VEF Blog

Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:25:47

Âprefond, chapitre 18

 

 

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Kalyi Jag - Fáni 

 

 

 

 

Je reste sans voix face à cette déclaration. Non seulement, pour lui, c'est normal que son seigneur le châtie, mais en plus, s'il le tuait sur un caprice, Louh ne trouverait rien à redire. Certes, il serait mort, mais quand bien même : il m'annonce ça sans sourciller, comme si sa vie n'avait aucune valeur, comme si son seigneur pouvait en disposer comme il dispose de la réserve de gibier dans la forêt. Puis je me rappelle soudain ses explications : Louh était gamin quand son seigneur l'a repéré et emmené ici, quand il lui a appris tout ce qu'il sait aujourd'hui. Serait-ce à force de privations et de coups que ce maudit seigneur lui a inculqué ces notions? N'aurait-il pas modelé l'esprit du jeune Louh, en même temps que son corps, de la même manière qu'un forgeron donne au métal incandescent la forme désirée ?

Ce doute me fait froid dans le dos, car je prends conscience qu'il faudrait un miracle pour que Louh entende vraiment mes propos. Et j'ignore comment je pourrais le convaincre. Mes pensées suivent leur court et c'est sans réfléchir que je murmure :

 

- Jusqu'à sa mort.

- Pardon ?

- Tu es lié à ce serment jusqu'à la mort de l'un d'entre vous deux, non ?

 

Il se relève brusquement dans un fracas de vaisselle et je le découvre absolument furieux. Surpris, tétanisé par cette réaction, je reste figé tandis qu'il me crie :

 

- Je t'interdis ! Tu m'entends ? Je t'interdis de faire du mal à mon sieur ! D'y songer, même. Je te jure, Yoshka, que si tu ne touches qu'à un seul de ses cheveux, je te ferai connaître une fin longue et particulièrement douloureuse !

 

Il me pointe de son doigt accusateur et je sens, en même temps qu'une boule qui enfle dans ma gorge, les larmes dévaler mes joues. Je balbutie quelques mots incompréhensibles, incapable de trouver les paroles justes pour tenter de le convaincre que je n'ai jamais pensé à faire du mal à son seigneur. Après tout, Louh doit avoir dans les vingt-cinq ans, comme moi, et il a dû être recueilli par son seigneur il y a une vingtaine d'année. Un homme, déjà à l'époque, presque un vieillard aujourd'hui. Certes, un vieillard en forme, s'il peut blesser à ce point Louh, mais un vieillard tout de même, au crépuscule de sa vie. Et stupidement, je ne faisais qu'imaginer ce qu'il arrivera dans un, cinq ou même dix ans, quand son seigneur ne sera plus de ce monde.

 

D'un geste agacé, j'essuie du bout de mes manches les larmes qui roulent sur ma peau. Il croit que je serais capable de tuer un homme et ça me blesse plus que je ne l'aurais cru. J'ai été surpris par cette brusque colère mais ce sont ses propos qui expliquent mes larmes. Et je m'en veux de lui avoir montré à quel point ça me touche.

Mais je n'ai pas le temps de clamer mon innocence, ni même d'essayer de trouver les mots justes : Louh est là, juste devant moi, son torse nu sous mes yeux, et il me serre contre lui en murmurant :

 

- Je suis désolé, je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que tu voulais la mort de mon sieur. Je sais que tu ne ferais jamais de mal à quiconque.

 

C'est le geste, plus que les paroles, qui apaise l'angoisse et l'injustice que je ressentais. C'est ce geste qui me fait réaliser à quel point j'ai besoin de sentir sa peau contre la mienne. Nous avons trois jours devant nous. Et nous avons surtout aujourd'hui, ce jour chômé où nous ne pouvons rien faire d'autre que rester ici, pieusement.

 

Je suis stupide de parler de son seigneur au lieu de profiter de ces moments avec Louh, au lieu de le serrer contre moi et d'embrasser son corps. Je serre doucement le haut de ses cuisses pour le rapprocher encore de moi, craignant de lui faire mal. Et je frotte doucement ma joue contre son ventre, inspirant l'odeur de sa peau, savourant ce contact.

