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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:21:50

Âprefond, chapitre 17

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Cigány Himnusz Magyarul 

 

 

 

Je profite qu'il se soit éloigné pour retirer mes bottes d'un coup de talon, puis je me lève à mon tour, juste le temps d'ôter ma chemise et de repousser l'édredon au pied du lit. Je m'allonge enfin sur le dos, bien calé contre les oreillers, et je l'invite du regard à me rejoindre.

 

Il ne se fait pas prier et se couche sur le ventre, tout contre moi. Il cale sa tête contre mon épaule valide, passe son bras autour de mon torse, et soupire doucement. Ma main gauche se perd dans ses cheveux et caresse tendrement la base de son crâne. Je le dévore du regard avec un appétit insatiable. Je ne m'attarde pas sur son dos aux plaies encore à vif, mais j'examine avec gourmandise la courbe de son épaule, ces deux lobes appétissants, les reliefs de ses jambes rendues musclées par une vie à arpenter le fief. Je me perds dans les détails de son visage, la ligne sévère de ses traits, ce H qui n'a de cesse de m'intriguer. Je m'enivre de son odeur et de la douceur de sa peau sous mes doigts.

 

Louh serait un inconnu, nous serions déjà en train de forniquer. Mais Louh est Louh, et avec lui, j'ai envie de passer des heures à sentir son souffle chaud contre ma peau, à me rassasier de cette vue magnifique, à sentir sa peau contre la mienne. Enivré par les douces sensations qui m'envahissent, je sens mes paupières se faire lourdes. Un rapide coup d'œil à Louh me confirme que lui a déjà sombré dans un sommeil apaisé, et je me laisse glisser dans les bras de Morphée.

 

Lorsque j'émerge, la chandelle a fondu de moitié et Louh a les yeux ouverts. Je reste immobile quelques instants, observant son regard dans le vague. Il ne sait pas que je l'observe et son visage, d'habitude si impassible, reflète une douce quiétude. Je souris, heureux de le voir ainsi. Soulagé, aussi, de voir que ce n'était pas qu'un simple rêve. C'est pourtant difficilement croyable. Lui, l'homme de main taciturne et menaçant, qui a dormi enlacé contre moi, parfaitement nu. Cet homme dangereux, assassin à ses heures perdues, qui terrorise le fief, m'a montré toute sa vulnérabilité et s'est blotti tout contre moi pour dormir. Comment est-ce possible ?

 

Mes doigts se remettent à caresser doucement la base de son crâne, pour m'assurer que je ne rêve pas. Il sursaute et redresse vivement la tête. Nos regards se croisent et je me perds dans ses iris sombres. Il se contorsionne jusqu'à ce que nos visages soient à la même hauteur. Et nos lèvres se frôlent timidement.

Tout conteur que je suis, les mots me manquent pour décrire la suite. Comme si mon cerveau s'était tu, enfin, et que seules les sensations avaient subsisté. Je ne crois pas qu'il existe de mots assez puissants pour refléter l'extase que j'ai ressentie.

Plus tard, alors que nous sommes là, tous les deux, à tenter de reprendre notre souffle, enivrés par le parfum de nos jouissances respectives, je cherche à identifier les sensations. Mais les mots sont trop ternes. Ses mains ont longuement … caressé... non, le mot est trop faible. C'était comme si... comme un... un peu comme un souffle d'air frais, par une journée de forte chaleur... non, même pas. Chaque pouce de ma peau qu'il effleurait m'envoyait des ondes de plaisir. Et quand ses lèvres se sont posées dans mon cou, c'était …

 

Mon corps réagit au simple souvenir de cette caresse et Louh me jette un regard interrogateur, un sourire en coin. Son visage semble toujours aussi austère mais je l'ai vu, les yeux voilés de plaisir, ahanant contre moi, les traits métamorphosés par les caresses que je lui prodiguais, et je sais que je ne me laisserais plus jamais duper. Louh est magnifique quand il laisse ses sentiments transparaître sur son visage. Il effleure à peine mon membre et je laisse échapper un soupir de contentement. Nous nous sommes donnés du plaisir de la sorte, tout à l'heure : uniquement des caresses sur l'autre, nos corps enlacés, et j'ai failli perdre la raison tant c'était bon. Bon... Que le mot est fade, encore une fois !

