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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 17:32:58

Âprefond, chapitre 20

 

Comme suggestion de musique pour ce chapitre, je vous propose : IFJ, KÁLLAI KISS ERNŐ ÉS ZENEKARA

 

 

 

 

Ce n'est que lorsque nous avons terminé le fromage, agrémenté d'un bout de pain, que je lui demande :

 

- Mais tu n'as pas mené l'enquête au château ?

- Non.

- Pourquoi ? Tu ne les penses pas capables de faire du mal à Mélisende ?

- Je ne sais pas s'ils en sont capables. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'apprécient pas d'être interrogés comme de vulgaires manants. Sans un ordre explicite de mon Sieur, ils ne m'auraient pas répondu.

- Et tu n'as pas demandé l'autorisation de ton Sieur ?

- Si, quand il est rentré.

- Et tu ne l'as pas eue ?

- Non.

 

Sa voix se fait plus sèche et il joue avec ses couverts, refusant de croiser mon regard. Je comprends que je m'aventure en terrain dangereux et je bats prudemment en retraite. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles il a été châtié. Après tout, le seigneur de Louh ne doit pas apprécier qu'on ose imaginer un instant que ses proches puissent avoir un lien direct avec la disparition d'une jeune fille. Pourquoi aller importuner des nobles si on a un tsigane sous la main qui fera très bien l'affaire en tant que coupable ? Je frissonne malgré moi, et ce n'est pas dû à la fraîcheur de la pièce. Louh ne semble rien remarquer mais il se lève pour débarrasser la table et nous servir une infusion brûlante. Ne tenant guère à insister sur ce sujet, je termine mes réflexions, tout en soufflant sur l'infusion :

 

- Et il y a Anselin, qui aime Mélisende mais qui ne pourra pas l'avoir pour épouse. Dans un geste désespéré, ils auraient pu planifier sa disparition et s'arranger pour se retrouver ensuite et fuir le fief pour couler des jours heureux.

- Sauf qu'Anselin ne laissera pas sa famille dans une telle situation. Il sait parfaitement que s'il abandonne sa mère et ses frères et sœurs, ils n'ont aucune chance de survivre à l'hiver. Et sa mère sera obligée de se marier avec le vieux Jehan. Il a beau aimer Mélisende, il ne peut pas fuir en laissant sa famille au bord du gouffre.

 

Je peste entre mes dents, agacé de voir que toute cette matinée n'a servi à rien et que toutes mes suppositions tombent à l'eau. Les seuls éléments qui pourraient être un début de réponse ont été balayés par la logique de Louh. Un sentiment impitoyable d'impuissance me noue le ventre : nous ne pourrons pas forcer le prêtre à nous dire ce qu'il a appris, nous ne pourrons pas forcer Ysoir à nous apprendre ce que lui a dit Mélisende, et nous ne pourrons pas forcer le seigneur du fief à accorder l'autorisation de fouiller le château et d'en interroger ses occupants. Et pendant ce temps, le délai file.

Louh est bien trop observateur pour manquer les émotions que suscitent ces constatations et qui apparaissent clairement dans ma voix quand je demande :

 

- Et alors quoi ? On a fait tout ça pour rien ?

- Non. Déjà, bien que ce soit improbable, on ne peut pas exclure tes suppositions. Tu as eu de très bonnes réflexions et elles peuvent s'avérer exactes. Après tout, mes arguments se basent sur le comportement logique d'une personne saine d'esprit. Mais est-on sain d'esprit quand on est capable d'enlever une jeune femme ?

- Non, sans doute pas. Mais le ravisseur n'est pas stupide : il n'a laissé aucune trace et personne ne peut t'apprendre quoi que ce soit. Donc on peut imaginer qu'il est au moins sensé.

 

Louh hoche doucement la tête, se rangeant à mon argument, abandonnant cette pitoyable tentative de me rassurer. Je n'ose pas lui demander directement ce qu'il pense réellement de la situation. Après tout, il tient toujours un discours très serein, plein d'optimisme et d'espoir, mais y croit-il réellement ? J'ai bien trop peur de cette réponse pour oser lui demander. Louh se lève soudain et s'approche de moi. Surpris, je le regarde faire un instant avant de me lever à mon tour. D'une voix fragile, il me demande :

 

- Est-ce que t'embrasser pourra faire taire tes inquiétudes ?