 

Je sens tout contre moi sa virilité se tendre, comme réclamant de l'attention, et je souris. Je redresse la tête, espiègle et croise le regard troublé de Louh. Alors j'entreprends, tout doucement, de dénouer ses chausses. Il a compris et retire ses bottes tandis que je laisse le tissu glisser jusqu'à ses chevilles. Je l'écarte un peu pour mieux savourer cette vue, et je détaille son corps sans la moindre gêne. Le désir enfle en moi : cet examen visuel me donne terriblement envie de caresser chaque parcelle de lui, avec mes mains et avec ma bouche. Sa virilité fierté dressée, juste à hauteur de mon visage, est une provocation à laquelle je répondrais bien volontiers. Mais quand je redresse la tête, je découvre son visage fermé, aux joues roses, et je devine que cet examen a dû le mettre mal à l'aise. Je réalise soudain que ça doit être la première fois qu'on l'observe de la sorte. Les filles de joie se plaisent sans doute à admirer son corps, mais sans lui montrer, se contentant d'évaluer la marchandise avant de l'accueillir en elles. Je me lève doucement pour ne pas l'effaroucher davantage et je l'embrasse délicatement sur la joue. Je le sens se détendre et je poursuis mes baisers, parcourant sa gorge et ses oreilles avant de l'embrasser sur les lèvres.

 

Il finit par répondre à ce baiser, comme s'il se retrouvait enfin en terrain connu. Puis ses mains se dirigent lentement vers mes hanches, effleurant mes flancs, et je devine qu'il me laisse le temps de me reculer, si jamais je refusais ses gestes. Mais je ne m'écarte que pour lui offrir un sourire encourageant.

 

Ses doigts s'attaquent aux lanières de mes chausses. Il peine à les dénouer et je sens ses doigts devenir tremblants. Je lui attrape doucement la main et je lui fais effleurer mon membre tendu. Il esquisse un sourire crispé mais il se détend un peu.

Je ne prononce pas un mot quand je lâche sa main, de crainte de briser la magie du moment. Je me contente de sourire tendrement, l'encourageant du regard. Alors il s'attaque à nouveau aux lanières, maladroitement mais avec persévérance, et parvient enfin à les dénouer. Mes vêtements tombent sur mes chevilles et je retire mes bottes, me délivrant de tout le tissu par la même occasion. Et je recule d'un pas, lui laissant tout le loisir de me détailler que je l'ai fait pour lui.

Et je rougis à mon tour face à son regard avide. Je ne suis pas pudique, pourtant, mais ses yeux parcourent mon corps et son visage d'habitude si inexpressif dévoile tout le désir qu'il a pour moi. Et malgré ma gêne, je sens mon membre se raidir encore davantage. Je n'y tiens plus.

 

Je m'écarte de Louh et vais allumer une chandelle dans l'âtre, avant d'y jeter une grosse bûche. Qu'importe la vaisselle sur la table, qu'importent les reliefs du repas : mon excitation est devenue maîtresse exigeante qui réclame une attention immédiate.

 

Je l'attrape doucement par la main, sans prononcer une parole, et je l'entraîne dans sa chambre. Et sa main serre fort la mienne, comme s'il craignait que je change soudain d'avis et que je le laisse en plan, nu et excité au milieu de sa cuisine.

La flamme de la chandelle se reflète sur les parois de la chambre et sublime le corps de Louh. À nouveau, je le scrute sans vergogne et il fait de même. Je réalise que je souris depuis tout l'heure, un de ces sourires apaisé et tendre. Mes mains se tendent lentement vers son torse et je l'effleure du bout des doigts, lui faisant pousser un faible gémissement. Nos corps se rapprochent et nos lèvres se rencontrent à nouveau, tandis que nos mains se caressent mutuellement. Je me laisse finalement tomber à genoux et je frotte mon visage contre le haut de sa cuisse. Puis ma langue parcourt son membre tendu tandis que j'inspire son odeur.