 

- Tu es bien songeur.

 

C'est l'une des premières fois qu'il amorce une discussion et je le regarde, surpris. Et je souris, heureux de sentir son corps contre le mien, heureux de sentir sa poitrine se soulever en même temps que la mienne. Parce que je n'ai pas pour habitude de taire mes pensées, je murmure :

 

- J'ai du mal à croire en ma chance.

- D'être aussi vigoureux ?

 

Je sais qu'il parle de cette partie de moi, dure et palpitante, sur laquelle repose ses doigts légers et qui m'empêche de réfléchir clairement. Je ris doucement et me penche pour l'embrasser sur la tempe, caressant de la paume sa joue et sa nuque. J'ai besoin de le toucher, j'ai besoin de me convaincre que tout ça est bien réel.

 

- Que tu sois là, tout contre moi.

- Je pourrais en dire autant.

 

Nos regards se croisent et je me perds dans la contemplation de ses iris noirs, encore brillants du plaisir que nous avons ressenti. J'inspire une pleine bouffée de son odeur avant de m'écarter et de murmurer :

 

- Pourquoi tu as tant attendu ?

- J'avais remarqué ton trouble dès la première fois que je t'ai appliqué l'onguent mais …

 

Il se tait et j'opine doucement. Inutile qu'il poursuive, j'ai compris ce qu'il veut dire : dans notre situation, il faut être parfaitement sûr que l'autre a les mêmes penchants. Il poursuit, sur le ton de la confidence, et sa voix grave me fait frissonner :

 

- Je n'en ai été sûr que la seconde fois.

 

J'attends un autre « mais » qui ne viens pas. Ce n'est guère surprenant, à vrai dire : Louh n'est pas franchement un grand bavard et, comme pour tout le reste, je vais devoir lui arracher des paroles. Souriant, je murmure :

 

- Mais tu es allé te coucher, ce soir-là, me laissant mortifié et frustré.

- Ce n'était pas facile. Tu étais tout tremblant et tout gêné.

 

Il se tait à nouveau et je retiens une grimace. Mais j'imagine que, s'il est comme moi, il devait être touché par la vulnérabilité que je montrais bien malgré moi. Je me souviens très bien de ce moment fort embarrassant. S'il se tenait face à moi dans le même état que moi ce soir-là, alors j'aurais une féroce envie de le serrer contre moi, de l'embrasser et de le rassurer. Je suis convaincu qu'il lui fallait de fortes motivations pour se détourner de moi. Alors d'une voix douce, j'insiste :

 

- Pourtant tu l'as fait.

- Oui. Je ne voulais pas que tu ailles t'imaginer des choses.

- Des choses comme le fait que tu pourrais avoir les mêmes penchants que moi ?

- Non. C'est... Enfin, tu sais, au début, les villageoises me proposaient des... euh... relations charnelles pour que je me montre plus clément. Bon, elles ont compris maintenant que ça ne m'intéressait pas. Mais je ne voulais pas que tu croies que je t'impose ça en échange d'un traitement de faveur. Tu vois ? Genre « Montre-toi gentil avec moi et tu auras un quignon de pain en plus dans ta ration du soir ».

 

Je pouffe de rire en imaginant la situation, sachant que Louh ne m'a jamais donné une ration du soir. Mais je reprends très vite mon sérieux, intrigué. S'il m'avait fait des avances ce soir-là, je n'aurais rien imaginé du tout : j'aurais profité du moment. J'aurais sans doute cogité après, bien sûr, mais jamais je n'aurais imaginé qu'il fasse ça par intérêt. Mais son rôle d'homme de main l'a rendu tellement méfiant qu'il n'accepte rien sans se demander quelle contrepartie l'autre lui va lui demander. Et je suppose qu'il pense, de ce fait, ne rien pouvoir donner sans que les autres s'attendent à une contrepartie. Difficile de le blâmer, nous sommes les premiers à offrir quelques babioles à un garde ou à un conseiller pour réussir à obtenir un droit de séjour plus rapidement. Plongé dans mes réflexions, j'en ai oublié de répondre, car il se sent obligé de rajouter, d'une voix à peine audible :

 

- Et puis, ce n'est pas facile.

