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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 18:04:40

Âprefond, chapitre 21

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : 100 Tagú Cigányzenekar: Boross Lajos Kossuth-díjas prímáskirály hegedű szóló 

 

 

 

 

Je n'ai pas le temps de faire deux pas dans la fournaise dehors que Louh me plaque contre le mur du château. Je me tords le cou pour apercevoir le seigneur de Louh qui emprunte un passage ouvert entre le donjon et le corps du bâtiment, à une dizaine de pas à droite de nous. Mon cœur bat la chamade, car si je peux le voir, il en va de même pour lui. C'est un homme à la carrure impressionnante, sans doute aussi haut que large, tout en muscles à part son gros ventre, témoin des festins de gibier qu'il s'octroie. Les cheveux gris tombant sur les épaules, le visage sévère, il n'est guère engageant. Et il est en colère, d'après le gamin. Il est accompagné de l'homme que j'avais aperçu, le jour de notre arrivée, son conseiller toujours austère. Ils ne nous aperçoivent pas, fort heureusement, et disparaissent de notre vue quand ils pénètrent dans le corps principal du bâtiment, sans doute pour emprunter le même chemin que le gamin. Aussitôt, nous traversons la cour d'un pas vif et nous franchissons l'entrée, non sans avoir salué Gautier et Ithier. Ils semblaient prêts à discuter encore un peu, sans doute pour rompre la monotonie de leur journée, mais il n'est pas envisageable que nous restions une minute de plus ici.

 

Je ne respire à nouveau que lorsque nous sommes à bonne distance du château, bien conscient que nous sommes passés tout près de la catastrophe. D'humeur massacrante, visiblement, le sieur de Louh n'aurait sans doute pas apprécié ma présence chez lui. Qui sait ce qu'il aurait pu décider, en me voyant ?

Je frisonne et jette un regard à Louh, imperturbable, qui scrute le ciel. Machinalement, je l'imite et je jure à mi-voix. Si le soleil est toujours aussi brûlant, d'énormes nuages noirs se sont entassés au sud, annonciateurs d'un orage imminent.

 

- Tu crois qu'on aura le temps de rentrer chez toi avant l'orage ?

- Oui.

 

Cette fois encore, il semble imperturbable et je me demande comment il peut être aussi calme après avoir évité le pire et si proche d'un déchaînement des cieux. Mon esprit tourbillonne de toutes les informations que nous avons apprises mais je me concentre sur le danger le plus proche, cet orage. Bien sûr, nous sommes toujours à la merci du temps, avec nos roulottes, et ce n'est pas la première fois que je vois de si sombres nuages. Mais nous sommes toujours à proximité d'un refuge, pour s'abriter à la fois de la pluie et de la colère divine. Aujourd'hui, je me sens désagréablement vulnérable. Sans que Louh n'ait besoin de me le dire, je force le pas, le dépassant lentement mais sûrement, pressé de retrouver la quiétude de son antre. Le paysage défile lentement, bien trop lentement à mon goût, à mesure que le temps passe.

 

Je suis donc aux premières loges quand une boule de feu s'abat sur un arbre relativement proche, aussitôt suivie par un fracas infernal. Je bondis sur mes pieds, le cœur en déroute. Je me rends compte que je tremble violemment, sous le coup de la surprise, quand j'entends Louh me dire :

 

- Viens.

 

Il me désigne d'un geste du menton une cabane terrée au milieu des champs et je m'y rends aussitôt sans poser de questions. Un autre grondement sourd résonne entre les collines, me faisant frissonner. La cabane n'est pas bien loin mais la distance me paraît interminable, rythmée par les éclairs qui illuminent le ciel devenu noir, comme si nous étions en pleine nuit, et par les grondements assourdissants.

 

Nous parvenons enfin à atteindre le refuge, en bien meilleur état que ceux que nous avions visités lors de l'enquête. Je m'y engouffre, Louh sur mes talons, soulagé de ne plus voir le ciel menaçant. Je sursaute quand un craquement sinistre déchire le ciel, faisant trembler les murs de pierre et illuminant brièvement l'intérieur de la cabane. La seule source de lumière provient d'une minuscule fente dans l'un des murs et c'est bien suffisant. Je peux distinguer Louh qui ferme la porte et la bloque avec une barre de bois, ainsi que l'intérieur dénué de tout ameublement. J'ignore à quoi servent les lieux habituellement et pourquoi on a ressenti le besoin de pouvoir se barricader à l'intérieur, mais j'apprécie ce refuge inespéré.

