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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:29:41

Âprefond, chapitre 19

 

 Comme musique pour ce chapitre, je vous suggère : cigány himnusz eredeti nyelven

 

 

 

 

Cette constatation me laisse sans voix. Lui aussi pense à notre avenir. Bien sûr qu'il n'envisage pas un mariage, ce serait stupide et il est loin d'être stupide, mais il pense à un avenir avec moi. Et lui aussi, d'après son regard noir, sait pertinemment qu'il n'y a rien à espérer, pas seulement à cause de nos différents modes de vie. Mon cœur se serre quand je réalise que lui aussi doit lutter contre l'espoir fou qu'on puisse faire un bout de chemin ensemble. Lui aussi doit essayer de refréner son imagination et ses illusions. Et finalement, quelque part, ça me soulage, car ça signifie que ce que je ressens pour lui n'est pas à sens unique. Que je ne suis pas, pour lui, une occasion rêvée de franchir le pas avec un homme, et ce quel que soit l'homme.

 

Ma pitoyable tentative d'humour doit être suivie d'une discussion plus sérieuse. Ce qu'il m'a laissé entr'apercevoir ne peut pas rester dans le silence et dans le déni. Mais déjà les premières maisons du village approchent et je comprends qu'aucune conversation ne sera possible. Alors je pince les lèvres, essaie de reléguer cette histoire au fond de mon esprit, et je reporte mon attention sur ce qui m'entoure.

 

Louh nous conduit, à travers d'étroites ruelles, jusqu'à une modeste chaumière, aux murs vacillants et aux volets délabrés. Des cris d'enfants se font entendre depuis la ruelle mais Louh ne renonce pas et s'avance vaillamment, poussant la porte après avoir frappé.

 

Une toute jeune femme, échevelée, court après deux gamins qui hurlent à s'en arracher les cordes vocales. Ils se figent en voyant Louh entrer et les deux petits se réfugient derrière le lit familial qui occupe une bonne partie de l'unique pièce de la maison. La jeune fille recoiffe brièvement ses longues boucles brunes, les joues rouges et déclare :

 

- Ma mère n'est pas là, messire, elle est à la rivière avec les autres femmes pour la lessive.

 

Louh opine doucement, tandis que je vois deux frimousses émerger du lit et quatre prunelles vertes me scruter avec une curiosité dévorante. Louh poursuit d'une voix inexpressive :

 

- C'est toi que je viens voir, pas ta mère. Quand as-tu vu Mélisende pour la dernière fois ?

- Oh. C'était euh... à la grand-messe du dimanche, il me semble.

- Tu dois en être sûre, Ysoir.

 

Elle lui jette un regard craintif et les deux gamins disparaissent derrière le lit. Louh n'a pourtant pas haussé la voix mais cette réprimande est bien réelle et ils l'ont senti. Elle tripote sa jupe d'un marron terne en répondant :

 

- Je l'ai aperçue le lendemain, mais on n'a pas pu se parler, parce qu'elle était pressée. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Mais la dernière fois que je lui ai parlé, c'était après la messe.

- Et vous avez parlé de quoi ?

 

La gêne d'Ysoir grandit encore et elle baisse la tête, tandis que les deux garnements gloussent à l'abri du lit. Louh ne pose pas la question une seconde fois, laissant un silence pesant envahir la pièce, au point que les rires des garçons se tarissent aussi. Ysoir n'a visiblement pas envie de parler devant ses frères, et je la comprends. Pour avoir vécu entouré d'enfants de tout âges, je sais qu'ils peuvent vite nous faire tourner en bourrique. Et les deux garnements semblent adorer cette occupation avec leur grande sœur. Qu'elle refuse de dévoiler la conversation avec Mélisende, devant eux, me semble parfaitement normal. Et je suis convaincu qu'elle parlera plus librement s'ils ne sont pas là. Alors d'une voix douce, je propose :

 

- On pourrait peut-être en parler dehors.

