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Titre du blog : Histoires yaoi
Auteur : histoiresyaoi
Date de création : 31-05-2013
 
posté le 30-08-2016 à 19:29:41

Âprefond, chapitre 24

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Tomas Klus - Sibyla

 

 

 

 

Il me jette un regard noir, comme s'il me reprochait de l'avoir obligé à fournir cette information. Avant que Louh ait eu le temps de rajouter quelque chose, l'homme se tourne vers moi et demande, mauvais :

 

- Et toi, pourquoi tu leur dis pas où tu caches ma fille ?

- Moi ? Mais je n'y suis pour rien !

- À d'autres ! Une engeance de ton genre, qui arrive juste quand elle se fait enlever. Ne raconte pas de sornettes !

 

Il s'empare de sa houe et la brandit en ma direction, soudain furieux. Louh, la main sur la garde de sa dague, s'avance d'un pas et souffle, glacial :

 

- Ne t'avise pas de le toucher. Il n'a rien à voir avec l'enlèvement.

- Alors pourquoi il est là ? Pourquoi il a pas débarrassé le plancher comme les autres ?

 

La lame métallique est brandie dans ma direction, à moins d'un mètre de moi, et je sens mon cœur s'emballer. La fureur de l'homme, teintée de désespoir, est bien visible et je sais qu'il est prêt au pire pour récupérer sa fille. Je lève les mains en l'air, pour lui montrer que je ne suis pas dangereux, et je tente de faire un pas en arrière. Mais les femmes et les enfants, auparavant occupés dans leurs potagers respectifs, se sont rapprochés et forment un cercle menaçant autour de nous. S'ils décident de nous attaquer, nous sommes foutus.

 

Je n'arrive pas à penser correctement et encore moins à plaider ma cause. La soudaineté de ses menaces, la lame qui s'agite sous mes yeux, la haine que je lis dans son regard me tétanisent. Louh conserve une voix dangereusement calme lorsqu'il ordonne :

 

- Fortunat, repose ton outil et calme-toi. Il sera parti d'ici deux jours et il n'a rien à voir avec l'enlèvement de ta fille. Lui ouvrir le ventre de ne la rendra pas.

 

Je ferme les yeux, pris de vertige. Je n'ai aucune peine à voir cette lame m'ouvrir le ventre et tous les détails sordides qui suivent, et je maudis Louh d'avoir été aussi précis dans ses paroles.

 

- Si c'est pas lui qui l'a, alors elle est où, ma fille ?

- Je suis à sa recherche, Fortunat, et je vais la trouver. Repose ta houe maintenant.

 

La voix de Louh est une sourde menace que seul un fou pourrait ignorer. Un fou ou un père désespéré. Une voix de femme retentit derrière moi, me faisant sursauter :

 

- Il a raison. Tu vas t'attirer des ennuis, Fortunat. Laisse-le donc retrouver ta gamine.

 

Fortunat finit par baisser son arme improvisée, se rendant à la logique collective. Mon cœur ne cesse de battre la chamade pour autant : encerclé, je me sens menacé malgré le comportement placide des villageois et la présence rassurante de Louh. Ce dernier jette un regard circulaire autour de lui, sa mine ses mauvais jours sur le visage, et les villageois s'éparpillent dans leurs potagers. Un silence pesant persiste, tandis que Fortunat triture le manche de sa houe, gêné. Pour couper court à la situation, Louh s'éloigne lentement sans dire un mot, la tête haute et le regard menaçant.

 

Je lui emboîte le pas, non sans observer les villageois qui nous surveillent en retour. Lorsque nous sommes suffisamment éloignés du potager et que nous marchons sur le chemin qui mène à la rivière, je me détends enfin et je murmure :

 

- Je suis désolé, j'aurais dû me taire.

- Non, ce n'est pas de ta faute. Et puis, je savais bien qu'à un moment ou à un autre, ils allaient s'en prendre à toi. J'aurais dû être plus prudent, désolé.

- J'ai vraiment cru qu'il allait m'ouvrir le ventre avec sa houe. Et tous les autres qui s'étaient rapprochés.

 

Je frissonne malgré la tiédeur de l'air ambiant et Louh m'adresse un sourire rassurant. Je me rends compte que j'ai besoin de parler pour oublier cet épisode malheureux et je poursuis :

 

- D'un certain côté, il m'a fait de la peine, le pauvre homme. D'accord, il a manqué de m'occire, mais il est surtout désespéré. Et pourtant, à l'entendre parler de ses filles, une qu'il veut marier, l'autre qu'il veut faire religieuse, on aurait pu croire qu'il les considère plus comme des pions que comme ses enfants.

- Il y a un peu de ça, oui. Mais à sa manière, il tient à elles et il veut leur offrir une meilleure vie. C'est un homme qui n'a jamais rechigné à la tâche et qui connaît la valeur des choses. Ses parents sont partis très tôt, à cause d'une période de famine assez désastreuse. Alors il veut les mettre à l'abri du besoin et ça peut se comprendre.

- Et il semble se soucier du mari qu'il va lui trouver. Il veut le rencontrer et ne semble pas vouloir la marier au premier venu.

- Mais il est malgré tout pris par le temps car il doit la marier avant qu'elle ne soit trop vieille.

 

Louh jette un regard au ciel sans nuages et à la position du soleil. Machinalement, je l'imite, tout en appréciant sa soudaine loquacité. Je me demande si lui aussi a besoin d'oublier ce moment, ou s'il a réellement eu peur pour moi, malgré son air calme et menaçant. Comme s'il devinait mes pensées, il m'annonce :

 

- On va aller dire un mot à Hugon avant de manger, et ensuite on ira au château.