 

Mais Louh, d'une main douce sur le crâne, me fait cesser. Il me relève doucement le menton, sans utiliser de force superflue, et prend ma main pour me faire redresser. Puis, toujours sans me forcer, il m'incite à m'allonger sur le lit, face à lui.

Je sais ce qui m'attend quand il s'allonge au-dessus de moi, se faisant léger, et que mes cuisses s'écartent pour qu'il vienne se nicher entre elles. Je ne redoute pas ce qui vient. Donneur ou receveur n'a guère d'importance dans mon cas : ce serait stupide de tourner les talons à un partenaire potentiel juste pour ça. Et aujourd'hui, j'ai envie, j'ai hâte même, de le recevoir en moi.

 

Je me contente de caresser ses bras, ses flancs, ses fesses, de crainte d'effleurer son dos blessé. Et j'ai peur, terriblement peur qu'il se fasse encore plus mal en voulant me donner du plaisir. Mais Louh ne semble pas s'en soucier un seul instant. Ses lèvres parsèment mon corps de légers baisers, déclenchant de délicieux frissons. Je me laisse faire, savourant ces attentions que je n'espérais pas.

 

Il s'approche lentement mais sûrement de cette zone si sensible qui réclame son attention. Si ses gestes sont agréables lorsqu'il s'agit d'attiser mon érection, il devient bien plus maladroit quand il s'aventure plus loin, rendant ses caresses douloureuses. Cette légère douleur me sort de cette béatitude dans laquelle je baignais. Alors, bien qu'appréciant son contact, je prends la précaution d'enduire son sexe de salive : j'ai connu des impatients qui s'engouffraient dans mon intimité sans songer un seul instant à la douleur que ça pouvait m'occasionner et je ne tiens pas à réitérer l'expérience avec Louh. Je ne suis pas sûr qu'il ait conscience de mes actes, ni de leur portée, car il gémit au contact de mes doigts. Puis il écarte un peu brusquement mes jambes, étirant douloureusement mes muscles, me faisant grimacer, et j'ai soudain en tête l'image de Djidjo qui écartèle un poulet pour le garnir d'herbes aromatiques. Bien malgré moi, sans même avoir le temps de penser aux conséquences, j'éclate de rire. Il s'interrompt immédiatement, sourcils froncés. J'ai l'impression de l'avoir vexé, alors je murmure :

 

- Doucement, je ne suis pas une poupée de chiffon. Et je ne suis pas très souple.

 

Il se fige, les bras ballants, agenouillé face à moi. Je me tortille dans le lit, m'offrant à lui de manière parfaitement indécente, écartant les cuisses autant que possible. Et d'une petite voix, je lui annonce :

 

- C'est le mieux que je puisse faire. Tu penses pouvoir t'en accommoder ?

 

Il hoche doucement la tête mais reste immobile et je crains, l'espace d'un instant, d'avoir tout gâché. Alors je me redresse vivement et attrape ses mains pour les poser sur moi. Et si ma fierté m'empêche de le supplier de reprendre ses caresses, mon regard s'en charge. Il le comprend car soudain, des ondes de plaisir m'envahissent et j'oublie tout du poulet et des poupées de chiffon. Puis, un peu tremblant, précautionneux, il me pénètre lentement sans me faire mal et je perds toute pensée cohérente.