 

Elle sursaute et me dévisage de ses grands yeux verts comme si elle découvrait ma présence. Très vite, pourtant, elle hoche la tête, acceptant d'emblée cette proposition. Louh ne me regarde pas, lui, comme s'il ignorait mon intervention et je suis bien incapable de deviner ce qu'il en pense. Mais il se tourne vers le lit et gronde :

 

- Ne vous avisez pas de bouger de là, vous deux.

 

On entend les gamins promettre qu'ils ne bougeront pas et je réprime un sourire : je suis convaincu qu'ils ont tellement peur de Louh qu'ils n'oseront même pas se parler. Ysoir se glisse entre nous deux pour sortir dans la ruelle et nous lui emboîtons le pas. Instinctivement, elle se rapproche de moi, pas beaucoup, juste un pas, mais Louh et moi le remarquons. Je retiens une grimace, m'empêchant de lui dire que je ne pourrais certainement pas la protéger de Louh, vue ma situation actuelle. Elle semble à peine plus calme, maintenant que nous sommes à l'extérieur, mais elle ne fait pas répéter Louh et raconte, d'une voix douce :

 

- On a parlé jusqu'au repas. On est très proches. J'ai râlé après mes frères, parce qu'ils font tout pour me rendre chèvre. Et elle m'a parlé de son apprentissage.

- Et comment ça se passe, cet apprentissage ?

- Très bien. Elle est vraiment contente. La couturière est pas commode pour le travail mais pour le reste, elle est plutôt gentille. Et puis, c'est quand même moins fatiguant que le travail des champs. Mélisende était toute contente d'apprendre à faire une chemise, vous pensez.

 

Ysoir s'interrompt soudain, réalisant sans doute à qui elle parle, et son regard se rive au sol. Louh, le visage fermé, sans rien faire pour la mettre à l'aise, lui demande d'une voix de basse :

 

- Elle t'a parlé d'inquiétudes qu'elle avait ? De rencontres avec un homme en particulier ?

- Des inquiétudes, elle en a, bien sûr, parce que sa mère n'est pas très en forme. Et puis parce que son père veut la marier et elle veut pas épouser n'importe qui, vous comprenez. Et bon, pour les hommes, elle en a vu plein, parce qu'elle est allée au château avec la couturière pour prendre des mesures et préparer des vêtements.

 

Louh hoche doucement la tête, comme si ça n'avait rien de surprenant. Moi, je suis surpris, parce qu'il me semblait que les seigneurs avaient leurs propres tailleurs et leurs propres couturiers. Mais je n'ai pas le temps de m'appesantir sur la question que Louh demande :

 

- Et tout s'est bien passé, au château ?

- Bien sûr !

 

Elle a répondu trop vite. Elle a parlé trop fort. Louh ne commente pas mais je suis persuadé qu'il n'a pas loupé ces informations. Bien sûr qu'elle n'allait pas critiquer le comportement des habitants du château. Évidement qu'elle n'allait pas en dire du mal devant Louh, l'homme de main du seigneur. Elle est tout mince, Ysoir, et pas bien grande. Mais je sais que ce n'est pas seulement de se retrouver face à deux hommes plus grands qu'elle, et plus costauds, qui la met mal à l'aise. Que Louh l'observe avec attention y est pour beaucoup. Sans sourciller, il poursuit ses questions :

 

- Alors elle ne t'a rien dit à propos du château ?

 

Elle se contente de secouer nerveusement la tête. Avant de réaliser qu'il ne la croira pas, parce qu'une villageoise qui se rend dans la demeure du seigneur du fief, elle ne reste pas muette à ce sujet. Elle finit par dire, d'une petite voix :

 

- Elle a été très impressionnée par le château, et par toutes les nobles personnes qui y vivent. Elle m'a beaucoup parlé des tenues des dames.

 

Mais c'est tout ce que la jeune fille ajoute et Louh hoche doucement la tête, comme s'il comprenait enfin qu'il n'en tirera rien de plus.

 

- D'accord. Merci d'avoir répondu.

 

Elle sourit, enfin soulagée de voir que cet interrogatoire prend fin, et rentre chez elle sans se faire prier. Je jette un regard interrogateur à Louh, qui hausse les épaules et s'éloigne de la ruelle. Il ne fera pas de commentaires ici, pas alors que ses paroles peuvent être entendues des villageois. Mais j'imagine sans peine à quel point ça doit le frustrer de n'avoir que des demi-réponses.

