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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:13:04

Âprefond, chapitre 15

Comme suggestion de musique, je vous propose : Kalyi Jag - Keren, Savorale, Drom.

 

 

 

 

Nous parcourons le reste du chemin en silence, jusqu'à ce que l'atelier du forgeron soit devant nous. Je repense à la conversation que j'ai eu avec lui, aux deux roulottes abandonnées dans notre ancien campement, et un goût amer me remplit la bouche. Louh s'immobilise, la main sur le portillon de l'atelier et déclare d'une voix ferme :

 

- Je vais aller lui parler, attends-moi dans la cour et fais-toi discret.

 

Son ordre me surprend tellement que je ne pense pas à lui demander les raisons de cette visite. Rester discret est pour ainsi dire impossible à mes yeux. Porter les vêtements de Louh ne fait pas de moi un habitant du village. Mes perles dans les cheveux, notamment, et le simple fait de ne pas être un visage connu ici me rendent étranger. Et un étranger se fait toujours remarquer dans ce genre de fief.

 

Et puis, Louh me laisse là, dans la cour de l'atelier, libre de mes faits et gestes. Je pourrais largement profiter de sa visite pour m'enfuir. Qu'il me fasse assez confiance pour me permettre de rester ici est révélateur du changement de traitement qu'il m'accorde. Sans compter qu'il n'a pas menacé de m'égorger si je tentais quoi que ce soit.

 

Le temps que je me remette de ma surprise, et Louh a déjà disparu dans la maison du forgeron. Je m'approche de la forge, éteinte en ce jour chômé, et observe les lieux, curieux, en sifflotant. Après tout, il ne m'a pas interdit de jeter un coup d'oeil. Les outils sont soigneusement rangés, les travaux de la semaine dernière sont prêts à être rendus à leurs propriétaires, tandis que houes, socles et pièces de métal tordues sont dans l'attente de la semaine de labeur à venir. Je jette un regard peiné sur nos essieux, bien rangés mais toujours en attente de réparation. J'espère que nous ne perdrons pas ces deux roulottes, elles nous sont précieuses.

 

Je n'ai pas le temps de m'appesantir sur ces réflexions car Louh sort de la maison et esquisse un sourire en me voyant. J'ignore si c'est le plaisir de voir que je suis toujours ici et que je n'ai pas pris mes jambes à mon cou, ou si c'est que cette visite a été fructueuse, mais il sourit et ça suffit à alléger mes sombres pensées. Sans un mot d'explication, il se remet en marche, en direction de l'église. Et nous arrivons tout juste sur la grand-place et son chêne centenaire quand les cloches se mettent à sonner. Nous nous hâtons et nous nous retrouvons rapidement sur le parvis. Comme toujours, j'ai un instant d'hésitation sur le seuil. Une hésitation qui ne dure pas : Louh me pousse doucement, une main sur le bas du dos, pour me faire avancer et me guider jusqu'au banc du fond, sur lequel il prend place.

 

Le cœur battant la chamade, à la fois d'avoir franchi le seuil sans être foudroyé, mais aussi d'avoir senti la main de Louh sur mes reins, j'examine ce qui m'entoure pour me calmer. Impossible de rater les regards en coin des villageois, qui font tout, pourtant, pour avoir l'air indifférents. J'imagine sans peine leur curiosité : l'homme de main du seigneur, accompagné d'un tsigane, présents dans leur église. Je suis convaincu qu'ils savent déjà tous que notre troupe a dû plier bagage, et ils espéraient sans doute que notre présence dans leur fief n'était plus qu'un mauvais souvenir. Je me doute aussi qu'ils ont du mal à se faire à la présence de Louh. Cette présence menaçante, dans leur dos, doit les rendre nerveux. Elle me rendrait nerveux, en tout cas, si je n'avais pas appris à le connaître.