 

Tout n'est plus que sensations, soudain : celle d'être comblé, comme s'il trouvait naturellement sa place, celle d'un plaisir que je n'aurais même pas imaginé. Il tremble encore tandis qu'il s'immobilise tout au fond de moi. Je ne peux pas le serrer dans mes bras comme j'aimerais le faire mais je l'encourage d'un murmure, lui assurant que j'aime ce qu'il me fait. Il se détend, laisse le plaisir remplacer l'inquiétude sur son visage, et entame de lents va-et-viens. Les sensations sont exacerbées et je me cambre pour m'offrir encore davantage à ses attentions, gémissant sans retenue. Mais après quelques minutes au même rythme, je me redresse et lui jette un regard intrigué. Quelque chose ne va pas. Il est penché sur moi, le regard rivé sur mon entrejambe, le front plissé, les sourcils froncés, et semble tout concentré sur sa tâche. Il me besogne minutieusement, gardant toujours ce même rythme lent et lancinant. Un rythme terriblement frustrant. Et je réalise soudain. Vu la manière dont je l'ai rabroué, un peu plus tôt, il doit être pétrifié à l'idée de me faire mal et doit déployer toute son énergie à me ménager. Les rapports charnels de ce genre ne sont pas tolérés, bien sûr, et Louh ne les a sans doute jamais expérimentés auprès des filles de joie. S'il y a pensé, forcément, en imaginant les pratiquer avec un homme, il a dû songer à la douleur du receveur, et pas à son plaisir. A-t-il pris mes gémissements comme l'expression de ma douleur ?

 

- Louh ?

 

Il sursaute et me regarde, un éclair de panique dans le regard, cessant immédiatement tout mouvement en moi. Je lui souris doucement et, tout en lui prenant les mains pour le tirer vers moi, je murmure :

 

- Approche.

 

Il se retire de moi et s'allonge sur mon torse. Instinctivement, il enfouit son visage dans mon cou et je caresse tendrement la base de son crâne. Je n'avais pas l'intention de le faire arrêter, je voulais juste le serrer contre moi, pour le guider. Mais je suppose que s'il a agi de la sorte, c'est qu'il en ressentait le besoin. Alors j'accepte cette interruption, un peu coupable, et je réfléchis. J'ai du mal à comprendre sa soudaine retenue. Lui a-t-on déjà reproché son manque de prévenance ? L'a-t-on déjà accusé d'avoir blessé, ou de s'être montré trop brusque ? Mais si je trépigne face à ce rythme trop lent, désirant que ces ondes de plaisir aillent crescendo, je doute que lui prenne le moindre plaisir. Sans jamais cesser de caresser ce corps tremblant blotti contre moi, je cherche mes mots. Et finalement, je lui murmure à l'oreille :

 

- Je suis vraiment très touché par ta prévenance, Louh. Mais tu t'inquiètes pour rien. Tu ne me fais pas mal, bien au contraire. Ne te retiens pas, laisse ton plaisir te guider.

 

Il me répond des paroles inaudibles et je n'ai pas la cruauté de lui faire répéter : je suis convaincu qu'il est déjà bien assez mal à l'aise comme ça. Je le caresse doucement pour l'aider à retrouver toute sa vigueur et le guide en moi, le retenant contre mon torse de ma main libre. Je n'ai jamais laissé échapper plus que des gémissements, lors de rapports charnels, de crainte d'attirer l'attention. Mais là, sans jamais cesser de caresser sa nuque et ses fesses, je lui murmure à quel point j'aime ce qu'il fait. Et si je le fais d'abord consciemment, pour le guider et le rassurer, les ondes de plaisir m'empêchent rapidement d'aligner des pensées cohérentes. Je continue donc à le guider, d'une voix rendue rauque par le plaisir, enivré de l'entendre grogner contre mon cou. Je ne sais pas si mes paroles sont cohérentes mais il me comprend et suit mes instructions, me faisant franchir tous les paliers du plaisir. Sa peau contre la mienne, son odeur qui m'enveloppe, sa respiration hachée qui balaie ma peau, le délicieux frottement de son corps contre et dans le mien, tout m'amène à une jouissance éblouissante. Et je suis dans un tel état d'hébétude que je réalise à peine qu'il jouit quelques minutes après moi, dans un râle rauque.