 

Bien malgré moi, je souris : sa demande et sa voix pleine d'incertitude réchauffe mon cœur et c'est d'un air espiègle que je lui réponds :

 

- Essaie, tu verras bien.

 

Il sourit à son tour avant de s'approcher encore, jusqu'à me frôler. Puis il se penche sur moi et ses lèvres effleurent les miennes. Il n'y a pas de miracles, mes soucis ne disparaissent pas d'un coup comme par magie. Mais la sensation est suffisamment agréable pour que je repousse toutes ces inquiétudes au fin fond de mon esprit et que je savoure l'instant présent.

 

Il s'écarte trop vite à mon goût. J'aurais aimé que ce baiser dure encore bien plus longtemps. Et qu'il se termine par un moment d'intimité dans sa chambre. Mais j'ai bien conscience que l'heure n'est pas au batifolage et Louh l'est sans doute également. Il caresse doucement ma joue et je lui souris. S'il n'y avait pas cette menace au-dessus de ma tête, je serais heureux. Il s'écarte soudain de moi et va mettre la vaisselle à tremper avant de se diriger vers la porte, sans un mot. Je lui emboîte le pas en demandant :

 

- On va où ?

- Au château.

- Comment ça, au château ?

 

Je me fige, tétanisé. Il s'immobilise sur le seuil de la porte et se tourne vers moi, le visage fermé, son masque impassible de retour.

 

- Nous allons au château de mon Sieur. Il n'y en a qu'un dans ce fief.

- Mais pour quoi faire ? On ne peut pas interroger les résidents.

- Les résidents de haute naissance, non. Les gardes et les domestiques, si.

 

Si je n'étais pas aussi inquiet à mon propos, j'apprécierais grandement son sens de la subtilité, qui lui permet de contourner une partie des ordres de son seigneur. Mais je ne peux m'empêcher de lui dire :

 

- Ce n'est pas une bonne idée que je t'accompagne. Vraiment, Louh, il vaudrait mieux que je reste ici. T'imagine si ton Sieur change d'avis et décide que je serais mieux en geôles dès maintenant ?

- C'est un homme de parole, il ne reviendra pas sur sa décision.

- Mais si d'autres gens en décident autrement ?

- Lui seul peut te faire enfermer.

- Et si on m'accuse encore d'un truc ? Genre d'avoir volé une poule ou d'avoir reluqué une femme ?

- Reste à mes côtés et tout se passera bien.

- Mais si …

- Tu ne veux pas venir ?

 

Je me pince les lèvres pour ne pas répondre spontanément. Non, je ne tiens pas à y aller, c'est bien trop risqué. Mais en même temps, ça me permettra d'en apprendre plus sur le château et de suivre l'enquête au plus près. Et je serai en compagnie de Louh, au lieu de rester enfermé ici tout l'après-midi. Nous n'avons que trois jours à passer ensemble, autant en profiter. Et j'ai envie de le croire quand il me dit que son seigneur ne changera pas d'avis. Je prends une longue inspiration avant de répondre :

 

- D'accord, je viens. Mais promets-moi que je ne risque pas de finir en geôles.

 

Il reste silencieux, la tête légèrement penchée sur le côté. Je le fixe du regard, bien déterminé à obtenir cette promesse coûte que coûte. Mais il finit par lâcher dans un souffle :

 

- Je ne peux pas te promettre ce genre de chose, Yoshka. Mon Sieur n'a, a priori, aucune raison de revenir sur ce délai. Mais s'il le fait, je ne pourrais pas m'opposer à lui. Mais nous ne devrions pas le rencontrer : nous allons interroger les hommes d'armes, pas les résidents.

- Merci pour ton honnêteté.

 

J'esquisse un semblant de sourire, le ventre noué par l'appréhension. Au moins, Louh n'a pas fait de promesse qu'il sait ne pas pouvoir tenir. Même si je n'apprécie pas ses propos, je dois bien lui reconnaître son honnêteté. Je hoche doucement la tête et déclare :

 

- Je viens avec toi.

