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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 08-01-2016 à 00:17:31

Âprefond, chapitre 14

 

 

Pour la musique, je vous suggère Bratsch, Nane Stora  et je vous souhaite une excellente lecture !

 

 

 

 

J'étouffe. La toile de jute se colle contre ma bouche alors que j'essaie désespérément d'obtenir un peu d'air. Je me débats, mais je ne récolte qu'un coup de pied dans les reins qui me coupe le souffle. J'entends des paroles et des rires autour de moi. Les coups se mettent soudain à pleuvoir, m'atteignant à la tête, au dos, aux jambes. Je crie de douleur, je supplie, j'essaie de leur faire entendre raison, mais c'est en vain. Les cordes qu'ils ont passées par-dessus le sac en toile de jute, autour de mon cou, de mon torse et de mes genoux m'empêchent de me débattre. L'air me manque désespérément. Ils s'en moquent, continuent à frapper à l'aveugle, riant de mes sursauts de douleur et de mes pitoyables tentatives d'évitement.

 

- Yoshka ? Yoshka ?

 

Je me réveille en sursaut, haletant. Louh me dévisage, sourcils froncés et masque de douleur sur la figure. L'esprit encore hanté par les sensations de douleur et d'étouffement, je peine à me souvenir où je suis. La voix de Louh me parvient et me ramène à la réalité :

 

- Un cauchemar ?

 

Je ferme les yeux et pose mon front contre le matelas, laissant échapper un soupir. Je respire lentement, essayant d'apaiser les battements affolés de mon cœur, essayant de ne pas lui répliquer vertement que non, c'était un sommeil parfaitement réparateur et classique. Je m'en veux soudain, de ce mouvement d'humeur, car sa voix ne contenait qu'une inquiétude sincère. Alors je me contorsionne sur le matelas, jusqu'à me retrouver assis, dos à la tête du lit, un oreiller calé sous mon dos. J'avais laissé la porte ouverte, hier au soir, et une faible clarté parvient depuis la cuisine : suffisamment pour voir Louh, les mains croisées sous le menton, qui m'observe. Je laisse échapper un nouveau soupir, avant de lui répondre :

 

- Oui, un cauchemar, il revient souvent.

 

Louh ne pose pas d'autres questions. À sa place, j'aurais demandé plus de détails, parce que Voel dit toujours que parler de ses mauvais rêves aide à les relativiser. J'ignore si Louh se moque complètement de mes cauchemars, ou s'il n'ose pas en demander plus, mais je lui raconte quand même :

 

- C'était il y a des années. Ils nous sont tombés dessus à la sortie de la taverne. Toute la soirée, ils nous avaient lancé des regards menaçants et provocateurs. Nous n'étions que trois, ce soir-là, le mari de Filippia, Gabor et moi. Nous nous étions défendus comme nous l'avions pu.

 

Je secoue doucement la tête, essayant de remettre les événements dans le bon ordre, m'aidant des récits des témoins pour reconstituer l'ensemble. Je poursuis d'une voix encore enrouée par le sommeil :

 

- J'ai su ensuite que Gabor et le mari de Filippia ont perdu connaissance suite à la bagarre. Moi, ils m'ont emmené avec eux. Je ne sais pas pourquoi ça m'est tombé dessus. Je dois avoir une prédisposition à être le bouc émissaire.

 

Louh esquisse un sourire, comprenant parfaitement la référence à ma situation actuelle. Je lui rends son sourire, remarquant soudain l'ombre de sa barbe qui marque ses joues et lui donne un charme indéniable. J'inspire un grand coup, me concentrant sur mon récit et je continue :

 

- -Ils m'ont enfermé dans un grand sac en toile de jute et m'ont immobilisé. Ils m'ont emmené quelque part, et m'ont roué de coups. Puis ils ont été interrompu et ils ont déguerpi, en me promettant de revenir me tuer. J'avais pensé que c'était Voel et les autres qui venaient à mon secours.

