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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 19:09:17

Âprefond, chapitre 22

 

Voici donc un nouveau chapitre ! Pour la musique, je vous suggère : Nagyecsedi Fekete Szemek 6 - Májusi Májusi

 

 

 

 

 

Je ne m'attendais pas à poser la question de manière aussi directe, mais à vrai dire, je ne crois pas que j'aurais pu y mettre plus de formes. Depuis le temps qu'elle me trotte dans la tête, j'ai pu chercher meilleure formulation. Et je n'ai pas trouvé. Et puis, de toute façon, Louh est quelqu'un de franc et d'honnête, alors c'est une manière comme une autre de lui montrer mon respect. Parfaitement. Je cherche à me rassurer, j'en suis bien conscient, et je lui jette un rapide coup d'œil, craignant sa réaction.

 

Il marque un temps d'arrêt, l'espace d'une seconde, avant de continuer à marcher sans me répondre. Je peste entre mes dents et lui emboîte le pas, m'étant arrêté en même temps que lui, le cœur battant la chamade à mesure que le doute devient certitude.

 

- Louh ?

- Je ne peux pas.

- Tu peux quand même me répondre, quelque chose, non ?

- Oui, mais je ne peux pas te rassurer ni te dire que ça n'a rien à voir.

- Tu ne veux pas me mentir ?

- Non. Et je ne veux pas en parler, pas maintenant.

 

Il force le pas, comme pour échapper à une conversation qu'il sait déjà inévitable et j'ai l'impression de trottiner à ses côtés pour rester à sa hauteur. Mais malgré les battements de cœur qui rugissent à mes oreilles et mon souffle court, j'insiste :

 

- Louh, je suis désolé mais il va falloir m'en dire un peu plus.

- Non.

- Je vais imaginer le pire. Je l'imagine déjà, en fait.

- Et tu vas encore me faire un esclandre.

- C'est très possible, oui. Imaginer qu'il ait osé te marquer au fer rouge comme un bestiau dans un troupeau me met hors de moi.

- Ce n'est pas ça.

- C'est quoi alors ?

 

Louh s'arrête soudainement et fait volte-face, me toisant de son regard furieux. Je m'immobilise avec un temps de retard et lui renvoie un regard déterminé, qu'il comprenne bien que je ne le laisserais pas tranquille tant que je n'aurais pas obtenu gain de cause. Finalement, après avoir repoussé une mèche folle qui s'est échappé de ses cheveux noués, il martèle :

 

- C'est un étendard, Yoshka. Je suis la main armée de mon sieur et ce H le proclame à tous. Les gens le voient et ils savent que leur sieur les regarde.

- Et il ne pouvait pas te faire coudre son blason sur ta chemise, comme tout le monde, au lieu de te défigurer ?

- Non.

 

Il se remet en marche et j'en hurlerais de frustration si je n'avais pas tant conscience de l'endroit où nous sommes. Il me jette un coup d'œil avant de déclarer :

 

- Nous en parlerons plus tard.

- Tu peux y compter.

 

Il se raidit sous la menace mais je n'en ai cure. Le sujet est trop grave pour qu'on le balaie avec des omissions et des demies réponses. Je sais bien que je ne suis que de passage dans sa vie et que notre relation naissante ne me donne aucun droit sur lui. Je sais aussi que c'est presque cruel de vouloir lui ouvrir les yeux alors que, dans quelques jours, je serai loin ou mort, et qu'il restera là avec une prise de conscience douloureuse. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je ne peux pas rester là, simplement à acquiescer, quand il m'annonce que son sieur l'a volontairement défiguré pour le marquer comme étant sa propriété. Car Louh aura beau me sortir toutes les excuses possibles, je vois les choses ainsi.

 

Je le suis tandis qu'il s'avance dans les champs, allant sans doute au plus court, méditant sur cette brève conversation. Je n'ai pas vraiment le choix, nous en parlerons plus tard, même si je me doute bien qu'il fera en sorte que je n'y pense plus. Et je suis indécis. Maintenant que j'ai la certitude que c'est bien son seigneur qui l'a marqué, même si ça me révolte et m'horrifie, dois-je réellement remuer le couteau dans la plaie ? Il ne veut clairement pas en parler et j'ignore si je dois insister.

Je suis perdu dans mes réflexions quand nous entendons soudain de l'agitation. Redressant la tête, je découvre un tableau qui me fait frissonner.

