posté le mercredi 11 décembre 2013 à 08:26

Iduvief, chapitre 20

 

 

 

 

 

Loundor s'approche lentement de Iezahel, le détaillant du regard, avant de se pencher sur lui, au point que leurs deux têtes se frôlent presque. Il lui murmure des paroles au creux de l'oreille, que Calith ne peut pas entendre, avant de s'écarter à nouveau, impassible.

Sur le visage méconnaissable de Iezahel, Calith y lit un soulagement indicible. Alors il ne demande pas à savoir ce qu'il s'est dit, ce n'est ni le lieu ni le moment de se montrer jaloux ou capricieux. Il se contente de masser doucement l'épaule de son amant en disant :

 

- S'il te plait, Iezahel, dis-nous. C'est toi qui l'as tué ?

- Non Calith. Je te le jure.

 

Le roi étudie longuement son Général, essayant de deviner ce qu'il a bien pu lui dire pour qu'il se mette à parler. Mais le visage de Loundor est un masque songeur. Il hoche doucement la tête, sourit légèrement à Calith, rassurant : Iezahel ne ment pas en se disant innocent. Alors Calith laisse à son tour fleurir un sourire sur son visage, et déclare :

 

- Nous trouverons le coupable, Iezahel, et nous te sortions de là. On va essayer de faire le plus vite possible mais..

- Je sais. C'est pas important.

- Bien sûr que si. Je ne peux pas t'obtenir le moindre traitement de faveur.

- Je ne le demande pas, Calith.

- Moi, par contre, je vais te demander des explications. Nous manquons de temps, là, mais tu devras tout me dire.

 

Iezahel ferme les yeux, comme épuisé déjà par la tâche qui l'attend. Ou effrayé ? Calith, caressant du bout des doigts le crâne de son compagnon, demande d'une voix douce :

 

- Est-ce que tu sais qui l'as tué ?

 

Mais l'esclave s'est retranché dans son silence et ce sont des coups frappés à la porte qui lui répondent. En pestant, il défait les sortilèges, avant de jeter un dernier regard à Iezahel.

La porte s'ouvre vivement, et Florain, hors de lui, l'invective :

 

- Qu'avez-vous fait pour bloquer cette porte ? C'est interdit de faire ça ! Ce criminel aurait pu vous tuer sans que nous puissions vous protéger !

- Je ne risquais rien. Vous l'avez solidement entravé.

- Tout est possible, avec cette engeance. Sortez maintenant, les dix minutes sont écoulées.

 

Calith jette un dernier regard à son amant avant d'obtempérer. Inutile de jeter de l'huile sur le feu. Il aurait mille réponses brûlantes de fiel à lui répliquer, mais il serre les dents et garde le silence. Tant que Iezahel n'est pas considéré officiellement comme innocent, c'est bien trop risqué de titiller le responsable des gardes.

Ils se retrouvent dans le couloir, chichement éclairé, parcouru de courants d'air glaciaux, et la porte de la cellule se ferme dans un claquement sec. Florain fait les cent pas, le temps de se calmer, avant de se reprendre et d'annoncer :

 

- Nous avons retrouvé Till. Vous devriez retourner dans vos appartements, nous allons le garder au frais quelque temps, et nous l'interrogerons demain. La nuit est déjà tombée, et nous avons tous encore beaucoup à faire. Ils n'iront nulle part désormais.

 

Calith voudrait rétorquer qu'ils ne laisseront pas Iezahel dans cette cellule sordide, qu'il s'en fout que la nuit soit tombée et qu'il se contrefout de l'enquête et de l'intendance du château. Il voudrait que cette affaire soit réglée immédiatement, même si, pour cela, ils doivent passer la nuit à interroger tous les péons de ce satané château. Mais il sait que se précipiter n'aidera pas Iezahel, que la procédure doit être respectée à la lettre, et que contrarier Florain pourrait se révéler particulièrement dangereux.

 

Il redoute évidemment que les gardes profitent de ce répit pour convaincre le jeune garçon d'écurie de mentir, de déclarer qu'il a vu Iezahel tuer Kjeld. Mais il sait que Loundor sera toujours là, et qu'il discernera s'il y a mensonge ou tromperie dans le témoignage de Till.