 

Je lui emboîte le pas et le suis alors qu'il s'avance dans le dédale de ruelles et qu'il se dirige vers la taverne. L'espace d'un instant, je me demande s'il compte réellement aller boire une chope, avant de réaliser que ce n'est absolument pas son genre. Et effectivement, s'il se dirige bien vers le comptoir, c'est pour demander à parler à Roland. J'observe les lieux, m'imprégnant de l'air enfumé et graisseux, me rappelant avec une douloureuse acuité qu'il n'y a pas si longtemps que ça, nous entrions, Voel, Gabor, Ysayo et moi, dans cette auberge, pleins d'espoir. Nous étions ensemble et heureux. Maintenant, ils sont loin, mais je découvre une autre sorte de bonheur dans les bras de Louh.

 

C'est un tout jeune homme qui arrive, appelé par l'aubergiste. Jeune mais déjà fort comme un bœuf, les cheveux ras et les joues rouges. Il est plus petit que Louh et semble se tasser davantage quand il découvre qui l'a fait appeler.

Roland nous propose, dans un bredouillement, quelque chose à boire et, gêné, j'examine la salle commune de la taverne. Je sais que Louh ne fera rien pour le mettre à l'aise et j'ai le plus grand mal à ne pas m'en charger. Pourtant, je devine que ça ne plairait pas Louh. D'autant que je suis convaincu que les villageois n'accorderaient pas grand crédit à des paroles rassurantes venant de tsiganes.

 

Alors j'observe les chandelles en suif qui ornent les tables, les chopes cabossées et les brocs qui sont alignés derrière le comptoir, juste au-dessus de tonneaux et de pichets. Louh vient juste de demander quand Roland a vu Mélisende pour la dernière quand le tavernier bougonne d'un ton mauvais :

 

- T'avises pas de voler, étranger.

 

Je sursaute et rive aussitôt mon regard au sol, tandis que je mets mes mains dans le dos. Après coup, je me sens ridicule d'avoir eu une telle réaction, et je m'en veux, car tout semble indiquer que j'avais de mauvaises intentions. Louh se tourne très lentement vers lui, délaissant le jeune Roland qui ne sait plus où se mettre, et laisse tomber d'une voix glaciale :

 

- Surveille tes propos, tavernier. Cet homme est sous ma responsabilité et il ne commettra pas le moindre vol. En douter, c'est douter de mes compétences. Et je ne le tolérerai pas de la part d'un homme qui vole régulièrement ses clients en coupant son vin avec de l'eau.

 

J'entends distinctement l'homme rubicond déglutir. Je relève la tête juste à temps pour le voir s'enfuir vers la cuisine en marmonnant qu'il doit préparer le repas du midi. Et je masque un sourire : Louh m'a défendu. Je ne suis pas sûr que Roland interpréterait correctement ce sourire. Et je ne suis pas sûr que Louh apprécierait que j'affiche si ouvertement mes émotions. Alors je garde ce sourire en moi, précieusement, et je chéris l'émotion qu'il a suscitée.

 

Louh reprend son interrogatoire où il l'avait arrêté, comme s'il n'y avait jamais eu la moindre interruption. Mais je n'arrive pas à y prêter attention. Mes pensés dérivent, après cette intervention en ma faveur, et j'observe Louh à la dérobée. Louh, cet homme si froid et hautain avec les gens, qui s'est montré dans toute sa vulnérabilité hier au soir. Louh, qui m'a offert un cadeau inestimable en se montrant sans son masque inexpressif. Qui fait de moi, étranger indésirable sans richesse, un être privilégié. Louh qui, ce soir encore je l'espère, acceptera de perdre toute retenue entre mes mains et laissera son souffle chaud parcourir mon cou en d'intenses gémissements de plaisir. Sous cette chemise noire lacée jusqu'au cou, on ne devine pas la finesse de ses muscles et de son torse, la douceur de son ventre. Moi, j'apprends à connaître tout ça et j'en redemande.