 

Le chemin qui mène chez la vieille Berthe est devenu boueux à cause de l'orage et les multiples nids-de-poule sont remplis d'eau. Mais ça n'a pas empêché la moitié du village de se rendre sur place. La pluie fine qui ne cesse de tomber ne les a pas arrêté non plus.

 

L'arbre foudroyé est en train d'être déplacé, poussé et tiré par une dizaine d'hommes robustes armés de cordes et de scies. Le forgeron est présent, lui aussi, et donne le rythme, guidant les gestes des hommes.

Les femmes et les enfants ne sont pas en reste. L'une d'entre elle, sèche et âgée, est installée sur un tabouret, indifférente à la pluie. À ses pieds, un large panier, abrité de la pluie par une toile épaisse à demi-repliée, est rempli de tissus et de bocaux. Elle est en train d'entourer le poignet d'un gamin et je comprends qu'elle est là pour soigner. Les villageois, en attendant de dégager les décombres, mais surtout la vieille Berthe. Bien qu'en voyant la maison effondrée, je doute qu'elle soit encore vivante. Mais je me garde bien de donner mon avis et suis du regard l'incroyable fourmilière.

 

Les femmes et les enfants ont formé une chaîne et dégagent un par un les morceaux de torchis qui ont éclaté sous la violence du choc. C'est pourtant un matériau particulièrement résistant, mais l'énorme tronc ne lui a laissé aucune chance.

L'arrivée de Louh passe pratiquement inaperçue et il se joint à la chaîne. Je l'imite aussitôt, incapable de rester à les regarder tenter de sauver la vieille femme. Je suis quasiment en bout de file, passant les blocs de torchis à un gamin qui, au début, me dévisage avec les yeux ronds. La décision de Louh est plutôt sensée, puisqu'il a bien compris que nous n'aurions fait que gêner les hommes : ils se sont répartis sur la longueur du tronc, et deux paires de bras supplémentaires auraient déséquilibré leur organisation.

 

Le travail est vite monotone, le seul changement est la taille des blocs, pouvant parfois peser sacrément lourd. Les paroles se font rares et seuls les ahanements des hommes se font entendre. Sans même y penser, je me mets à fredonner une de ces chansons populaires qui donnent du cœur à l'ouvrage et rythment les gestes. Ça n'a rien d'un chant joyeux, mais nous l'entonnons toujours lors des grands travaux. Très vite, le gamin joint sa voix à la mienne, puis Louh et tout le reste de la chaîne. Ce n'est pas un chant subtil et délicat, qui nécessite une maîtrise parfaite des mélodies, de sa voix et des notes. Heureusement, d'ailleurs, car j'entends de nombreuses voix discordantes et en dehors du rythme.

 

Mais ça n'a aucune importance : l'essentiel, c'est que les villageois redoublent d'entrain, rythmés par cette chanson qu'ils reprennent avec enthousiasme. Je dois avouer que je suis plutôt surpris par cette solidarité, même si c'est stupide parce que je sais très bien qu'ils s'entraident pour les gros travaux comme les moissons. Mais avec ce temps, j'aurais pensé que seule une poignée de courageux aurait osé sortir. Je réalise soudain qu'ils ne sont, finalement, pas si différents de nous : ils parlent les uns des autres pour occuper leurs longues soirées mais ne rechignent jamais à donner un coup de main.

 

Je sursaute quand les hommes poussent un cri de victoire assourdissant : ils ont réussi à dégager le tronc des décombres. Restant sur le côté de la chaumière, ils s'attellent désormais à dégager les poutres en bois et les plus gros blocs de torchis. Et eux aussi ont repris le chant, qui s'étire à l'infini.

 

Après d'innombrables heures de travail, nous parvenons enfin à dégager ce qui fut la pièce principale de cette maison. Des débris de bois indiquent l'emplacement de la table et des bancs. Le lit, lui, est signalé par un tas de linge, devenu jaune de poussière.

Je réprime une exclamation horrifiée quand je découvre, à l'extrémité de la pièce, une jambe tordue et recouverte de poussière. Autour de moi, tous n'ont pas ma retenue et bientôt, un brouhaha s'élève.

 

- Sortons-la d'ici.

 

L'injonction de Louh ramène le silence et nous formons à nouveau une chaîne pour retirer les gravats. Vu la position de la vieille femme, il est probable qu'elle était en train de se rendre dans la pièce adjacente, sans doute un cellier, au moment de la chute de l'arbre.

