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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:17:03

Âprefond, chapitre 16

 

 Pour ce chapitre, je vous propose comme musique : kaly jag - zöld az erdő

 

 

 

- Tu veux bien aller mettre ça sur le feu, s'il te plaît ? Et mettre les pois dans une petite marmite que tu laisseras sur les braises.

 

J'obéis sans broncher, je commence à être habitué à ses changements de sujet pour le moins brutaux. Je sais que j'aurais une réponse : Louh me le dirait, j'en suis sûr, s'il ne voulait pas me répondre. Alors j'accroche l'anse noircie au crochet prévu à cet effet et j'en profite pour remuer les bûches qui crépitent joyeusement. Lorsque j'en ai terminé, je m'assois en face de lui, oubliant son torse nu tout proche, me contentant de le regarder verser les épluchures dans le bol encore humide. Il ne croise pas mon regard quand il m'annonce :

 

- Mon sieur veut retrouver Mélisende. Il s'en fait un point d'honneur. Pas pour elle, mais pour ne pas perdre la face devant les villageois. Et il est convaincu que tu es mêlé à tout ça et que tu finiras par parler. Il veut que je te soumette à la question.

 

Mon cœur cesse de battre à cet instant et mon souffle se coupe. Il ne me regarde pas, laisse ses yeux rivés sur le plateau de la table. Je retiens mes larmes, autant que possible, les mains crispées sur mes cuisses mais la terreur qui m'envahit ne se dompte pas si facilement. Après quelques secondes de silence, alors que je suis incapable de parler, il poursuit d'une voix douce :

 

- Je lui ai dit que j'étais sur une piste. Je lui ai demandé un délai supplémentaire, avant de te passer à la question, et il a accepté. J'ai trois jours pour retrouver Mélisende.

 

La parole me revient, alors que je me remets du choc, et avec elle, une colère grandissante :

 

- Mais pourquoi tu ne m'en as pas parlé plus tôt, bon sang ?

- Je ne voulais pas t'inquiéter.

- M'inquiéter ? Tu te moques de moi, là ? On parle de torture, Louh ! Je suis bien au-delà de l'inquiétude ! Tu avais vaguement évoqué le fait qu'il y aurait peut-être éventuellement un peu de torture, tu n'as jamais dit que ton sieur exigeait que j'en passe par là !

- Je suis désolé, je ne voulais pas t'affoler. On a trois jours pour trouver Mélisende, c'est déjà ça.

- C'est déjà ça, tu parles ! Mais tu n'as aucune piste ! Aucun indice !

- Je trouverai.

- D'ailleurs, il me semblait qu'il n'y avait pas assez de preuves pour m'engeôler. Alors quoi, tu as découvert de nouvelles preuves ?

- Non, j'ai commis une erreur d'appréciation. D'après mon sieur, le simple fait que tu sois un tsigane est suffisant. Et les preuves, on les aura après la torture.

 

Je manque de m'étouffer d'indignation et la fureur qui m'envahit est telle que je n'arrive pas à prononcer un mot. Louh en profite pour marteler :

 

- Mais il n'y aura pas de question pour toi, Yoshka, je trouverai des indices et je mettrai la main sur Mélisende.

- De toute façon, même si tu ne trouves pas, ça ne change pas grand-chose pour toi, tu es du bon côté de l'instrument de torture !

- Calme-toi Yoshka. Je n'ai absolument pas l'intention de te passer à la question.

- Tu désobéirais à ton sieur ? Juste pour moi ?

 

Son silence est un aveu mais il ne me surprend pas. Entre moi, un tsigane de passage, et le sieur à qui il doit la vie, il n'hésitera pas une seconde. Sa loyauté va à son seigneur, et je suppose que vu l'état de son dos, si ce n'est pas la loyauté qui le motive, c'est la crainte d'être à nouveau châtié bien plus durement.

Il se lève, le visage fermé, et va remuer doucement la marmite sur les braises, avant de la verser dans celle qui contient la rouelle. Un épais nuage de vapeur s'élève dans un grésillement. Il se tourne vers moi et la vue de son torse ne suscite rien de plus, chez moi, que de l'indifférence. Et il m'annonce, d'une voix toujours aussi douce qui commence à m'insupporter :

 

- Yoshka, fais-moi confiance, s'il te plaît. Laisse-moi le temps de trouver des indices. Et si je vois que je n'arriverais à rien avant le délai, on prendra les décisions qui s'imposent.