 

C'est encore Louh qui me sort de mes pensées plaisantes en tournant les talons et en s'éloignant du jeune homme pour se diriger vers la sortie. Encore engourdi, je le suis, laissant derrière moi un Roland soulagé et l'atmosphère graisseuse de la taverne.

 

Nous nous retrouvons sous un soleil de plomb et je réalise que la matinée est presque terminée. Je cligne des yeux, le temps de m'habituer à cette brusque luminosité et je jette un regard à Louh, qui secoue doucement la tête. Il n'a rien appris, semble-t-il. Je lui demanderai plus tard, de toute façon.

Sans me faire part de ses intentions, il se remet en marche, semblant insensible à la chaleur étouffante. Et il se dirige vers le centre du village.

 

Je ne suis pas vraiment surpris quand je le vois s'avancer d'un pas déterminé vers l'église : après tout, c'est l'une des dernières fois que les villageois ont pu voir et discuter avec Mélisende, avant son enlèvement.

Sans hésiter un instant, il pénètre dans le lieu saint et je l'imite, oubliant ma crainte instinctive de ce genre de lieu. Je suis curieux de voir quelles relations il peut entretenir avec l'homme de Dieu. Après tout, le curé n'est pas sous l'autorité du seigneur de ce fief, mais de l'Église. Louh ne peut pas le menacer ni l'intimider.

 

Et je me demande à nouveau à quel point Louh est croyant. C'est une question très intime, j'en suis bien conscient : mais entre son rôle d'homme de main et ses penchants, peut-il réellement être dévot ? Je ne l'ai jamais vu prier, je ne l'ai jamais vu rendre grâce avant le repas, je ne l'ai jamais vu louer le Seigneur à tout propos. Peut-être est-ce par pudeur, parce que ce sont des choses qui ne s'étalent pas en public, selon lui. Peut-être que, tout comme moi, il assiste aux messes parce qu'il faut le faire.

 

Le curé est en train de s'affairer autour de l'autel, nimbé de la lumière qui tombe des vitraux. Il se retourne en entendant nos pas et nous offre un sourire serein. Mais il se fige bien vite en découvrant qui lui rend visite, lui qui devait s'attendre à une de ses fidèles. Il nous scrute avec curiosité et inquiétude, un sourire crispé sur le visage.

 

- Soyez les bienvenus. Que puis-je faire pour vous ?

 

Son sourire retrouve son naturel alors qu'il nous contemple toujours. Je suis presque sûr que, si j'avais été seul, il aurait couru jusqu'au tronc pour mettre en sécurité les offrandes des fidèles. Mais là, avec Louh, il doit penser que nous formons une paire improbable. Et que son statut le rend intouchable.

 

- Avez-vous discuté dimanche, après la messe, avec Mélisende ?

- Dimanche... Je suis allé saluer les fidèles, comme à mon habitude, bien sûr. Mais je n'ai pas eu l'occasion de parler à Mélisende, elle s'était écartée et discutait avec Ysoir. Je n'ai pas voulu les déranger.

- Et vous l'avez revue depuis ?

- Non. Hélas non. Mais soyez assuré que j'adresse quotidiennement des prières à notre Seigneur Tout Puissant pour qu'on la retrouve saine et sauve.

- C'est gentil. Vous a-t-elle paru inquiète ou exaltée, ces derniers temps ?

- Me parlez-vous d'éventuelles impressions que j'aurais eu en écoutant ses confessions ?

 

Je retiens mon souffle en attendant la réponse de Louh. L'acte de confession est privé, et le prêtre ne dévoilera jamais ce qu'il a entendu. Louh lui répond d'une voix douce, comme s'il n'avait pas vu le piège tendu :

 

- Non, bien sûr que non. Je parlais de son comportement global.

- Je suis au regret de vous dire que je n'ai rien remarqué qui sorte de l'ordinaire. Peut-être Ysoir pourrait vous en apprendre plus.

- Et vous n'avez remarqué aucun mouvement suspect la nuit de sa disparition ?

- Je n'étais pas au village, cette nuit-là. On m'avait fait venir dans une ferme, pour une extrême onction et je n'ai croisé personne sur mon chemin.

