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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 19:21:32

Âprefond, chapitre 23

 

 

Pour ce chapitre, je vous propose cette chanson : Csóré Béla Lassan, Lassan

 

 

 

 

Je reste un long moment seul, devant les reliefs du repas, la gorge nouée. Moi, le conteur supposément habile de la parole, je l'ai blessé avec une comparaison malvenue. Je cherche alors les mots qui pourraient l'apaiser, lui faire comprendre que je ne le considère pas comme un animal, tant s'en faut. Je pince les lèvres, secouant la tête dans un cliquetis de perles, réalisant qu'il a dû me voir venir avec mes gros sabots, pensant que j'allais remettre cette histoire de H sur le tapis, après avoir abordé le sujet de son Sieur. Alors que j'étais loin de songer à ça. Honnêtement. Je ne pensais qu'à l'éventuel sursis qu'on aurait pu glaner après le sauvetage de la vieille Berthe.

 

Finalement, je me lève lentement, hébété par sa réaction, débarrasse la table, rajoute une bûche dans l'âtre. Je traîne, l'esprit en ébullition, essayant de gagner du temps pour que, lorsque je le rejoindrai, il m'accepte auprès de lui. L'ai-je blessé au point qu'il me refuse sa couche, ce soir, et que je doive dormir sur la paillasse près du feu ?

Je l'entends fermer une porte, puis se rendre, je suppose, dans la chambre. Je m'empare de la lanterne, me demandant encore une fois comment il fait pour se déplacer dans une telle obscurité, avant de me rendre dans la salle d'eau. L'odeur de savon imprègne encore l'air humide de la pièce et j'esquisse un pâle sourire. Je me prépare pour la nuit, prenant mon temps, retardant le moment de la rencontre.

 

Mais je ne peux pas me cacher indéfiniment alors je prends mon courage à deux mains et je le rejoins dans la chambre, poussant timidement la porte. Il est assis sur le lit, nu comme au jour de sa naissance, et une bougie l'éclaire de ses lueurs chaleureuses. Je n'ose pas m'aventurer plus loin que le seuil de la porte et il me dévisage, sourcils levés, sans prononcer un mot. Je fais un pas de plus et il s'installe dans le lit, toujours assis, en me laissant une place. Je m'enhardis un peu plus et avance jusqu'à déposer la lanterne sur la chaise près du lit et de la souffler. Il ne bronche pas. Je retire lentement mes bottes, sans qu'il réagisse, et je comprends alors qu'il m'accepte dans son lit pour la nuit. J'esquisse un sourire, qu'il me rend à peine. Je me dépêche alors d'enlever tous les vêtements, avant qu'il ne change d'avis, et je me glisse à ses côtés et je rabats l'édredon sur nous.

 

Je tripote machinalement le tissu, ne sachant comment dissiper cette tension. Je ne peux pas prétendre que je ne tiens pas à aborder ce sujet, parce que ça serait un mensonge. Lui assurer que je n'avais pas l'intention de le faire dans l'immédiat me semble un peu mesquin, comme insister sur un point de détail qui, finalement, ne change rien. Et lui promettre que je ne le considère pas comme un bestiau me semble tout simplement stupide. C'est lui qui rompt le silence, en parlant d'une voix posée et calme :

 

- Je serais mort sans lui, Yoshka. Il m'a offert cette vie en échange d'un serment de loyauté. Ma vie est dédiée à le servir et ce H n'est qu'un étendard. Je suis fier de montrer à tous que je le sers et il ne peut y avoir aucun malentendu quand je parle aux villageois : ils savent qui je suis d'un coup d'œil.

 

Je baisse la tête, serrant les dents et me pinçant les lèvres pour ne pas réitérer mes protestations : ce n'était pas la peine de graver une lettre sur sa chair pour montrer cette relation. Je suis convaincu que le seigneur a préféré cette solution à l'écusson tout simplement parce qu'un écusson peut s'enlever. Mais c'est un sujet sensible pour Louh et je ne veux pas qu'il se fâche à nouveau. Et je ne veux pas le mettre mal à l'aise. Alors j'inspire profondément, pour m'assurer que ma voix ne tremblera pas, et je laisse échapper :

 

- Tu as dû souffrir.

- Ça fait mal, oui.