Il refuse de laisser Iezahel dans de telles conditions, mais son rôle de roi est primordial. N'importe quel propriétaire d'esclave se moquerait complètement que son bien passe une nuit en geôles, il préparerait surtout la défense pour ne pas se retrouver responsable d'un meurtrier. Loundor, étant sans doute arrivé aux même conclusions, déclare :

 

- Excellente idée. Ça leur laissera le temps de réfléchir à leurs actes. Mais n'oubliez pas que demain, ils doivent pouvoir être interrogés.

 

Il échange un long regard avec le responsable des gardes, qui opine. Oui, il a bien compris qu'il doit traiter ses prisonniers avec suffisamment d'attention pour qu'ils soient en état de répondre aux questions. C'est la seule chose que Loundor et Calith peuvent faire pour s'assurer que Iezahel ne passe pas une nuit infernale.

A contrecœur, Calith suit son Général, qui remonte dans les étages. Il répugne à laisser son compagnon, mais il n'a guère le choix. Pourtant, malgré le tourbillon d'émotions qu'il essaie de contrôler, une question bien précise le taraude. Alors, dans les escaliers, à voix basse pour ne pas être entendu à la ronde, il demande :

 

-Loundor ? Qu'est-ce que tu lui as dit pour qu'il parle ?

-Rien de bien important...

-Loundor ?

-Je lui ai demandé, c'est tout. Je lui ai dit que tu en étais malade d'inquiétude.

 

Calith dévisage son Général, dubitatif. Loundor ne ment pas, c'est contraire à ses convictions, et il prend même un malin plaisir à déclamer haut et fort les vérités qui dérangent. Et pourtant, là, dans les courants d'airs glacés de l'escalier, Calith mettrait sa main à couper que Loundor vient de lui servir un beau mensonge. Crédible, peut-être, mais mensonge quand même.

 

Mais Loundor allonge la foulée, et ils se retrouvent très vite devant les appartements. Et Calith sait bien que cette question ne sera plus abordée une fois qu'ils seront avec les soldats. Mais est-ce si important, ces quelques phrases murmurées à l'oreille de Iezahel, sachant que son amant risque de mourir ?

Alors Calith garde le silence, se compose un masque impassible, et suit Loundor dans l'appartement. Dans le salon, le repas a été servi, mais nul n'a voulu manger. Les jumeaux, Nyv' et Asaukin se tournent brusquement vers eux, le visage fermé, inquiets.

 

Impossible de manquer la déception qu'ils ressentent en voyant que Calith et Loundor rentrent seuls. Ces derniers vont s'asseoir, sans un mot, autour de la table, où l'un des jumeaux commence à servir le repas. Asaukin, pendant ce temps, se lève, mal à l'aise, et déclare :

 

- Severin nous a mis au courant de la situation. Majesté, nous vous sommes dévoués, et nous mettons nos compétences à votre service pour sortir Iezahel de là.

 

Calith esquisse un sourire triste et hoche doucement la tête en guise de remerciement, la gorge nouée. Il sait, évidemment, que les soldats sont à service. Mais le rappeler maintenant, vu la situation, c'est un moyen d'approuver la lutte de Calith, de le soutenir dans cette épreuve, et de réaffirmer leur loyauté malgré cette grave suspicion. Et c'est aussi un moyen de déclarer qu'ils apprécient Iezahel, malgré son statut, malgré son poste. Calith n'ignore pas que la nomination d'un esclave à un titre aussi prestigieux que garde du corps royal a fait grincer des dents, parmi certains soldats.

 

Tandis que Calith picore distraitement dans son assiette, Loundor leur résume la situation. Il commence à dresser une liste des incohérences, des preuves réfutables et des zones d'ombres qui subsistent.

Calith les écoute attentivement, car cette énumération lui permet, malgré la terreur qu'il ressent, de réaliser que les faits sont plus complexes que ce qu'annonçait Florain. Il imagine sans peine que le responsable, trop heureux d'entendre les conclusions de ses gardes, s'est empressé d'arrêter Iezahel, sans prendre la peine de vérifier les informations. La situation est bien trop délicate pour faire exécuter Iezahel dans l'immédiat. Ils ont de quoi lutter, ils ont de quoi défendre son compagnon. Il reste de l'espoir.