- Hugon ?

- Oui, c'est un ami à Anselin. C'est étrange qu'il ne soit ni aux champs ni aux potagers. Il pourrait peut-être nous dire où il est.

- On est d'accord pour dire que l'hypothèse d'une fugue pour cause de mari indésiré tombe à l'eau, d'après ce que nous ont dit ses parents ?

- Oui, on est d'accord sur ce point.

- Alors tu penses à Anselin, maintenant ?

- Je ne sais pas. J'aimerais juste l'interroger, pour le moment, et voir s'il ne nous a rien caché.

- Et pour le château ?

- Je voudrais voir le notaire, pour les dettes et pour le registre des différents impôts. Et puis je dois annoncer à mon Sieur l'accident de la vielle Berthe.

 

Je me contente de hocher doucement la tête, acceptant ces explications sans rechigner. Et, d'une voix douce, je laisse échapper :

 

- J'aime bien quand tu me dis ce qu tu comptes faire, je me sens un peu moins inutile, à te suivre sans savoir où tu vas ni ce que tu fais.

- Excuse-moi, je n'ai pas l'habitude d'être accompagné. J'y ferai attention désormais.

- Merci Louh. Et merci pour tout à l'heure.

 

Il me jette un regard et je devine toute l'affection qu'il me porte. Mais il se contente de grogner en guise de réponse et détourne bien vite la tête.

 

 

 

 

 

Nous ne marchons pas longtemps avant de nous arrêter : un jeune homme est en train de nettoyer les fossés, faisant ainsi une de ses journées de corvée seigneuriale. Il se redresse en nous voyant, la joie d'y échapper se mêlant à l'inquiétude. Je reste un pas derrière Louh, gardant à l'œil son outil tout en l'observant. Il est sensiblement du même âge qu'Anselin et ses longs cheveux bruns sont retenus sur la nuque par un lien de cuir. Il a un nez un peu trop rond et des yeux globuleux, très sombres, qui enlaidissent son visage. Mais comme tous les autres jeunes paysans, il est solidement bâti, musclé sans une once de gras.

 

Il salue respectueusement Louh, avant d'essuyer la sueur qui lui coule sur le front. Lui aussi me jette un regard curieux, détaillant mes vêtements et s'attardant sur les perles de verre de mes cheveux. Je subis l'examen, gêné par ces yeux de grenouille. Mais Louh détourne rapidement son attention en lui demandant :

 

- Nous cherchons Anselin, tu l'as vu ?

- Non, pas vu depuis hier.

- Tu peux être plus précis ?

 

Hugon passe d'une jambe sur l'autre et se gratte la tête avant de déclarer :

 

- C'était en fin de matinée, avant qu'on aille manger. On a fait un bout de chemin ensemble et après, je l'ai plus vu. Il n'était même pas là quand on a donné un coup de main pour sortir la vieille Berthe de sa maison.

- Et ce matin, tu ne l'as pas vu ?

- Non.

- C'est habituel, qu'il disparaisse comme ça ?

- Ben pas vraiment, non. Il a du boulot dans les champs.

- De quoi vous avez parlé, hier à midi, en chemin ?

- On a parlé des travaux dans les champs. Et il m'a dit que vous étiez venu l'interroger.

- Qu'est-ce qu'il a dit, à ce sujet ?

- Ben que vous étiez venu lui poser des questions Mélisende et tout ça.

 

Louh fait claquer sa langue contre le palais et je refrène mon agacement. Je comprends parfaitement ce que Louh a voulu dire et je me demande si Hugon ne fait pas exprès de ne pas comprendre. Il jette un regard paniqué à Louh, bien conscient que sa réponse ne lui plaît pas mais incapable d'en offrir une plus satisfaisante. Alors Louh, patiemment, demande :

 

- Est-ce qu'il a râlé ?

- Non !

- Hugon. Dis-moi la vérité.

- Bon, il était pas très content. Enfin, il comprenait pas bien pourquoi vous lui posiez des questions alors que vous avez le tsigane.

 

Louh ne bronche pas et se garde bien de faire la moindre réflexion. Il poursuit ses questions, comme si de rien n'était, sans expliquer que je n'y suis pour rien :

 

- Est-ce qu'il avait l'air inquiet ?

- Ben oui. Il se demandait qu'est-ce que vous lui vouliez.

- Est-ce qu'il te parle de Mélisende ?

- Tout le temps. Il veut pas le dire, mais il l'aime vraiment.

- Et depuis sa disparition ?

- Ben il se fait du souci. Il attend qu'une chose, qu'on la retrouve.

- Est-ce que tu sais s'il la retrouvait, parfois, le soir ?

 

Il semble clairement gêné, Hugon, cette fois, et tripote le manche de son outil, les yeux rivés sur le sol. Le « non » qu'il murmure ne fait pas illusion et Louh répète la question d'une voix un peu plus sévère. Alors le paysan avoue du bout des lèvres :

 

- Ça leur arrive, oui. Mais le père de Mélisende a promis qu'il les lui couperait s'il continue à tourner autour de sa fille alors ils se voient en cachette.

- Et tu es au courant ?

 

Hugon marmonne un « oui » à peine audible mais Louh ne lui fait pas répéter, pas cette fois. Il garde le silence un moment, sans doute le temps d'arriver aux mêmes conclusions que moi : le jeune homme doit être complice de ces rendez-vous secrets, afin justement de les garder secrets. Puis, d'une voix douce, Louh demande :

 

- Quand ils se rejoignent, c'est vers quelle heure ?