- Comme m'engeôler ? Pour être sûr que je ne m'enfuie pas ?

- Non. Mon sieur m'a ordonné de te garder avec moi jusqu'à la fin du délai et je lui obéirai.

- Quelle grandeur d'âme ! Pour quelle raison ?

- Je suppose qu'il apprécie d'avoir une bouche en moins à nourrir.

 

Je le dévisage, hébété mais il est parfaitement sérieux. Ma voix se fait hargneuse quand je laisse échapper :

 

- Oui, vraiment, c'est un homme bon ton seigneur !

 

Il me jette un regard méchant avant de se détourner de moi et de se rendre dans sa chambre, sans aucune lumière. Je le laisse s'éloigner sans chercher à le retenir. J'apprécie ce répit qui me permet de me calmer. Je ne suis pas d'un tempérament colérique, habituellement, mais ce seigneur me met hors de moi. Je m'en prends à Louh parce qu'il est là et qu'il est son porte-parole, et je suppose que je ne suis pas le seul à agir de la sorte. Louh serait resté dans cette cuisine, à discuter avec moi des agissements de son sieur et à les justifier, je sais que j'aurais perdu le contrôle et que mes mots auraient dépassé ma pensée. Enfin, non, j'aurais dit exactement ce que je pense et je l'aurais blessé. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

 

Et je suis presque sûr que Louh s'est éloigné pour la même raison. Lui aussi aurait fini par me dire des choses blessantes. Malgré la situation, j'en viens à apprécier son geste, preuve qu'il se soucie quand même un peu de moi.

J'aurais dû me douter que cet arrangement bancal ne tiendrait pas la route. Pas vraiment accusé, pas vraiment libre, ça devait forcément se retourner contre moi. Mais la menace du sieur est désormais parfaitement claire. Ce qui était un bancal arrangement devient un ordre précis. Et même si Louh se montre plutôt agréable comme geôlier, il suivra les ordres de son seigneur. Il ne me doit rien.

 

Mon regard s'est machinalement posé sur la porte de la porcherie. À nouveau, l'idée de m'enfuir m'effleure. C'est le moment ou jamais, après tout : je suis libre de mes mouvements, Louh est dans une autre pièce et trop blessé pour me courir après.

Je me lève brusquement et m'approche de la cuvette de linge sale. Je récupère mes vêtements déchirés et maculés de sang et de terre, puis je les fourre dans la sacoche de cuir qui contient la marionnette et les outils. J'attrape ensuite mon cistre, que je passe à l'épaule. J'essaie d'être le plus silencieux possible. Je m'en veux d'agir de la sorte, d'abandonner Louh. Mais la simple idée de subir la question me terrorise et je n'attendrai pas que Louh échoue dans son enquête pour me retrouver au pied du mur.

 

Je dois faire vite, m'éloigner le plus possible de son antre avant qu'il ne remarque ma disparition. Et ensuite, il faudra que je trouve rapidement Voel et la troupe. Louh connaît leur position exacte et c'est un sérieux avantage, mais qu'importe.

Je passe la sacoche en bandoulière avant de me diriger, à pas de loup, jusqu'à la porte. Je jette un dernier regard à cette cuisine, dans laquelle j'ai passé tant d'heures. Pas de sentimentalisme. Je dois laisser tout ça derrière moi. Je me détourne de cette vision et fais jouer la poignée.

 

- Ne fais pas un pas de plus.

 

Je me fige. La voix de Louh est glaciale et aussi acérée qu'un poignard. J'imagine que j'aurais encore le temps de me précipiter dehors, de coincer la porte, et de m'enfuir en courant. Avec Louh sur mes talons.

 

- Écarte-toi lentement de la porte. Et reviens vers la table.

 

Je me remets à respirer, tandis que mon coeur bat follement dans mes oreilles. Je reste indécis un moment, prêt à courir le risque, avant de renoncer. Il m'a surpris, c'est trop tard. Et j'ai brisé toute la confiance qu'il aurait pu avoir en moi. Je m'écarte lentement de la porte, comme demandé, et vais accrocher la sacoche et le cistre au dossier de la chaise. Mais je ne m'assois pas, je reste bien droit et je le fixe du regard, sans crainte, malgré la lueur mauvaise que je lis dans ses yeux. Et pour bien lui montrer que ma décision de rester ne doit pas lui donner de faux espoirs, je martèle d'une voix forte :

 

- Je ne subirai pas la question, Louh. Je m'enfuirai avant.