 

 

 

 

 

Il est tard, lorsqu'ils prennent congé, laissant Calith seul dans ses appartements. Après de rapides ablutions, il s'assoit sur le grand lit, les poings serrés sur l'édredon, tête baissée. L'absence de Iezahel se fait cruellement ressentir. Il a beau lutter, il ne peut pas s'empêcher de l'imaginer, dans cette cellule sordide, sous doute grelottant de froid et envahi par la douleur. La nuit renforce son angoisse et sa gorge se serre douloureusement. Iezahel pourra-t-il seulement dormir à nouveau dans ce lit, serré contre lui ? Pourra-t-il encore rire doucement au creux de son oreille ? Pourra-t-il encore gémir de plaisir au creux de son oreille, leurs corps lovés l'un contre l'autre ?

 

Dans le silence funèbre de la chambre à peine éclairée, il libère les sentiments qu'il maîtrise depuis le début de l'après-midi. Ses larmes dévalent ses joues quand la détresse le submerge. Il gronde quand le sentiment d'impuissance gonfle au point de lui donner envie de hurler. Et il éclate en sanglots quand il laisse sa terreur de perdre Iezahel prendre le dessus.

Il sursaute soudain en sentant, contre son poing crispé, un contact froid et humide. Le chiot, un oreiller de guingois sur le dos, lui jette un regard triste et lui lèche délicatement la main. Calith laisse échapper une exclamation surprise, teintée de sanglots. Et quand il s'est remis de sa surprise, il demande d'une voix étranglée :

 

- Tu t'es caché quand tu nous as entendu arriver, c'est ça ? Et tu as dû penser que mon lit serait une planque confortable.

 

Le chiot laisse échapper un gémissement contrit qui tire un petit rire nerveux à Calith. Il passe une main affectueuse sur le pelage si doux de l'animal. Puis il reprend, d'une voix plus posée :

 

- Tu dois avoir faim, non ?

 

Les courtes oreilles, triangulaires et recouvertes d'un duvet, se redressent vivement. Les deux billes dorées regardent avec intérêt Calith. Il se lève, prenant le chiot dans ses bras, et retourne dans le salon pour lui donner les restes du repas. C'est un vrai festin, car ils n'avaient guère d'appétit ce soir. Lorsque les assiettes sont nettoyées, le chiot titube, comme ivre d'avoir trop mangé.

 

- Tu dois avoir besoin de te soulager, maintenant ?

 

Mais Calith n'a pas le temps de finir sa phrase qu'effectivement, le chiot se soulage sur le tapis, lui arrachant une grimace. Se promettant d'en parler à Fleur, demain, et trop fatigué pour disputer le chiot qui le regarde avec ses yeux désolés, il secoue la tête. Et va se coucher.

La boule de poil semble avoir apprécié le confort du lit, car elle saute dessus sans hésiter, et se blottit contre les oreillers. Calith, se sentant seul dans ce lit trop grand et trop vide, l'attire contre lui. Vaincu par la fatigue, il s'endort presque immédiatement.

 

 

 

 

 

Il a dormi d'un sommeil de plomb, sans bouger de la nuit, sans faire de cauchemars, sans se réveiller pour constater l'absence de son compagnon. Une petite mort, prémices de ce que lui réservent les prochains jours, si il ne parvient pas à sortir Iezahel de là.

 

Il y a un moment de flottement, à son réveil, durant lequel il savoure pleinement la chaleur douillette de l'édredon. Puis tout lui revient à l'esprit et il se redresse en sursaut. Et il crie.

Car dans son lit, un enfant dort en tétant son pouce. Il doit peut-être avoir deux ans, bien que son corps soit chétif. Aucun doute n'est permis : l'enfant, entièrement nu, est un garçon. Il a besoin de quelques instants pour comprendre comment un bébé nu a pu se retrouver dans son lit. Et soudain, tout s'éclaire. Le chiot. Qui n'en était pas un. Loundor va l'entendre. Car c'est absolument impossible qu'il n'ait pas su que ce chiot était en réalité un loup-garou. Mais le gamin ouvre des yeux encore collés par le sommeil et rive ses grands yeux sur lui. Sa colère retombe instantanément. Qu'importe ce qu'il est, d'où il vient, ce gamin est sale, nu, et doit être affamé. Avec un pincement au cœur, il réalise qu'il lui a donné, pour toute nourriture, des reliefs de repas.

 

Il se lève, rabat délicatement l'édredon sur le petit corps ensommeillé, va mettre de l'eau à chauffer, satisfait ses besoins naturels, se lave rapidement et s'habille. Lorsque l'eau est plus que tiède, mais pas trop chaude, il retourne chercher le gamin, le prend délicatement dans ses bras, et l'emmène dans la salle d'eau.