- Aux alentours de dix heures, je crois.

- D'accord. Est-ce qu'ils devaient se retrouver, la nuit de la disparition de Mélisende ?

 

Il n'obtient qu'un silence pétrifié en guise de réponse, mais c'est un silence qui en dit long. Mais Louh doit en avoir le cœur net et insiste :

 

- Réponds-moi, Hugon, c'est très important. Est-ce qu'il devait la voir ce soir-là ?

- Oui.

- Et que s'est-il passé ?

- Je ne sais pas, je vous jure, je ne sais pas ! Quand j'ai voulu en parler, il s'est fâché et il m'a envoyé promener ! Et il m'a dit que j'avais intérêt à me taire.

 

Le tremblement de ses mains se propage à l'outil et je peux voir à quel point il est terrifié. Et gêné d'avoir trahi son ami. Louh s'en rend compte et murmure :

 

- Merci de m'avoir parlé, Hugon. C'est très important pour l'enquête, ce que tu nous as appris. Est-ce que tu sais pourquoi il ne m'en a pas parlé ?

- Non, je ne sais pas, je vous jure.

- D'accord. Merci beaucoup pour ton aide.

 

Hugon se contente de hocher la tête, visiblement peu convaincu d'avoir bien agi. Louh n'insiste pas plus et s'éloigne. Je lui emboîte le pas et nous nous mettons en route vers le château. Mais nous nous arrêtons bien avant, alors que le clocher sonne les douze coups de midi : c'est l'heure de manger. Et surtout, de faire le point sur ce nous avons appris.

Nous nous installons sur deux belles pierres, laissées là en bordure de chemin, et Louh me tend une tourte à la viande. Je n'ose pas lui dire mais je suis soulagé de ne pas avoir à rentrer jusque chez lui, c'est toujours du temps de gagné pour l'enquête. Par contre, je ne me prive pas pour lui dire :

 

- J'ai l'impression qu'on avance. On sait que ce n'est pas Mélisende qui est partie de son plein gré puisqu'elle devait voir Anselin et qu'elle n'y est pas allée. Et le fait qu'Anselin nous ai menti le fait repasser directement en tête des suspects.

- En tête des suspects ? Carrément ?

 

Il sourit, se moquant gentiment de moi, et je lui tire la langue. Mais je ne me laisse pas arrêter par si peu et j'explique :

 

- Oui, carrément. Il n'avait aucune raison de nous cacher cette information et s'il l'a fait, c'est parce qu'il a quelque chose à se reprocher.

- Ou tout simplement qu'il s'en veut de l'avoir fait sortir de chez elle. Et qu'il tient à conserver sa virilité, donc il attend qu'on la retrouve par nous-mêmes sans s'impliquer.

- D'après Hugon, il est inquiet : pourquoi ne ferait-il pas tout ce qui est en son pouvoir pour nous aider à la retrouver ?

- Parce qu'il sait que Fortunat mettra sa menace à exécution s'il apprend que non seulement il continue à lui donner des rendez-vous mais qu'en plus, ils sont la cause directe de son enlèvement.

- S'il continue à donner ces rendez-vous, c'est bien qu'il sait passer outre ces menaces. Et il a disparu depuis hier, comme par hasard. Alors qu'hier, il a bien vu que je n'étais plus tout à fait suspect et que ton enquête se dirigeait vers une autre direction. Il a quelque chose à se reprocher et il s'est enfui.

 

Louh acquiesce lentement, comme s'il prenait en compte mes hypothèses. Je me sens stupidement fier d'avoir son approbation muette et je mords triomphalement dans ma tourte. Je le sens songeur, pourtant, quand il me demande :

 

- Donc, qu'est-ce qu'on doit faire alors ?

- Ben le retrouver, évidemment. Une fois qu'on a mis la main dessus, on l'interroge et on le force à nous dire où elle est.

- Tu penses qu'il sait où elle est ?

- Il a quelque chose à se reprocher, il s'est enfui, pour moi, c'est clair, il est son complice. Elle s'est enfuie pour qu'ils vivent leur amour comme ils l'entendent et il a attendu pour détourner les soupçons. Et maintenant qu'il voit que l'étau se resserre autour de lui, il prend la fuite. Si on le retrouve, on la retrouve.

- Et si on la retrouve, on le retrouve. Ça tombe bien, ça fait plus d'une semaine qu'on la cherche.

 

Je me fige, la tourte à mi-chemin de ma bouche. Je comprends soudain que cette dernière discussion n'avait pour but que de m'amener à cette conclusion et je laisse échapper un juron fort peu convenable. Il rit doucement avant d'ajouter :

 

- Mais c'était une brillante déduction, félicitations.

- C'est bon, hein.

 

Je bougonne pour la forme, essayant de cacher à quel point ça me fait plaisir de le voir rire à mes côtés. Puis, d'un ton toujours boudeur, je marmonne :

 

- Au moins, on sait qu'elle a disparu avant le rendez-vous, donc en début de soirée. Ça nous donne plus de précision.

- Oui, même si c'était le plus probable, nous sommes désormais fixés.

- Et comme personne n'est venu ce soir-là au campement, ça nous fait un paquet de suspects.

- Oui, ça ne change finalement pas grand-chose. Mais c'est vrai qu'interroger à nouveau Anselin nous aiderait.

- À supposer qu'il ne mente pas, cette fois.

 

C'est au tour de Louh de laisser échapper un juron et malgré la situation, je souris. Il n'en souffle pas un mot, mais je suis sûr qu'il apprécie bien peu de s'être fait rouler dans la farine de la sorte. Cela dit, moi non plus, je n'apprécie pas, parce que ça nous fait perdre un temps précieux.