 

Je laisse échapper un rire sans joie, ironisant sur ma propre naïveté. Devant le regard interrogateur de Louh, j'explique :

 

- En réalité, ce n'était que le meunier, qui commençait sa journée de travail. J'étais enfermé dans l'une de ses dépendances, et il ignorait tout de ma présence. J'ai attendu une journée entière, enfermé dans ce sac, jusqu'au retour de mes ravisseurs. J'avais eu le temps d'imaginer les pires horreurs, tu t'en doutes, alors quand j'ai entendu leurs voix, j'ai cru que ma dernière heure était arrivée. En fait, Voel et les miens avaient suivi mes ravisseurs et les ont empêché de me faire du mal.

 

Perdu dans mes souvenirs, j'arrête mes explications à ce moment-là. Je ne doute pas un seul instant que Louh soit capable de comprendre tout ce que je ne dis pas. Il se contente de hocher doucement la tête avant de me demander :

 

- Quelles étaient leurs motivations ? Et ces gens s'en sont sortis sans problème ?

- Ils nous étaient hostiles et voulaient juste se défouler. Je pense que le seigneur du fief, là-bas, nous aurait peut-être écoutés. Mais on a tellement l'habitude d'entendre des « vous l'avez bien cherché, il ne fallait pas nous voler » qu'on hésite toujours à en référer aux autorités. Alors on n'a pas cherché à contacter le seigneur. Disons simplement que Voel et quelques autres leur ont fait passer l'envie de recommencer, et qu'on est partis plus vite que prévu.

 

Je me masse doucement l'épaule, soulagé de constater qu'elle me fait beaucoup moins mal que la veille. Un silence confortable s'installe entre nous, et je devine que Louh réfléchit à mes paroles. L'édredon a légèrement glissé de ses épaules, et je peux voir le linge qui le recouvre encore, comme s'il n'avait pas bougé de toute la nuit. Je souris en lui proposant d'une voix douce :

 

- Est-ce que tu veux que je m'occupe de ton dos ?

- Si tu veux, oui. Il faut juste enlever le plantain et rincer les plaies avec la préparation d'agripaume et de bouleau.

- J'utilise celle d'hier ou tu veux que j'en refasse ?

- Celle d'hier ira bien.

 

J'acquiesce en me levant et je vais chercher un nouveau linge propre, clignant des yeux dans la clarté de la cuisine. Les braises sont encore rougeoyantes et je prends le temps d'y jeter deux bûches avant d'enflammer la mèche de la chandelle et de retourner dans la chambre. Louh s'est décalé dans le lit et j'ôte avec précaution le linge qu'il a gardé toute la nuit et qui a viré au vert. Délicatement, j'entreprends de retirer la bouillie encore humide de ses plaies. Et pour oublier ma tâche, je lui demande :

 

- Et si tu me racontais ce qu'il s'est passé, pendant ton absence ?

 

Il reste silencieux un moment, et je comprends qu'il n'a pas envie d'en parler : ça fait plusieurs fois qu'il évite de me répondre mais je ne veux pas rester dans l'ignorance plus longtemps. Il n'a pas l'air de souffrir énormément, et il n'a pas l'air indigné par le traitement qui lui a été réservé. Je ne le connais que depuis peu, mais l'affection que je lui porte réclame des explications. Finalement, dans un murmure étouffé, il commence à me raconter :

 

- Je suis retourné au village, comme je te l'avais dit. Et j'ai parlé avec la grande sœur de Mélisende, celle qui travaille pour la couturière. Elle m'a dit que depuis qu'elle a commencé son apprentissage, elle s'est un peu éloignée de sa sœur. Mais elle m'a dit que Mélisende a toujours été une grande rêveuse, qui adore écouter les histoires d'amour impossible. Elle ne lui connaît aucune relation masculine qui pourrait expliquer une fugue, même si elle a insisté sur le fait qu'elle n'entend plus beaucoup ses confidences maintenant. C'est une piste que je vais creuser, en interrogeant les jeunes de son âge qui pourraient être ses amis. En repartant, j'ai tout de même essayer de trouver des indices sur le chemin, des fois qu'elle ait laissé un peigne ou un morceau de tissu pour signaler son enlèvement. Mais je n'ai rien trouvé.