- Je n'aurais pas dû t'en parler.

- Pour me faire la surprise au matin du troisième jour ?

- Parce que ça n'arrivera pas, Yoshka. Je te le jure, sur mon honneur, je ne porterai pas la main sur toi.

- À combien d'autres innocents tu as fait la même promesse, avant de les passer par le fil de ta dague ?

 

Il accuse le coup, visiblement touché par mes propos. La colère que je croyais éteinte ne l'est pas du tout et j'enrage de le voir ainsi. Mais je prends sur moi et je fais l'effort de parler d'une voix dangereusement calme :

 

- Écoute-moi bien, Louh, parce que je ne me répéterai pas. J'ai accepté cette situation parce que j'avais bien conscience que c'était le meilleur compromis, pour nous deux. Mais il est hors de question je subisse la torture et que je finisse mutilé. Je suis innocent et il est hors de question que je sois accusé à la place du coupable. Alors arrange-toi comme tu veux pour trouver Mélisende, mais tiens ta promesse.

 

Je m'arrête avant de rajouter un « sinon » qui ruinerait tout mon effet, et je le fixe durement, essayant de montrer qu'il ne m'impressionne pas le moins du monde. Il me dévisage avec la même intensité que je le fais, et nous nous affrontons un long moment du regard. Il semble furieux mais ses lèvres sont blanches tant il les serre. Il s'écarte soudain, pour aller vérifier la cuisson de notre repas, et je prends ce geste comme un signe de reddition. Il s'affaire soudain, avec des gestes précis et rapides, à mettre la table, tandis que je reste immobile, les mains sur le dossier de la chaise. Il se mure dans le silence et ça a tendance à m'agacer, ça aussi, cette manie de fuir les discussions. Il apporte verse dans nos écuelles la viande et les légumes et je reste muet. Je n'ai pas faim, absolument pas faim, mais je n'en souffle pas un mot.

 

Mais je devine que ce repas sera l'occasion de faire retomber la tension entre nous et qu'il nous permettra d'enterrer la hache de guerre. Alors je fais bonne figure et je mange, même si la rouelle se transforme en cendre dans ma bouche, même si mon ventre proteste. Il ne bronche pas, lui non plus, mangeant sans un mot ce repas dominical que beaucoup, au village, nous envieraient. Le raclement des couverts, au fond de nos écuelles, est le seul son audible, avec le crépitement des flammes. Louh termine avant moi et attend tranquillement que j'ai fini mon assiette, comme si nous ne venions pas d'avoir une discussion houleuse quelques minutes plus tôt. Mais dès que mon écuelle est vide, il se lève et débarrasse la table avant de me fixer de son regard dur.

 

- Je vais faire la sieste.

- Bien.

- Et tu viens avec moi.

- Je n'ai pas sommeil.

- Ce n'est pas négociable. Tu viens avec moi. Je ne te laisserai pas t'enfuir, Yoshka.

 

Je peste à voix haute, me moquant bien de ce qu'il peut penser de mes blasphèmes. Il attrape une chandelle, qu'il enflamme dans l'âtre, et me fait signe, d'un geste du menton, d'avancer. Je n'apprécie pas spécialement de l'avoir dans mon dos mais j'obéis. Il m'a pris sur le fait tout à l'heure et il est maintenant trop sur la défensive pour que je puisse espérer le surprendre.

Je m'immobilise dans la chambre, face à son lit, et me mords les lèvres pour ne pas lui demander s'il compte m'attacher à son lit. Il pose la chandelle sur la chaise restée près du lit et me dévisage un instant avant de lâcher :

 

- Il faut remettre du baume sur ton épaule.

- À quoi bon me soigner, puisque je vais être torturé dans quelques jours ?

- Mais arrête avec ça, bon sang !

- Ben voyons, c'est pas important, c'est ça ?