 

- Louh ? Nous allons quand même aller voir ton Sieur ?

 

Je le vois distinctement se raidir et je sens que ma question le met sur la défensive. Je laisse échapper un soupir, déçu de voir à quel point ce sujet est devenu sensible. Je sais bien que j'aurais dû me taire et ne pas insister en voyant que, pour lui, son seigneur est le meilleur des hommes, parfait et intouchable. Si je ne l'avais pas autant critiqué que je l'ai fait, il ne serait pas aussi tendu à chaque fois qu'on aborde la question. Mais ma question est anodine et je n'ai nullement l'intention de médire à nouveau. Et il doit le deviner, à moins qu'il ne se sente obligé de répondre, car il me dit :

 

- Oui, je dois aller le voir, ne serait-ce que pour lui annoncer l'histoire de la vieille Berthe. Et de toute façon, je dois aller tous les matins le voir pour prendre mes consignes, s'il y en a. Je verrai si je peux demander au notaire de préparer les informations et les récupérer plus tard.

 

Je me fige à ces paroles. Tous les matins. Hier, il n'est pas allé voir son seigneur, puisque nous l'avons soigneusement évité. Je murmure :

 

- Mais... Tu n'y vas pas tous les jours.

Il esquisse un sourire crispé, voyant sans doute que la discussion dérive inexorablement vers un terrain glissant mais il me répond :

 

- Si, normalement, j'y vais tous les matins. Avant, il n'était pas présent et bon, après, il y a eu le châtiment, il ne m'attendait pas le lendemain. Le dimanche, j'en suis exempté. Mais hier, j'aurais dû aller le voir. Je ne peux pas ne pas y aller aujourd'hui. D'autant plus qu'il exige que je lui fournisse les avancées de l'enquête, c'est la moindre des choses après le délai qu'il nous a accordé.

 

Je ne réponds pas à cette dernière phrase, je ne fais aucun commentaire, mais ça me demande des efforts considérables. Pour ne pas laisser un silence pesant s'installer, j'ose poser la question qui me brûle les lèvres :

 

- Est-ce qu'il va … Se fâcher, pour ton absence d'hier ?

- Je ne pense pas. Je lui dirai que j'ai été appelé en urgence pour aller sauver la vieille Berthe.

- Il se soucie vraiment autant du sort de ses villageois ?

- Il leur doit protection et sécurité, même s'il ne peut rien contre la foudre. Après, honnêtement, je doute qu'il pleure sur le sort d'une vieille femme, mais il doit être mis au courant.

 

J'acquiesce lentement, pas convaincu un seul instant par ce discours. Le seigneur doit protection à ses villageois, certes, mais en retour, ces derniers payent une dizaine de taxes qui les laissent exsangues et, parfois, incapables de passer l'hiver. Sans parler de l'église qui se sert grassement en plus. Alors que le seigneur soit un homme qui tient ses engagements, peut-être, mais qu'il tienne à ses villageois, j'en doute fort. Il tient surtout aux taxes qu'ils lui versent, oui. Et un villageois de mort, c'est de l'argent en moins dans les caisses.

 

Je secoue doucement la tête, réalisant que mon cynisme a encore frappé. Gabor me reproche souvent de voir les choses de cette manière, prétendant que je ferai mieux de me taire que de dire de telle âneries qui pourraient me coûter cher. Gardant ses conseils en mémoire, je me garde bien de partager ma vision des choses avec Louh. Il mord dans sa tourte, mâche lentement, pensivement, avant de poursuivre :

 

- Et je crois qu'il vaudrait mieux que j'y aille seul.

- Tu es sérieux ?

- Parfaitement. On a pris des risques inconsidérés hier. Et tout à l'heure, avec Fortunat, on a frôlé la catastrophe. Alors c'est mieux que tu restes loin de mon Sieur aujourd'hui.

- D'accord, comme tu veux.

 

J'espère que mon soulagement n'était pas audible et je fais mine de me concentrer sur cette tourte qui est décidément délicieuse. Quand je relève la tête, intrigué par le silence, je découvre que Louh m'observe en souriant. Et je réalise qu'il n'est pas dupe un seul instant.

 

- Tu veux que je rentre chez toi le temps que tu ailles au château ?

- Non, ce serait une perte de temps. Je vais juste voir mon Sieur et parler au notaire, tu serais à peine arrivé chez moi que j'en aurais terminé. Tu ferais mieux de rester dans la cabane où nous nous sommes réfugiés hier.

- D'accord, je t'attendrais là-bas.

 

Nous échangeons un sourire et je ne cherche pas à lui cacher mon soulagement cette fois. Et je ne lui cache pas non plus mon inquiétude :

 

- Et si on me trouve ?

- C'est une cabane de berger qui sert uniquement en hiver. Les bergers sont bien plus haut dans le fief, dans des prairies loin d'ici, à cette période de l'année. Personne n'a de raison de venir ici.

 

J'opine lentement du chef, pas vraiment convaincu. Mais entre la menace de son seigneur et la probabilité que je croise un villageois agressif, je préfère éviter le pire des maux. Nous terminons notre repas dans un silence serein, avant d'aller nous rafraîchir le visage et nous laver les mains à la rivière. Puis nous prenons lentement le chemin qui mène au château.

Louh ne prononce pas un mot mais ça ne me dérange pas : j'admire le paysage, profitant de la tiédeur du soleil sur ma peau, apaisé à l'idée que je ne risque pas de rencontrer son seigneur. Il me fait sursauter quand il prend soudain la parole :

 

- Tu vas faire quoi, en m'attendant ?