 

Nous restons de longues minutes sans parler, reprenant nos esprits, retrouvant une respiration plus calme. Il finit par se lever, sans vraiment me regarder, et regagne la cuisine. Je me lève à mon tour, gêné par sa réaction, et décide de lui laisser un peu de temps. Je prends donc ma chandelle pour aller dans la salle d'eau. Lorsque j'en ai terminé, je rejoins Louh dans la cuisine. Il a enfilé ses braies et referme tout juste la porte menant à la porcherie. J'en conclus qu'il a fait rentrer les cochons pour la nuit. Il vérifie que le feu brûle bien, prend une gorgée d'eau, et m'adresse un petit sourire. Mais comme il ne semble pas décidé à parler, je lui demande :

 

- On va se coucher alors ?

- C'est l'heure, oui.

 

J'opine doucement et regagne la chambre. Il me rejoint quelques minutes plus tard et se déshabille avant de se glisser dans le lit. Je l'attendais, allongé sur le dos, prêt à discuter avec lui, mais il se blottit contre moi et enfoui son visage dans mon cou. Et même si j'adore cette sensation, je n'arrive pas à le laisser dans cet état sans le rassurer. Et alors que je cherche mes mots, mes lèvres se mettent en mouvement et je m'entends lui dire :

 

- Tu sais, la première fois que j'ai... Mené la danse, ça a viré au désastre. J'étais tellement enthousiaste que je donnais de grands coups de reins. J'arrêtais pas de sortir du chemin et ensuite je ratais l'entrée à chaque fois. Et à chaque fois, je cognais dans ses parties sensibles. Et j'avais beau essayé, je n'arrivais pas à rester en lui. Je ne sais pas lequel de nous deux avait le plus mal, mais après trois ratés, il m'a collé un coup de poing et s'est rhabillé avant de filer sans demander son reste.

 

J'entends Louh rire doucement contre moi et je souris à mon tour, même si ce souvenir est particulièrement humiliant et que je n'en avais jamais parlé à personne. Caressant doucement ses cheveux, je murmure :

 

- Je n'avais jamais ressenti quelque chose d'aussi intense. C'était vraiment très bien, Louh.

 

Il ne me répond rien mais s'agite jusqu'à venir m'embrasser tendrement. J'ignore si c'est sa manière à lui de me remercier d'avoir partagé ce moment gênant ou si c'est pour me faire taire. Mais j'accepte ce baiser, j'y réponds même avec plaisir, acceptant de tourner la page. Lorsqu'il s'écarte de moi, c'est pour se blottir contre mon torse. Et c'est ainsi que nous nous endormons.

 

 

 

 

 

Je suis réveillé par une sensation étrange, et il me faut quelques instants pour comprendre qu'il s'agit de Louh qui embrasse mon torse. Je souris doucement, heureux de constater que tout ça n'était pas qu'un rêve. Je ne prononce pas un mot mais je lui caresse les cheveux et il se redresse pour me sourire à son tour. Alors nous faisons l'amour, tendrement, Louh se montrant bien plus habile de son corps qu'hier.

 

Nous finissons par nous extirper de notre cocon de bien-être pour satisfaire nos besoins naturels et assouvir notre appétit. Et alors que nous sommes assis autour de la table de la cuisine, autour d'un morceau de pain et d'un peu de saucisson, je vois qu'il redevient peu à peu le Louh des premiers jours. Finis les sourires intempestifs, finis les regards doux et aimants, fini cet air comblé affiché sur son visage. Alors qu'il enfile ses vêtements noirs, encore un peu humide, il retrouve son masque froid et inexpressif.

 

Je ne souffle pas un mot à ce sujet, bien conscient que c'est un mal nécessaire, bien conscient qu'il ne pourra pas terroriser les villageois avec un air aussi heureux sur le visage. Mais ça me fait de la peine, car j'ai l'impression d'avoir découvert le vrai Louh, celui qui sourit, celui qui aime prendre soin de l'autre.

Je repense aux paroles de Voel, qui me conseillait de ne pas trop m'attacher à cet homme en noir, de prendre du recul et de toujours garder à l'esprit que ce n'est que temporaire. Je sais, au plus profond de moi, que c'est trop tard. Que malgré ses mises en garde, malgré ma prudence, je me suis attaché à lui au-delà du raisonnable. Et bien que j'ai conscience de n'avoir que trois jours avec lui, je n'arrive pas à prendre du recul.