Un rugissement infernal retentit juste à côté de nous, me donnant l'impression qu'un monstre furieux et affamé, tout droit sorti des Enfers, nous a repérés et nous veut pour dîner. J'essaie de respirer calmement, tentant de me convaincre que rien de tout ça n'est possible, que ce n'est qu'un orage comme tant d'autres. J'essaie de me convaincre aussi que je ne suis pas mort de peur, juste pas rassuré par la furie du temps.

 

- Viens

 

Cet ordre répété me tire de mes pensées et j'obéis, rassuré d'entendre sa voix. Louh s'est assis par terre, dans l'un des recoins de la cabane, et je m'installe entre ses jambes. Lorsqu'un nouveau fracas résonne, je me réfugie dans ses bras et il me serre tout contre lui, le menton niché sur mon épaule. Je ne dis rien quand je remarque le tremblement de son corps contre le mien et je prends ses mains dans les miennes, les serrant sans un mot.

 

Nous restons blottis l'un contre l'autre pendant de longues minutes, lui parsemant parfois mon cou de baisers réconfortants, moi chantonnant un air doux et rassurant. Du moins, c'est l'idée, parce que ma voix est loin d'être assurée et monte dans les aigus à chaque coup de tonnerre.

 

Un déluge s'abat soudain sur le fief, résonnant contre le toit d'ardoise, comme si les cieux avaient décidé de nous noyer. Mais les grondements se font plus espacés, plus lointains aussi, et je me détends un peu.

Je suis obligé de hausser la voix quand je lui demande, curieux, histoire de me changer les idées :

 

- Tu vas vouloir interroger à nouveau la cuisinière ?

- Non, elle nous a appris tout ce qu'elle savait, je pense.

 

Il semble détendu, maintenant, contre moi, et je me dis que cette conversation sur l'enquête y est pour quelque chose. Est-il soulagé que je ne m'attarde pas sur sa crainte de l'orage ? Je serais bien stupide, de m'y attarder, car ça révélerait ma propre peur et j'aime autant éviter ça.

 

- Désolé, on dirait que j'ai été un peu trop optimiste.

 

Un fracas retenti à nouveau, faisant vibrer le sol, et je me raidis entre ses bras avant de demander :

 

- Concernant l'enquête ? Tu penses que nous ne retrouverons pas Mélisende avant la fin du délai ?

- Non, concernant notre capacité à rentrer chez moi avant l'orage. Je ne m'inquiète pas pour l'enquête.

- Ah oui, ça, pour être à l'abri avant l'orage, tu t'es trompé sur toute la ligne. Mais nous ne sommes pas si mal, ici.

- Et personne ne viendra nous déranger.

 

Je ne peux qu'approuver : à entendre les grondements qui résonnent toujours dans la vallée, aucune personne saine d'esprit ne mettrait le nez dehors.

 

- Sauf s'il s'est fait surprendre par l'orage, comme nous.

 

Je m'en veux immédiatement après avoir prononcé ces mots, reflets de mes pensées. Mais j'entends un sourire dans la voix de Louh quand il me répond :

 

- J'ai mis la barre. Personne ne pourra nous surprendre. Au pire, si quelqu'un se présente, nous irons lui ouvrir, ça nous laissera le temps de … Faire comme si de rien n'était.

 

Je souris à mon tour, rassuré, et je remue de manière à rester contre lui tout en pouvant le regarder. Enfin, le regarder n'est d'aucune utilité, puisque l'obscurité est telle que je le distingue à peine. Mais je peux tendre le cou et l'embrasser doucement, ce que je mets en application immédiatement.

 

La douceur de ses lèvres suffit pour faire fuir toute trace d'angoisse ou de peur. Louh est là, tout contre moi, et il m'embrasse comme si sa vie en dépendait, avec passion. Si c'était possible, j'aimerais pouvoir rester là à jamais, blotti contre lui, savourant cette étreinte pour l'éternité. Mais je suis bien conscient que c'est illusoire et je me contente de savourer l'instant, sachant que dans quelques jours, ça ne sera plus qu'un merveilleux souvenir.