- Je ne sais pas. Mais ne t'inquiète pas, j'ai largement de quoi réfléchir.

 

Je lui souris, espiègle, et il opine en souriant. Je ne me suis jamais ennuyé de ma vie. Si je n'ai rien pour occuper mes mains, mon esprit travail pour elles. Et si je n'ai pas d'enlèvement de jeune fille en fleur à résoudre, je m'interroge sur des détails de la vie ou je prépare de nouvelles histoires à raconter au coin du feu. Je préfère le faire mon cistre à la main, mais il est resté au repaire de Louh et ce ne serait pas bien prudent, de toute façon. Même s'il est improbable qu'un villageois aille jusqu'à la cabane, le fait de jouer d'un instrument attirera sans aucun doute des curieux.

 

Nous arrivons rapidement près de la petite cabane et Louh m'accompagne jusque-là, ouvrant grand la porte et faisant pénétrer un flot de lumière à l'intérieur. Ça ne paie pas de mine et il n'y a que l'essentiel : aucun meuble mais deux rondins de bois pour s'asseoir, et les vestiges d'un feu qui réchauffe les bergers.

 

Le tour est vite fait et je reporte mon attention vers Louh, m'attendant à ce qu'il m'annonce mon départ. Mais il ferme la porte derrière lui et m'attire brusquement à lui, avant de m'embrasser sauvagement. Il me faut quelque temps pour me remettre de ma surprise mais j'apprécie bien vite cette étreinte inattendue et je lui rends son baiser avec autant d'intensité. Il finit par s'écarter, bien trop rapidement à mon goût, et marmonne qu'il doit s'en aller. Je me contente d'opiner du chef, encore sous le coup de l'émotion. Et je me retrouve seul dans la cabane de pierre.

 

 

 

 

Me sachant incapable de supporter et la solitude et l'obscurité, je décide de laisser la porte ouverte et je m'installe contre le mur, dans l'ombre. Ainsi, si je peux profiter de la lumière, un indésirable ne verra pas, de premier abord, que la cabane est occupée.

 

Je me cale confortablement contre le mur et je laisse mes pensées divaguer. Vers Louh, qui va rencontrer son seigneur et je prie pour que tout se passe bien. Vers l'enquête, la perspective d'un échec, vers Mélisende, cette toute jeune femme qui doit être en train de roucouler avec Anselin. Du moins, c'est sous cet aspect que je veux voir les choses. Car si j'accepte l'idée qu'Anselin n'est pas lié à cette disparition, ça signifierait que quelqu'un la retient contre son gré. Et je n'ose imaginer ce qu'elle peut subir, seule à la merci de cet homme.

 

Et je pense aux miens, isolés entre deux fiefs, indésirables dans l'un, dans l'impossibilité d'aller dans l'autre sans moi. J'espère qu'ils s'en sortent bien, sans marché à proximité, sans nourriture autre que nos réserves. Et j'espère que cet arrêt forcé n'aura pas de conséquences à long terme : tant qu'ils sont cachés, ils ne peuvent gagner de l'argent avec les différents savoir-faire des uns et des autres, et ce manque à gagner pourrait nuire. Il ne reste que deux jours, de toute façon, et ensuite, mon sort sera scellé. Il faudra que j'en parle sérieusement à Louh. Il faudra que je lui fasse promettre de prévenir les miens si nous échouons dans cette enquête. Parce que dans ce cas, je serai soumis à la torture et je risque fort d'en mourir. Et il est inutile qu'ils m'attendent en vain. Et quand bien même j'en survivrais, je serais mutilé à vie et il me faudrait bien trop de temps pour m'en remettre : ils ne peuvent pas se permettre d'attendre autant. Peut-être Louh m'acceptera-t-il à ses côtés, même diminué. C'est finalement avec ces idées peu encourageantes que je sombre dans un sommeil hanté par de terribles cauchemars.

 

Je me réveille en sursaut, suffocant et écrasé par un poids énorme qui repose sur mon dos. Je sens qu'on passe quelque chose autour de mon cou et j'essaie de me débattre, mais on m'assène un coup qui me fait voir trente-six chandelles. Une partie de ma conscience essaie de se réveiller, de reprendre le contrôle de la situation, tout en se souvenant du réveil tourmenté de ce matin. Mais la partie la plus lucide a déjà compris : ce n'est pas un cauchemar. Enfin, si, mais je ne dors plus. Ce qui se passe est bien réel et les mains qui nouent un tissu rêche sur mon visage me le prouvent.

On me redresse sans douceur, me tirant par le bras et la panique m'envahit. Mes mains sont liées dans mon dos, une corde est passée à mon cou et je suis aveuglé par ce tissu. Louh est au château, sans doute, et il ne pourra pas venir à mon secours.

 

Je suis poussé hors de la cabane, d'après le soleil qui réchauffe les parties de mon visage qui ne sont pas recouvertes de tissu. L'homme se met derrière moi, dénoue le tissu en assénant :

 

- Ne te retourne pas. Ne me regarde pas. Avance jusqu'à la forêt en silence.