A Pieveth, il a pu donner le bain de Mahaut une ou deux fois, sous étroite surveillance. C'est qu'entre sa mère, ses nourrices et les esclaves, sa fille ne manque pas de mains bienveillantes. Et les femmes ne songent pas un seul instant au plaisir qu'il peut avoir à baigner sa fille, à jouer avec elle. Ni l'amour qui le submerge quand il contemple la chair de sa chair. Elles estiment que ce n'est pas son rôle de faire ça, et il n'insiste pas, trop pudique pour exposer ses sentiments.

 

C'est en pensant à sa fille qu'il plonge délicatement le bébé dans une cuvette d'eau tiède, imitant les gestes qu'il a vu faire, et qu'il le lave en lui parlant doucement. Mais les mots meurent sur ses lèvres quand il découvre, sur la hanche, une trace boursoufflée, représentant une initiale à peine lisible. Ce gamin est un esclave, et il a été marqué par son propriétaire.

Il n'a pas le temps de s'indigner : une minuscule petite main vient se frotter contre l'éponge qu'il tient, comme pour l'inciter à continuer. Alors, avec délicatesse, il reprend la toilette, faisant glousser l'enfant de plaisir.

 

Après un long moment, il le sort de l'eau et l'enveloppe soigneusement dans une sortie de bain.

Serrant délicatement l'enfant contre lui, il se rend dans le salon, où le petit-déjeuner a été apporté. Et où Loundor l'attend. Il se redresse à demi en voyant que son roi n'est pas seul et ouvre la bouche mais Calith l'interrompt :

 

- Ne fais pas l'étonné, ça ne te va pas. Et explique-moi.

 

Loundor se rassoit, le visage fermé et observe Calith l'imiter avec mille précautions. Le gamin babille et tend la main vers le plateau. Calith lui prépare de petits morceaux de jambon, de la mie de pain et lui coupe un œuf cuit. Puis il se sert et dévisage Loundor, resté silencieux :

 

- Alors ?

- Alors quoi ? Que veux-tu que je t'explique que tu n'aies pas déjà deviné ?

- Tout.

- Ce gamin est un loup-garou.

- Sans blague. Et tu le sais depuis qu'il est entré ici, n'est-ce pas ?

- Oui.

- C'est pour ça que tu lui as parlé, avant que Severin ne nous apprenne pour Iezahel.

- Oui, il nous comprend parfaitement.

- Et pourquoi tu m'as laissé croire que c'était un chiot ?

 

Loundor hausse ses épaules massives et pioche dans le plateau. Calith surveille le repas de l'enfant, tout en grignotant en même temps et poursuit :

 

- C'est un loup-garou de naissance, n'est-ce pas ? Il n'aurait pas survécu à une morsure. Et c'est très jeune pour changer.

- Oui. Et oui. J'ignorais que d'aussi petits enfants pouvaient changer. Mais je suppose que nécessité fait loi.

- Comment ça ?

 

A nouveau, Loundor se mure dans le silence, faisant gronder Calith. Le petit a terminé son repas et joue avec la manche du roi, caressant le tissu et le tortillant dans tous les sens, avant de le mordiller.

Calith l'écarte doucement et se lève en déclarant :

 

- Garde tes petits secrets, Loundor. J'ai d'autres choses à faire que te tirer les vers du nez.

 

Calith retourne dans sa chambre, agacé. Il refuse que les esclaves voient l'enfant, car il sait qu'en un rien de temps, tout le château sera au courant. Il se répugne à le laisser seul, mais il devine que se rendre dans les geôles avec lui n'est pas une bonne idée. Mais où le laisser ? Et comment l'habiller ?

 

Un toussotement dans le dos le fait se retourner. Loundor se tient là, penaud, tête baissée, et lui tend un ballot de linge. Intrigué, il le prend, et l'ouvre sur le lit : des habits, à la taille de l'enfant, ainsi qu'un morceau de tissu noué en forme de bonhomme. Il bougonne, mais récupère les vêtements et l'habille avec douceur. Le gamin se laisse faire, muet, le fixant du regard. Puis, quand il est vêtu d'un ensemble juste à sa taille, en laine élimée, Calith lui tend le bout de tissu. L'odeur qui s'en dégage lui rappelle quelque chose, mais il n'a pas la tête à chercher la provenance.