 

Je devine à sa légère hésitation et au ton de sa voix qu'il minimise la douleur, et à vrai dire, mon imagination me suffit amplement. J'ai déjà vu des animaux se faire marquer et j'en ai eu la nausée des jours durant. Je n'ai pas besoin de forcer sur ma mémoire pour me souvenir de l'odeur de la chair qui grésille et de l'animal qui se débat. Je frissonne dans la tiédeur du lit, et je demande d'une voix étranglée :

 

- C'était il y a longtemps ?

- Il y a quelques années.

 

Il se tait un moment et je l'imite, incapable de déterminer si je dois continuer cet interrogatoire douloureux ou changer de sujet. Il doit cependant penser que je vais lui poser encore plus de questions, car il murmure :

 

- Mon apprentissage était quasiment terminé, je devais avoir une quinzaine d'années, peut-être un peu plus. Je savais lire, écrire, compter. Je savais suffisamment me battre pour affronter des villageois en colère et je lui avais prêté allégeance. Alors, avant qu'il ne m'envoie en service, il a fait poser cette marque. C'est Marie qui s'est occupée de moi après. Elle me préparait des soupes et soignait la cicatrice.

 

Je reste silencieux, comprenant mieux l'affection qu'il portait à la cuisinière, réalisant qu'une marque de cette taille, sur le visage, a dû être terrible à supporter et à soigner. À l'entendre, c'était juste un passage obligatoire pour pouvoir servir son sieur, une formalité difficile mais indispensable.

 

Une partie de moi se révolte contre cette vision des choses. Ce n'est ni une formalité, ni normal de défigurer de la sorte un homme, juste pour montrer qu'il sert un seigneur. Et ça me met hors de moi de voir que Louh considère ça comme étant normal. Mais je ne veux pas relancer la discussion ce soir. Je ne veux pas que nous nous querellions encore à cause de cet homme que je déteste de plus en plus, quoiqu'en dise Louh.

 

Il s'est allongé sur le flanc de manière à me regarder, même si ses yeux sont rivés sur un point du drap. Il est installé à ma droite, alors je n'ai qu'à me pencher pour déposer un doux baiser sur la chair rugueuse de sa marque. Il tressaille mais ne me repousse pas, alors je persiste et parcours lentement sa joue mutilée de baisers, comme si je pouvais effacer tout ce qu'il a subi.

 

Je me rapproche de lui, me collant contre son corps nu et brûlant, et bientôt, mes baisers couvrent l'ensemble de son visage puis son cou. Il soupire doucement de plaisir, laissant sa main libre caresser mon dos. Il bascule soudain sur moi, me faisant reprendre ma position initiale sur le dos. Et il souffle la chandelle.

 

L'obscurité se fait totale, soudain, et je suis incapable de discerner quoique ce soit. La peur commence à me serrer la gorge et je suis sur le point de le supplier de rallumer la chandelle quand il m'embrasse juste sous l'oreille. Ses mains caressent mes flancs et je réalise enfin que son corps fin et puissant est sur moi, qu'il me recouvre complètement. Ses jambes se nouent aux miennes, son bassin ondule contre le mien et je me détends. Je devrais me sentir oppressé par cette omniprésence, par ce corps qui pèse sur le mien, mais je me sens en sécurité, comme s'il était devenu un bouclier qui arrêterait tout danger. Un bouclier qui me fait un bien fou, attisant mon désir et déclenchant des ondes de plaisir sur tout mon corps.

 

Je regrette de ne pas pouvoir contempler son visage envahi de plaisir et ses yeux voilés. Mais dans l'obscurité, alors que ma vue devient inutile, j'ai l'impression de ressentir encore plus intensément ses caresses et ses baisers. Je gémis doucement, bouleversé par ces sensations inconnues, bercé par son souffle de plus en plus rapide.

 

Il est doux, cette fois, quand il écarte mes jambes pour s'y glisser, et il est attentif à mes limites. Et il a reproduit le geste que j'avais fait, la première fois, pour faciliter l'introduction, car je ne ressens qu'une fugace douleur quand il me pénètre. Et il prend garde, toujours, à ne pas me blesser et à s'aventurer lentement dans mon intimité.

 

Toute ma lucidité s'envole quand il attrape mes lèvres et les embrasse sauvagement, tout en faisant de délicieux va-et-viens en moi. Je me sens comblé, encore plus pleinement entouré de lui et je perds toute raison. Je gémis, j'ondule sous lui, tout mon corps n'est plus que divines sensations, qui m'emportent dans un tourbillon de plus en plus intense. Lorsque la jouissance nous emporte tous les deux, après de longues minutes de plénitude, nous nous écroulons sur le matelas, à bout de souffle et épuisés.