 

Je reste muet tandis que je rince délicatement son dos avec l'infusion froide. Il frissonne sous mes doigts mais poursuit ses explications comme si de rien n'était :

 

- Et c'est à ce moment-là que j'ai vu passer mon sieur et son escorte. Alors je me suis hâté de regagner le château pour lui expliquer la situation. Il avait beaucoup de personnes à voir, bien entendu, alors j'ai attendu quelques heures avant de pouvoir lui faire mon rapport. Il était plutôt mécontent de l'enlèvement et plus encore de la manière dont j'ai géré ton arrestation. Il a estimé que j'avais fait une faute grave en te laissant chez moi au lieu de t'envoyer en geôles et j'ai donc été châtié.

- Mais tu m'avais dit que tu n'avais pas assez de preuves pour m'envoyer en geôles.

- Et je t'ai dit la vérité.

- Alors pourquoi est-ce que tu aurais dû m'y envoyer ?

- Parce que tu es un tsigane, ce qui fait de toi le coupable idéal. D'après lui, en te gardant suffisamment longtemps, tu aurais fini par avouer. Il estime que j'ai été trop clément avec toi.

- En me gardant et en me torturant ?

 

Louh bougonne une réponse que je ne comprends pas et d'une voix douce mais ferme, je lui fais répéter :

 

- Il n'y aurait sans doute pas eu beaucoup de torture. Juste assez pour t'impressionner et te convaincre de tout avouer.

- Oui ben je trouve que ça serait bien assez. Mais tu ne lui as pas dit que j'étais innocent ? Tu ne lui as pas dit que me déclarer coupable ne ferait pas revenir Mélisende ?

- Mon sieur avait rendu son verdict et je n'avais pas à le discuter.

- Mais bon sang, Louh, tu es son homme de main, tu as quand même le droit de justifier tes décisions !

- Mon comportement lui a déplu, Yoshka, il n'y a rien à justifier.

- Attends, attends. Tu es son homme de main, d'accord ?

- Oui.

- Donc il te fait confiance pour que tu sois ses yeux, ses oreilles, et sa main armée si besoin ?

- C'est ça.

- Mais il ne te fait pas assez confiance pour accepter d'entendre les raisons de tes actes ?

- Ce n'est pas une question de confiance, là, Yoshka. Je suis sa main armée, comme tu le disais, ce qui signifie que je dois agir en fonction de ses ordres. En ce qui te concerne, je n'avais pas d'ordres de sa part, donc j'ai improvisé et ça lui a déplu. C'est donc normal qu'il ne soit pas satisfait.

- Et c'est normal qu'il te massacre le dos ?

- Il est mon sieur, Yoshka. Il a tous les droits.

 

Je jette un peu trop vivement le linge dans la marmite, éclaboussant le sol. Je peste entre mes dents, entendant dans son discours une foi inébranlable en la justesse des décisions de son sieur. Je ne perçois aucune rancune, aucune plainte : pour lui, l'état de son dos est normal parce qu'il n'a pas deviné les intentions de son sieur. Et ça me met hors de moi. La fatalité que je ressens dans ses propos me met bien trop en colère pour que je puisse poursuivre cette discussion de manière calme et posée. Alors je me relève en lui annonçant, sans doute un peu trop sèchement :

 

- J'ai terminé. Je vais aller me rafraîchir.

 

Je n'attends pas sa réponse pour tourner les talons et m'enfuir dans la salle d'eau, emmenant avec moi l'unique source de lumière. Je ferme soigneusement la porte derrière moi et me précipite vers les latrines, pris de hauts de le cœur. Comment peut-il accepter d'être traité de la sorte ? Comment peut-il m'annoncer sans sourciller qu'il a été battu pour avoir pris une bonne décision que son imbécile de seigneur juge mauvaise ? Je serre les dents, à la fois pour retenir la bile que je sens monter et pour m'empêcher de hurler.