 

Je hoche doucement la tête. Ça, je le sais bien, que ce n'est pas facile. La toute première fois que j'ai vu un homme qui me plaisait et que je lui ai fait un signe discret pour qu'il me rejoigne à l'abri des regards curieux, j'ai cru que mon cœur allait exploser dans ma poitrine. J'avais peur qu'il hurle au scandale et que je finisse lynché. Pourtant, là, Louh savait très bien que je partageais ses penchants. À moins que …

 

- Je ne t'aurais pas dénoncé.

- Je m'en doute, oui. Tu n'es pas vraiment en position de le faire. Et même si tu avais clamé à qui veut l'entendre que j'aime ce genre de choses, tu n'aurais fait qu'aggraver ton cas. Personne ne t'aurait cru et tu aurais été accusé de diffamation en plus du reste.

- Quoi d'autre, alors ?

- Je... Peut-être que je ne suis pas ton genre.

 

Il ne rajoute rien, estimant sans doute que cette réponse me suffira pour tout comprendre. À moins que sa fierté l'empêche de mettre des mots sur ce qu'il l'a vraiment bloqué. Mais ça me suffit. Il a eu peur d'être rejeté. Il a eu peur que, même si nous partageons les mêmes penchants, je ne daigne pas poser ses lèvres sur les siennes. Et je comprends sans peine pourquoi. Il est mon geôlier, d'abord, homme que je suis censé détester. Il a l'habitude d'être craint, aussi, que ce soit au village ou au château. Et peut-être bien aussi que son manque de relations sociales fausse sa confiance en lui. Je souris doucement et me penche pour l'embrasse doucement en murmurant :

 

- Je te rassure, tu es tout à fait mon genre.

 

Je ne rajoute pas, cependant, le fait que je n'ai pas spécialement de genre. Ma vie d'errance, ma préférence pour les hommes, tout est réuni pour que je ne sois pas exigeant. J'ai toujours souri à l'idée qu'on dise d'une femme, qui cumule les partenaires, qu'elle est une femme de mauvaise vie et qu'au contraire, un homme qui cumule les femmes est un séducteur. Je ne sais pas de quelle catégorie je pourrais bien faire partie, mais ce qu'il a de sûr, c'est que je ne fais pas la fine bouche pour mes partenaires tant qu'ils ont les mêmes inclinaisons que moi. Il m'est même déjà arrivé d'avoir des rapports avec un vieil homme bedonnant, juste pour assouvir un besoin qui me brûlait les reins. Mais ça, il est hors de question que je l'avoue à Louh. Quelle que soit la catégorie dont je fais partie, ce genre de comportement n'est pas bien vu, et il est hors de question que j'étale ces histoires peu flatteuses. Je me rapproche encore plus de lui, essayant de mettre chaque parcelle de ma peau en contact avec la sienne, et je murmure :

 

- Tu es bel homme, Louh, et il faudrait être aveugle ou dément pour refuser tes avances.

 

Il me jette un regard presque surpris, avant d'avancer une main nerveuse vers sa joue marquée du H. Je me mords les lèvres pour ne pas lui demander ce que c'est, comment il l'a eu et quand. Ses iris sombres me laissent apercevoir toute son incertitude et je me fais un devoir de le rassurer. Je hausse les épaules, grimaçant quand celle de droite m'envoie une pointe de douleur, et lui affirme :

 

- Tu es beau, Louh, même avec cette cicatrice. Tu dégages un charme certain. Et si tu n'étais pas blessé, je me ferais un devoir de t'épuiser à force de te donner du plaisir.

 

Et d'ici à trois jours, soit je serais torturé, soit Mélisende aura été retrouvée et je devrais partir. Et ses plaies n'auront pas eu le temps de guérir. Alors je n'aurais pas le temps de l'épuiser au lit. Ne voulant pas m'attarder sur le sujet, je rajoute, d'une voix que j'espère enjôleuse :

 

- Ne me dis pas que personne ne te l'a jamais dit ?