 

 

 

 

 

Je me réveille avec la certitude inexpliquée mais inébranlable qu'un arbre s'est abattu sur l'antre de Louh et que je suis coincé sous les gravats. Un poids immense m'empêche de me débattre et je manque d'air. La chaleur est infernale et je transpire comme un bœuf. La panique enfle encore quand je réalise que ma bouche est obstruée par un élément que je n'arrive pas à identifier. La panique me gagne, soudaine et puissante.

 

Un grondement résonne dans mes oreilles et je reprends pied dans la réalité. Louh s'est endormi sur moi, lové entre mes jambes, la tête nichée sur mon épaule gauche. Encore haletant, je dégage une poignée de ses cheveux de ma bouche. Il grogne encore, dans un demi-sommeil, visiblement dérangé par mes mouvements. De ma main libre, grâce à la faible luminosité qui nous parvient de la porte restée ouverte, je l'observe dormir un moment. Abandonné au sommeil, il ne porte pas son masque et je lis sur son visage un bonheur simple mais qui semble le combler. Incapable de résister, je passe une main douce sur ses cheveux, pour les remettre en ordre, puis sur sa nuque.

 

Il semble enfin se rendre compte de sa position, car il se décale en marmonnant un mot incompréhensible, que je traduis par un « désolé ». Mais il ne se décale pas bien loin, se blottissant aussitôt contre mon flanc, la tête cachée sous mon aisselle. Je peux à nouveau respirer normalement et j'esquisse un sourire. Après ce réveil, je n'ai plus du tout sommeil, et j'apprécie bien trop cette proximité pour la gâcher en me rendormant.

 

Quoiqu'il arrive dans les jours qui viennent, c'est l'avant-dernier matin où je peux me réveiller à ses côtés. Alors je me tourne sur le côté pour pouvoir l'observer et je reste de longues minutes immobile, simplement à profiter du moment présent.

Il émerge bien trop tôt, en embrassant doucement mon torse, et je souris un peu bêtement. Des réveils comme ça, j'aimerais en avoir toute ma vie. Dans la tiédeur du lit, nos corps se cherchent, se frôlent, se caressent sans qu'un seul mot ne soit échangé. Comme pour prolonger le bien-être de cette nuit de repos, sans que ce soit réfléchi, nos corps nous mènent jusqu'à la jouissance. Et nous restons encore de longues minutes lovés das les bras l'un de l'autre, à reprendre doucement notre souffle.

 

Ma vessie finit par me convaincre de sortir de cette douce torpeur et je me rends dans la salle d'eau, frissonnant dans la fraîcheur de la pièce. Lorsque je regagne la cuisine, Louh est déjà levé et ravive les braises. Nous nous activons en silence et je prépare la table le temps que Louh passe dans la salle d'eau. Puis, alors que nous nous retrouvons devant le petit-déjeuner, je demande :

 

- Qu'est ce que tu as prévu pour aujourd'hui ?

- Je ne sais pas.

 

Je fronce les sourcils, essayant de comprendre ce qu'il entend par là, l'esprit encore embrumé par le sommeil et le plaisir. Je prends une longue gorgée d'eau, perplexe, et il finit par expliquer plus en détails :

 

- Je ne sais plus quoi faire pour retrouver Mélisende. Elle semble s'être évaporée dans la nature. Elle a disparu de nuit, alors qu'elle était dans le lit de ses frères et sœurs. J'imagine mal son ravisseur entrer dans leur maison, l'arracher de force du lit, et fuir le village sans que personne ne s'en aperçoive. D'autant que ce ravisseur connaîtrait parfaitement les villageois et saurait où la trouver, et je ne vois aucun villageois capable de faire ça.

- Bah, tu sais, les personnes mauvaises n'ont pas toujours une inscription sur le front pour le signaler à tout le monde.

Mon regard se porte machinalement sur son H et je me mords les lèvres, regrettant immédiatement mes paroles qui pourraient largement faire penser à Louh. Mais il ne relève pas et poursuit :

- Bien sûr. Mais quand même, je les côtoie depuis toujours. Je connais ceux qui ont un sens moral plus bancal que les autres.