 

La position n'est toutefois pas très agréable et mon cou m'élance. C'est surtout le fait que je ne puisse pas le toucher comme je veux qui me fait m'écarter lentement de lui, malgré tout le désir que je ressens.

Je cale ma tête tout contre son torse tandis qu'il me caresse doucement le dos. J'aimerais rester dans cette douce béatitude, mais je ne peux m'empêcher de demander :

 

- Tu as appris quelque chose de ces interrogatoires ?

- Pas vraiment. On savait déjà qu'on avait peu de chances de trouver un témoignage intéressant. Que personne n'ait remarqué quoi que ce soit d'étrange est assez normal. Cela dit, nous avons quasiment la certitude que Mélisende n'est pas venue au château la nuit de sa disparition.

 

Je hoche doucement la tête, en accord avec ses paroles, même si ça n'arrange rien à mes affaires. Et je murmure :

 

- Tu sais, je me disais. Admettons qu'un noble la veuille, pour une raison ou pour une autre. Est-ce qu'il serait envisageable qu'il paie un paysan du village pour l'enlever ?

 

Pendant de longues secondes, seul le crépitement du déluge sur le toit se fait entendre. L'humidité a envahi notre refuge et l'odeur de terre mouillée me prend à la gorge mais je m'en accommode puisque je suis dans ses bras. Puis Louh admet d'une voix songeuse :

 

- C'est possible, oui. Ce serait même assez logique que celui qui en a les moyens ne veuille pas être impliqué dans cet enlèvement, mais juste profiter d'elle. Le souci, par contre, c'est que cette éventualité ne change pas grand-chose pour nous. Il faut qu'on mette la main sur celui qui l'a enlevée. Si nous y parvenons, nous saurons qui est le commanditaire. Parce que chercher ce commanditaire est voué à l'échec, je pense : il aura tout fait pour ne pas être mêlé, de près ou de loin, à cette affaire.

- Sauf s'il a fait une erreur. Et dans ce cas-là, nous pourrions remonter plus facilement jusqu'à son complice.

- C'est sûr. Par contre, une personne ayant assez d'argent pour engager quelqu'un pour faire une telle chose doit forcément appartenir au château. Et nous en revenons au fait que mon sieur ne veut pas que j'aille importuner ses hôtes.

- Et personne au village ne pourrait se le permettre ?

 

Cette fois encore, il prend le temps de réfléchir à ma question. Le lent mouvement de sa main caressant mon dos s'est interrompu et j'entendrais presque les rouages de son esprit si la pluie ne s'abattait pas si furieusement au-dessus de notre tête. Finalement, il admet :

 

- Si, il pourrait bien y avoir quelques personnes. Le tavernier, peut-être, le forgeron aussi. Le maçon, peut-être aussi. Je ne connais pas assez leurs aisances respectives pour être affirmatif. Sans compter qu'il ne s'agit peut-être pas d'écus sonnants et trébuchants, mais plutôt de services, de nourriture, ou de vieilles dettes.

- Et tu n'as pas moyen de vérifier, pour les dettes ?

- Il y a bien un notaire, au château. Il faudra qu'on y retourne pour lui en parler.

 

Je ne peux qu'approuver, le laissant seul juge. Après tout, c'est lui l'enquêteur, et au moins, il a suivi mes idées. À ce sujet, il y en a une, d'idée, qui me taraude depuis que nous avons quitté le château, et qui n'a pas quitté mon esprit malgré l'orage. Mais je devine sans peine que c'est un sujet qu'il ne souhaite pas aborder, alors il va falloir que j'y aille prudemment. Comment, je n'en sais rien encore, mais je trouverai bien. Avant même que j'arrive à établir un plan d'action, je m'entends lui dire :

 

- Il était très serviable, Gautier.

 

Il ne prend même pas la peine de me répondre et se contente d'un bruit de gorge signifiant, sans doute, qu'il m'a entendu. Je ne sais pas pourquoi je m'aventure sur ce terrain, mais je ne peux m'empêcher de poursuivre :

 

- Et il est plutôt bel homme.

