit, alors je me laisse guider par mon instinct. Filippia ne pourra pas m'aider pour soigner Louh. Ils sont en train de partir. Et je leur cause encore plus de problème maintenant que j'ai été repéré.

 

Des halètements et des imprécations me suivent dans ma fuite. Je me retourne quelques instants, le temps de voir quelques lanternes qui se frayent un chemin entre les arbres. Misère, ils me prennent en chasse. Je redouble d'effort, écarquillant les yeux dans l'espoir d'y voir suffisamment clair pour trouver mon chemin dans le noir. Mais je réalise soudain que je les conduis droit au repère de Louh et que c'est une terrible erreur. Je bifurque alors sans ralentir, manquant de m'étaler de tout mon long sur les feuilles humides, les perles dans mes cheveux cliquetant follement. Mes foulées s'allongent quand je devine que mes poursuivants se rapprochent. Je ne me retourne plus pour confirmer mon impression, je cours de toutes mes forces, ignorant les brûlures de mes poumons et de mes cuisses. La terre nue, détrempée par la pluie de la journée, se fait soudain traîtresse et je tombe sur mon épaule blessée en hurlant de douleur. Je me relève tant bien que mal, chute à nouveau, m'écorchant mains et genoux. Et je reprends ma course folle et insensée.

 

J'ignore où je fuis. J'ignore pourquoi je fuis. Que peuvent-ils faire, au pire ? Me jeter dans une roulotte, après m'avoir généreusement tabassé, pour que je parte avec les miens ? Les larmes me brouillent la vue et je m'étale de tout mon long dans un buisson de ronces. Je tremble de toutes mes membres et mon épaule irradie une douleur intenable. Je lutte pour me redresser, pour m'éloigner de la brûlure des épines, mais je sens mes forces m'abandonner. Je tombe à genoux quelques mètres plus loin, prêt à renoncer : qu'ils m'arrêtent, après tout. Ils me conduiront manu militari à ce qui fut notre campement, en prenant peut-être le temps de me rouer de coups avant, pour les avoir fait courir un peu. Et je quitterai ce maudit fief, affalé sur mon lit, dans ma roulotte bringuebalant au rythme des cahots de la route. Et je laisserais Louh, blessé et inconscient, dans son repaire fermé de l'intérieur, dont personne ne connaît l'existence. Je le revois, allongé sur son lit, nu, vulnérable et souffrant, et l'idée que ce soit la dernière vision de lui m'est insupportable.

 

Alors je me remets à courir, ignorant les douleurs qui se diffusent désormais dans l'ensemble de mon corps. Mes poursuivants sont tout proches, je les entends distinctement haleter et pester. Je redouble d'efforts, lance une jambe après l'autre, le regard fixé devant moi, au rythme des cliquetis de mes perles.

 

Lorsque je m'arrête à nouveau, à bout de souffle et les jambes tremblantes, je me laisse tomber contre un mur. Le visage en feu, le cœur proche de l'explosion, je les entends pourtant approcher. Et leurs paroles me parviennent distinctement :

 

- J'm'approche pas, moi. Qu'il se fasse bouffer par les morts.

 

Un mince croissant de lune émerge soudain des nuages et je réalise que je suis contre l'une des ruines de l'ancien village. Mon inconscient m'a guidé jusqu'ici, alors même que je serais incapable d'y aller en pleine journée. Des grognements sourds lui répondent, ses comparses se ralliant à son avis sans, pour autant, avouer qu'ils ont la trouille de s'avancer dans les ruines. Aux aguets, j'entends leurs pas s'éloigner, puis le silence retombe sur le village, uniquement troublé par ma respiration sifflante. Qu'importe que ce village soit prétendu hanté, il m'offre un refuge inespéré. Les minutes passent, je fais l'inventaire de mes nombreuses douleurs, aux genoux, aux mains et aux bras, au visage, à l'épaule. Sans que je puisse y faire grand-chose.

 

Lorsque ma respiration s'est apaisée, je me relève en gémissant. Et je me remets en marche, priant pour que mon sens de l'orientation ne me fasse pas défaut.

 

J'ai peut-être fait une erreur. Une terrible erreur. J'ai fui, écoutant mon instinct, comme j'ai pu fuir toute ma vie à la vue d'hommes armés qui crient en me repérant et se mettent à me poursuivre. Sans même chercher à savoir ce qu'ils me veulent, je fuis, taraudé par une peur animale. Aujourd'hui encore, en les voyant, j'ai pris mes jambes à mon cou, laissant mon esprit loin derrière moi. J'aurais peut-être dû m'avancer, au contraire, j'aurais retrouvé Voel et tous les miens, et nous aurions repris la route, laissant ce fief derrière nous. Mais peut-être aussi qu'ils étaient au courant de mon arrestation, peut-être qu'ils me cherchaient pour m'emmener dans les geôles du château. Peut-être que je n'aurais pas pu reprendre la route avec les miens.

Et de toute façon, j'aurais laissé Louh, blessé, derrière moi. Et même maintenant, alors que le calme est revenu dans la forêt chichement éclairée par ce mince croissant de lune, je ne regrette pas mon choix. Je pourrais encore rôder dans la forêt, jusqu'à rejoindre le convoi de roulottes, me glisser discrètement dans l'une d'entre elles et disparaître. Mais avant de partir, je veux m'assurer que Louh va s'en sortir. Je dois prendre soin de lui, m'occuper de son dos, veiller à ce qu'il mange correctement. Quand il ira mieux, peut-être que je pourrais m'en aller. Pas avant. C'est impensable.