 

Il esquisse un sourire et je vois dans ses yeux toute la joie qu'il ressent à l'idée que je l'accompagne. C'était un paramètre que je n'avais pas considéré mais je réalise qu'il compte beaucoup pour moi : Louh avait envie que je l'accompagne. Et rien que ça justifie tous les risques que je pourrais prendre. Il fait une chaleur infernale dans la clairière, après la fraîcheur de l'antre de Louh mais nous avançons sans ralentir jusqu'au couvert des arbres. Je demande, curieux :

 

- Tu penses que les soldats voudront bien parler avec toi ?

- J'espère. Ils ne sont pas nobles, donc ils ne devraient pas faire de scandale. Mais ils n'apprécieront sans doute pas que je les questionne.

- Je ne comprends pas pourquoi.

- Parce qu'ils valent mieux que les villageois que je côtoie d'habitude. Eux s'assurent de la sécurité de gens importants, tandis que moi, je m'occupe des gueux.

- Mais il faut bien que quelqu'un s'en charge, non ?

- Oui, bien sûr. Mais c'est pas pour autant qu'ils vont apprécier la personne en question.

- Donc ils ne t'apprécient pas ?

- Je ne sais pas. Ce n'est pas aussi simple.

 

Il se mure dans le silence et je ne le relance pas. Nous émergeons de la forêt et nous marchons d'un bon pas en direction du château, sous un soleil de plomb. Je n'insiste pas, devinant qu'il ne tient pas à s'attarder sur le sujet. Là encore, il reste muet quant à son ressenti et je ne me sens pas le droit de le pousser à parler.

Nous traversons les champs désertés par les travailleurs, qui ont regagné la fraîcheur de leurs logis. En sentant la transpiration dégouliner le long de mon dos et perler sur mon front, j'en comprends la raison. Et je les envie.

 

- Ton dos, ça va ?

- Ça va.

 

Je fronce les sourcils, imaginant sans peine la douleur que doit lui causer la sueur roulant sur ses plaies encore à vif. Mais il ne veut pas en parler et, là encore, je respecte son silence. Même si j'aurais bien besoin d'une conversation légère pour éloigner le spectre d'une rencontre avec son seigneur. À défaut, je repense à cette décision d'aller avec lui. Ça aurait été si simple de rester planqué chez Louh. Si sécurisant. Mais j'ai besoin de prendre part à cette enquête, même si je ne suis pas très utile pour les questions. Je vois les choses différemment, avec un regard nouveau. Je ne connais pas les habitants du fief et je n'ai aucun préjugé sur eux. Et puis, en tant que conteur, j'ai suffisamment d'imagination pour essayer de deviner les motivations du ravisseur de Mélisende.

 

Je me demande si c'est bien pertinent de penser que je suis utile à l'enquête. Nous allons où Louh le décide, quand il le décide, et c'est lui qui pose les questions. Mais rester inactif, le laisser gérer tout seul cette enquête qui déterminera mon avenir proche est impensable. Même si je ne sers à rien, au moins, je n'aurais pas à rester chez lui, à tourner en rond en l'attendant.

 

Je lève les yeux au ciel, à la recherche d'un nuage qui nous accorderait un peu de répit. Mais le soleil règne en maître et écrase tout le fief de sa chaleur implacable. Je sens une goutte de sueur rouler sur ma tempe et se perdre sur ma chemise. Louh fouille dans sa bourse avant de récupérer un lien de cuir dont il se sert pour se nouer les cheveux sur la nuque. Je peux voir que lui aussi transpire et quelque part, ça me rassure : même s'il n'en montre rien, il subit la chaleur tout comme moi. C'est la première fois que je le vois avec les cheveux noués et ça lui va bien. Ça dégage son visage sévère, mettant en relief tous ces détails que cachent habituellement ses cheveux, et ça le rend plus séduisant encore.