 

Je le sens d'abord se raidir contre moi, avant qu'il ne marmonne, d'une voix bourrue :

 

- Pourquoi tu me racontes ça ?

 

Je suis incapable de répondre, je ne connais pas la raison. J'ai parlé sans réfléchir, laissant mes idées s'extraire de moi sans avoir le moindre contrôle. Et je persiste, le titillant alors que ce n'est clairement pas nécessaire :

 

- Pour avoir ton avis, c'est tout.

- Mon avis, c'est que c'est toi qui comptes pour moi, pas lui.

- Mais tu lui as souri.

- Et alors ?

 

Je me fais l'effet d'être insupportable, à cet instant, et je m'en veux terriblement d'avoir cette discussion avec lui. D'autant qu'il vient juste de m'avouer que je compte pour lui et c'est sans doute ce qu'il peut faire de mieux en matière de communication. J'essaie donc d'atténuer la portée de mes propos en expliquant :

 

- Je pensais que tu n'aimais pas spécialement être avec eux et que tu serais sur tes gardes. Je ne pensais pas que je te verrais sourire dans la journée, c'est tout. Mais ce fut un plaisir. Tu es beau quand tu souris.

- Arrête un peu. J'ai souri parce qu'il nous a aidé sans faire d'histoires, qu'il a été agréable et serviable. Rien de plus. Et arrête de commenter les hommes qu'on croise.

 

Je sens la colère, dans sa voix et dans sa posture. Plus que les mots, c'est cette colère qui me fait réaliser la portée de mes paroles. J'ai toujours eu l'habitude de regarder les hommes, de porter un jugement sur leur physique. Et ça a toujours été totalement futile, je le sais, parce que ces beaux hommes n'ont jamais été miens. Ils ont bien malgré eux nourri mes fantasmes, quand la solitude du soir devient insupportable et que je m'imagine des relations amoureuses au fond de mon lit. Certains m'ont plus marqué que d'autres, mais tous ont pris part à ces ébats oniriques. Et je fais ça depuis si longtemps, avec une telle constance, que je n'arrive pas à m'en empêcher aujourd'hui, même si je sais que, ce soir, mon lit ne sera pas vide et que la solitude ne s'invitera pas.

 

D'une petite voix, je lui explique cette habitude, malgré la honte qui brûle mes joues. Je lui explique à quel point ils sont peu importants pour moi, que regarder ne signifie rien d'autre que regarder, comme on admire un beau paysage. Et à demi-mot, j'essaie de lui faire comprendre que ça ne me dérangerait pas s'il faisait pareil. Que je peux bien comprendre le besoin de regarder. Pour toute réponse, il bougonne des paroles inintelligibles que je n'ose pas lui faire répéter. Je n'ai pas besoin de mots pour comprendre le principal : ce n'est pas son genre, de reluquer. Le silence retombe dans la petite cabane, envahi par le fracas de la pluie qui semble décidée à tous nous noyer.

 

Je me blottis un peu plus contre lui, décidant d'arrêter de réfléchir et d'apprécier simplement le moment présent. Mais Louh ne le devine pas et il murmure, d'une voix à peine plus intelligible que tout à l'heure :

 

- Je te trouve bien plus beau que Gautier.

 

Je me mets à sourire bêtement, le cœur réchauffé par cet aveu murmuré. Et je réponds d'une voix à peine plus haute que la sienne :

 

- T'es pas mal non plus à regarder. Mais je préfère largement être dans tes bras que me contenter de te regarder.

 

Le bruit que j'entends ensuite pourrait bien s'apparenter à un rire contenu et je souris dans le noir. Il baisse la tête pour embrasser mon cou et je penche la tête, l'invitant silencieusement à poursuivre ce doux traitement. J'imaginais déjà ses lèvres sur mon cou, il y a une poignée de jours, mais je n'aurais jamais imaginé que ce soit si bon.

 

Je me sens si bien, dans ses bras, que je ne suis plus pressé de voir les trombes d'eau cesser de nous tomber dessus. Mais j'ai tout de même une pensée émue pour les miens, à la merci des éléments, cachés non loin du fief. Et comme à mon habitude, je parle avant de réfléchir :

 

- Quand tu auras trouvé Mélisende, je quitterai le fief.