 

Cette fois encore, mes pas m'ont conduit jusqu'à la porcherie et mes réflexions ont apaisé la douleur qui pulse dans chaque partie de moi. Je trouverai une solution pour rejoindre les miens, qu'importe le temps que ça me prendra.

 

Mes jambes protestent quand je m'accroupis devant la trappe, le bras droit collé au ventre. Je pousse le battant et m'affale dans la paille, déséquilibré. Je suis à bout de forces. Un groin humide vient se coller dans mon cou et je glapis de surprise. Je me redresse vivement, me rappelant que les porcs sont rentrés et qu'ils doivent attendre leur repas du soir. Je me relève tant bien que mal en bougonnant :

 

- Vous avez déjà dévoré le restant du sac tout à l'heure, je n'ai pas oublié. Alors vous n'aurez rien ce soir.

 

Je referme la trappe derrière moi, tirant le loquet à tâtons. Puis j'avance très lentement, faisant de petits pas, jusqu'au muret. L'obscurité est totale et je redoute de me prendre les pieds dans l'un des cochons, ou dans un obstacle invisible. Mais je parviens, indemne, dans le petit couloir, et c'est avec soulagement que je pousse la porte de la cuisine. Un soulagement qui ne dure pas bien longtemps, car mon nez m'informe immédiatement qu'il y a un souci avec la soupe. La soupe ! Je suis parti en catastrophe et j'ai complètement oublié qu'elle mijotait sur le feu. Je me précipite pour la retirer de l'âtre, constatant que l'odeur de brûlé est moins atroce que la dernière fois. Je la dépose sur le sol, heureux de retrouver un peu de lumière grâce aux flammes dansantes.

 

La lanterne est restée dans la forêt et je cherche du regard de quoi la remplacer, me promettant que j'irais la récupérer demain. Je fouille à nouveau dans la malle posée contre le mur et découvre, bien cachées sous les tissus, quelques chandelles en suif. Je vais en allumer une avant de la poser sur la table. Je dois faire chauffer de l'eau pour nettoyer le dos de Louh. Et je dois absolument nettoyer mes mains maculées de terre. Je jette un regard à ma tenue, grimaçant en découvrant les vêtements de Louh déchirés et mouchetés de boue. Tant pis, je me changerai plus tard. Je puise un peu d'eau dans le tonneau pour me rincer sommairement, puis je remplis une petite marmite, que j'accroche dans la cheminée. J'emmène la chandelle dans la chambre de Louh, espérant le voir réveillé. Mais il n'a pas bougé, partiellement recouvert de son édredon, son dos mutilé apparent. Bon sang, et moi qui espérais l'aide de Filippia pour soigner ça !

 

J'ignore l'odeur de soupe grillée qui s'est infiltrée jusque dans la chambre. Je dépose la chandelle sur le petit meuble qui sert de nécessaire de toilette, ramasse les vêtements qui baignent dans une flaque d'eau. De retour dans la cuisine, je les étends à côté des miens, avant de vérifier la température de l'eau. Je dois ignorer mon épuisement. Je ne peux pas me permettre de m'apitoyer maintenant sur mon sort. Louh a besoin de moi. Alors j'emmène dans la chambre des torchons propres et le petit pot d'onguent que Filippia avait laissé pour mon épaule. Elle est toujours douloureuse et m'élance à intervalles réguliers, mais j'ai bien conscience que ce n'est rien par rapport aux blessures de Louh. Je fais encore plusieurs allers-retours, emmenant ses bottes, ramenant l'eau chaude, une chandelle supplémentaire, mettant à chauffer une autre marmite d'eau chaude, cherchant mon courage. Lorsque je n'ai vraiment plus rien d'autre à faire, j'emmène une chaise que je dépose tout près du lit. J'y installe la cuvette de rasage, remplie d'eau chaude, dans laquelle trempe un torchon propre. J'y installe également une chandelle, qui éclaire parfaitement son dos. Je ne peux plus faire semblant, maintenant, et je l'examine avec soin, agenouillé devant le lit.

 

Les plaies ont cessé de saigner mais le sang s'est répandu : je distingue nettement la trace de ses chausses, qui ont absorbé le liquide vermeil et empêché qu'il dévale le long de ses jambes. Les marques de flagellation s'étendent du bas des reins jusqu'aux épaules, me prouvant qu'il ne s'agit pas d'une lutte contre l'homme qui a enlevé Mélisende. J'essore le torchon, avant de commencer à nettoyer le sang sécher sur ses flancs, le plus loin possible de la peau éclatée. Inconsciemment, je me mets à fredonner, et je reconnais l'air que chantent les femmes, au campement, pour apaiser le sommeil agité d'un enfant. Il ne réagit pas, ni à la mélodie, ni à mes gestes, alors je poursuis mon labeur, lavant ses épaules, ses flancs, la chute de ses reins. Je recouvre ses fesses d'un torchon, pour épargner sa pudeur et pour ne pas être déconcentré. L'intérêt que j'ai ressenti, la première fois que je suis rentré dans la pièce, s'est envolé, mais mon regard ne cesses d'y revenir. Je vais changer l'eau vermeille, en remettant à chauffer, puis je reviens en respirant calmement. J'ai fait le plus facile et je ne suis pas pressé de m'atteler aux plaies en elles-mêmes.

 

J'inspire profondément, essore le torchon, puis très délicatement, le passe sur la longue striure de l'épaule, la main tremblante. Le gémissement de douleur de Louh me broie le cœur. Mais soudain, il s'éloigne de moi, se recroqueville sur le côté, me cachant son dos. Et ses deux prunelles noires se rivent sur moi, réfletant douleur et panique. Alors je murmure d'une voix douce :

 

- Ce n'est que moi, Louh. C'est Yoshka. Tu veux bien que je soigne ton dos ?