Il jette le ballot de linge dans une malle, et pose l'enfant au sol en lui disant :

 

- Je reviens très vite. Tu dois te cacher si tu entends quelqu'un venir, d'accord ?

 

Et le gamin, avec son regard déstabilisant, hoche doucement la tête et commence à jouer avec son bout de tissu dans un silence dérangeant. Calith se détourne alors et quitte la chambre après avoir enfilé une veste chaude.

Il devine que Loundor le suit, en silence, mais il lui en veut trop pour lui adresser la parole. Ce gamin est touchant, peut-être, mais il a d'autres problèmes autrement plus graves. Et il en veut à Loundor de lui laisser cette responsabilité, alors qu'il n'est pas un loup-garou. L'enfant aurait été aussi bien avec le Général, après tout.

 

 

 

 

 

Le froid qui règne dans le sous-sol du château le surprend et le fait frissonner. Le garde, devant la cellule, échange des blagues salaces avec son collègue. Il se tait en voyant le roi arriver, et s'incline respectueusement avant de lui ouvrir la porte. Calith ne le jette qu'un vague regard méprisant et s'engouffre dans la cellule.

 

Seules les torches du couloir éclairent la cellule, toujours aussi froide. L'odeur est insupportable. Calith enjambe le pichet d'eau et la miche de pain déposés près de la porte en jurant à mi-voix. Iezahel n'y a pas touché, et il ne risquait pas de le faire. Les gardes ont certes retiré l'entrave, pour la nuit, mais ils en ont mis d'autres. Iezahel est allongé sur le ventre, à même la paille humide. Des liens de métal maintiennent ses coudes l'un contre l'autre, dans son dos. Ses poignets sont liés l'un à l'autre, serrés par des menottes en acier. Les gardes lui ont replié les jambes et attaché les chevilles. Puis ils ont joint les entraves des poignets et des chevilles avec une chaîne solide cadenassée, l'obligeant à garder les jambes pliées dans une position inconfortable.

 

Une planche de bois, sans doute un lit rudimentaire, est fixée au mur, juste au-dessus de lui. Une couverture fine est roulée en boule dessus, comme s'il était plus important de protéger du froid la planche que le prisonnier.

Iezahel tourne son visage méconnaissable vers Calith, et un éclair de soulagement parcourt le seul œil qu'il peut ouvrir. Ses lèvres craquelées murmurent des paroles incompréhensibles. Calith s'agenouille à ses côtés et lui demande de répéter. Il entend, dans un chuchotement rauque :

 

- Calith, je t'en prie, j'ai besoin de pisser.

 

Le roi laisse échapper un juron et beugle à l'intention des gardes, restés dehors :

 

- Apportez moi de la lumière et la clef de la pénitence, immédiatement !

 

Sans attendre une réponse, il glisse ses bras sous les cuisses et le torse de son compagnon, et le soulève jusqu'à la planche. Iezahel pèse son poids, mais ça n'a aucune importance : le besoin de l'installer plus confortablement lui a donné des forces.

C'est Loundor qui arrive soudain, porteur d'une lanterne qu'il tient bien haut, de manière à éclairer les moindres recoins de ce lieu sordide. Sans un mot, il tend la clef à Calith, puis va refermer la porte de la cellule.

 

La lumière plus vive met en évidence les bleus qui couvrent le corps de Iezahel, et qui se déclinent en variations de vert, de jaune, de pourpre et de noir. La plante de ses pieds est marquée de striures violacées. Ses mains et ses pieds ont pris une teinte bleutée assez inquiétante.

Avec toute la douceur dont il est capable, Calith fait basculer son compagnon sur le côté et le rapproche du bord de la planche. Il glisse la clef dans la serrure de la chaîne qui entoure sa taille. Il ne ressent rien, il ne réfléchit pas. Il agit, sans un mot, les mâchoires crispées. La couverture vient, d'un geste habile, réchauffer le dos et le flanc de Iezahel. Loundor, silencieux, apporte le seau d'aisance posé dans un coin de la cellule et qui a dû narguer Iezahel une bonne partie de la nuit. Calith le récupère avec un hochement de tête puis, avec mille précautions, retire lentement la tige de métal, essayant de ne pas regarder Iezahel, de ne pas l'entendre gémir de douleur. L'heure n'est plus à l'intimité ou à la pudeur : Calith l'aide à se soulager sans un mot. Et quand il a terminé, Calith ne lui remet pas la pénitence. Il sait, au plus profond de lui, que personne ne l'a libéré depuis qu'ils lui ont posé cet instrument, et il se refuse à participer à cette torture. Il le borde délicatement puis s'agenouille vers sa tête, qu'il caresse en demandant :

 

- Ils t'ont laissé par terre, comme ça ?