 

Ma voix est mauvaise et j'ignorais que je pouvais avoir tant de fiel en moi. Il se détourne, pose les mains sur son nécessaire de toilette, comme pour se calmer. Je reste planté près du lit, les poings serrés. Et je réalise soudain la raison de ma colère envers Louh. Il m'a fait croire que j'avais le droit à un traitement spécial, alors qu'il ne savait tout simplement pas quoi faire de moi. Il m'a fait croire que je ne risquerais rien, que je n'avais qu'à attendre que la situation se tasse pour que tout s'arrange. Je suis conscient, soudain, de ma naïveté. Tout se passait bien, il y avait presque une relation de confiance entre nous, j'en arrivais presque à oublier cette relation de prisonnier/geôlier. Et cette décision absurde et stupide de rester auprès de lui, pour le soigner et pour veiller sur lui, alors que les miens s'en allaient, ne fait qu'empirer les choses. J'ai sacrifié tout ce qui m'est cher pour lui. Et lui ne lèvera pas le petit doigt pour moi. C'est la peur de la torture qui a créé cette colère, mais c'est prendre conscience que Louh ne me réservera pas de traitement spécial qui l'attise. Sa voix douce me hérisse quand il m'ordonne :

 

- Pas d'onguent, très bien. Va te coucher, dans ce cas.

- Et tu crois que je vais t'obéir bien sagement ?

- Tu préfères peut-être mes geôles personnelles ?

- Tu sais quoi ? Oui, je les préfère ! Au moins, ça m'évitera d'imaginer que tu crois en mon innocence ! Et ça m'évitera de voir que tu préfères suivre bêtement ton seigneur plutôt que de chercher à rendre véritablement justice. Ça m'évitera d'assister à tout ce gâchis : tu obéis à un homme cruel et stupide qui ferait mieux de ...

 

Il s'approche vivement de moi et la flamme vacillante de la chandelle rend son visage terrifiant. Je vois dans ses yeux plissés des envies de meurtre. Je vois dans ses poings serrés des envies de violence. Bien malgré moi, je recule d'un pas, impressionné, et mes mollets butent contre le cadre en bois du lit. Il m'attrape par le col de ma chemise et le tord, me sciant la nuque et me coupant la respiration.

Cette fois, c'est sûr, je vais mourir. Je l'ai trop provoqué. J'éprouve un vif soulagement. Je préfère encore trépasser ici, dans ce caveau, que sous la douleur indicible qu'il m'infligera pour m'extirper des aveux.

 

Il me pousse brusquement et, déséquilibré, je tombe à la renverse sur le matelas. Je le dévisage, furieux, prêt à l'invectiver à nouveau, quand il se laisse tomber sur moi sans douceur. Tout l'air se vide de mes poumons dans un éclair de douleur. Mais je n'ai pas le temps de protester que Louh m'embrasse furieusement à pleine bouche.

Je reste pétrifié. Incapable de réfléchir. Incapable de réagir. Incapable de trouver le moindre plaisir.

 

Puis mes réflexes reviennent et je cherche à me dégager ce que corps qui m'agresse. Louh s'écarte juste assez pour mettre fin à ce baiser et bloquer mes mains contre mon corps. Je peux enfin respirer plus librement. Il me fixe à nouveau mais ce ne sont plus des envies de meurtre que je lis désormais dans son regard. Je tente à nouveau de me dégager, mais il est installé à califourchon sur mes cuisses et ses mains me maintiennent fermement. Je réalise que c'est peine perdue et j'abandonne cette lutte vaine. Et j'ai beau avoir eu envie de lui, de le toucher et de l'embrasser, la soudaineté des événements m'empêche d'y trouver le moindre plaisir. A travers les battements affolés de mon cœur qui résonnent dans mes oreilles, je l'entends qui déclare, d'une voix à la fois douce et déterminée :

 

- C'est à ton tour de m'écouter, Yoshka. Je t'ai fait une promesse et je te la tiendrais. Crois-moi, je ne veux pas te faire de mal. Absolument pas.

 

Je déglutis bruyamment, troublé par le ton de sa voix et par ses propos. Dans mon esprit, le néant créé par ce baiser devient soudain une multitude de questions, si nombreuses que je ne peux en choisir une et me contente d'un :

 

- Pourquoi ?

 

Il me regarde quelques instants, ne semblant pas comprendre ma question. Puis il se penche très lentement, me laissant, cette fois, le temps de réagir, avant de déposer un baiser très léger sur mes lèvres. Et il murmure :

 

- Parce que tu es séduisant quand tu es en colère.