 

Je me mets à fredonner, spontanément, chantonnant ces airs qui accompagnent toujours nos déplacements. Ils sont joyeux et pleins d'entrain, quand la route est bonne et agréable. Ils grondent de détermination et d'entêtement, nous donnant du courage quand elles sont plus pénibles à pratiquer. Louh ne laisse pas transparaître la moindre émotion sur son visage, quand les notes s'envolent, mais je vois son pas s'accélérer et je souris doucement.

 

Mais mon sourire disparaît bien vite quand nous sommes en vue du château Je n'y avais pas spécialement prêté attention, le jour de notre arrivée, parce que je savais que Voel s'en chargerait parfaitement. Et que, pour être honnête, ce château me collait la trouille. Mais je n'ai plus bien le choix, maintenant que je sais que je vais devoir y entrer. Alors j'observe ces pierres rendues grises par les siècles, les herbes folles qui y ont élu domicile. J'observe ce fossé défensif, rempli de ronces et d'orties. C'est étrange, de voir que ce château n'a subi aucune modification. À notre époque, ce genre de forteresse ne se fait plus. Ses murs ont beau avoir trois mètres d'épaisseur, ils ne résisteraient pas à la poudre. De même que ce fossé, où se tapissent pièges et pieux sous les ronces, ne sert plus à grand-chose : les attaques se font à distance, désormais. Je suppose cependant que le fief est suffisamment calme pour ne pas engager des frais excessifs dans l'amélioration du château.

 

Des maçons s'affairent sur une partie du mur d'enceinte, éboulé par le temps et les intempéries. Comme partout, les réparations se font au compte-goutte, se concentrant sur l'urgent. Quelques fissures ou éboulements de moindre gravité attendront encore.

 

Louh ne prononce pas un mot, n'hésite pas un instant quand il s'avance sur le pont puis qu'il franchit l'entrée. Je le suis, restant près de lui, n'ayant pas assez d'yeux pour voir tout ce qui m'entoure. Nous nous arrêtons cependant dès la large porte en bois brut franchie.

 

Niché dans l'épaisseur du mur, une simple guérite accueille deux gens d'armes, qui saluent poliment Louh et qui m'observent avec attention. Je leur souris, espérant les amadouer, mais ils ne réagissent pas et concentrent leur attention sur Louh.

J'en profite pour les observer, intrigué. C'est que j'ai rarement l'occasion d'être ignoré par des hommes qui représentent l'autorité. Les deux sont vêtus d'habits simples, aux couleurs ternes. Peignés et rasés de près, malgré leur tenue rudimentaire, ils semblent soignés. Les deux arborent un ventre grassouillet qui tend le tissu de leur tunique et des bottes presque neuves, me laissant penser qu'ils sont plutôt privilégiés. Pas riches ni puissants, mais ils mangent à leur faim et ne redoutent pas les hivers trop longs ou trop rigoureux. Je repense à Anselin, qui pourrait condamner sa famille s'il décidait d'aller voir ailleurs. Et si la disparition de Mélisende était liée à l'argent ? Et si une personne, au village, était suffisamment aux abois pour accepter de se faire complice d'un personnage riche et influent ? Cette idée ne me semble pas insensée : un homme riche, qui ne souhaite pas se salir les mains, embauche un villageois désespéré, qui connaît Mélisende, pour l'enlever. C'est une idée à creuser, j'en suis convaincu, et je note mentalement d'en parler à Louh quand il aura terminé son interrogatoire. D'ailleurs, après les salutations d'usage, il demande aux deux hommes :

 

- Vous vous souvenez qui était de garde la nuit de lundi à mardi dernier ?

 

Ils prennent le temps de réfléchir, visiblement nullement offensés par cette question. Et c'est le plus jeune qui répond, d'une voix étonnamment aiguë pour sa carrure large et épaisse :

 

- J'étais de garde avec Dambert. Ithier était de repos cette nuit-là.

 

Le concerné hoche la tête sans piper mot et je focalise mon attention sur le jeune garde. Il n'est pas laid, loin de là, mais bien loin de la beauté rugueuse de Louh. J'observe brièvement ses iris marron, avant de me concentrer sur ses lèvres pleines qui s'agitent quand il demande :

 

- C'est le soir de la disparition de la gamine ?

- Oui. Tu sais à quoi elle ressemble ?