- D'accord. Merci d'avoir répondu, mon père.

- Je vous en prie. Mes prières vous accompagnent !

 

L'homme d'Église se détourne de nous et retourne à ses occupations, tandis que nous quittons le lieu saint. Louh traverse le village sans prononcer un mot et je le suis, perdu dans mes pensées. C'est la première fois que j'assiste à ce genre d'interrogatoire, du moins en étant du côté de ceux qui posent les questions.

Je suis un peu mal à l'aise, suite à cette matinée, car j'ai l'impression d'être entré de force dans l'intimité des gens. D'avoir entendu leurs activités, les propos qu'ils ont tenu en privé, les motivations de chacun, sans en avoir le droit. J'ai plongé au cœur de leur vie sans rien leur donner en retour. Et sans rien récolter d'autre que de multiples zones d'ombres.

Mon esprit fourmille de suppositions et de constatations après tout ce que j'ai entendu, comme enivré par tant de rencontres et de confidences après tant de jours passé en tête à tête avec Louh. Je remarque à peine que nous venons de quitter le village et que nous nous dirigeons d'un bon pas vers l'antre de Louh. Ce n'est que lorsque nous atteignons l'ancien campement que je reprends pied dans la réalité, en entendant Louh me demander :

 

- Tu en penses quoi ?

 

J'aimerais avoir le temps de tout mettre au clair dans mon esprit, de réfléchir à tête reposée à ce que j'ai appris. Mais je suis bien conscient que mes compétences en matière d'enquête sont proches du néant. Alors je lui livre mes réflexions comme elles viennent :

 

- Je suis surpris. Anselin, Ysoir, le curé. Ce sont des gens proches de Mélisende et tu viens juste de les interroger. Pourquoi ne pas l'avoir fait avant ?

 

Il ne modifie pas son allure et continue à marcher comme si de rien n'était. Mais je vois bien les contractions de ses mâchoires et ses doigts qui se plient. Il me répond pourtant, d'une voix un peu plus sèche que d'ordinaire :

 

- Parce que j'ai pensé qu'elle serait cachée à l'extérieur du village. Qu'elle soit en fuite ou enlevée, ce serait logique qu'elle ait quitté l'endroit le plus fréquenté du fief. Alors j'ai passé du temps à fouiller les lieux où elle aurait pu se réfugier.

- Mais tu as cherché à l'aveuglette, non ?

- Oui.

- Tu n'avais pas de moyens pour que ça aille plus vite ? Je ne sais pas, demander de l'aide aux hommes d'armes du château ou utiliser les chiens de chasse ?

- Pour détacher des hommes armes sur l'enquête, il aurait fallu l'accord de mon Sieur. Chose impossible puisqu'il n'était pas là. Et pour les chiens, ils chassent le gibier, pas les donzelles disparues. De toute façon, le veneur a refusé de prêter ses chiens pour l'enquête. Et maintenant, c'est trop tard.

- Le veneur ?

- Jehan, celui qui s'occupe des chiens.

 

Je hoche doucement la tête, comprenant soudain que mes réflexions ont été ressenties comme étant des accusations. Et comprenant aussi qu'il a fait du mieux qu'il a pu compte tenu des circonstances. Je reprends, ignorant les arbres majestueux qui nous entourent, ignorant le faible craquement des feuilles sous nos pas mais appréciant tout de même la fraîcheur relative que nous offre la forêt.

 

- Alors tu as cherché des traces de passage récent, mais tu n'as rien trouvé ?

- Je n'ai rien trouvé, non.

- Donc tu te reportes sur d'autres éléments et tu interroges les proches de Mélisende ?

- Je l'avais déjà fait avec sa famille proche. Avec ses frères et sœurs, la couturière, les gens que j'ai croisés pendant mes recherches.

- Mais ça n'aurait pas été plus efficace de le faire avant ?

 

Il ne ralentit toujours pas, mais il prend le temps de me jeter un regard lourd de reproches. Je m'empresse d'avouer :

 

- Je suis désolé, Louh, je ne connais rien aux méthodes d'enquête. C'est juste que ça me paraissait logique. Je veux dire, on a appris plein de choses aujourd'hui et ça aurait pu t'aider à chercher Mélisende, non ?