 

- Il va falloir que tu t'habilles.

 

Je sursaute et je le garde, interloqué. Puis je me regarde, et je me rends compte que je suis nu comme au jour de ma naissance. Malgré mes sombres pensées, je sens un sourire espiègle fleurir sur mes lèvres. Et avec un regard aguicheur, je murmure :

 

- Tu as peur que je te détourne de ton devoir si je reste comme ça ?

 

Un léger sourire vient effleurer sa bouche. Il secoue doucement la tête et me reprend :

 

- J'ai peur que les villageois ne s'offusquent et crient au scandale.

 

Mon sourire disparaît brusquement et je m'entends lui demander :

 

- Les villageois vont venir ici ?

 

Cette fois, il sourit franchement de ma naïveté, tandis que je vois déjà les villageois défiler dans cette cuisine, moi parfaitement nus et eux totalement offusqués. Louh me répond, amusé :

 

- Non. C'est toi qui vas aller à eux. Je vais enquêter sur la disparition de Mélisende et tu viens avec moi.

 

Je le dévisage, abasourdi, essayant de deviner s'il me fait marcher ou pas. Inconsciemment, je m'étais préparé à passer une journée enfermé chez lui, à faire les cent pas en attendant son retour. Profitant de mon silence, il poursuit d'un ton léger :

 

- Bien sûr, si tu préfères rester ici à exhiber tes parties intimes à mes marmites, libre à toi. Mais maintenant que ton existence est officielle auprès de mon sieur, autant que tu restes avec moi.

 

Je lui jette un regard noir, du moins c'est ainsi que je le veux, mais je doute qu'il ait le moindre effet sur Louh. Et je me précipite pour aller chercher mes vêtements encore humides, les enfiler et les lacer. Il m'attend patiemment, prenant le temps de débarrasser la table et de nettoyer la vaisselle. Et quand je suis prêt, nous faisons sortir les cochons et nous quittons son antre.

Il est encore très tôt mais le soleil est déjà chaud, rendant cette sortie bien plus agréable encore. Je marche joyeusement à ses côté alors que nous nous engageons dans les bois, et je laisse échapper :

 

- Tu sais, je n'avais pas l'intention de m'exhiber devant tes marmites. C'est bien plus intéressant de le faire face à toi.

 

Je le vois marquer un temps d'arrêt, rater un pas, avant de reprendre sa marche comme si de rien n'était. Mais le regard noir qu'il me jette est une mise en garde et je ne l'ignore pas : ce qu'il s'est passé chez lui doit rester chez lui, et je ne dois pas y faire allusion dehors, même si nous sommes au milieu de nulle part.

 

 

 

 

 

Nous traversons mon ancien campement et une bouffée de panique m'envahit. J'espère que les miens ont pu rester à l'endroit que Louh leur a indiqué. J'espère qu'ils vont tous bien. Et je prie ardemment de pouvoir les retrouver un jour.

Louh me jette un regard indéchiffrable mais ne prononce pas un mot. Je suppose que c'est le risque d'être entendu par un villageois qui le rend si peu loquace, du moins je l'espère. Mais je suis sûr qu'il est conscient de mes pensées et qu'il aimerait pouvoir me rassurer. Et même s'il ne me montre rien, je me sens soulagé. J'ai confiance en lui, après ce qu'il s'est passé hier. Je sais qu'il ne m'a pas menti en m'assurant que les miens étaient arrêtés non loin, hors de danger. Et je sais qu'il fera son possible pour m'éviter la torture.

 

Il ne ralentit pas et nous nous retrouvons rapidement sur le chemin cahoteux. Les sombres pensées restent derrière moi alors que je contemple ce paysage magnifique et que j'observe les paysans travailler la terre.