 

Malgré les apparences, Voel n'est pas un tendre. Si l'un de nous commet un acte grave ou s'il met l'ensemble de notre groupe en danger, Voel sévira sans hésiter. Mais la communication et la discussion sont primordiales chez nous. Même si on fait une erreur, Voel cherche toujours à comprendre les raisons qui nous ont poussées à agir au lieu de sanctionner sans nous laisser la possibilité de nous expliquer. Que Louh accepte sans sourciller son traitement, qu'il trouve même ça normal me plonge dans un abîme d'incompréhension. Et de colère.

 

Je reste plusieurs minutes dans cette pièce chichement éclairée par la flamme de la chandelle, laissant le gazouillis de l'eau apaiser mon humeur. Lorsque je me sens suffisamment calmé, je me rends dans la cuisine, où je découvre Louh, complètement habillé, en train de se raser. Je l'observe un court instant, indécis de le voir se comporter comme si son seigneur ne venait pas de lui réduire le dos en charpie. Je me demande brièvement comment il a pu s'habiller mais mon attention se reporte vite sur lui, sa manière de faire courir la lame le long de sa cicatrice sans jamais l'effleurer. Lorsqu'il se rince les joues, je m'avance d'un pas et je lui demande d'une voix douce :

 

- Tu verrais un inconvénient à ce que je me rase, moi aussi ?

 

Il se tourne vers moi, laissant à peine échapper une grimace de douleur et m'examine : je ne me suis pas rasé depuis trois jours et une courte barbe me recouvre les joues. Je ne suis pas très assidu, concernant le rasage, ce n'est pas rare que je me retrouve avec ce genre de barbe et je sais que ça plaît aux femmes. Mais j'ai envie de me sentir net et Louh partage mon avis :

 

- Je t'en prie. J'allais te demander de le faire, de toute façon. Et de changer de vêtements, aussi.

- Ah ? Tu as prévu quelque chose pour aujourd'hui ?

- Oui. Nous allons à la messe.

- Hein ?

 

Il m'a cédé sa place, alors je m'empresse de m'avancer devant la bassine d'eau et le petit miroir posé sur la table, en équilibre contre un bol vide. Dans mon dos, il me répond d'une voix amusée :

 

- Oui, à la grand-messe du dimanche. Tu es surpris ?

- Non, non !

 

Mes mains tremblent quand je m'empare du rasoir et je le repose immédiatement. Il ne doit pas s'apercevoir de mon trouble et ce serait stupide que je me saigne à blanc pour une histoire de messe. En bons chrétiens, nous y assistons tous les dimanches, si nous ne sommes pas sur les routes. Nous avons notre propre sainte, vers laquelle nous faisons un pèlerinage tous les ans, aux Saintes-Maries, si nous sommes assez près. Ce n'est pas uniquement pour se conformer aux exigences de l'Église que nous nous y rendons : nous avons la foi. Je suis un peu plus réservé sur le sujet, tout simplement parce que la Bible dénonce et proscrit les amours masculines. À dire vrai, j'ai toujours un instant d'hésitation, au moment de franchir le seuil d'un lieu sacré : je m'imagine déjà foudroyé par la colère divine, moi, abominable pécheur qui ose souiller les lieux de ma simple présence. Alors je n'ai jamais vraiment l'esprit tranquille quand je suis dans une église, et je récite les prières d'une petite voix, pour ne pas me faire remarquer.

 

Et puis, nous nous rendons tous ensemble aux offices et notre nombre dissuade les villageois de se montrer intolérants. Nous voir à l'église leur prouve que nous sommes de bons chrétiens et ça aide un peu à les faire changer d'avis. Mais notre nombre les inquiète et ils sont sur la défensive la plupart du temps.

Y aller seul avec Louh m'inquiète, précisément parce que je serai seul. Les miens sont partis hier et je serai seul à affronter les regards hostiles ou méfiants.