- Il aurait fallu faire les deux en même temps. Sauf que je ne peux pas me dédoubler. Tu trouves vraiment qu'on a appris plein de choses aujourd'hui ?

- Oui !

 

Nous reprenons notre marche tandis que je réfléchis à ce que j'ai appris. Et je lui explique :

 

- Enfin, j'en ai sans doute appris beaucoup plus que toi. Même si, au final, j'en sais toujours moins que toi.

 

Il hausse un sourcil et je souris, heureux de le voir réagir à cette déclaration. Je poursuis d'une voix souriante :

 

- Je ne connais pas ce fief, ni ses habitants. Grâce à ces rencontres, j'ai pu en savoir plus sur eux. Et donc en savoir plus sur l'enquête. Mais toi qui vis ici depuis des dizaines d'années, tu en sauras toujours plus que moi.

- Qu'as-tu appris de si intéressant ?

- Que le curé ne te dira rien de ce qu'il a entendu en confession, par exemple, même s'il s'agit de sauver quelqu'un. Mais je ne sais pas si c'est qu'il a quelque chose à voir avec cet enlèvement ou qu'il prend son rôle trop au sérieux.

- Peut-être qu'il n'avait tout simplement rien entendu. Et peut-être qu'il a entendu quelque chose mais qu'il refuse de le dire : si les villageois savaient qu'il répète ce qu'il entend à confesse, il n'aurait plus personne.

- Mais si les villageois apprennent qu'il aurait pu sauver Mélisende en répétant ces confessions et qu'il ne l'a pas fait ?

- Ils n'apprécieraient sans doute pas. Mais le prêtre sait très bien qu'il y aura des mauvaises langues pour le critiquer, alors il doit préférer se ranger du côté de l'Église et appliquer au pied de la lettre les consignes. Ce qui est dit à confesse reste privé.

 

Je hoche doucement la tête, réalisant que le prêtre doit se trouver dans une situation bien embarrassante. À moins qu'il ne sache rien du tout, ce qui réduirait considérablement ses états d'âmes. Poursuivant mon idée, je suggère :

 

- Au pire, tu pourrais toujours insister pour en savoir plus. Tu n'as pas été très persévérant avec lui.

- C'est délicat de s'obstiner avec lui. Je ne suis pas sûr que mon sieur lui-même pourrait le faire parler, s'il le refuse.

- Ah bon, pas de torture pour le curé ?

 

Louh s'arrête brusquement et me dévisage avec gravité. Et d'une voix grondante, il me dit :

 

- Ne recommence pas avec ça.

- Tu connais le moyen de me faire taire.

 

Je lui adresse un sourire espiègle, espérant masquer l'amertume de ma question précédente. Il n'est sans doute pas dupe mais prend en considération ma provocation. Et dans un grondement, il murmure :

 

- Pas ici.

 

Je hoche doucement la tête, pas vraiment surpris. Ce serait folie que de prendre ce genre de risque. Mais je souris un peu bêtement à l'idée qu'il ne refuse pas totalement cette idée. Nous reprenons notre marche, lui silencieux, moi souriant, et je poursuis :

 

- Je n'ai pas grand-chose à penser de la discussion avec le fils du tavernier. Si ce n'est que je n'aime pas le père.

- Parce qu'il t'a traité comme un voleur ?

- Parce qu'une taverne est censée être un lieu convivial et que cet homme n'a rien de chaleureux ou d'accueillant. Mais je suppose que ça n'apporte pas grand-chose à ton enquête.

- Non, en effet.

 

Je hoche doucement la tête, nullement surpris, absolument pas blessé par la confirmation de Louh. Ce ressenti est tout personnel et ne change effectivement rien au cours de l'enquête. Après tout, les gens antipathiques ne sont pas forcément coupables d'enlèvement, de meurtres ou de viol. Je poursuis mes réflexions, remontant dans le temps :

 

- Ysoir n'a pas été très bavarde, mais tu l'impressionnes vraiment.