 

La nuit commence déjà à obscurcir le ciel quand on termine enfin de dégager les décombres. La lumière orangée, filtrée par d'épais nuages, nous permet tout juste de distinguer le corps brisé de la vieille femme. Contre toute attente, lorsque la guérisseuse s'approche et la palpe, elle s'exclame :

 

- Elle vit !

 

Aussitôt, la vieille Berthe est entourée d'attentions : on la retourne précautionneusement avant de la palper à nouveau, de panser grossièrement les plaies et de poser des attelles de fortune. Malgré la situation, je souris de l'ironie du sort : c'est avec les branches de l'arbre qui l'ont blessé qu'on la soigne à présent. Mais à vrai dire, je reste en retrait, un peu à l'extérieur de la maisonnette, en compagnie d'autres villageois qui ont prêté main forte au déblayage. Je n'aime guère ce genre de spectacle et je veux surtout éviter qu'on m'accuse à nouveau de voler. Alors je reste les mains dans les poches sous la pluie qui faiblit enfin, me faisant voir des gens, l'air inquiet pour la vieille femme.

 

Tout le monde n'a pas ma considération et, très vite, les conversations commencent. Petit miracle de la situation, les spectateurs semblent avoir oublié ma présence et la méfiance qu'ils sont censés ressentir à mon égard. Je les écoute avec attention, l'air de rien, réalisant pleinement ma chance : je suis immergé au milieu d'eux et je peux entendre leurs discussions comme jamais auparavant. En présence d'étrangers, ils ne se comportent jamais ainsi, n'allant certainement pas commérer en leur présence. Bizarrement, que je sois là, libre bien qu'accusé de l'enlèvement de Mélisende ne les surprend pas. Et plus intriguant encore, ils agissent comme si je n'existais pas. Loin de me blesser, cette situation, au contraire, me soulage.

Je les écoute donc se plaindre du malheur qui s'abat encore une fois sur le fief. Après la pauvre Guillemette, une dizaine de jours plus tôt, et le terrible enlèvement de cette pauvre gamine, et voilà que c'est au tour de la vieille Berthe. Je les entends craindre une terrible loi des séries et s'interroger, à grand renfort de « Dieu nous en garde », sur une éventuelle malédiction qui les frapperait. Je souris en les entendant s'inquiéter pour la vieille Berthe, qu'ils considéraient il y a peu comme une folle qu'il ne faut surtout pas approcher ni croire. Personne n'ose se prononcer sur ses chances de survie et je les comprends : parler la mort potentielle de quelqu'un, c'est attirer le mauvais œil.

 

Finalement, les hommes hissent sur leurs épaules un brancard de fortune et, avec mille précautions, quittent les décombres pour l'emmener au village. J'imagine bien que ce transport est risqué, mais ils ne peuvent pas la laisser là. Peu à peu, alors que la pluie cesse enfin, les villageois se mettent en marche, certains portant des flambeaux judicieusement apportés par la vieille guérisseuse. Louh s'approche de moi, muet, et nous les regardons regagner le village, tel un cortège funèbre. Louh ne souffle pas un mot et je respecte son silence, n'osant pas lui demander comment il va. N'osant pas, non plus, prendre sa main pendante et la serrer la mienne.

 

Après quelques minutes de contemplation silencieuse, nous nous mettons à notre tour en marche dans la direction opposée, guidés par le crépuscule finissant. Louh ne pipe toujours pas mot et je me garde bien de le faire. Ce n'est que lorsque nous sommes dans la forêt que je me permets de lui prendre doucement la main et de la serrer dans la mienne. Maigre réconfort, mais j'espère pouvoir lui montrer mon soutien de la sorte : je sais à quel point la vieille Berthe compte dans sa vie, toute folle qu'elle soit. Et l'obscurité qui est tombée, à peine atténuée par la faible lueur de la lune, est le prétexte parfait : j'ai besoin de lui pour me guider entre les troncs majestueux et les reliefs du sentier.

Il fait trop sombre pour que je puisse voir sa réaction mais il ne retire pas sa main, c'est plutôt bon signe. Après une marche qui me paraît interminable, nous atteignons enfin son repaire, accueillis par les grognements des cochons qui protestent contre l'heure tardive de leur pitance.

 

Louh ouvre donc la porte et éclaire la lanterne judicieusement accrochée au mur, puis va faire rentrer les porcs pour la nuit, et leur donne à manger. Je l'observe, intrigué par son silence, même si je devrais commencer à y être habitué.