- Marie me le disait. Mais c'était différent. Les filles de joie me le disent, mais c'est pour avoir un peu plus d'argent après.

 

J'écarquille les yeux, stupéfait. Ses doigts lestes courent sur mon ventre et s'attardent sur mon nombril, comme s'il ne venait pas de m'annoncer l'impensable, et je parviens à balbutier :

 

- Les filles de joie ?

- Ben oui. Je suis un homme, après tout.

- Mais tu n'as jamais trouvé une jolie fille par ici pour …

- Non. Je ne peux pas. Mon sieur n'aimerait déjà pas que je cours après les gueuses de son fief. Et puis, je ne veux pas qu'elles s'imaginent avoir un traitement de faveur. Et je ne veux pas que mes prouesses au lit deviennent l'objet de ragots.

- Et tu crois que les filles de joie sont moins commères ?

 

Il rit doucement contre mon flanc et je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. Après quelques secondes, il me répond :

 

- Je ne suis pas sot. Bien sûr qu'elles parlent. Mais elles ne connaissent pas Âprefond, et les villageois d'ici ne vont pour ainsi dire jamais à Rennes.

- Mais tu m'avais dit que tu n'allais pas souvent à Rennes.

- Et c'est le cas.

 

Je ne pose pas la question suivante, à savoir comment il fait le reste du temps, de crainte d'être indiscret, et je me contente de hocher doucement la tête. J'ai beaucoup à réfléchir, avec tout ce qu'il vient de me dire, mais une autre question me taraude et celle-là, je refuse de la taire :

 

- Et avec des hommes ?

- Jamais. C'est bien trop risqué. Et si mon sieur le découvrait...

 

Il frissonne et je dois me retenir pour ne pas le serrer contre moi, pour ne pas le blesser davantage. Je le comprends. Il s'imagine déjà tellement de choses s'il couche avec une villageoise, alors s'il s'agissait d'un homme.

 

- Mais tu les désires parfois ?

- À Rennes, oui. Ici, c'est différent, je les connais tous.

- Alors tu ne les désires pas ?

- Si, parfois. Mais je sais que ce serait folie, alors je fais taire mes envies.

- Et moi ?

- Toi ? Ça fait longtemps que je te désire. Mais c'était compliqué. Et hier au soir, tu as quasiment refusé de dormir avec moi alors …

- En fait, j'avais terriblement peur d'être incapable de me contrôler et que mon corps te montre clairement mon désir pour toi.

- Un peu comme maintenant ?

 

Mes joues s'empourprent et je me retrouve incapable de lui répondre, alors je me contente de hocher doucement la tête. Je sais bien, de toute façon, que mon membre qui frôle son avant-bras est une réponse en soi. Je grimace, pourtant, réalisant soudain que, d'après ses dires, il n'a jamais eu de relation avec un homme. Et moi, même si je connais la chose, je n'ai jamais eu l'occasion de faire l'amour pour de vrai, avec une personne que j'apprécie réellement, avec l'envie farouche de lui faire du bien, plutôt que de me soulager moi.

 

Je ne sais pas comment ça se passe, avec les filles de joie de Rennes, mais Louh est entreprenant et le fait que je sois son premier homme ne semble pas le déranger. De ses longs doigts habiles, il se saisit à nouveau de mon membre et le caresse délicatement. Ses lèvres parcourent mon torse nu, ma gorge et mes mâchoires, me laissant pantelant. Je ne sais pas comment le toucher, à mon tour, sans le blesser, et je dois avouer que les caresses qu'il me prodigue me font perdre toute envie de bouger. Alors je le laisse faire, je le laisse m'embrasser et me caresser, m'envoyant des ondes de plaisir jusqu'à ce que la jouissance me dévore de l'intérieur. Et ce n'est que lorsque je reprends mes esprits que je réalise que je ne l'ai quasiment pas touché.