 

Pour ma part, je les examine sans vergogne. Ils ont tous revêtus leurs plus beaux atours, les barbes sont rasées et les cheveux lavés et lissés. Je me suis toujours interrogé sur l'utilité de s'apprêter de la sorte pour aller à la messe. Après tout, Dieu est omniscient, et Il les voit quotidiennement, crottés et puants. Est-ce uniquement par respect pour la demeure de Dieu qu'ils se préparent ainsi ? Pour montrer aux autres villageois qu'ils ont une belle tenue ? Ou parce qu'il en a toujours été ainsi et qu'ils ne remettent pas cette tradition en question ?

 

J'écoute d'une oreille distraite les litanies immuables, en latin, récitées par le curé. Si je crois en l'existence d'un présence supérieure, source de toute chose sur terre, j'ai plus de mal à adhérer au principe de l'Église. Je sais que ces pensées sont péché car les prêtres sont les représentants de Dieu sur terre. Mais je sais également qu'ils n'en demeurent pas moins des hommes. Et pour en avoir rencontré des dizaines, je n'ignore pas que certains sont bien plus pieux que d'autres. Et bien plus respectueux des autres.

 

Je ne voue pas non plus une adoration sans borne à notre Seigneur. Nous sommes Ses enfants, Il nous a créés à son image, certes. Mais Il a fait de moi un paria, que la Bible rejette. Cette contradiction ne me permet pas de Lui vouer un amour sans limite. J'en suis incapable. Mais ça, je dois le garder au plus profond de mon cœur.

Je me demande si Louh ressent la même chose. Après tout, il a déjà tué pour son sieur, alors que l'un des dix commandements est « Tu ne tueras point ». Comment s'arrange-t-il avec sa conscience ? Arrive-t-il à justifier ses actes en les mettant sur le compte du bien collectif ?

 

J'essaie de me concentrer sur la cérémonie. Même si je ne comprends pas un mot de latin, j'ai assisté à suffisamment de messes pour savoir me repérer dans le temps. Nous en avons quasiment terminé. J'observe le prêtre, un homme d'âge mur, légèrement dégarni sur le front, qui répète inlassablement les mêmes paroles toutes les semaines, devant ce parterre de villageois. Je me demande s'il ne se lasse pas. Bien sûr, une partie de la messe change de semaine en semaine, mais le rituel est immuable. Moi, je me lasserais de raconter les mêmes histoires toutes les semaines. Mais je ne me lasse pas du théâtre de marionnettes, qui suit lui-aussi un rituel, et dont les mêmes histoires reviennent souvent. Je grimace, me demandant s'il est judicieux de faire une telle comparaison.

 

La messe se termine déjà, m'empêchant de poursuivre cette pensée, et Louh se lève vivement. Visiblement, il ne tient pas à rester pour la suite. Je la connais, cette suite, c'est la même dans tous les fiefs : les femmes s'attardent sur la grand-place, commentant la cérémonie et échangeant les derniers ragots sous l'ombre d'un arbre. Les hommes se rendent en taverne, où ils commentent la cérémonie et échangent les derniers ragots devant une chope. Nul doute que nous en ferons partie. Je m'empresse donc de l'imiter et de le suivre. La brusque luminosité sur la grand-place, par rapport à la pénombre de l'église, me fait cligner des yeux plusieurs fois. Je trottine un peu pour arriver à la hauteur de Louh, puis je cale le rythme de mes pas sur le sien pour quitter le village. Je ne lui demande pas s'il compte poursuivre son enquête : nous sommes dimanche et c'est un jour chômé.

 

Il semble encore moins bavard que d'habitude, alors que nous marchons sur le chemin cahoteux. Il ne décroche pas un mot et je n'ose pas commenter la messe, de crainte qu'il s'offusque d'une parole malheureuse. J'ignore pourquoi son sourire, lorsqu'il a quitté le forgeron, a disparu. Mais je commence à le connaître assez pour savoir qu'il me parlera quand il en aura envie. Et à vrai dire, retrouver les bruits de la vie qui s'anime autour de moi, sentir à nouveau le soleil sur mon visage, me font du bien et j'en profite en silence. Toutes demeures du Seigneur qu'elles soient, je trouve les églises sinistres, froides et intimidantes.