Ce n'est que lorsqu'il referme la porte derrière et lui qu'il se laisse tomber sur une chaise en soupirant que je réalise à quel point la journée a été éprouvante pour lui. Sans un mot, je vais raviver les quelques braises qui restent au fond de l'âtre et je prépare une marmite pleine d'eau, que je dépose tout contre le foyer. J'ignore ce que je pourrais dire pour l'aider à surmonter le choc de voir cette vieille femme dans un tel état. Je me sens détaché de la situation parce que je ne la connais pas et que, pour être honnête, son état ne me concerne que parce que ça touche Louh.

 

Je me surprends à fredonner un de ces airs apaisants que les femmes chantent quand un enfant est malade, tandis que je surveille le feu. Quand la fumée se fait moins importante, j'accroche la marmite du repas au-dessus de l'âtre et je vais chercher les couverts. Je découvre que Louh suit chacun de mes gestes du regard, mais je ne suis pas sûr qu'il me regarde vraiment. Les yeux perdus dans le vague, il semble bien loin de moi. Heureusement, car je réalise que je fais comme chez moi, m'affairant comme lorsque je suis de retour à ma roulotte après une longue journée.

Je frissonne dans mes vêtements trempés et je vais chercher ma tenue de rechange. Après une infime hésitation, j'amène également celle de Louh et je lui murmure :

 

- J'ai amené tes vêtements, si tu veux te changer.

 

Il sursaute presque en m'entendant parler mais il se lève et commence à retirer sa chemise, acceptant cette proposition sans prononcer un mot. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il se mette enfin à parler et qu'il me dise :

 

- Tu voudrais pas mettre quelque chose sur mon dos, avant que j'enfile l'autre ?

- Bien sûr. Agripaume et écorces de bouleau ?

- Oui, ce serait bien.

 

Il tente une esquisse de sourire, sans grand succès, et je me rends dans son garde-manger, armé de la lanterne, me félicitant intérieurement d'avoir déjà mis de l'eau à chauffer. Il a repris sa place assis, quand je retourne dans la cuisine, et il regarde, pensif, les dessins du bois de la table. Je vais jeter les deux poignées d'agripaume et de bouleau dans l'eau déjà frémissante, gêné par ce silence qui, contrairement à d'habitude, n'a rien de confortable. Je profite de l'attente pour me changer et je savoure la tiédeur relative de mes vêtements secs. Lorsque l'eau bout, j'en extrais deux louches que je laisse dans un bol, pour la faire refroidir, et je vais chercher un tissu propre. Louh, sans doute inspiré par mes gestes, a lui aussi changé ses chausses et reste pied nu. Je lui jette un regard rapide, le ventre noué par la vulnérabilité qu'il affiche, sans doute à son insu. Je vais étendre nos vêtements le temps que ma préparation refroidisse puis, à mon retour dans la cuisine, je trempe le linge propre dans le bol et je m'approche de Louh. Il s'est levé sans que j'ai à le lui demander et très délicatement, je m'occupe de ses plaies. Si certaines sont déjà en voie de cicatrisation, d'autres ne sont pas jolies à voir, gonflés et rouges. J'aimerais tellement avoir l'avis de Philipia, à ce sujet ! Mais je doute qu'il accepte d'aller la voir pour si peu.

 

À mesure que j'applique la préparation, je dépose de tendres baisers sur ses épaules nues et sur sa nuque. C'est une bonne idée qu'il a eue, d'attacher ses cheveux. Lorsque je nettoie la dernière lacération, je dépose le linge dans le bol et m'apprête à m'éloigner pour surveiller le repas. Mais Louh m'attrape doucement par le bras et m'attire contre son torse. Et avant que j'ai eu le temps de réaliser ce qu'il m'arrive, je me retrouve plaqué contre lui, serré par ses bras puissants, son visage enfoui dans mon cou. Je savoure ce contact pendant de longues minutes, appréciant la chaleur de son corps contre le mien, son odeur virile et la douceur de sa peau. Je noue mes mains sur son derrière, seul endroit où je peux l'enlacer sans craindre de le blesser et je dois avouer que, pour le coup, l'état de son dos m'arrange. Mais je ne pense pas à batifoler, pas alors que je le sens si tendu contre moi et que je le devine si ému. Pour le réconforter, je laisse finalement échapper :

 

- Je suis sûr que la guérisseuse est très douée.

- Oui, elle l'est. Mais elle n'est pas faiseuse de miracles.