- C'est plus prudent, oui.

- Et de toute façon, les miens m'attendent. Je ne pourrais pas rester loin d'eux.

- Ils te manquent, n'est-ce pas ?

- Oui, beaucoup. Mais... Ce n'est pas cher payé pour rester avec toi.

 

Il ne répond rien mais me serre plus fort contre lui. C'en est presque douloureux mais je ne bronche pas, heureux de le savoir près de moi. Et je suis sincère. Ils me manquent tous et je me sens plus vulnérable que jamais, loin d'eux. Je suis devenu l'étranger, alors que nous sommes d'habitude une troupe d'étrangers et que ça change tout. Mais ce qu'il se passe entre Louh et moi est unique et je le savoure pleinement, malgré tous les désagréments. Bien évidemment, s'il n'y avait pas cette fichue menace de torture, je la savourerais encore plus pleinement.

 

- Tu sais, je crois que c'est la première fois que j'aurais autant de mal à quitter un endroit.

- Malgré tout ce qu'il s'y est passé ?

- Oui. Parce que je t'ai rencontré. Et que je vais devoir partir bien trop vite.

 

Je suis bien conscient que c'est prématuré de parler de départ, comme si c'était un fait acquis que nous retrouverions Mélisende dans les temps. À vrai dire, même si je sais déjà que cette séparation va être déchirante, c'est toujours mieux que de m'imaginer subissant la torture.

Louh ne répond rien et j'ignore ce qu'ilpense de mes déclarations. Est-ce qu'il les choie comme j'ai choyé la sienne, un peu plus tôt ?

 

Voel a eu beau me mettre en garde en vain, je n'ai pas perdu toute raison : je sais que ce serait folie de rester ici juste pour Louh. Parce que je serais à la merci des villageois qui me sont hostiles, parce que je perdrais tous les miens, et parce que le seigneur de Louh ne nous porte pas dans son cœur. Et vu l'homme, je n'ai guère envie de m'en faire un ennemi personnel. Et puis, surtout, je ne connais Louh depuis qu'une grosse semaine et que ce serait folie de tout laisser tomber pour lui.

 

- Nous avons encore un peu de temps.

 

Sa voix est douce comme ses caresses mais je ne suis pas dupe : il essaie autant que moi de repousser ce moment. S'il est sincère, et je pense qu'il l'est, mon départ sera aussi douloureux pour lui que pour moi. Je ne pense pas qu'il soit particulièrement heureux dans cette vie d'homme de main, entre sa solitude, les villageois qui sont effrayés à sa vue, les châtiments de son seigneur pour un oui ou pour un non. Et il a tellement l'habitude d'être rejeté et craint qu'il s'est persuadé que même au château, les soldats et les domestiques le détestent, alors qu'il n'en est visiblement rien. Mais pour autant, ai-je le droit de l'inciter à tout quitter pour me suivre dans cette vie d'errance ? Moi qui ne suis pas prêt à un tel sacrifice, qui suis-je pour lui demander de quitter tout ce qu'il connaît ?

 

La main de Louh se glisse sous ma chemise et caresse délicatement mon dos. Cette présence, chaude et agréable, me fait frissonner et repousse un peu mes idées noires. Louh ne me fait pas de vaines promesses. Il ne se justifie pas non plus. Et je m'en contente.

Puis il m'embrasse et le spectre du départ, si départ il y a, s'éloigne encore un peu. Le désir, à peine éteint depuis tout à l'heure, se rallume et je glisse à mon tour une main sous sa chemise, caressant doucement son ventre. La position n'est pas bien plus pratique qu'avant, mais je m'en accommode, m'enhardissant même à aventurer ma main dans ses chausses. Mais d'une voix rauque et essoufflée, il murmure :

 

- Pas maintenant Yoshka.

 

Je m'écarte à regret, essayant de voir son visage dans l'obscurité et d'en décrypter les expressions. Mais je n'y vois rien et je dois me contenter de suppositions. L'après-midi est loin d'être terminé et Louh a sans doute d'autres projets. Et j'imagine qu'il ne tient pas à aller interroger des gens, comme si de rien n'était, sachant que moins d'une heure avant, il a pris du plaisir entre mes mains. Je tente donc tant bien que mal de calmer mon désir, respectant sa décision. Il me serre pourtant contre lui, m'empêchant de m'éloigner complètement. Et tandis qu'il m'étreint, il bougonne :

 

- On va retourner au château, interroger Gautier et Ithier. Ils ont peut-être vu des villageois aller au château peu avant l'enlèvement de Mélisende.