 

Ses cheveux me chatouillent les joues et le menton et son souffle chaud caresse ma peau. Mais je suis encore bien trop sonné par son geste pour apprécier cette proximité. Je fronce les sourcils, à défaut de pouvoir bouger plus librement, et je lui demande :

 

- Pourquoi tu m'as embrassé alors qu'on était en train de se disputer ?

 

Il se redresse à nouveau, délivre mes mains prisonnières, sans pour autant se lever. Il semble déçu, un instant, mais se reprend vite et son visage n'exprime rien de plus que d'habitude. Il penche légèrement la tête sur le côté, pensif, avant de me demander :

 

- Alors c'est ça qui te chagrine ? Parce que le moment n'était pas bien choisi ?

- Entre autres.

- Je ne savais pas comment te faire comprendre que je vais tenir ma promesse, Yoshka. Je ne veux pas te faire de mal. Pas du tout.

- Alors ce baiser, c'est juste pour me rassurer ?

 

Je l'observe, bien conscient qu'il ne risquerait pas, en se compromettant avec un homme, tout ce qu'il a juste pour me rassurer. Mais je ne peux pas accepter ces baisers sans comprendre ce qui l'anime. D'habitude, c'est tellement plus simple : juste un peu de plaisir partagé, d'un commun accord. Là, je ne sais pas pourquoi il agit comme ça, et ça m'empêche de savourer l'instant. Et puis, la dernière désillusion est bien trop récente pour que je me risque, encore, à m'imaginer monts et merveilles. Les choses doivent être claires avant de songer à l'embrasser à nouveau. Il semble comprendre que je n'accepterai pas de m'allonger et d'écarter les cuisses comme une vulgaire puterelle. Il laisse échapper un soupir à peine audible avant de me dire :

 

- Non, c'est pas juste pour te rassurer.

 

Il se tait et je l'observe sans rien dire. Il sait si bien cacher ses sentiments que je n'arrive pas à savoir ce qu'il ressent en ce moment, si ce n'est qu'il a perdu un peu de son assurance. Il semble chercher ses mots, le regard dans le vague fixé sur l'édredon terne. Puis soudain, il s'agite, visiblement prêt à s'éloigner de moi. Dans un geste réflexe, je le retiens en posant mes mains sur ses jambes. Il me dévisage, surpris, et toute la gravité de son visage fait vaciller mes résolutions. Je caresse doucement ses cuisses musclées à travers l'étoffe rêche de ses chausses, appréciant le contact et cherchant à le rassurer. Je me doute bien qu'il est déjà rassuré par le fait que je ne me suis pas enfui en poussant des cris scandalisés. Mais j'ai besoin de savoir ce qu'il en est. D'habitude, je ne suis pas aussi pointilleux mais ce que j'éprouve pour lui n'a rien à voir avec l'habitude. Alors j'ai besoin de savoir, pour ne pas me brûler les ailes. Malgré ma prudence, mon cœur se gonfle déjà de bonheur. Qu'il soit comme moi, qu'il ait envie de moi, tout ça va bien au-delà de mes espérances. Je ne me refuse pas à lui et à travers ces caresses, j'essaie de le lui faire comprendre.

Il penche encore la tête sur la droite et je lui souris doucement, l'encourageant à m'expliquer. Alors il prend une grande inspiration et me dit :

 

- Tu étais tellement en colère... Je ne savais plus comment te faire comprendre.

- Et tu t'es dit que m'embrasser à pleine bouche serait efficace pour me faire taire.

 

Il esquisse un semblant de sourire et acquiesce. Je suis convaincu que ses motivations étaient bien plus nombreuses, mais je n'insiste pas. Je lui souris à mon tour et demande :

 

- Et si je n'étais pas du genre à apprécier ces … Contacts ?

- Alors tu n'aurais pas réagi comme tu l'as fait quand je soignais ton épaule.

 

Mon visage doit refléter ma surprise parce qu'il sourit plus largement et poursuit :

 

- Tu croyais que je n'allais pas voir à quel point tu étais troublé ?

- Je l'espérais. Mais c'est une bonne chose, finalement, que tu aies vu.

- Vraiment ?