 

Il est allongé sur le flanc, tout contre moi, et je l'embrasse à perdre haleine, tandis que mes doigts effleurent son torse. Puis je lui murmure à l'oreille de ne pas bouger, et je glisse lentement dans le lit, jusqu'à ce que mon visage soit à la hauteur de son bas-ventre. Me donner du plaisir lui a éveillé les sens, car son membre est tendu face à moi. Sans hésiter un instant, je fais courir ma langue sur toute la longueur, avant de le prendre en bouche. J'entends un hoquet de surprise, rapidement suivi par un râle de plaisir. Alors je poursuis mes douces attentions, jusqu'à ce que son corps se tende et qu'un cri d'extase lui échappe.

 

Nous restons encore de longues minutes, dans les bras l'un de l'autre, simplement à savourer sa présence et sa chaleur. Puis à regret, nous nous séparons pour nous lever. L'après-midi touche déjà quasiment à sa fin et nous avons encore à faire. Nous regagnons la cuisine différents, bien conscients que ce qu'il s'est passé dans la chambre change beaucoup de choses. Mais il est trop tôt, encore, pour en parler. Pour songer à notre avenir, à ce que nous ferons ce soir, et à ce que nous ferons dans trois jours. C'est donc en silence que je m'affaire, faisant chauffer de l'eau, préparant les vêtements et la cendre pour la lessive. Louh s'est installé à la table et me regarde faire. En temps normal, au campement, j'aurais râlé après l'importun qui se serait contenté de me regarder au lieu de m'aider. Mais Louh est blessé et je n'ai pas raté la grimace de douleur qui a déformé, l'espace d'un instant, ses traits. Et Louh est Louh et je sens déjà que je suis prêt à lui pardonner énormément de choses.

 

C'est un silence confortable, qui s'est installé dans la cuisine, et je chantonne doucement en frottant les vêtements maculés de terre et de sang. Je me fige de surprise en entendant Louh joindre sa voix à la mienne. Et je dois déployer toute ma volonté pour continuer à fredonner comme si de rien n'était. Je tente de faire abstraction de son chant, terriblement faux, et de l'envie soudaine d'éclater de rire. Je poursuis mon labeur, concentré sur les taches récalcitrantes, bercé par la voix de Louh qui suit un rythme totalement chaotique et désordonné. J'entends pourtant qu'il y met tout son cœur, qu'il prend du plaisir à chanter et à partager ce moment, alors je n'ose rien lui dire, de peur de briser l'instant.

Mon épaule n'est plus très douloureuse, mais je peine à essorer les vêtements. Et c'est tout naturellement que Louh me rejoint pour le faire, sans que je n'ai rien à lui demander. Je marque un temps d'arrêt en le voyant faire, et en imaginant le tableau que nous montrons. Lui et moi, unis pour nous occuper du linge sale. Comme un couple. Il m'adresse un sourire un peu crispé, et je suis quasiment convaincu qu'il ressent la même chose que moi. Mais au-delà de la gêne, je n'arrive pas à ressentir de joie. Car tout ça est très éphémère.

 

Finalement, nous allons dans la porcherie pour étendre le linge sur le muret et Louh se charge de rentrer les cochons et de les nourrir. Je souris en l'entendant leur parler, exactement comme je l'avais fait plus tôt. Lui aussi donne un petit seau de châtaignes par cochon, et je suis rassuré de constater que je ne me suis pas trop trompé, pour une fois. Mais lui prend le temps de les gratter derrière l'oreille et ils semblent apprécier.

Nous retournons finalement à la cuisine, pour faire chauffer la soupe. Le silence confortable qui s'est installé ne dure pas bien longtemps, car je pose la question qui me taraude depuis un bon bout de temps :

 

- Ça lui arrive souvent, à ton seigneur, de te châtier ?

- Quand il l'estime nécessaire.

- Tu ne réponds pas à ma question, là.

- Tu attends quelle réponse exactement ?

- Quelque chose d'un peu moins vague.

 

Il me fixe un instant du regard, et je vois bien que ça le chagrine de parler de ça. Je devine sans peine qu'il aimerait qu'on parle d'autre chose. Il préférerait sans doute même qu'on parle de ce qu'il s'est passé tout à l'heure, en toute franchise, sans se voiler la face, plutôt que d'aborder ce sujet. Mais désormais, je ne peux plus me contenter des non-dits. Ça ne me suffit plus. Alors j'esquisse un petit sourire, et j'espère qu'il comprend que je ne suis pas ravi d'aborder le sujet. Il incline doucement la tête, comme s'il avait compris, et me dit :

 

- Beaucoup moins maintenant. Je connais ses attentes, la plupart du temps.