 

Il passe sans s'arrêter dans notre ancien campement, et je l'imite, peu désireux de m'attarder ici. Il passe également tout droit devant sa lanterne et je prends quelques secondes pour la récupérer, sans qu'il semble le remarquer. Je me retrouve à trottiner sur quelques foulées pour le rattraper mais il ne me jette pas un regard.

 

Ce n'est que lorsque s'il s'avance dans la porcherie, laissant derrière lui la porte grande ouverte, que je remarque que sa démarche pressée cachait son vacillement. Il se tient au billot, pâle et en sueur, et je lui lance un regard désapprobateur. Il lutte un instant pour essayer de retirer ses vêtements, avant de laisser retomber ses bras le long du corps, vaincu.

Je m'approche de lui, radouci, en réalisant à quel point il a dû lutter contre la douleur pour faire bonne figure à la messe tout à l'heure. Et le fait qu'il baisse le masque, face à moi, m'envoie ces étranges élancements dans le ventre. Alors, tout en douceur, je défais son pourpoint, dénoue le lacet de sa chemise et retire les deux vêtements. Pendant que je me rafraîchissais, ce matin, il a pris le temps d'enrouler une bande autour de son torse et je la défais avec mille précautions, frissonnant de le sentir si près de moi.

 

Je me détourne brusquement, les joues brûlantes, sous prétexte de poser ses vêtements et la bande ensanglantée sur la table. Mais la vision de son torse nu semble incrustée dans mon esprit et je vois encore son corps musclé, bien proportionné, barré une longue cicatrice. Mes amants occasionnels ont souvent des corps secs et musclés, résultat d'un dur labeur et de longs hivers avec peu de nourriture. Mais c'est la première fois, je crois, que je désire autant promener mes mains sur ce torse chaud et palpitant.

 

Pour me faire gagner du temps, je vais rajouter une bûche dans l'âtre et je mets un peu d'eau à chauffer. Et sans le regarder je lui demande, d'une voix que j'espère inexpressive, d'aller s'asseoir.

Je ne devrais pas penser à ce genre de choses, pas alors qu'il souffre et que son dos est en sang. J'inspire profondément, et lorsque je me tourne vers lui, je constate qu'il m'a obéi sans protester : il s'est installé à califourchon sur une chaise, le dossier masquant en partie son torse si désirable. Je trempe un linge propre dans l'eau fraîche et m'en sert pour nettoyer le sang qui a coulé de ses plaies. Il reste silencieux, n'expliquant pas son comportement, ne disant rien de ses motivations qui l'ont poussé à agir comme si de rien n'était alors que ses plaies se rouvraient. Il frissonne quand le linge passe sur son dos et je lui demande :

 

- Tu veux que je refasse la même préparation qu'hier ?

- Non, c'est bon, ça ira. Les plaies vont sécher toutes seules.

- Tu devrais aller t'allonger.

- Je ne suis pas fatigué.

- Tu ne tiens pas debout et tu es tout pâle. Si tu te couches, tu ne bougeras plus et tu n'aggraveras pas l'état de ton dos.

- Ça ira. Je ne vais pas rester alité juste pour ça.

- Juste pour ça ? Tu plaisantes, là, Louh ? Tu as vu l'état de ton dos ? Tu attends quoi, de t'écrouler au beau milieu du village, inconscient ? Arrête un peu de vouloir jouer au gros dur et va te reposer.

- Non. Je te l'ai dit, je ne suis pas fatigué.

 

Il fait sa tête des mauvais jours et j'hésite à le sermonner davantage. Mais sous mes yeux s'étale la raison de mon inquiétude et je ne peux pas le laisser comme ça. Alors qu'importent les risques que je prends, je lui réponds, d'une voix sans doute un peu trop autoritaire :

 

- Louh, on est dimanche, on ne va rien faire. Profites-en pour t'allonger un moment et t'occuper de toi.

- Je t'ai déjà dit non, Yoshka. Tu veux m'épuiser à me faire répéter toujours la même chose ?