 

Il me semble connaître la voix mais mon esprit paniqué ne l'identifie pas. Il tire sur la corde autour de mon cou et je fais un pas en arrière pour me soustraire à ce traitement. Mais immédiatement, je sens la morsure cruelle de pointes acérées entre mes omoplates et je laisse échapper un gémissement de douleur. Je réalise que cette démonstration n'avait d'autre but que de me faire comprendre que je suis à sa merci. Les mains liées derrière le dos, tellement serré que je sens le chanvre me mordre la peau, la corde autour du cou qui menace de m'étrangler et ces pointes acérées qui me transperceront si je lui déplais. Je n'ai rien d'un héros alors j'obtempère, avançant lentement en direction de la forêt comme il me l'a ordonné. Louh me cherchera peut-être mais au moins ne retrouvera-t-il pas mon corps troué et étranglé.

 

Mon cœur bat la chamade et je peine à retrouver mon souffle. Mais je songe quand même, l'espace d'un instant, à faire remarquer à Louh qu'il s'est encore complètement trompé : la faible probabilité de croiser un villageois n'était pas encore assez faible. Mais je réalise que ce qu'il m'arrive n'a rien à voir avec le coup de colère de Fortunat, plus tôt ce matin. Ce père a agi sur une impulsion, rendu fou de désespoir par la disparition de sa fille. L'homme qui me contraint à me rendre dans la forêt agit avec calme et efficacité. Il avait prévu des cordes, du tissu pour m'aveugler et, si je ne me trompe pas, une fourche pour me menacer. Contre mon dos, les pointes ne tremblent pas, contrairement à mes mains, preuve qu'il se maîtrise parfaitement.

 

Cet homme sait ce qu'il fait et agit froidement. Serait-il possible que cet homme soit celui qui a enlevé Mélisende ? Se pourrait-il qu'il commette là son second ravissement ? Me conduit-il à l'endroit où Mélisende est retenue ?

Je suis persuadé que Louh partira à ma recherche en découvrant que je ne suis plus dans la cabane, et si je ne me trompe pas, il y a de fortes chances pour qu'il me trouve en même temps que Mélisende. Et elle est sacrément bien cachée, vu le temps qu'on a passé à la chercher. Alors, pour aider Louh à me retrouver, je secoue discrètement la tête et happe entre mes lèvres une mèche de cheveux. De mes lèvres et de mes dents, je m'acharne un moment avant de réussir à récupérer la perle rouge qui ornait cette mèche. Et tout aussi discrètement, je la crache par terre, priant pour que mon ravisseur ne la voit pas. Et pour que Louh, lui, la remarque.

 

Je parviens à laisser au sol une seconde perle faite de bronze avant que nous atteignions la forêt. J'espère que Louh a déjà entendu ce conte populaire qui relate l'histoire d'un bûcheron et sa femme qui tentent de perdre leurs enfants dans la forêt. Et le plus petit et le plus faible d'entre eux parvient à les sauver en laissant derrière lui de petits cailloux. C'est un conte que j'ai toujours beaucoup de plaisir à raconter mais il ne me semble pas l'avoir fait ici, à Âprefond. Alors peut-être que, si Louh ne le connaît pas, il se contentera de fouiller du regard les abords de la cabane pour y trouver des traces.

 

Lorsque nous atteignons l'orée de la forêt, je fais également en sorte de laisser des empreintes bien visibles dans le sol encore humide de l'orage d'hier. Je traîne les pieds, retourne malencontreusement des cailloux. Et mon ravisseur ne semble rien remarquer. Pourquoi Mélisende n'a-t-elle pas laissé de traces similaires ? N'avait-elle rien à laisser tomber ? Je me débrouille pour laisser tomber une perle rouge lorsque nous quittons le sentier principal pour nous engager dans un chemin bien plus étroit, sans doute emprunté uniquement par les animaux.

 

Mon souffle s'est apaisé et les battements affolés de mon cœur ont ralenti. J'agis pour aider Louh à me retrouver et il est très probable que je retrouve enfin Mélisende.

Nous marchons encore un long moment, qui me paraît interminable, tandis que j'essaie de me repérer et de me rappeler certaines particularités : ici un arbre tordu, là-bas une pierre ronde comme un œuf.

 

J'essaie vainement de repousser une hypothèse qui me taraude et qui m'angoisse. Et si cet homme n'avait pas seulement enlevé Mélisende mais qu'il l'avait également tuée ? Et s'il m'emmenait au milieu de la forêt pour m'occire comme il l'a fait pour elle et cacher mon corps ? Louh ne parle jamais de la possibilité qu'elle soit morte et j'ignore s'il le fait pour écarter le mauvais œil ou parce qu'il a l'intuition qu'elle est toujours en vie. Mais je redoute soudain que l'homme à qui j'obéis si gentiment ne me mène au trépas.

 

L'angoisse jaillit, incontrôlable, et mes jambes tremblent si fort que je m'effondre sur les genoux, étranglé par la corde. La fourche racle mon dos avant de s'emmêler dans mes cheveux, les tirant douloureusement. Je l'entends se rapprocher rapidement en jurant et des doigts rêches desserrent la corde avant qu'elle ne me cause de dommages trop graves. Il m'ordonne de ne pas bouger dans un bougonnement et lutte avec mes cheveux pour en extirper son arme.

 

Je tremble de tous mes membres et essaie tant bien que mal de retrouver une respiration normale. Je voudrais pouvoir me frotter le cou mais les liens m'en empêchent et je sens des larmes rouler sur mes joues.

 

- Relève-toi et avance !

 

L'ordre claque, sec et menaçant, d'une voix bourrue que je suis sûr de connaître mais que je n'identifie toujours pas. Je m'exécute lentement, le ventre broyé par la panique, à moitié aveuglé par les larmes.