- D'après ce que j'ai entendu dire, elle travaillait avec la couturière, non ? Une jolie plante, aux longs cheveux bruns. J'étais là quand elles sont venues pour prendre les mesures.

 

Je souris, heureux de cette coïncidence. L'homme saura parfaitement qui est Mélisende et à quoi elle ressemble. S'il l'a vu le soir de sa disparition, voire avant, il saura la reconnaître sans qu'aucun doute ne vienne fragiliser son témoignage.

 

- Tu te souviens de cette visite au château avec la couturière ?

- Oui Elles sont restées une bonne paire d'heures. Je les ai juste vues franchir la porte et aller dans le château, puis ressortir.

- Elles ont croisé quelqu'un dans la cour ?

- Oui, quelques personnes, mais elles les ont juste salué, sans s'arrêter.

- Et en partant ?

- Elles nous ont salué poliment, mais sans s'attarder.

- Tu as eu des échos après cette visite ?

 

Cette fois encore, il prend le temps de réfléchir. Et loin de m'impatienter, je suis ravi qu'il le fasse : au moins, je sais qu'il ne dira pas n'importe quoi. Louh semble en être conscient, lui aussi, car il ne le presse pas. Ithier s'est un peu éloigné, sans doute conscient qu'il ne sert pas à grand-chose dans cette affaire, et a repris sa veille vigilante.

 

Ils ont beau avoir un salaire régulier et l'assurance de ne pas avoir faim l'hiver, je ne les envie pas. Je crois que je serais déjà mort d'ennui, si je n'avais rien d'autre à faire de mes journées et de mes nuits que d'observer la campagne environnante.

 

- On en a juste discuté avec Dambert, parce qu'il était aussi de garde avec moi ce jour-là. Et on était d'accord pour dire que les deux étaient sacrément mignonnes. Mais rien de plus. Tu sais bien, c'est pas les nobles qui vont nous en parler, hein ?

- Je sais bien, oui. Mais en cuisine, personne n'en a discuté ?

- Non. C'est pas si rare, ce genre de visite. Et les domestiques n'allaient pas parler d'une chose aussi banale que la visite de la couturière.

 

Je les écoute, fasciné par ce monde dont j'ignore tout. Vu la question de Louh, j'imagine bien que la cuisine est le point central de tous les potins qui alimentent le château : tous ceux qui travaillent ici s'y retrouvent à un moment ou à un autre et discutent. Mais je comprends bien que cette visite soit passée assez inaperçue. Et de toute façon, même si un noble avait remarqué Mélisende, il ne serait pas allé en parler à son domestique. Sauf à lui poser des questions sur elle, mais dans ce cas, ça signifierait qu'il faudrait aller interroger la moitié du château, bafouant l'ordre explicite du seigneur de Louh. Je retiens une grimace, pas sûr que Louh accepte de prendre ce risque, pas sûr non plus de l'utilité d'une telle démarche.

Louh ne laisse rien transparaître de ses émotions, récoltant ce témoignage sans broncher, et demande :

 

- Et la nuit du lundi au mardi ?

- Ben on a fait notre ronde, comme d'habitude. Rien à signaler. De toute façon, le ciel était couvert, on n'y voyait pas grand-chose. Mais j'ai pas vu la gamine. Et y'a personne qui est sorti du château, cette nuit-là.

- D'accord, merci beaucoup.

- Dambert est à la caserne, si tu veux lui parler. Il a peut-être remarqué autre chose.

- On va aller y faire un tour, merci.

 

Le jeune garde sourit largement avant d'aller rejoindre son collègue, arrachant un mince sourire à Louh. Je fronce les sourcils, intrigué. Louh m'avait pourtant plus ou moins dit que son statut rendait les gardes méfiants et hostiles à son égard mais je ne l'ai jamais ressenti pendant cet échange.

 

Je m'empresse cependant de suivre Louh, repoussant cette remarque dans un coin de mon esprit. Nous traversons la cour d'un pas vif, ne croisant pas grand monde, mais attirant des regards curieux. Je suis finalement soulagé de m'engouffrer dans ce que le garde a pompeusement nommé « la caserne ». Il s'agit en réalité d'un dortoir d'une dizaine de paillasses, sombre et puant la sueur et le renfermé. Mais il y fait frais, raison pour laquelle une poignée d'hommes s'y sont réfugiés pour jouer aux dés, et on échappe à la brûlure des regards curieux et du soleil impitoyable.