- De toute façon, je suis d'accord avec toi, c'est très improbable que quelqu'un l'ait enlevée chez elle. Donc ça ne nous laisse que la possibilité qu'elle soit sortie d'elle-même.

- Mais en plein milieu de la nuit, elle ne l'aurait pas fait sans une bonne raison.

- Donc quelqu'un l'a incité à sortir de chez elle.

- Les braves gens dorment à cette heure. Il n'y avait pas d'autres étrangers que vous dans le fief, et personne ne semble avoir disparu du château. Ni du village, d'ailleurs.

- Elle aurait pu rencontrer quelqu'un d'un autre fief et aller le rejoindre.

- C'est une possibilité, oui, même si ça me semble étrange.

- Les fiefs voisins sauraient peut-être si elle est chez eux. Je veux dire, si je voulais disparaître pour mener la vie que je souhaite, je ne resterais pas sur place. Elle doit bien se douter que tu vas la chercher ici.

- Mais ça prendrait bien trop de temps d'aller dans tous les fiefs voisins et de leur demander s'ils l'ont vu.

Il ne rajoute pas que nous manquons de temps et je l'en remercie intérieurement. La situation m'angoisse suffisamment, sans compter que son aveu d'impuissance n'arrange rien. Essayant de rester calme pour garder les idées claires, je lui demande :

- Il n'y a personne qui surveille les frontières des fiefs ?

- Non, nous sommes en temps de paix et tout le monde peut circuler librement.

- Donc tu n'as aucun moyen de savoir si elle a quitté le fief ou non ?

- J'ai demandé aux hameaux les plus proches des sorties du fief, mais ils n'ont vu personne. Un témoin est le seul moyen de savoir.

- Si je comprends bien, tu ne peux pas être sûr qu'elle est encore ici, ou qu'elle a quitté le fief ?

- Exactement. Et de toute façon, c'est bien trop vaste pour que je puisse tout fouiller. C'est pour ça que je cherche qui aurait pu l'inciter à partir ou qui aurait pu la vouloir.

- Et tu es à court d'idées.

- Oui. Cela dit, tu avais raison hier. Savoir qui a des dettes peut s'avérer utile. Et j'aimerais aussi connaître les registres des taxes : ça me permettra de connaître les villageois les plus fortunés.

- Parce que l'un d'entre eux aurait pu payer un proche de Mélisende pour l'attirer hors de chez elle en pleine nuit.

- Oui.

- Mais pourquoi ce proche, en apprenant la disparition, n'aurait rien dit ?

- Je ne sais pas. Il est peut-être payé pour se taire. Ou peut-être qu'on l'a convaincu que ce départ était ce qu'il y a de mieux pour elle.

 

Je le dévisage, l'estomac plein, peinant à comprendre ses dernières paroles. Il hausse les épaules et, face à mon incompréhension, m'explique :

 

- Admettons qu'une personne mal-intentionnée veuille faire sortir Mélisende de chez elle. Pour ça, il lui faut un proche pour l'attirer dehors et pour le convaincre de ne pas aller causer ensuite. Il pourrait lui faire comprendre que Mélisende ne sera pas heureuse en restant au village, couturière et mariée à un homme qu'elle n'aime pas. Et que, de ce fait, la faire fuir cet environnement est ce qui pourrait lui arriver de meilleur.

- Mais pourquoi le payer, dans ce cas ? Si on m'annonce que Gabor s'est marié à une villageoise et qu'il n'est pas heureux, je n'aurais aucun besoin d'écus sonnants et trébuchants pour voler à son secours.

- Bon sang, je ne sais pas, Yoshka, je ne sais pas !

 

Il se lève brusquement et fait les cent pas dans la cuisine, fourrageant dans ses cheveux. Je l'observe, muet, incapable de l'aider plus. À supposer que je l'ai un peu aidé. Je termine mon bol d'infusion avant de commencer à débarrasser la table, l'esprit en ébullition. Puis, d'une voix douce, je murmure :

 

- Et si on partait du principe qu'elle est partie de son plein gré, sans parler d'une quelconque incitation. Ça nous laisse quelles hypothèses ?

- Un rendez-vous galant. Avec Anselin, a priori.

- Personne d'autre ?

- Pas à ma connaissance. Je pense que leur amour l'un pour l'autre est sincère et je doute qu'il y ait un autre homme dans l'affaire. Mais on ne peut pas complètement l'exclure.