J'ai essayé de me rassurer en me persuadant que Louh allait partir à ma recherche. Mais comment pourrait-il arriver avant que l'homme ne m'exécute ? Et pourquoi cet homme m'enlèverait, d'abord ? Il ne peut réclamer d'argent à personne, car nous ne sommes pas riches. Et il ne pourra jamais profiter de mes charmes comme il pourrait l'avoir fait pour Mélisende. Sans compter que je ne suis pas franchement une menace pour lui, tant je suis loin d'imaginer qui il est et quelles sont ses motivations. Alors pourquoi diable m'enlèverait-il, si ce n'est pour m'occire dans un coin reculé de la forêt ?

 

Cette certitude viscérale que je marche vers mon trépas me fait ralentir, sans parler des larmes qui coulent toujours. Mais il n'apprécie pas et me pousse de sa fourche, m'enfonçant les pointes dans la peau à travers la chemise.

Je suis incapable de prononcer un mot, alors même que j'aimerais le supplier de m'épargner ou essayer de le convaincre que je ne suis pas une menace. Mais les mots refusent de franchir ma gorge et je me contente d'avancer dans le sentier de plus en plus étroit et pentu.

 

Il me fait arrêter après quelques minutes de descente et j'observe les lieux comme un condamné sur l'échafaud observe la foule de badauds. Nous sommes dans une sorte de cuvette naturelle, où les arbres forment quasiment une voûte impénétrable. La terre est fraîche et humide, sous la frondaison, et je me fais stupidement la réflexion que ça doit être un bon coin à champignons, ici. Mon cœur se serre encore un peu plus, chassant cette réflexion stupide, quand je réalise que Mélisende n'est pas là. Il m'a bien amené ici pour me tuer.

 

Je le sens se rapprocher de moi et je tourne la tête machinalement pour le regarder. Je récolte bien vite un coup sur la tête et le tissu rêche se pose à nouveau sur mes yeux, m'aveuglant. Puis il me fait avancer à pas lents. Je trébuche à de nombreuses reprises mais il n'en a cure et continue de me faire avancer jusqu'à me faire tourner sur moi-même. Je sens contre mes mains liées l'écorce rugueuse d'un tronc d'arbre. Et je le sens nouer la corde de mon cou autour du même tronc, sans serrer mais suffisamment pour m'immobiliser.

 

Je ne comprends pas pourquoi il s'acharne à m'aveugler, puisqu'il va me tuer et que je ne pourrais pas le dénoncer. C'est dommage car c'est assurément un plus bel endroit pour mourir que les geôles du château. Comme s'il avait entendu mes doutes, l'homme déclare :

 

- Il paraît que te tuer ne lèvera pas le sortilège.

- Quel sortilège ?

 

Il m'a fallu du temps pour trouver la force de prononcer la question sans que ma voix vacille. La bouche sèche, je frémis en prononçant ce mot, devinant déjà les absurdités qu'il va m'énoncer. Et je me remets à trembler car je sais déjà que je ne pourrais pas le convaincre du contraire.

 

- Vous, les tsiganes, vous jetez toujours des sortilèges aux gens qui vous gênent. Et toi, t'en as lancé un sur messire Louh, pour qu'il ne retrouve pas Mélisende et qu'il change de coupable.

- Anselin ?

- Tais-toi ! Ne prononce pas mon nom. Et de toute façon, je sais que vous lancez vos sorts avec les yeux, pas avec la parole. Alors ça sert à rien ce que tu fais là.

 

Je reste muet, stupéfait et l'esprit en ébullition. Que ce soit Anselin ou pas, mon ravisseur est clairement convaincu de ce qu'il raconte. Et il me tuera une fois qu'il aura obtenu ce qu'il veut de moi, c'est une certitude. Je tente de maîtriser ma voix et de mettre toute ma capacité de persuasion dans mes paroles quand je lui dis :

 

- Je te jure sur la Sainte Croix que je n'ai jeté de sort à personne. Si Louh ne me considère plus comme suspect, c'est parce que je ne suis pas coupable.

- Arrête tes menteries ! Tu crois que je n'ai pas compris ? Tu es arrêté pour la disparition de ma Mélisende et voilà que je te retrouve, hier, en train d'accompagner messire Louh pour son enquête, à poser des questions aux gens alors que c'est toi le coupable.

 

Je reste silencieux, prenant le temps de réfléchir. Peut-être que si j'arrive à le convaincre que je suis innocent, il me laissera m'en aller. Peut-être que je pourrais passer encore une nuit dans les bras de Louh.

 

- Calme-toi, Anselin, et écoute-moi attentivem...

 

Un puissant coup de poing m'atteint au ventre, me coupant la respiration et envoyant des ondes de douleur dans tout le corps. Je l'entends vociférer à mes oreilles :

 

- Arrête de m'appeler par mon nom ! Et arrête d'essayer de m'entourlouper ! Tu as juste à me dire où elle est.

- Je ne sais pas, je te le jure.

 

Un nouveau coup de poing me frappe au même endroit, juste sous les côtes. Je réprime le mouvement réflexe qui veut que je me plie en deux, sous peine de m'étrangler, mais je peine à juguler la nausée. Et les propos qui suivent n'arrangent rien :

 

- Personne ne te trouvera ici, tsigane. Louh t'a pas torturé à cause du sortilège mais moi, je vais pas me gêner. Dis-moi où elle est.

 

Je n'arrive pas à réfléchir, tout mon corps s'est glacé et mon esprit semble tétanisé. Quels mots pourraient le convaincre ? D'une voix blanche, réunissant toute ma persuasion, je déclare :

 

- Me torturer ne servira à rien, j'ignore où elle est.