 

Au ton de sa voix, je comprends qu'il n'en est pas ravi. Mais de nous deux, c'est bien lui le plus lucide. Au lieu de penser au départ ou aux batifolages, je ferais mieux de m'inquiéter de cette fichue enquête qui ne mène, pour l'instant, à nulle part. Je m'éloigne de lui à regrets, vaincu par sa logique. Sur les tuiles d'ardoise, la pluie ne tombe plus que faiblement et nul grondement menaçant ne se fait entendre. L'instant de grâce est terminé et j'ai hâte d'être à ce soir pour profiter d'un autre moment similaire.

 

Louh se charge de retirer la barre de bois qui nous garantissait une certaine intimité. Si la pluie s'est calmée, le ciel reste sombre et il n'est pas exclu que nous subissions un autre orage.

 

Les trombes d'eau qui se sont abattues ont marqué la terre, traçant de profonds sillons aux endroits où elles ont ruisselé. J'espère que tout le travail effectué par Anselin et les paysans ne sera compromis à cause de ce déluge.

Mes bottes sont trempées après une dizaine de pas dans l'herbe haute et la fine pluie se charge de tremper ma chemise et mes cheveux. Et si la chaleur était étouffante à peine une heure plus tôt, il fait désormais presque froid. Je frissonne malgré moi, encore engourdi par la tiédeur de cette cabane qui nous a servi de refuge. Et je me remets en marche, suivant Louh. Il avance à grand pas, peu soucieux de ses bottes qui prennent l'eau et de la pluie qui nous tombe dessus. Agrandissant mes enjambées pour rester à sa hauteur, je lui demande :

 

- Dis, on va aller voir le notaire aussi ?

- Je préférerais éviter. On a trop de risques de croiser mon Sieur. Il vaut mieux attendre demain, il sera calmé au moins. De toute façon, c'est très probable qu'on ait à retourner au château, de toute façon.

- Ça me convient.

 

J'ignore s'il peut entendre le soulagement dans ma voix quand je lui réponds. Sans doute, mais il ne relève pas. Un silence agréable retombe entre nous, rythmé par le chant de la pluie sur le sol. Le château est encore loin quand nous sommes arrêtés par un gamin qui crie à tue-tête :

 

- Messire Louh ! Messire Louh !

 

Nous faisons volte-face d'un même ensemble : le gamin, arrivant du village, venait dans notre dos et nous ne l'avons pas vu arriver. Je me demande s'il nous a vu sortir de la cabane et s'il s'est imaginé des choses. Mais il repousse ses cheveux bruns, trop longs et mouillés qui lui tombent dans les yeux et halète :

 

- Messire Louh, on vous cherche de partout. Faut vite aller chez la vieille Berthe.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

- La foudre a tombé sur l'arbre à côté de chez elle. Et l'arbre a tombé sur sa maison.

 

Louh ne prend même pas la peine de lui répondre et s'engage à grandes enjambées derrière lui. Le gamin dépenaillé, trempé comme une soupe, repart en courant sans plus de manières. Et je me retrouve encore à suivre Louh, plus intrigué qu'inquiet. J'ignorais que ce genre de sauvetage faisait partie des attributions de Louh, même si, tout compte fait, c'est assez logique : il doit s'assurer de l'ordre parmi les villageois, et cet arbre sème clairement le désordre.

 

Louh semble préoccupé mais j'ai bien conscience que c'est le moment ou jamais de poser cette question qui me taraude depuis tout à l'heure. Après tout, s'il se met en colère ou s'il m'envoie balader, le sauvetage de la vieille Berthe sera un moyen plutôt efficace de changer de sujet. Alors qu'après ce sauvetage, il sera trop tard. Je prends une grande inspiration et je lui demande :

 

- Louh ? Ton sieur Honoré, là, ça s'écrit bien avec un H au début ? Dis-moi que ça n'a rien à voir avec la marque sur ta joue.