- Non. Sur la planche. Mais... j'ai bougé. Pour soulager les crampes. Je suis tombé.

- Comment tu vas ?

- Ne t'inquiète pas.

- Iezahel, le réprimande gentiment Calith.

- J'ai soif. J'ai mal. Je ne sens plus ni mes mains ni mes jambes.

 

Et malgré cette déclaration, malgré sa voix rauque, malgré l'état de son corps, Iezahel esquisse un sourire. Loundor apporte silencieusement le pichet d'eau et un gobelet d'une propreté douteuse. Avec beaucoup de précautions, Calith le fait boire, veillant à lui donner de petites quantités pour ne pas qu'il s'étouffe. Puis, quand Iezahel refuse de boire davantage, il lui essuie les lèvres. Des lèvres qui s'étirent doucement en un sourire :

 

- Tu es là, Calith. Alors ça va. Et tu portes son odeur.

- L'odeur de qui ?

- De Fáelán.

 

Calith fronce les sourcils, scrute l'iris ébène qui le fixe et tâte son front. Il n'a pas de fièvre, mais la douleur doit le faire délirer. A moins qu'il ne confonde avec Filraen, mais ça fait un moment qu'il ne l'a pas vu. Il s'apprête à l'interroger pour dissiper ce malentendu quand la porte s'ouvre en grinçant. Et la voix méprisante de Florain résonne entre les murs de pierre :

 

- Nous allons procéder au jugement.

 

Calith se relève d'un bond. Il est pâle comme la mort. Déjà ? Mais... et l'enquête ? Et l'interrogatoire du garçon d'écurie ? Les deux gardes entrent dans la cellule, le visage fermé. Le plus âgé prend le trousseau de clefs qui pend à sa ceinture, rejette la couverture au loin et délivre enfin Iezahel de ses contraintes. Il claque sèchement la langue contre son palais en voyant la pénitence loin de l'esclave, et s'empresse donc de lui remettre, sans aucune précaution. Puis, comme on déplacerait un objet encombrant, ils le tirent hors de la planche et le font se mettre debout. Sauf qu'évidemment, après une nuit ligoté comme il l'était, ses jambes ne supportent pas son poids et il s'écroule au sol dans un gémissement étouffé.

 

Sans douceur, les gardes le relèvent et le traînent derrière eux. Calith, le cœur broyé, reste autant impassible que possible, et les suit sans un mot. Sa seule consolation, pour le moment, c'est de savoir Iezahel libre de toute entrave.

 

Parce que, bien sûr, ça ne dure pas. La salle d'interrogatoire s'est transformée en salle de jugement. Des chaises ont été amenées des étages, une petite table aussi, dépouillée de nappe et de documents. Marsylia, chaudement vêtue d'une magnifique robe et d'une cape brodée est installée, encadrée par deux gardes, Ketil, et un inconnu. Till, le garçon d'écurie, est entravé au T renversé. Il n'a pas été battu, visiblement, et porte encore ses vêtements. Mais la nuit a dû être difficile pour lui, car il a les yeux bouffis et rougis.

Iezahel, toujours nu, est entravé à son tour, sur un autre T renversé. Se sachant observé, Calith se retient de hurler contre cette précaution parfaitement inutile.

Les deux accusés sont au centre de la pièce. Florain va rejoindre Marsylia, tandis que Calith et Loundor s'installent sur des chaises prévues pour eux, le long d'un mur, un peu à l'écart.

 

- En tant qu'intendante d'Iduvief, je déclare ouvert le jugement !

 


 
 
posté le mardi 10 décembre 2013 à 09:02

Iduvief, chapitre 19

 

 

 

 

 

Dans un geste réflexe, plus guidé par son cœur que par son esprit, Calith bondit sur ses pieds et se précipite vers Severin. Loundor, avec sang-froid, demande :

 

- Où est-il ?

- Dans la cellule d'interrogatoire.

- Va voir Filraen, qu'il fasse quelque chose pour ton genou. Asaukin, rassemble les autres, sauf le jumeau chargé de surveiller les repas, et regroupez-vous dans une chambre. Restez vigilants.