- Quoi d'autre ?

- On pourrait supposer qu'elle a rencontré un autre homme et qu'elle ait voulu partir avec lui, mais ça semble peu probable : nous n'avons pas eu d'autres étrangers à part vous, et personne au château ne semble avoir manifesté le moindre intérêt pour elle. Yoshka, tu me fais me répéter, ça n'avance en rien.

Je passe outre son mouvement de colère, et demande, avec un petit sourire :

- Et si son père lui avait trouvé un mari ?

 

Il s'immobilise, me fixe longuement du regard, et sourit à son tour en répondant :

 

- Ce serait possible, oui. Mais dans ce cas, il nous en aurait parlé, je suppose. Il aurait forcément fait le rapprochement entre l'annonce du futur mari et la disparition de sa fille.

- Et s'il ne lui avait pas dit ? S'il avait conclu un accord et, en trouvant une lettre ou en entendant des ragots, elle ait été au courant sans qu'il en souffle un mot ?

Il se frotte la nuque, pensif, avant d'acquiescer lentement. Et d'une voix de basse, il murmure :

- On ira lui demander. Et on interrogera à nouveau Anselin, il nous a peut-être caché quelque chose. Et ça sera l'occasion de prendre des nouvelles de la vieille Berthe.

 

J'opine doucement, résistant à l'envie furieuse de lui rappeler que je risque la torture et que l'état de santé de la vieille Berthe ne me préoccupe pas spécialement. Mais effectivement, une visite au village s'impose, et nous pouvons bien passer un peu de temps auprès de la vieille femme. Mon regard se perd sur Louh, sur cet air désemparé qu'il n'ose afficher qu'en ma présence, et mon ventre se noue. Pourquoi diable n'ai-je pas le droit de connaître une telle relation dans des circonstances plus sereines ? Pourquoi faut-il que ces instants merveilleux que je passe en sa présence doivent être souillés par l'urgence et par la peur ? J'ignore ce que lit Louh sur mon visage, mais il s'approche vivement de moi et m'embrasse sauvagement, sans douceur ni tendresse, comme mû par un besoin irrépressible. La surprise passée, je réponds à son baiser avec autant de ferveur, désireux d'oublier l'espace de quelques instants ce qui nous attend.

 

Nous nous séparons après quelques minutes, nullement rassasiés l'un de l'autre mais terriblement conscients que le temps nous est compté. Après avoir sommairement rangé la cuisine, nous nous mettons en route, sous un doux soleil. La forêt sent encore l'humidité et la chaleur est plus que raisonnable, ce qui rend cette marche plutôt agréable. Mais je ne peux m'empêcher de penser que l'isolement de Louh joue en notre défaveur : ces allers-retours nous font perdre un temps fou. Les paysans sont dans leurs champs, vacant à leurs occupations comme si l'une d'entre eux n'était pas entre la vie et la mort. Puis je réalise que, pour eux aussi, la course du temps est implacable : ils doivent semer, entretenir et récolter de quoi survivre à l'hiver et ils doivent s'adapter au temps. Difficile, s'il pleut des cordes, d'aller labourer les champs. Louh cherche du regard Anselin, mais le jeune homme n'est visiblement pas aux champs aujourd'hui. Louh ne fait pas de commentaire et poursuit sa route en direction du village, sous le regard brûlant des paysans qui ne font pourtant pas un geste pour le saluer.

Le village bruisse de ses activités quotidiennes lorsque nous y parvenons. Le marché bat son plein et les femmes se rendent en papotant à la rivière, d'énormes bacs de linge dans les bras. Louh se rend chez la famille de Mélisende, et je découvre, intrigué, ce qui fut le quotidien de celle que nous cherchons avec tant de peine. À vrai dire, je ne découvre pas grand-chose de passionnant : la modeste maison est vide de ses occupants et elle ressemble terriblement aux autres du village. Un feu couve dans l'âtre, tandis que deux grands lits remplissent quasiment l'ensemble de la pièce. Quelques ustensiles, des cordes tirées le long des murs pour y ranger les vêtements, un coffre qui doit également servir de siège, tous ces éléments viennent compléter le triste tableau. Au fond, une porte donne sans doute sur le cellier, mais nous ne poussons pas la curiosité jusque-là.