- Ce n'est pas nouveau.

- Et ça ne te dérange pas ?

- Pas spécialement. C'est comme ça, c'est tout.

 

Malgré ce lien que nous partageons, malgré notre intimité, ou du moins ce que je considère être comme une intimité, il ne me dit pas tout. Je suis convaincu qu'une partie de lui-même aimerait que les gens l'apprécient plus. Mais c'est inutile d'insister alors je continue à parler :

 

- Je suis sûr que Mélisende a parlé, en long, en large et en travers du château. Je suis convaincu qu'elle lui a raconté exactement tout ce qu'elle a vu et entendu. Mais qu'Ysoir ne te l'a pas répété parce que ce n'est pas forcément flatteur pour les résidents du château.

 

Il hoche doucement la tête alors que nous arrivons à la clairière. Je ne lui apprends rien, bien sûr, il est arrivé aux même déductions que moi. Et je suppose qu'il n'a pas insisté car il n'aurait pas eu de réponses. Ou Ysoir lui aurait dit ce qu'elle pense qu'il veut entendre, c'est-à-dire que tout le monde a été charmant avec elle. Je garde le silence le temps qu'il ouvre la porte et que nous avancions jusqu'à la cuisine. Et sans un mot, je l'aide à faire chauffer le repas et à mettre la table. Nous buvons une grande chope d'eau fraîche, assoiffés après une telle matinée en pleine chaleur. Et je reprends :

 

- Il s'est peut-être passé quelque chose au château. Des avances ou des propositions déplacées. Des regards trop appuyés sur une jeune fille du village. On pourrait imaginer qu'un des résidents a jeté son dévolu sur elle et s'est arrangé pour la retenir auprès de lui. Et en étant un peu plus cynique, on pourrait imaginer que le père de Mélisende est de mèche et voit cette affaire comme étant l'occasion de la marier à un bon parti.

- Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle.

- Qu'un résident du château soit le coupable ?

- Non. Que son père s'arrangerait de cette situation. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Déjà parce qu'il tient à sa fille et qu'il ne veut pas la marier à n'importe qui. À quelqu'un qui a une certaine influence, d'accord, mais pas n'importe qui ayant une certaine influence. Et puis, s'il s'agit de la marier, quel est l'intérêt de l'enlever ? Il faut bien que ce soit officiel, et la faire disparaître n'a rien de logique.

 

J'acquiesce, songeur, bien conscient qu'il vient de marquer un point important. Mais je ne démords pas totalement de mon idée et j'insiste :

 

- Mais sans parler de l'épouser, personne au château n'aurait pu avoir un faible pour elle ?

- Avoir un faible pour elle est une chose, et j'en connais plusieurs au château qui apprécient les jolies femmes. Mais on n'enlève pas une femme parce qu'on a un « faible » pour elle, et je doute qu'en l'apercevant dans un couloir, un homme ait pu avoir plus qu'un faible pour elle. Et puis, c'est compliqué au château, parce qu'il y a toujours du passage et que rien n'échappe à la surveillance collective.

- Mais tu n'as pas fouillé le château ?

- Non.

- Et tu penses que l'un d'entre eux aurait pu lui faire miroiter une vie de rêve et qu'il l'aurait convaincu de fuir loin de sa famille pour vivre leur amour ?

 

Il sourit de toutes ses dents, trouvant sans doute ma formulation ridicule. Je me contente de hausser un sourcil, comme il sait si bien le faire, et j'attends en silence qu'il me réponde. Il ne perd pas son sourire mais m'explique sans s'appesantir sur cette soudaine bonne humeur :

 

- Ce serait possible, sans doute. Même s'il aurait beaucoup à perdre en quittant le château pour partir au loin. C'est une bonne situation, que de vivre auprès de mon Sieur, et y renoncer juste pour une femme... D'autant que, contrairement à toi, ils ont du mal à concevoir l'idée d'aller s'installer loin du fief.

 

La marmite bouillonne doucement et Louh se lève pour nous servir à manger, comme pour mettre un terme à cette idée aberrante. Le repas se déroule dans un silence songeur, unique troublé par le bruit des couverts sur les écuelles.