 

Calith est déjà dans le couloir quand Loundor le rejoint. Le cœur battant la chamade, le ventre et la gorge noués, il court dans le corridor glacial. Puis il dévale les escaliers, le Général sur ses talons, l'esprit en ébullition. Aucune pensée cohérente ne se dégage de ce tourbillon, mais une terreur indicible le submerge. Sur ses lèvres, un leitmotiv silencieux tourne en boucle « ce n'est pas possible ». Ils sont tout près du caveau quand la poigne implacable de Loundor lui harponne l'épaule et le force à s'arrêter. Il se débat un instant puis réalise l'absurdité de la chose. Alors, tentant de reprendre son souffle, il s'immobilise et fixe durement son ami, qui débite d'un ton grave :

 

- Calith, écoute-moi bien. On va le sortir de là. Calme-toi. N'oublie pas que tu es le roi, et que tu vas voir ton esclave.

 

Calith s'apprête à protester, mais le regard de Loundor, rivé dans le sien, est hypnotique, et sa voix de basse martèle avec autorité :

 

- Tu es le roi et tu vas voir ton esclave. Ne montre aucune faille à Florain. Ne lui montre pas ton attachement à Iezahel car il s'en servira. Il ne t'aime pas, et si tuer Iezahel peut t'atteindre, il le fera, il en a le droit. Reste distant, exige des preuves ou des témoignages et essaie de faire sortir Florain de la salle d'interrogatoire. Prends un air courroucé, ou que sais-je encore, mais ne lui montre pas ta détresse.

 

Ses genoux manquent de lâcher quand il comprend toutes les implications des paroles de Loundor. Au début de son règne, il avait fait promulguer une loi, stipulant qu'aucun rang social ne mettait à l'abri de la loi : elle est la même pour tous. Et afin d'éviter les abus, il avait fait rajouter que si une personne dépositaire de la loi se voit mêler à un crime, elle perd de fait son droit de juger et doit en référer à un tiers, même s'il peut avoir connaissance de toutes les pièces du dossier. Les exactions commises par Lombeth avaient été faites en toute impunité, et il refusait que ça puisse à nouveau se produire. Il savait que, dans certains fiefs, des seigneurs profitaient de leurs fonctions pour se juger eux-même, avec toute la clémence que ça implique.

En tant que propriétaire de Iezahel, il en est responsable, et doit répondre de ses crimes, sans avoir le droit de le juger. Ce seront donc Marsylia et Florain qui le jugeront, sans qu'il n'ait son mot à dire sur le jugement.

Florain n'apprécie pas la présence de Calith à Iduvief, il leur a bien fait comprendre. S'il devine le lien qui les lie, il abusera de sa position, c'est une certitude. Des tortures plus poussées pour faire avouer Iezahel, une mise à mort lente et cruelle en cas de condamnation. Des petites vengeances mesquines, sous couvert de la loi.

 

Il avait commencé à le faire, mais désormais, c'est une question de vie ou de mort : il doit oublier le rôle d'amant pour endosser celui de roi. Jouer au roi agacé par les actions de son esclave, sans tenir compte de son esprit qui refuse de croire à sa culpabilité, sans tenir compte de son cœur qui bat la chamade à l'idée de le perdre, sans tenir compte de cette voix, dans sa tête, qui hurle que c'est un cauchemar, qu'il va se réveiller.

Loundor, face à lui, est un monstre d'impassibilité, qui n'exprime qu'une vague contrariété. Et pourtant, les Dieux savent qu'il apprécie l'esclave. Calith hoche doucement la tête, calme les battements affolés de son cœur, et tente de maîtriser son angoisse. Quand il se sent prêt, il regarde Loundor, qui approuve d'un geste de la tête. Alors, relevant le menton, il se dirige d'un pas déterminé vers la salle d'interrogatoire.

 

 

 

 

 

Comme l'avait supposé Loundor, Florain est là, accompagné de six gardes à la mine patibulaire. Ils encerclent Iezahel, menaçants, comme s'il risquait de s'enfuir. Calith se refuse à examiner son amant, et darde le responsable des gardes d'un regard hautain en lui demandant :

 

- Que se passe-t-il ici ?

- Mes gardes ont surpris votre esclave en train de tuer le Maître d'écurie. Il a également tué son esclave.