 

Louh s'arrête face à un champ, où un jeune homme guide une charrue traînée par un bœuf. Je m'immobilise à côté de lui, admirant le travail conjugué de l'homme et de l'animal pour retourner la terre et la préparer pour les semailles. Lorsqu'il arrive au bout du champ, juste contre le chemin, il s'arrête et va flatter l'animal, tout en jetant un regard nerveux à Louh. Il ne me jette qu'un bref coup d'œil, reportant son attention sur la véritable menace. Je devine à quel point il le redoute et que la caresse au bœuf n'a d'autre but que de se donner contenance.

 

C'est un tout jeune homme, à peine arrivé à l'âge adulte. Il a relevé ses manches à cause de la chaleur, dévoilant des bras musclés et dorés par le soleil et des mèches folles sont collées sur son front en sueur. Il est beau garçon et je me demande si Louh pense la même chose. S'il n'était pas coincé dans son rôle d'homme de main, s'il avait la possibilité de mener ses relations sentimentales librement, aurait-il tenté sa chance avec ce jeune homme ?

 

-Comment ça se passe, avec le vieux Jehan ?

 

Ils se sont à peine salués et Louh entre dans le vif du sujet, faisant sursauter le jeune homme. Il jette un coup d'œil rapide à son bœuf et murmure d'une voix à peine audible :

 

- On a pas eu d'autres soucis, messire.

- Quand est-ce que tu as vu Mélisende pour la dernière fois ?

 

Cette fois, le paysan se crispe franchement et ses doigts s'agrippent à l'encolure de son animal. Est-ce seulement dû à la crainte que lui inspire Louh ? Ou est-ce qu'il a quelque chose à se reprocher ? Il parle plus fort, cette fois, et plus rapidement, quand il affirme :

 

- J'y suis pour rien, messire. J'ai rien vu. Et ça fait longtemps qu'j'ai pas vu Mélisende.

- Combien de temps ?

 

Je frémis en voyant Louh toujours aussi sombre et menaçant. Instinctivement, j'aurais essayé de rassurer le jeune homme, de lui assurer qu'il n'est pas considéré comme suspect. Mais Louh ne s'en soucie pas et poursuit son interrogatoire sans tenir compte de ses craintes.

 

- Aux semailles d'orge. Elle allait à la rivière, on a parlé un peu.

- Est-ce qu'elle t'a parlé d'un autre homme ?

- Non, messire.

- D'une crainte qu'elle aurait pu avoir ?

- Non, messire.

- Vous avez parlé de quoi ?

 

Je devine que Louh perd patience. Et que le jeune homme devient de plus en plus crispé, d'après les regards fréquents qu'il jette à droite et à gauche, dans l'espoir d'une aide providentielle. Les autres paysans dans les champs n'ont pas arrêté leur labeur mais regardent fréquemment dans notre direction. Ils doivent être soulagés de ne pas être la cible de Louh, cette fois, et se garderont sans doute bien de s'en mêler.

 

- Du temps, messire. Des semailles. Et un peu de la couturière. Elle a dit que du bien d'elle.

- Elle t'a paru nerveuse ?

- Non, messire, elle avait l'air content.

- Rien d'autre ?

- Non, messire.

- Bien. Reprends ton travail alors. Merci d'avoir répondu à ces questions.

 

Le jeune homme ne se le fait pas répéter deux fois et fait vite tourner le bœuf pour reprendre le labour. Louh ne s'attarde pas et reprend son chemin. Je m'empresse de lui emboîter le pas, sidéré par sa manière de faire. Je savais bien, pourtant, qu'il n'était pas tendre avec les villageois. Que son air menaçant n'était pas anodin. Mais maintenant que je le connais plus intimement, c'est presque choquant de le voir si froid et si autoritaire.

Après quelques pas, il m'explique :

 

- Le père d'Anselin n'a pas passé l'hiver à cause d'une mauvaise grippe et le gamin se retrouve à devoir assurer la survie de sa famille. Et le vieux Jehan a essayé de profiter de la situation.