 

Nouveau coup de poing dans le ventre. Mes jambes ne me portent plus et je me sens glisser petit à petit contre le tronc, alors que la corde autour de mon cou se resserre sans pitié. Mais Anselin m'attrape par le col de la chemise et me plaque violemment contre le tronc.

 

- Réponds !

- Je n'ai pas lancé de sortilège à Louh et j'ignore où est Mélisende.

 

Je suis incapable de dire autre chose, tant mon esprit est pétrifié et mon corps douloureux. Quelque part au fond de moi, j'espère qu'en répétant ces paroles, il finira par comprendre. Mais je doute franchement que ça arrive un jour. Un nouveau coup m'atteint dans le ventre et je ne peux retenir la nausée cette fois. À entendre ses jurons, j'en ai mis autant sur ses vêtements que sur les miens.

 

Je m'écroule, glissant contre le tronc, m'arrachant la peau des poignets, m'étranglant lentement mais sûrement. Je sens, à travers le voile de douleur qui obscurcit ma raison, qu'il dénoue la corde de mon cou, pour la lier à nouveau quand je me retrouve assis au pied de l'arbre, recroquevillé sur moi-même.

 

 


 

.

Un coup de pied dans la cuisse me sort de ma torpeur. Je remue un peu, chaque once de mon corps hurlant de douleur.

 

- Ah ben t'es réveillé ! Ne refais pas ça. Et réponds-moi. Où est-elle ?

 

Je secoue la tête, incapable de supporter ce traitement plus longtemps, incapable d'affronter cet entêtement. J'ai perdu conscience un moment, combien de temps, je l'ignore, mais il n'est pas calmé pour autant, j'entends même dans ses paroles qu'il est de plus en plus en colère. Je sens des larmes d'impuissance rouler hors de mes yeux et mouiller le tissu qui m'aveugle. Comment pourrais-je lui avouer ce que j'ignore ? Mon esprit embrumé cherche un échappatoire et dessine, lentement, un plan. Et si je lui faisais croire que je sais où elle est ? Et si je l'emmenais directement dans les bras de Louh ? Je pourrais lui faire croire que je ne peux pas lui expliquer le lieu où elle est détenue et que je dois le conduire jusqu'à elle. Mais j'ignore où est Louh. Je suis incapable de deviner combien de temps a passé depuis que je suis entre les mains d'Anselin. Il est peut-être toujours au château. Ou alors, il est à ma recherche, quelque part dans la forêt. Par quel miracle pourrais-je lui tomber dessus ? Mais après tout, si je le fais marcher, ce sera toujours du temps de gagné, non ? Je pourrais, au pire, l'emmener au village. Non, personne ne prendra ma défense et je risque de me retrouver avec tous les villageois ligués contre moi. Et si c'était un risque qui méritait d'être pris ? Peut-être vaut-il mieux tenter au village que mourir ici suite aux coups. Je suis sur le point de répondre quand j'entends un bruit sourd, comme un corps qui tombe au sol. Je ne comprends ce qu'il se passe que lorsque j'entends une voix familière :

 

- Je suis là, Yoshka, je suis là. Tout va bien.

 

Je peine à croire que cette voix est bien réelle et il faut que je sente les liens de mes mains et de mon cou se desserrer pour que je réalise enfin. Louh est venu. Il me retire ma chemise souillée avant de s'occuper du tissu qui m'aveugle. Clignant des yeux, je le dévisage, accroupi face à moi. Et je me jette dans ses bras, secoué de sanglots de soulagement. Il me serre de toutes ses forces contre lui, me caressant tendrement le dos, et je sens la panique refluer. Il me murmure des paroles apaisantes qui réchauffent mon corps à moitié dénudé et mon cœur meurtri. Et il me tient tout contre lui jusqu'à ce que je me calme. Puis nous nous écartons l'un de l'autre et j'essuie mon visage de mes paumes, grimaçant de douleur. Je regarde, hagard, autour de moi. C'était bien la voix d'Anselin et il est désormais allongé sur le sol, une partie du visage en sang, inconscient. Je jette un regard interrogateur à Louh, qui esquisse un sourire tendre et m'explique :

 

- Quand je suis revenu du château, tu n'étais plus là et je me suis douté qu'il y avait un problème. Alors j'ai cherché des traces jusqu'à ce que trouve une de tes perles. Et j'ai pu te suivre assez facilement. C'est toi qui les as laissées ?

- Oui, j'ai pensé que ça t'aiderait.

- Tu as bien fait. Par contre, la touffe de cheveux que j'ai trouvé...

- Non, ça, c'était pas volontaire.

 

Louh esquisse un nouveau sourire avant que son visage ne redevienne grave et qu'il me demande :

 

- Comment tu vas ?

- Je ne suis pas très en forme.

 

Il m'ébouriffe tendrement les cheveux et je suppose que, de toute façon, mon visage pâle et la chemise maculée de vomi parlent pour moi. Mais je poursuis, d'un ton aussi détaché que possible :

 

- Il voulait me faire parler et il a bien failli réussir. Je crois que ton onguent miraculeux va encore servir.

 

Il me serre contre lui et m'embrasse sur le front, devinant ce que ma fierté refuse d'avouer : c'est surtout de sa tendresse dont j'ai besoin. Et d'une voix douce, il me demande :

 

- Est-ce que tu penses pouvoir rester ici encore un moment, le temps qu'il reprenne ses esprits et que je l'interroge ?

- Oui, je dois pouvoir faire ça.

 

C'est la curiosité qui a répondu à ma place, parce que pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûr d'en être capable. Mais je veux comprendre comment Anselin en est arrivé là et je tiendrai le coup.