Et puis, selon toute vraisemblance, Louh va aller à la messe à la chapelle du château : les seigneurs de fief ont souvent leurs propres prêtres à demeure. Et je ne tiens ni à mettre les pieds là-bas, ni à croiser son seigneur.

 

- Il y a un souci ?

- Non, non, pas du tout !

 

Je réalise soudain que je suis immobile devant le petit miroir et que cette attitude est loin d'être normale. Alors je m'empare du blaireau et du savon à barbe que j'étale généreusement sur mes joues. Louh disparaît de mon champ de vision tandis que je fais habilement courir la lame sur mes joues. Lorsque j'en ai terminé, de nouveaux vêtements propres, noirs sans surprise, m'attendent. Je me change rapidement pendant qu'il nettoie et range le nécessaire de rasage. Tout mon corps est douloureux à cause de la course d'hier mais je serre les dents. Il agit en masquant la douleur qu'il doit ressentir et je ne me sens pas le droit de me plaindre pour des bleus et des égratignures.

 

Nous prenons ensuite un petit-déjeuner copieux, à base de soupe, de pain, de noix et de pommes. Cette situation me rend mal à l'aise, car un observateur extérieur pourrait aisément nous prendre pour un couple répétant une routine dominicale bien rodée. Un couple atypique, certes, mais un couple quand même. Et le comportement de Louh ne m'aide pas à me rappeler que je suis toujours son prisonnier. Finalement, après un peu de rangement et de vaisselle, nous nous mettons en route.

La position du soleil dans le ciel me fait réaliser qu'il est encore très tôt, beaucoup trop tôt pour l'heure habituelle de la messe. Nous nous dirigeons vers le campement d'un pas tranquille, sous un franc soleil matinal. Je l'observe à la dérobée, lui qui semble si impassible. Je n'ai jamais subi le fouet, mais j'imagine sans peine à quel point son dos doit être douloureux. Mais je suppose que c'est sa fierté, et son besoin de se montrer fort et sans faille, qui le poussent à être aussi stoïque.

Les oiseaux gazouillent gaiement, après la pluie d'hier, mais je ne m'en réjouis pas. Mon cœur se serre à nouveau quand j'imagine ce que nous allons trouver au campement. Alors que nous nous en approchons, j'aperçois la lanterne de Louh, gisant de guingois sur le bord du sentier. Je me penche pour la ramasser, un peu penaud, mais Louh m'interrompt :

 

- Laisse-la ici, nous la prendrons au retour.

- Je suis désolé. Quand les soldats m'ont crié après, je l'ai lâché et je me suis enfui.

- Je me suis douté qu'il lui était arrivé malheur quand je t'ai vu avec une chandelle, hier au soir.

 

Je m'immobilise soudain, me rappelant le nombre de fois qu'il m'a interdit de toucher à quoi que ce soit chez lui. Il a bien évidemment remarqué que j'avais pris la chandelle, et donc que j'avais fouillé dans sa malle pour la trouver. Je lui jette un regard désolé, espérant qu'il comprenne les raisons de mon acte et qu'il ne m'en veuille pas trop. Il esquisse un sourire dans ma direction et tapote sur mon épaule valide. Il ne dit rien mais je comprends pourtant qu'il ne m'en veut pas. Je lâche alors un soupir de soulagement, sans pour autant réussir à sourire.

 

Car je m'attendais au spectacle désolé que nous découvrons dans ce qui fut notre campement. Il ne reste que deux roulottes, soigneusement calées. Un rapide coup d'œil à l'intérieur me permet de constater qu'elles sont parfaitement vides : il ne reste que les planches qui servent de lit. J'imagine sans peine que Voel a dû avoir le cœur déchiré en donnant l'ordre de les vider. Nous savons parfaitement que nous risquons de les laisser sur place, car dans l'incapacité de revenir les chercher. Et nous savons aussi qu'en les laissant ici, nous les exposons aux méfaits des villageois avides de revanche.