- Et tu t'en es mêlé ?

- Oui. L'un des villageois m'a appris que le vieux Jehan allait régulièrement piller leurs réserves de nourriture pour les affamer. Et qu'il donnait une plante nocive au bœuf pour qu'il tombe malade.

- Mais pourquoi il leur en voulait tant ?

- Il espérait pouvoir épouser la mère d'Anselin. Veuve, elle est beaucoup plus vulnérable mais elle s'est toujours refusée à lui. Il voulait la mettre au pied du mur.

- Et toi, tu es intervenu ?

- Oui. Après tout, une famille trop pauvre ne paie pas beaucoup d'impôts. Et ce n'est pas sain d'avoir de tels comportements au village.

 

Je lui jette un regard en biais et je comprends qu'il ne me dit que les raisons officielles. Je suis convaincu qu'il est intervenu pour faire cesser cette malfaisance et protéger cette famille. Mais ça, bien sûr, il ne l'avouera pas. Un rapide regard autour de moi m'assure que nous sommes assez éloignés pour parler librement, alors je le titille :

 

- Et puis, Anselin est beau garçon.

 

Louh me jette un regard noir mais ne répond rien. Et presque imperceptiblement, ses joues se colorent de rose. Je souris de toutes mes dents tandis que nous approchons du village. Et pour ne pas rester sur cette provocation, je lui demande :

 

- Et Anselin connaît Mélisende ?

- Oui. Ils ont le même âge, quasiment. Pendant quelque temps, ils se fréquentaient. Mais la famille de Mélisende espère la marier à un homme plus riche qu'Anselin. Et Anselin, depuis la mort de son père, ne peut plus se permettre d'aller conter fleurette.

- Mais ils s'aiment ?

- Ça n'a aucune importance. Le père de Mélisende lui constitue une dot depuis des années, il a payé pour qu'elle soit en apprentissage chez la couturière, ce n'est pas pour qu'elle épouse un paysan sans le sou.

 

Sur ces paroles définitives, nous marchons pendant quelques minutes en silence. Troublé par ce raisonnement que je peine à comprendre, je lui dis :

 

- Ben tu vois, nous, on n'a pas d'argent. On n'a aucune économie de côté et à peine assez de provisions pour tenir la semaine. Mais on est libre d'épouser qui on veut.

- Tant que c'est une tsigane, non ?

 

Je marque un temps d'arrêt et m'immobilise au milieu du chemin. Il poursuit sur quelques pas avant de s'arrêter à son tour et de me regarder. Et je marmonne :

 

- Oui, si c'est une tsigane. De toute façon, aucun villageois ne voudrait en épouser une. La culbuter dans une grange, d'accord, mais se marier avec … Et bon, qu'une villageoise accepte notre vie d'errance par amour, se fasse rejeter par les siens, subisse le déshonneur familial, c'est assez rare.

- Donc vous n'êtes pas libres d'épouser qui vous voulez. Il n'y a personne pour vous l'interdire formellement, mais dans les faits, c'est la même chose.

 

Je bougonne, cherche à trouver les arguments qui pourraient le convaincre que si, nous sommes libres d'épouser qui nous voulons. Mais je me rends compte que c'est mission impossible et je préfère lui donner raison plutôt que de m'embarquer dans une argumentation sans fin.

 

- Si tu y tiens. Mais de toute façon, je ne sais pas si ça fonctionnerait. Nous avons des modes de vie et des coutumes si différents que je ne suis pas sûr que ça marcherait.

 

Le visage de Louh se ferme encore plus, si c'est possible, et il se remet en route à grandes enjambées. Il me faut plusieurs minutes de marche silencieuse avant de comprendre. Et après avoir vérifié que personne ne pouvait nous entendre, je lui demande :

 

- Tu voulais demander ma main à Voel ?

 

Il jure entre ses dents et me jette un regard noir sans me répondre. Mais son visage m'en a dit suffisamment pour que je puisse me passer de paroles. Oui, il pensait à nous deux.