 

Louh, après avoir appelé, quitte la demeure sans faire de commentaires. Heureusement, car l'une des voisines est sur le seuil de sa porte et nous observe, curieuse. Louh lui demande si elle sait où se trouve le père de Mélisende et, bien évidemment, elle sait. Elle nous indique avec force commentaires qu'il est dans le potager. Et oublieuse de sa crainte envers Louh, elle nous regarde partir, réfléchissant sans doute à ce qu'elle racontera aux autres dès que nous serons suffisamment éloignés.

Nous nous retrouvons ensuite au marché et je suppose que Louh a fait un détour volontairement : je vois mal le potager en plein centre du village, juste à côté de la grande place. Effectivement, il s'arrête devant un étal bringuebalant,

C'est une femme d'âge mûr, aux cheveux parsemés de fils argentés, qui s'en occupe. Sa longue robe couleur pastel a connu des jours meilleurs et son visage est marqué par la fatigue et l'inquiétude. Dès qu'elle aperçoit Louh, elle se focalise sur lui et, sans même le saluer, lui demande :

 

- Vous l'avez retrouvée ?

- Non, pas encore.

 

Le visage de Louh est vierge de toute expression, tout comme sa voix, mais je sais qu'il aurait aimé lui annoncer une bonne nouvelle. La femme semble extrêmement déçue, même si elle affirme :

 

- Ce n'est guère étonnant.

 

Elle ne prononce rien de plus, et j'ignore si c'est parce qu'elle estime que Louh n'est pas capable de mener à bien cette mission ou parce qu'elle a déjà perdu espoir. Louh ne bronche pas et je me demande qui elle est, pour parler de la sorte sans crainte. Elle reporte son regard fatigué sur moi et je sens qu'elle aimerait en savoir plus sur moi, sur les raisons de ma présence. Mais Louh reprend la parole, me permettant enfin de comprendre qui elle est :

 

- Votre mari lui a trouvé un époux ?

 

Elle sursaute, jette des regards autour d'elle et répond dans un souffle :

 

- Non, pas encore. Et maintenant …

 

J'opine doucement, même si je ne suis pas son interlocuteur. Bien sûr que tant que Mélisende sera portée disparue, il serait absurde de poursuivre la quête d'un mari. Mais alors même que cette pensée m'effleure, une nouvelle question jaillit dans mon esprit : Mélisende a au moins une sœur. Pourquoi vouloir la marier elle et pas sa sœur ? Est-ce que cette décision a un lien avec la disparition ? Louh, encore une fois, ne bronche pas et se contente de grogner un son qui pourrait passer pour un assentiment. Puis, comme s'il nevenait pas de l'interroger, il sort de sa bourse quelques pièces de monnaie et achète trois tourtes à la viande.

 

Et après l'avoir saluée, il s'éloigne à grands pas, jetant des regards perçants sur les différents étals et leurs marchandises. Je me retrouve encore à trottiner à ses côtés, l'esprit rempli de questions, lui demeurant muet et inexpressif. Et j'enrage de voir la différence entre le Louh de ce matin, alangui tout contre moi, vulnérable comme jamais, et le monstre inébranlable actuel. J'ai l'impression de passer mes journées et mes nuits avec deux hommes différents et je deviendrais fou si ça devait se prolonger indéfiniment.

 

Louh se rend alors sur la place l'église et, sans un regard pour l'édifice saint, frappe à l'une des portes. C'est la guérisseuse qui lui ouvre, son visage sévère s'adoucissant à peine en reconnaissant son visiteur. Elle le laisse rentrer, sans doute bien consciente qu'elle n'a, de toute façon, pas vraiment le choix.

La pièce est plus grande que chez Mélisende et le sol est pavé. Une pièce attenante, dont la porte est ouverte, laisse deviner la présence d'un lit et donc d'une chambre. J'imagine que cette femme est bien plus aisée que la plupart des villageois, même si j'ignore tout de l'origine de cette richesse. Louh, tout en s'approchant de la chambre, demande à voix basse :

 

- Comment va-t-elle ?

 

Il reste sur le seuil de la porte, et la guérisseuse, tout en me jetant un regard sévère, lui répond sur le même ton :

 

- Ce n'est pas fameux. J'ai fait tout ce que j'ai pu. Elle est maintenant entre les mains de Dieu.