 

Je suis souris, espiègle. Mes mains n'ont pas cessé de lui caresser les cuisses et il semble apprécier le contact. Mais il garde les mains ballantes et m'observe, comme s'il voulait graver chaque trait de mon visage dans son esprit.

 

- Tu n'as pas peur que ça se retourne contre toi et que j'en parle à ton seigneur ?

- Ce serait ta parole contre la mienne.

- On ne ment pas, sous la torture.

 

Pour la toute première fois, je vois son masque impassible se fendiller et dévoiler toute sa vulnérabilité. Et je me maudis intérieurement, m'en voulant de gâcher ce moment en lui faisant peur et en envisageant le pire. Il reprend contenance, retrouve son visage inexpressif, mais c'est trop tard, j'ai vu et j'en suis touché. Alors, d'un mouvement des reins, je me redresse et plaque mon torse contre le sien. Mes mains s'agrippent à ces deux lobes que je sais blancs, tandis que ma tête se pose contre son torse musclé. Je ferme les yeux, savourant la chaleur de sa peau sous ma joue.

 

Je suis stupide. Il est déjà blessé et la situation actuelle est sans doute très inconfortable pour lui. J'ai les réponses que je voulais, insister plus longtemps serait cruel. Ma colère n'a pas tout à fait disparu, elle est dans un coin de moi, assommée par la surprise de ce baiser. Ce qui reste de conscient en moi se réjouit de ce baiser et de tout ce que ça implique. Et je compte bien profiter de l'instant et oublier ma colère. Sans un mot, il passe ses bras autour de mes omoplates et ses mains viennent se poser sur ma nuque. Je sens sa joue contre mon front et un étrange sentiment de plénitude m'envahit.

 

Lorsque j'ai des rapports avec des inconnus, nous ne perdons jamais notre temps avec ce genre de tendresse. Nous sommes là pour assouvir nos besoins respectifs, discrètement et rapidement pour ne pas se faire surprendre. Nous nous séparons dès que nous avons terminé notre petite affaire, sans chercher à discuter ou à prolonger le moment. Il m'est arrivé, à quelques reprises, d'avoir un peu de temps, quand on savait que les villageois étaient trop occupés ailleurs, ou trop saouls, pour s'inquiéter de notre absence ou passer inopinément vers notre cachette. Les mots sont rares, dans ce cas, car l'autre se retrouve souvent gêné, ne sachant pas trop quoi dire. Quand il parle, c'est pour me livrer ses angoisses, ses douleurs, et je me fais oreille attentive. Mais les caresses et la tendresse, ça ne m'est jamais arrivé. Tout simplement parce que nous sommes, la plupart du temps, assez éloignés l'un de l'autre et habillés pour avoir une bonne explication si on nous surprend.

Dans ce caveau que je détestais tant, au début, je me sens serein. Je sais que personne ne nous surprendra. Je sais que je peux profiter du moment sans tendre l'oreille, le cœur battant, à l'affût du moindre signe indiquant une arrivée indésirée. Je peux me repaître de sa chaleur, de l'odeur de sa peau, sans me soucier du temps qui passe. Alors nous restons ainsi, sans prononcer un mot, sans nous soucier du reste du monde qui poursuit sa course folle. Bercé par son souffle profond, je ferme les yeux, engrangeant cette sensation nouvelle que j'apprécie déjà énormément. Je n'ose pas remonter mes mains, de crainte de le faire souffrir, alors je me contente de caresser doucement ses fesses, à travers l'étoffe rêche de ses chausses. Et lui fait jouer doucement ses pouces sur ma nuque, déclenchant des frissons de bien-être le long de mon échine.

 

Ce sont les tremblements de ses jambes, le long de mes avant-bras, qui me sortent de cette béatitude. Je m'écarte légèrement pour caresser ses cuisses tétanisées par la position. Il me retient quelques instants, resserrant ses mains sur ma nuque doucement. Je redresse la tête et esquisse un sourire espiègle, les yeux voilés de bien-être et je murmure d'une voix rauque :

 

- On n'est pas censé s'allonger, pour faire la sieste ?

 

Il sourit à son tour, sans doute soulagé que je ne cherche pas à me défaire de l'étreinte pour fuir. Il déplie lentement ses membres que je devine engourdis par la position malcommode et se lève en chuchotant :

 

- Il me semble bien que si.