 

Je le contourne pour lui faire face. À voir son visage pâle comme celui d'un mort et les tremblements de ses mains, je sais que j'ai raison d'insister. Alors je mets les poings sur les hanches, comme quand Djidjo se fâche, et je lui ordonne :

 

- Louh, ne discute pas et va te coucher. Maintenant.

- Je ne veux pas te laisser seul.

 

La surprise me cloue le bec et je reste de longues secondes immobile et muet. Il évite mon regard, triture le dossier de la chaise, comme honteux de son aveu. Les émotions embrouillent mes pensées. Je sais que je dois me montrer ferme, ne pas lâcher pour ne pas perdre le peu de crédibilité que j'ai pu gagner. Il me semble clair, dans ma tête, que je peux bien rester quelques heures tout seul, serein à l'idée qu'il se repose. Et pourtant, mes bras retombent le long de mes flancs et de ma bouche jaillissent ces paroles :

 

- Bon, d'accord, tu restes là. Mais tu ne bouges pas, je m'occupe de faire à manger.

- Je ne préférerais pas, à vrai dire.

 

Je laisse échapper un juron blasphématoire et il hausse un sourcil que j'espère amusé. C'est déjà une très mauvaise chose de blasphémer, alors un dimanche, en plus...

Je sens ma crédibilité s'enfuir en courant quand je rectifie, d'une toute petite voix :

 

- Bon, d'accord, tu me dis ce qu'il faut faire et je prépare à manger.

 

Il esquisse un sourire et je lui fais une grimace bien peu mature. Je ramasse son linge qui traîne encore sur la table et le jette dans la bassine où sont déjà entassés nos vêtements sales.

 

- Il va falloir faire une lessive, aussi, je n'ai plus aucun vêtement de rechange.

 

Je ronchonne pour la forme et je l'entends rire doucement. Surpris, je me retourne brusquement vers lui, juste à temps pour le voir masquer un rictus de douleur. Je ne commente pas, ne me sentant pas le droit de le sermonner plus. Et comme il a retrouvé son visage impassible, je fais comme si je n'avais rien remarqué et je lui demande :

 

- Pour le repas, tu veux faire quoi ?

- Dans le saloir, au garde-manger, il y a une rouelle. Tu sauras la trouver ?

 

Je suis sur le point de répondre que oui, bien évidemment, je saurai la trouver, quand je me ravise. Je lui ai déjà fait le coup avec la fameuse soupe que je savais parfaitement préparer, et je ne tiens pas à me couvrir de ridicule une fois de plus.

 <strong></strong>

- Je t'accompagne.

 

Mes lèvres s'entre-ouvrent pour lui dire que non, ce n'est pas la peine, qu'il est convalescent et que je peux bien me débrouiller s'il me décrit précisément la chose, mais il me coupe la parole, avec un léger sourire :

 

- Je ne suis pas invalide, Yoshka, du calme. Et pour me remettre de ce long périple jusqu'au garde-manger, je te promets que j'irai faire la sieste après manger. Ça te convient ?

 

Je pince les lèvres, à la fois amusé et fâché par sa réaction. Mais j'incline doucement la tête dans un cliquetis de perles et je cède, encore une fois :

 

- D'accord. Mais tu me laisses prendre soin de ton dos avant la sieste.

- Si tu veux.

 

Je ne suis pas sûr d'être vraiment gagnant dans l'histoire mais je sens bien qu'il serait inutile de discuter davantage. Sur ses indications, je prends une petite marmite, que je remplis d'eau froide, et je rajoute une bûche dans la cheminée. Puis je suis sa démarche hésitante, preuve qu'il va moins bien qu'il n'essaie de me le faire croire, jusqu'au garde-manger.

Il tient bien haut la chandelle au-dessus du saloir et me guide dans mes recherches, jusqu'à ce que je trouve la pièce de viande, toute ronde, avec un os au milieu. Il me demande de la plonger dans l'eau et j'obéis sans poser de questions. Il commence à bien me connaître, pourtant, parce qu'il m'explique :

 

- Quand je découpe un porc, je m'en garde toujours une partie, que je me mets à tremper dans une saumure. Ça me permet de garder la viande plusieurs semaines mais il faut ensuite bien la rincer pour qu'elle soit bonne à manger. Comment vous conservez les aliments, vous ?