 

Il reste également, soigneusement contenus dans un cercle de pierres, les vestiges de notre feu de joie. C'est à ce moment-là que je réalise vraiment qu'ils sont partis. Je me fige, les poings crispés et les larmes aux yeux. L'idée de ne plus jamais les revoir, maintenant que plusieurs lieues nous séparent, me conduit au bord de la panique.

 

- Ce n'est qu'une question de jours, Yoshka, ne t'en fais pas. Tu les retrouveras, je te conduirais moi-même à eux si ça peut te rassurer.

 

Je me contente de hocher doucement la tête, incapable de prononcer un mot. Tout à l'heure, à la messe, je ferai entendre bien fort mes prières pour les retrouver. À nouveau, sa main s'égare sur mon épaule et je dois me retenir pour ne pas laisser aller ma détresse contre son torse. Je m'écarte lentement, prenant sur moi pour surmonter toutes les émotions qui m'envahissent. Louh semble avoir compris mon geste, car il se remet en marche, en direction du village. La surprise m'aide à garder une voix ferme quand je lui demande :

 

- Nous n'allons pas au château ?

- Au château ? Ah. Non, je ne vais pas à la messe là-bas, je vais au village. C'est mon rôle, après tout, d'être près des villageois.

 

J'essaie de prendre exemple sur Louh et de rester impassible, masquant mon soulagement. Mais je ne suis pas aussi doué que lui, ou alors il est très observateur, car il me demande :

 

- Tu préfères ?

 

Je laisse passer quelques foulées sur le chemin plein de nids-de-poule avant de lui avouer, en toute honnêteté :

 

- Plutôt, oui. Tu as beau faire comme si tu n'avais pas le dos déchiré par son châtiment, je n'oublie pas ce qu'il t'a fait. Et j'aurais du mal à le regarder agir sans lui dire ma façon de penser.

 

Son visage se ferme complètement, et je comprends soudain qu'il ne s'attendait pas à ce que je ramène cette histoire dans la conversation. Il devait espérer que je rentrerais dans son jeu et que je ferais comme si de rien n'était. Mais ce serait mal me connaître. Je lui reconnais quand même le mérite de tenter de faire la conversation, et de s'intéresser à mon ressenti, alors je change gentiment de sujet :

 

- Tu penses vraiment que Mélisende a fugué pour retrouver un homme qui lui aurait promis monts et merveilles ?

- Je ne sais pas. Ça expliquerait pourquoi il n'y a aucune trace de lutte, ni aucun indice nulle part. Elle semble avoir disparu comme par enchantement, et j'imagine que s'il s'agissait d'un enlèvement, il y aurait quelque chose. C'est un petit fief, tout le monde connaît tout le monde. Chaque fait et geste est épié, analysé, répété. Comment ça se fait que personne, absolument personne n'a rien vu ?

- Elle connaît parfaitement les lieux, c'est sûr qu'elle aurait su comment disparaître sans se faire voir.

- Et un villageois l'aurait su également. Je vais interroger ses amies, demain, en espérant que Mélisende se soit confiée à elles.

 

J'observe attentivement le paysage qui s'offre à moi, le village perché sur la butte, les champs environnants, les haies soigneusement entretenues, le chemin cahoteux. Je ne suis pas naïf au point d'espérer y trouver un indice, Louh a sans doute fait tout son possible pour en trouver. Mais j'aurais peut-être une illumination, une intuition qui pourrait l'aider dans ses recherches.

 

- Dis Louh, tu t'occupes souvent d'enlèvements ?

- Non, c'est la première fois.

 

Le silence retombe entre nous, quelques instants, avant qu'il n'ajoute, un peu sèchement :

 

- C'est différent mais ce n'est pas plus compliqué que de trouver un objet volé.

- Oui, oui, bien sûr, je ne voulais pas insinuer que tu n'étais pas compétent en la matière, bien sûr. C'est juste que j'espérais que tu aurais peut-être des précédents qui t'aideraient à y voir plus clair et peut-être que …

 

Il hausse un sourcil sceptique et je me tais brutalement. Et je retrouve assez de bon sens pour ne plus rien ajouter.