 

Le silence retombe dans la cuisine chichement éclairée, alors que je réalise la portée de ses paroles : il faudrait effectivement que la guérisseuse fasse dans les miracles plutôt que dans les onguents, pour espérer sauver la vieille Berthe. Sauf que les miracles, il n'y a que le Très-Haut qui sache en faire, et même oser penser qu'une simple femme pourrait en réaliser s'approche du blasphème. Poursuivant ces pensées, je murmure :

 

- Les villageois vont demander au curé de faire une messe pour Berthe.

- C'est gentil de leur part.

 

Il ne dit rien de plus, mais j'entends quand même la suite de ses réflexions : si seulement elle survit jusqu'à la messe, ça sera peut-être utile. Je suis d'avis qu'elle a plus besoin d'extrême onction que de messes, mais ça, bien sûr, je me garde bien de le dire à voix haute. Finalement, pour couper court à ces réflexions malsaines, je lève légèrement la tête et embrasse délicatement son menton. Il esquisse un sourire, baisse la tête et m'offre un baiser d'une intensité incroyable. Je me colle plus encore contre lui, si c'était possible, et je me surprends à me frotter légèrement contre lui. Il interrompt son baiser, les sourcils froncés, et je me fais honte, soudain, à me comporter comme un animal en rut. Mais il me détrompe vite en déclarant :

 

- Ça sent le brûlé.

 

Je m'écarte d'un bond, toute honte envolée, et me précipite vers la marmite fumante. Je la retire avec précaution, manquant tout de même de me cuire la main au passage, et lui jette un regard penaud. Il me fait un vrai sourire, cette fois, comme si ce potage brûlé pouvait faire oublier le drame de la journée. Et d'une voix douce et amusée, il me dit :

 

- Tu sais où sont les réserves. Prends ce qui te fait envie pour qu'on puisse grignoter quelque chose.

 

J'opine du chef, gêné d'être encore la cause d'un désastre culinaire, et je m'empare de la lanterne pour me rendre dans le garde-manger. Je me sens mal à l'aise, soudain, réalisant qu'avec la vieille Berthe aux portes de la mort, toutes ces provisions risquent d'être rationnées, le temps qu'il retrouve quelqu'un pour lui vendre sa viande. Après tout, même si elle s'en sort, est-ce qu'elle pourra encore aller au marché ? S'occuper des provisions de Louh ? Ne sera-t-elle pas handicapée à vie ?

Alors je pose des regards timides sur les victuailles face à moi, n'osant rien prendre de peur qu'il se retrouve à manquer, plus tard, quand je ne serais plus là. Mon cœur se serre quand je réalise que, quoiqu'il arrive par la suite, dans trois jours, il se sera encore plus seul qu'avant. Et qu'après mon intrusion dans son intimité pendant plusieurs jours, son antre va sans doute lui paraître bien vide.

Une main se pose sur mon épaule et je sursaute, me retournant d'un bond. Louh me sourit tendrement et me demande :

 

- Eh bien, qu'est-ce qu'il se passe ? Tu hésites ?

- Non, je... Euh...

- Tu n'oses pas ?

 

Incapable de prononcer un mot, je me contente de hocher la tête, les yeux rivés vers le sol. Il m'ébouriffe les cheveux, faisant cliqueter mes perles, et s'avance dans la grotte. Et comme si de rien n'était, il demande :

 

- Jambon ou saucisson ? Fromage ?

- Comme tu veux.

- Ne t'en fais pas, Yoshka, j'ai largement de quoi tenir plusieurs semaines. Allez, prends ce qui te fait plaisir.

 

Je m'avance dans la pièce, fouillant du regard son contenu, avant de me décider pour une demi-tome de fromage. Je repère également le plus petit saucisson suspendu au plafond, mais Louh m'arrête d'un claquement de langue et s'empare d'un énorme jambon cru fumé. Il prend encore des noix avant de repartir vers la cuisine, et je le suis, comme d'habitude.

Installés à la table, grignotant l'excellent jambon, nous commençons le repas dans un silence religieux. Puis Louh, dans un sourire, déclare :

 

- Les cochons auront encore un repas de fête demain.

- Désolé. Je ne pensais pas que mon attention serait détournée de la sorte.

- Ce n'est rien. C'est le jour où tu réussiras à faire à manger que je m'inquiéterais.

 

J'ouvre la bouche, prêt à rétorquer une réplique cinglante, quand je réalise son air amusé. Si me taquiner lui permet d'oublier le sort de la vieille Berthe, alors tant mieux, je ne m'en plaindrais pas. Mais il semble suivre le même cours de pensées que moi, car il murmure :

 

- Merci pour tout à l'heure.

- Pour tout à l'heure ?