- Mais avant ?

- Ma formation a été rude, mais il avait du travail à faire avec moi. Ensuite, il m'a fallu du temps pour m'adapter, pour apprendre ce qu'il attend exactement de moi, pour me faire à la vie du fief.

- Mais comment tu peux accepter ça, Louh ? C'est ton seigneur, d'accord, mais quand même ! Ce genre de blessure peut te conduire à la mort.

- Il n'applique jamais de châtiment trop difficile.

- Tu veux dire que ton dos, là, c'est le résultat d'un petit châtiment gentillet ?

 

Il pince les lèvres et je sens son agacement. Je ne retire pas mes propos pour autant, je ne m'excuse pas non plus. Il prend une inspiration profonde avant de répondre :

 

- Non. C'était mérité. Mon sieur sait faire la différence entre une sanction mortelle et une sanction plus bénigne. Et crois-moi, ses décisions sont toujours justes.

- Cette flagellation n'était peut-être pas mortelle, c'est vrai. Sauf en cas d'infection. Filippia pourrait te sermonner des heures durant à propos d'une plaie non soignée. Comment tu contais t'y prendre, pour nettoyer ton dos ?

 

Je vois ses doigts blanchir autour du manche de la cuillère et je m'en veux d'insister. Mais j'ai besoin de cette conversation. Et j'aimerais tellement qu'il comprenne que la manière dont le traite son seigneur n'est pas normale !

 

- J'aurais fait couler la préparation le long de mon dos. Et j'aurais étalé le plantain sur un linge, puis je me serais allongé, de dos, sur le linge.

 

À ses propos, je comprends que ce n'est pas la première fois qu'il doit se soigner seul, qu'il le fait sans doute régulièrement, et qu'il n'avait certainement pas besoin de moi pour s'occuper de lui. Qu'il accepte de me laisser le toucher dans ces conditions, de voir sa faiblesse et l'état de son dos, me prouvent bien plus que ses mots à quel point je suis particulier pour lui. Je ne me laisse cependant pas distraire et je bougonne :

 

- Et ça t'aurait fait un mal de chien. N'y a-t-il personne, au château, pour te soigner après le châtiment ?

- Non. Mon sieur n'a pas que ça à faire, et il est hors de question que je me montre dans cet état au premier venu.

- Il te fouette en personne, alors ?

- Oui.

- Donc il n'a pas le temps de te soigner, mais il a le temps de te fouetter ?

 

Cette fois, Louh m'envoie un regard noir et je comprends que je suis sur une corde raide. Non seulement il n'accepte pas de voir son seigneur sous son vrai jour, mais en plus, il prend sa défense. Et si je ne fais pas preuve d'un peu plus de subtilité, il va finir par se braquer. Je ravale donc le ton acerbe que j'ai employé un peu plus tôt et je murmure :

 

- C'est un comportement que je ne comprends pas, Louh, désolé. Moi aussi, j'ai dû apprendre mon métier de conteur. C'était auprès de mon père, certes, mais il n'a jamais levé la main sur moi. Il me faisait répéter chaque phrase dix, quinze fois si je ne mettais pas le ton désiré, mais jamais il ne m'aurait fait fouetter pour une erreur de jugement.

- Tu ne peux pas comparer, Yoshka, ça n'a rien à voir. Dans mon cas, il s'agit de défendre les intérêts de mon sieur.

- Un bon conteur défend les intérêts de sa troupe. Il attire des spectateurs et, s'il offre un récit digne de son nom, il lui fait gagner de l'argent. Alors certes, je n'ai pas à tuer, ni à terroriser des pauvres hères pour ce faire, mais ne viens pas dire que je ne sers à rien.

- Je n'ai jamais dit ça.