- C'est surtout dans la roulotte de Djidjo, il me semble. Pour la viande, on mange souvent des lanières de viande séchée. Mais pour le reste, je ne sais pas trop, je ne vais plus l'aider, maintenant que je suis adulte.

- Je suis surpris, toi qui es si curieux, tu ne t'intéresses pas à l'origine de ce que tu manges ?

 

Je retiens une grimace devant ce reproche à peine voilé. Mais parce qu'il semble loquace, je lui réponds :

 

- Djidjo n'aime pas trop qu'on aille fourrer notre nez dans ses marmites.

 

Je le vois sourire, à la lueur de la chandelle, et je lui souris en retour. Il attrape un grand bol, dans lequel il met des oignons, des carottes et des pois. D'un ton léger, l'air de rien, je laisse échapper :

 

- Tu as de sacrées réserves.

- Oui.

- Tu comptes tenir un siège ?

 

Mon sourire espiègle le déride, et il se décide à m'en dire plus :

 

- Pas forcément. Il y a une partie que je ramasse dans la forêt. Pour le reste, c'est la vieille Berthe qui m'achète ma nourriture, je la récupère quand je vais chercher l'argent de la vente de viande. Et elle prend toujours trop de provisions pour moi.

- Tu lui as dit ?

- Non. Je préfère en avoir trop que pas assez. Et puis, elle est vieille et si elle doit trépasser demain, je ne sais pas avec qui je pourrais trouver un nouvel arrangement. Alors ces réserves me permettent de voir venir en attendant de prendre une décision.

- Je suis sûr qu'il a plein de gens qui seraient heureux de te rendre service.

 

Il hausse un sourcil et tourne les talons, retournant à la cuisine. J'imagine que j'ai encore dit une bêtise, alors je me précipite à sa suite, l'esprit en ébullition.

 

- Bon, peut-être pas heureux, mais ils ne refuseraient pas, si ?

- Sans doute pas. Mais leur confier ces affaires, c'est compliqué. La vieille Berthe est veuve depuis longtemps, et la solitude l'a rendue un peu … étrange. Beaucoup la pensent folle et personne ne lui accorde beaucoup de crédit. Ce qui assure une discrétion bienvenue.

- Tu as peur que ton futur intermédiaire se révèle trop bavard ?

- Oui.

- Mais il ne saura pas grand-chose de plus que les autres, si ?

- Si. Il saurait déjà que j'ai un élevage de porcs...

- Pourquoi tu en as un, d'ailleurs ?

 

Je l'ai interrompu sans vergogne, alors qu'il posait tous les ingrédients sur la table, où subsistent encore quelques copeaux de bois. Il esquisse un sourire en se rasseyant et m'explique :

 

- Pour garder la main et m'entraîner à découper des corps en morceaux.

 

Je laisse tomber la marmite sur la table, bouche bée, et le dévisage. Il est tout aussi sérieux que d'habitude, rien ne prouve qu'il est en train de plaisanter. Il écarte le bol de pois, de carottes et d'oignons de la flaque qui se forme sur la table et poursuit :

 

- Plus sérieusement, c'était évident, pour moi. Ça me fait de la compagnie et ça me procure un peu de revenus supplémentaires.

 

Je me laisse tomber, à mon tour, sur la chaise la plus proche, le souffle coupé. Il plaisantait. Bon sang, il plaisantait. Il se lève pour aller chercher un petit couteau et un linge, qu'il jette sur l'eau de la marmite répandue sur le bois. Puis il entreprend de couper ces satanées carottes, comme si de rien n'était. Je m'agrippe à l'anse de la marmite, essayant de respirer normalement et de faire repartir les battements de mon cœur.

Le silence perdure pendant de longues minutes, jusqu'à ce que Louh le brise en me disant, d'une voix douce :

 

- Je ne voulais pas te choquer.