 

Louh n'en laisse rien voir mais je suis convaincu qu'il est mal à l'aise, face à la dizaine de regards qui se braquent sur nous. Il m'a dit qu'il n'est pas apprécié ici et j'imagine sans peine que se retrouver face à tous ces hommes doit le crisper. Après tout, s'il fait le poids face à autant de villageois, la donne est tout autre dans ce cas. J'aimerais pouvoir glisser ma main sur son épaule, pour lui montrer que je suis là, avec lui et que je le soutiens. Mais ce n'est pas possible, bien sûr, et nous gardons une distance convenable.

 

Les soldats se contentent de le saluer par son nom, sans enthousiasme délirant mais sans hostilité. Louh les observe sans broncher, mais je sens, à l'imperceptible relâchement dans ses épaules, qu'il est soulagé de voir un tel accueil. À mon tour d'être soulagé et de me détendre un peu.

 

Les hommes nous dévisagent poliment, sans impatience, attendant simplement que Louh explique les raisons de notre présence. Ils sont de tout âge, de toute corpulence, et s'ils ne paient pas de mine, je suis convaincu qu'ils doivent être redoutables au combat. À vrai dire, je ne tiens pas à m'en assurer et je me contente de rester près de Louh, aussi discret que possible.

 

- Dambert ?

 

L'homme se lève aussitôt, révélant sa présence. Louh regardait dans sa direction et j'en déduis qu'il l'avait repéré dans cette pièce sombre. Le soldat, plus tout jeune, s'approche en claudiquant et se dirige vers la porte. Il répétera sans doute notre entrevue à ses collègues mais pour l'heure, il tient à donner un minimum d'intimité à cette discussion. Louh apprécie le geste et incline doucement la tête, avant de demander d'une voix douce :

 

- Gautier m'a dit que tu étais de garde avec lui le jour où Mélisende et la couturière sont venues ici. Et que vous étiez aussi de garde la nuit de sa disparition.

- C'est exact.

- Il m'a dit qu'il n'avait rien remarqué de particulier mais peut-être que toi, tu as vu quelque chose de suspect ou d'étrange ?

- Bah non. Tu sais, les va-et-viens, on en voit tout le temps et les gens n'y prêtent plus vraiment d'attention. Bon, sauf s'il s'agit d'étrangers mais on connaît la couturière donc …

 

Il me jette un regard au moment où il parle des étrangers mais détourne rapidement les yeux. Il semble presque gêné, en réalité, comme s'il avait prononcé ces mots sans réaliser que je faisais partie de ces étrangers. Et qu'il le regrette maintenant qu'il s'en est rendu compte. Louh ne relève pas, se contentant de hocher doucement la tête. Dambert, le crâne dégarni luisant de sueur, poursuit :

 

- Et cette fameuse nuit a été très calme. Personne n'a bougé.

- Tu n'as pas eu vent de rumeurs ou de commérages suite à cette visite ?

- Non, rien du tout. Essaie plutôt de demander en cuisine, ils savent tout là-bas.

- D'accord, merci beaucoup pour ton aide.

 

Dambert assène une vigoureuse claque d'encouragement sur l'épaule de Louh, qui blêmit mais ne laisse échapper aucune plainte. Le soldat est robuste et sa main large comme un battoir, ce geste affectueux n'a pas dû être sans douleur, pour le dos maltraité de Louh. Puis Dambert se tourne vers moi et incline doucement la tête dans une salutation qui tait son nom. Je lui souris avant de lui rendre la pareille. Surprenants. Ces soldats sont surprenants. Mais je n'ai pas le temps de m'attarder sur la question, Louh quitte la caserne pour s'avancer dans la cour, sous le soleil brûlant.