- Tu nous as aidé à sortir Berthe de là.

- Je n'ai fait que porter quelques blocs de torchis, c'est pas grand-chose.

- Si, tu as prêté main-forte à des villageois qui ont vous ont accusé, toi et les tiens, des pires maux et qui vous ont réservé un accueil glacial.

- Dans ce genre de situation, on oublie les quelques différends qu'il peut y avoir. Quand une vie est en jeu, les querelles stupides n'ont aucune valeur.

- Peut-être. Mais j'ai apprécié ton geste alors merci.

 

Je sens bien qu'il a besoin d'avoir le dernier mot, alors je finis par incliner la tête dans un cliquetis de perles, pour lui montrer que j'accepte son merci. Puis, alors que nous nous attaquons à la tome, je laisse affleurer la surprise que j'ai ressentie plus tôt :

 

- Je ne m'attendais pas à ce qu'ils m'acceptent dans la chaîne. Ils sont persuadés que j'ai enlevé Mélisende et là, ils m'ont juste ignoré.

- Ils avaient d'autres choses à penser, tu sais. Et puis, je pense qu'ils commencent à douter de ta culpabilité.

- Vraiment ?

- Ben oui, depuis le temps que tu es entre mes griffes, tu aurais déjà dû avouer. Si tu ne l'as pas fait, et que tu es en un seul morceau, c'est qu'il y a quelque chose d'autre.

- Ce soir, dans les chaumières, la vieille Berthe et moi nous disputons l'objet des conversations, non ?

- Ça ne fait aucun doute. Et je pense même qu'ils parlent plus de toi que d'elle. À son sujet, malheureusement, il n'y a pas grand-chose à dire. Alors que pour toi, il y a mille suppositions à faire. Voire même plus.

Je souris de toutes mes dents, amusé par les ragots des villageois, et plus encore par l'air amusé de Louh. Après son silence de tout à l'heure, l'entendre parler et plaisanter de la sorte est un véritable plaisir.

- Je n'en doute pas. Il n'y a qu'à voir, autour de la maison de la vieille Berthe, comme ils comméraient...

- Vraiment ?

 

Louh semble soudain très intéressé et il me demande de lui raconter ce que j'ai entendu. Je m'exécute de bonne grâce, lui répétant aussi fidèlement que possible leurs propos. Après tout, ils n'ont pas critiqué le Seigneur de Louh, ni même dit du mal de quiconque : je ne leur attirerais aucun ennui.

Quand j'ai terminé de raconter, je prends une longue gorgée de vin coupé à l'eau, et nous passons aux noix, accompagnées d'une tranche de pain. Louh s'est replongé dans son mutisme, comme si je lui avais donné beaucoup à réfléchir. J'imagine bien qu'il peut rarement assister à ce genre de scène, sa présence étant immédiatement repérée et les conversations s'interrompant aussitôt.

 

- J'ai bien fait attention d'avoir l'air le plus inoffensif possible. Et j'ai gardé les mains dans mes poches, pour qu'ils voient bien que je ne prenais rien. Mais si par malheur quelque chose a disparu …

- Rien n'a disparu. J'étais là aussi pour veiller à ça, et je peux t'assurer que personne n'a rien emmené des décombres.

 

Je souris de soulagement. Avec la certitude de Louh, je sais que je ne risque rien. Je fais lentement tourner mon gobelet entre mes doigts, cherchant le meilleur moyen d'amener la question qui me turlupine. Finalement, je me lance avec un :

 

- Tu vas en parler à ton Sieur ?

 

Il me jette un regard noir, mise en garde contre ce terrain dangereux sur lequel je m'aventure. Mais il hoche doucement la tête et répond :

 

- Oui, je vais lui en parler. Je l'informe des accidents, des blessés et des morts dans son fief.

- Et que va-t-il faire ?

- Rien. Que pourrait-il faire ?

- Je ne sais pas. Tu crois qu'il nous accordera un délai supplémentaire ?

- Non.

 

Cette fois, je le sens clairement tendu. Je ne voudrais surtout pas qu'il croit que je considère ce sauvetage comme du temps perdu pour notre enquête, parce qu'il y a une vie en jeu. Mais à vrai dire, la mienne l'est aussi et, pour être tout à fait honnête, elle m'importe plus que celle de la vieille Berthe.

 

- Et pour ta gouverne, non, je ne suis pas un bestiau.

 

Sur ces paroles, il se lève, débarrasse ses couverts et disparaît dans son antre, me laissant coi.