 

Il n'ajoute rien de plus, mais je devine tout ce qu'il ne dit pas : ses excuses pour cet humour douteux, dont il ne maîtrise pas tous les codes. Ce n'est pas si surprenant, après tout : Louh ne plaisante jamais, à part en son for intérieur, alors comment savoir si ça va être bien perçu par les autres ?

Je n'ai pas envie de le blesser, ni de remuer le couteau dans la plaie. Ce n'était que de l'humour mal perçu, il n'y a pas non plus de quoi fouetter un chat, si ? J'éponge l'eau sur la table, essayant de reprendre la conversation là où elle en était :

 

- Ton sieur ne te paie pas ?

- Si, la même solde que ses gens d'armes. Mais comme le disait Marie, il vaut mieux en avoir trop que pas assez.

- Pourquoi tu ne vends pas ta viande au château, plutôt que de t'embêter à chercher un intermédiaire pour la vendre aux villageois ?

- Il y a déjà tout ce qu'il faut, au château. Et je pense que les villageois en ont plus besoin.

 

Je hausse un sourcil surpris : j'avais bien compris que Louh n'est pas le grand méchant qu'il montre, mais de là à songer aux besoins des villageois...

 

- Va vider l'eau dehors, contre la roche. Mais ne jette pas la rouelle en même temps.

 

Je sursaute, surpris par le brusque changement de sujet, avant de grimacer en comprenant ses paroles. Je bougonne que je ne suis pas stupide à ce point, mais ses yeux rieurs, à défaut d'un sourire, me prouvent qu'il me taquine. Alors je me lève de bonne grâce, me souvenant que c'est moi qui lui ai interdit de se fatiguer, puis je quitte son repaire pour aller jeter l'eau.

Je me façonne minutieusement une mine penaude, quand je le rejoins, la marmite à la main. Il hausse un sourcil interrogateur, visiblement inquiet quant à sa pitance, et je lui explique :

 

- J'ai fait bien attention, comme tu me l'avais dit, en versant l'eau. Mais le bout de viande s'est tordu et m'a échappé des mains et il est tombé par terre. J'ai voulu le ramasser et enlever les brins d'herbe qui avaient collé dessus, histoire que tu ne remarques rien. Mais un renard a surgi de nulle part et s'en est emparé avant que je puisse faire quoi que ce soit. Je l'ai pris en chasse mais il s'est tourné vers moi, la rouelle dans la gueule. Et je ne te mens pas, Louh, il avait les yeux qui rougeoyaient, comme un démon venu tout droit de l'Enfer. Alors j'ai pensé qu'il valait mieux que je sauve ma peau plutôt que la rouelle, et j'ai opéré un repli stratégique.

 

Un long silence pesant ponctue ma tirade. Il me dévisage, se voulant impassible, mais je devine la stupéfaction, l'incrédulité et la suspicion dans son regard. Si j'avais eu Voel en face de moi, je sais que j'aurais pu voir, sur son visage, qu'il cherche à deviner si je plaisante ou non. Enfin, non, Voel me connaît trop bien, il aurait juste poussé un long soupir en se demandant ce qu'il a fait pour mériter ça.

 

Mais Louh ne me connaît pas tant que ça, et moi non plus. J'imagine que c'est de la colère, maintenant, que je perçois dans son regard. Il a dû comprendre que je lui racontais une fable, et il doit se demander qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour avoir à imaginer une telle histoire. Je laisse passer encore quelques instants silencieux, me retenant de trépigner d'impatience ou de sourire. Puis je dépose triomphalement la marmite sur la table, et d'un rapide coup d'œil à l'intérieur, il peut constater que la rouelle est toujours en place.

Il secoue doucement la tête et pousse un long soupir. Je m'assois en bougonnant :

 

- À chacun son humour, hein.

 

Il me jette un regard sévère et jette au fond de la marmite, par-dessus la rouelle, les carottes et les oignons coupés. Les pois sont en train de tremper dans le bol. Pour briser ce silence qui ne m'amuse plus, et laisser derrière moi ce moment gênant, je lui demande :

 

- Est-ce que ton seigneur a décidé de ce qu'il veut faire de moi ?