- Mais tu le laissais entendre. Et je ne le tolère pas. Ton rôle est très important pour ton sieur, c'est vrai, mais rien ne justifie qu'il te traite comme il le fait. Et certainement pas le fait que tu défends ses intérêts. Parce qu'on le fait tous, Louh, chacun à son niveau. Un paysan défend ses intérêts en omettant un ou deux sacs de blé au moment de payer les impôts.

 

La tête baissée, il fait doucement tourner sa cuillère dans son écuelle vide et je réalise que je suis allé trop loin, cette fois. Radouci par son expression, je lui avoue :

 

- Je suis désolé, Louh. C'est juste que ça me rend fou de te voir blessé de la sorte.

- Mais tu n'y es pour rien.

 

Je hausse un sourcil et considère avec attention sa phrase. À aucun moment, je ne me suis senti coupable de l'état de Louh. Dès que j'ai su, avec certitude, qu'il s'agissait de son seigneur, j'ai considéré qu'il était l'unique responsable de cet état. Mais après tout, si Louh a été flagellé, c'est parce qu'il a essayé de bricoler un compromis me concernant.

 

- Bon sang, Yoshka, ne fais pas cette tête. Je suis sérieux, ce n'est pas de ta faute. Tu n'y es pour rien dans mon erreur de jugement, et ce châtiment n'est rien dont je ne pourrais me remettre.

 

Je grimace en réalisant qu'en ce jour saint, nous avons tous les deux blasphémé et nous nous sommes livrés, à deux reprises, au péché de chair, entre hommes qui est plus. Pas sûr que Dieu apprécie. Cette distraction me permet d'avoir un léger sourire et je vois Louh se détendre visiblement, sans doute convaincu que ses paroles m'ont touché. Et je ne le détrompe pas. Je m'arrangerai avec ma conscience plus tard.

 

- Pourquoi tu restes avec ton seigneur, Louh ? Il n'y aurait personne d'autre qui voudrait de tes services ?

- Mais qu'est-ce que tu as, avec mon sieur ? Tu y reviens toujours !

- C'est juste qu'il est important pour toi, il fait partie de ta vie. Et je veux mieux te connaître, et ça passe donc par mieux connaître ton seigneur.

 

Il incline doucement la tête, les yeux plissés. J'entends distinctement la cuillère gémir entre ses doigts. Mais il me répond quand même, d'une voix grinçante :

 

- Parce que c'est mon sieur, Yoshka. Est-ce que tu quitterais ta troupe juste parce que tu n'apprécies pas une décision de Voel ?

 

Je prends le temps de réfléchir à sa question. À vrai dire, il ne m'est jamais venu à l'idée de quitter notre petit groupe. Je sais que ça se fait parfois, à l'occasion de mariages ou lorsqu'une querelle entre individus se révèle insoluble. Ce n'est pas si rare et la personne est toujours bien accueillie. Et c'est vrai que, parfois, il y a des tensions au sein du groupe. Des décisions qu'on peine à comprendre et à accepter, des broutilles à propos de notre conduite à tenir face à certaines situations. Nous sommes humains, après tout, et nos désaccords font aussi partie de nos richesses. Pourtant, je n'ai jamais eu l'envie de les quitter. Et la raison principale jaillit de ma bouche :

 

- Ils sont ma famille. Ils sont tout ce que j'ai et je les apprécie avec leurs défauts.

- Est-ce que tu peux comprendre alors pourquoi je reste avec mon sieur ?

- Non. Parce que dans ton cas, il ne s'agit pas seulement de ne pas apprécier une décision. Il te punit pour des choses dont tu n'es pas responsable. Et ce n'est pas une petite tape sur les doigts.

- C'est à la mesure de ma faute.

 

Je me mords les lèvres, agacé de voir qu'il ne démord pas de son idée, que ça ne sera vraiment pas facile de lui faire comprendre ma vision des choses. Voyant que cette discussion ne mène à rien, j'essaie par un autre biais :

 

- De toute façon, tu as dû prêter un serment quelconque ?

- Oui, je me suis engagé sur mon honneur à le servir. Si je partais voir ailleurs si l'herbe est plus verte, non seulement je salirais mon nom, mais en plus, je pourrais être accusé de trahison. Et sans même parler du fait que je lui dois la vie et qu'il peut, de facto, en faire ce qu'il veut.