 

Je le suis, essayant de me faire le plus petit possible, restant proche de lui pour ne pas donner l'impression que je rôde dans les parages. Nous nous engouffrons dans la cuisine, dont l'épaisse porte en bois est ouverte sur la cour. Ici, pas de fraîcheur, la cheminée et le four à pain se chargent de rendre les lieux encore plus suffocants que l'extérieur. Mais l'odeur y est infiniment plus agréable que dans la caserne et la salive me monte à la bouche. Nous restons prudemment sur le seuil de la porte, ne voulant pas gêner l'incroyable ballet qui se déroule sous nos yeux.

 

Ils ne sont pas si nombreux, à travailler dans la cuisine : une énorme matrone, trois jeunes femmes et une poignée de commis. Mais ils travaillent ardemment, l'un courant chercher des ingrédients, l'autre abattant bruyamment son hachoir pour découper une viande. Je n'ai pourtant pas à me plaindre des repas que m'offre Louh mais j'avoue que je ressens soudain une faim dévorante. Avide, j'observe les plats sur l'immense table de bois, ne sachant lequel je pourrais bien choisir si on m'en donnait l'occasion.

 

L'activité ne cesse pas, mais le brouhaha des murmures se tait quand on nous repère. Louh se fraye alors un chemin jusqu'à la matrone et je l'imite, gardant les mains croisées sur mon ventre, prenant garde à ne rien renverser et à ne déranger personne. Lorsqu'il s'arrête devant elle, je me réfugie derrière lui, essayant cette fois encore de me faire le plus petit possible. Elle me dévisage longuement mais ne pose aucune question et reporte son attention vers Louh.

Je réalise soudain que personne n'a jamais demandé qui j'étais. Pourtant, dans ce fief où tous les visages sont connus, la présence d'un étranger doit susciter bien des curiosités et bien des questions. D'autant plus que je me promène avec Louh, l'homme de main solitaire qui ne se lie à personne. Est-ce parce qu'ils craignent trop Louh pour oser lui demander qui je suis ? Ou est-ce parce que mes vêtements, mes perles dans mes cheveux, tout indique que je suis un tsigane et qu'ils sont forcément au courant des soupçons qui pèsent sur moi ?

 

- Elles sont pas passées par là. Elles avaient rien à y faire, de toute façon.

 

J'ai raté le début de l'interrogatoire alors je me focalise sur la suite, comme si ça pouvait faire revenir ce que j'ai manqué. La matrone a une voix puissante, sans doute habituée à couvrir le bruit ambiant et à se faire respecter. Mais sa voix, cette fois encore, n'est pas hostile et elle ne fait que constater l'évidence. J'ai même l'impression de déceler une pointe de regret, lorsqu'elle énonce que la couturière et Mélisende n'avaient rien à faire ici. Aurait-elle aimé avoir de la visite ? Apprécie-t-elle de nous recevoir, ici et maintenant, quand bien même nous les dérangeons en plein travail ? Aucun moyen d'en être sûr.

 

- Et les filles n'en ont pas parlé ?

 

Elle hausse ses épaules massives et bougonne, du mépris plein la voix :

 

- Tu parles. Elles, tout ce qui les intéressait, c'était de savoir qui avait commandé quelle tenue. Elles ne l'ont pas dit, mais elles sont sûrement jalouses. Mais pour le reste...

- Rien qui sorte de l'ordinaire, donc ? Aucun ragot ?

- Des ragots, j'en entends des dizaines chaque jour. Mais rien les concernant, si ce n'est qu'elles ont trouvé les vêtements de la petite un peu trop simples. Des vêtements de villageoise, quoi.

- Et est-ce que tu as …

 

L'irruption d'un tout jeune garçon, hirsute, à la figure barbouillée de suie, interrompt Louh dans sa question. Le gamin jaillit par la porte intérieur de la cuisine, dérape sur le sol pavé et galope jusqu'à la matrone, à bout de souffle. Et il murmure d'une voix pressante :

 

- Le Sieur Honoré arrive. Il est en colère et veut absolument vous parler.

- Allons donc.

 

La matrone retrousse ses manches, se préparant à la confrontation à laquelle nous n'assisterons pas. Louh l'a déjà saluée et s'éloigne à grand pas, tandis que je l'imite, le cœur battant la chamade et l'esprit en ébullition.