 

Je frissonne en entendant cette phrase. Resté piqué au milieu de la pièce principale, je vois les épaules de Louh se raidir, signe qu'il a parfaitement compris ce que ça signifie : la survie de cette femme ne tient à la chance, ou à la bonne volonté de Dieu. D'une toute petite voix, masquant mal son émotion, il ajoute :

 

- Faites-moi prévenir si son état évolue.

- Bien entendu.

 

Après un dernier regard en direction de la chambre, où je suppose que la vieille Berthe est soignée, il dépose une tourte à la viande sur la table près de l'âtre. La guérisseuse grimace un sourire et bougonne un remerciement. Un bref hochement de tête à l'attention de la guérisseuse et Louh quitte les lieux. Nous traversons le village dans le sens inverse, et ce n'est que lorsque j'entends les bruits caractéristiques de la forge que j'ose prendre la parole.

 

- Tu veux quand même aller interroger le père de Mélisende ?

- Oui. La mère n'est pas au courant mais ça ne signifie pas grand-chose. Je préfère avoir confirmation auprès du père.

- Le potager est loin ?

- Non, nous y serons bientôt.

 

Je n'ose pas aborder le sujet de la vieille Berthe, il n'y a rien à en dire. Et je suppose que Louh, de toute façon, ne tient pas à aborder le sujet. Il marche à grandes enjambées, les tourtes à la viande dans une main, et quitte le village, avant d'emprunter un petit sentier. Je le suis, curieux de découvrir cet endroit que je n'avais jamais vu, caché comme il est derrière un bosquet.

La pente de la colline, au sommet de laquelle est niché le village, est aménagée en terrasses, recouvertes de potagers. Dans les hameaux, ou dans les villages de plus grande taille, les potagers sont installés tout près des maisons, souvent juste devant ou juste derrière. Mais à Âprefond, les gens ont dû suivre les reliefs.

 

Je suppose que chaque terrasse est entretenue et cultivée par une famille différente. De nombreuses femmes et enfants s'occupent d'arracher les mauvaises herbes, de griffer la terre après la pluie de la veille, de récolter les légumes déjà mûrs. Louh emprunte l'escalier de pierre jusqu'à rejoindre un homme corpulent, au visage halé, qui retourne une parcelle de terre avec une houe. Il jette un regard à Louh avant d'interrompre son travail. S'essuyant les mains sur ses chausses grises, il plante son regard émeraude dans les iris sombres de Louh. Et sans piper mot, il attend les nouvelles qu'on lui apporte. À voir son visage, il semble presque convaincu qu'elles seront mauvaises. Louh déclare aussitôt, sans doute conscient de l'expression du père :

 

- Nous ne l'avons pas encore retrouvée.

 

Il hoche la tête, sans oser s'indigner de la longueur de l'enquête. Je regarde autour de moi, avisant les femmes et les enfants qui nous observent sans se cacher ni faire semblant de travailler. Puis Louh reprend la parole et je reporte mon attention sur lui :

 

- Vous lui avez trouvé un mari ?

- Non, pas encore. Ça ne court pas les rue.

- Vous n'avez aucune négociation en cours ? Aucune piste ?

 

L'homme se gratte vigoureusement les cheveux et pousse un soupir :

 

- Non, rien de rien. J'ai juste vu un homme, à Rennes, qui a un neveu à marier. Mais c'était il y a quelques mois et je n'ai plus de nouvelles depuis.

- Vous en aviez parlé à Mélisende.

- C'était trop tôt. Je voulais rencontrer le neveu d'abord.

- Mais elle savait que vous lui cherchez un époux.

- Bien entendu. C'est pas le genre de choses qu'on peut cacher.

- Et elle en pensait quoi ?

 

L'homme se redresse encore plus et relève le menton. Dardant son regard dans celui de Louh, il marmonne :

 

- Elle en pensait rien du tout. Elle fera ce que je lui dirai de faire. Je vais pas lui demander son avis.

 

Louh acquiesce gravement, se gardant bien de faire le moindre commentaire. Ma question fuse avant même que j'ai eu le temps de réfléchir aux conséquences :

 

- Pourquoi chercher un mari pour elle et pas pour sa sœur ?

 

Le père me toise, pince les lèvres et renifle, mais ne s'abaisse pas à m'adresser la parole. Louh, d'une voix sèche et cassante, lui ordonne :

 

- Répondez.

- Parce que sa sœur part dans les ordres à l'automne.