- Ils l'ont vu faire, de leurs yeux ?

- Oui. Nous l'avons neutralisé, et nous l'interrogerons pour qu'il avoue son crime.

- Comme vous l'avez dit, il s'agit de mon esclave. Je tiens à voir les lieux du crime, et je veux lui parler avant que vous l'interrogiez.

 

Florain retrousse les lèvres dans une moue méprisante. Il sait qu'il ne peut pas refuser de telles exigences, mais il sait aussi que rien n'empêchera l'exécution de Iezahel. Un roi, dont l'esclave personnel a été reconnu coupable de meurtre, fera moins le malin devant Marsylia et lui et arrêtera de leur donner des leçons.

 

- Accordé. Nous avons par contre découvert qu'il avait réussi à enlever son anneau de chasteté. Nous lui avons donc mis la pénitence, à l'ancienne, histoire qu'il se rappelle sa place.

 

Calith hoche la tête, incapable de prononcer un mot. Les gardes s'éloignent, suivis par Florain, alors, redoutant le pire, il examine son amant. Il est nu et a visiblement été roué de coups : ses jambes, ses bras, son torse sont couverts d'hématomes violacés. Le cœur au bord des lèvres, Calith découvre même l'empreinte, bien visible, d'une botte sur son ventre : l'ecchymose est nuancée par les rainures de la semelle, et il en voit distinctement le contour. Son visage n'a pas été épargné : lèvre fendue, arcade sourcilière éclatée. Iezahel peut à peine ouvrir l'œil droit, tuméfié. Il est couvert de sang, et de ce qui s'apparente à de la boue.

 

Il est entravé à un morceau de bois, formant un t renversé. Des bracelets de fer encerclent ses chevilles, et sont fixés aux extrémités de l'entrave, au sol, à plus d'une coudée l'un de l'autre. Ses poignets, eux aussi prisonniers des bracelets, sont fixés dans son dos, au montant de bois. Une courte chaîne a été passée dans son collier puis fixée à l'extrémité haute de l'entrave. Et il y a la pénitence, qui rend son sexe rigide, dont la tige, épaisse, bien trop épaisse, s'enfonce dans son corps, et qui tient grâce à une chaînette passée autour de la taille, sans l'aide de la magie. Florain n'aime pas Filraen, et a dû refuser de faire appel à lui pour contraindre l'esclave royal.

Ses jambes écartées, son sexe si vulnérable et son torse sont donc en première ligne pour l'interrogatoire qui s'annonce.

 

Un rapide coup d'œil suffit à Calith pour constater que Florain et ses gardes sont dans le couloir, et qu'ils ont malencontreusement omis de fermer la porte. Impossible de céder à l'impulsion de le prendre dans ses bras, de le serrer contre lui pour lui apporter douceur et réconfort. Il se place alors dos à la porte, les empêchant donc de voir Iezahel, et, du bout des doigts, effleure l'épaule de son compagnon. Sa peau est glacée, et ses muscles sont tendus, signe, s'il en fallait, de la douleur que lui inflige cette position. Iezahel baisse la tête autant que possible, au risque de s'étrangler avec son collier, et murmure :

 

- Je suis désolé Calith.

- Tu les as vraiment tués ?

 

L'esclave garde le silence. Calith refuse d'y voir le signe d'un aveu, et insiste :

 

- Iezahel, on va te sortir de là. Mais tu dois tout me dire.

 

Des larmes dévalent les joues, traçant des sillons plus clairs au milieu du sang et de la saleté. Son œil valide fixe les dalles inégales et glaciales, et ses lèvres restent closes.

 

- Iezahel, on doit savoir. Tu dois tout nous expliquer.

 

Un frisson parcourt le corps entravé, mais aucun son n'en sort. Malgré la terreur qui lui broie le ventre, Calith ne peut empêcher un mouvement de colère. Ne tient-il donc pas à la vie, pour rester silencieux comme ça ? La détresse de son compagnon ne lui fait donc ni chaud ni froid ?

Florain rentre d'un pas déterminé dans la pièce, toisant le roi et son Général, sûr de lui. Mais Calith le prend de cours en disant :

 

- Attendez un peu avant l'interrogatoire. Mettez-le en cellule, et conduisez-nous au Maître d'écurie.

 

Il espérait que Florain fasse détacher Iezahel, mais il se trompait lourdement. Deux gardes s'approchent et sans aucune douceur, font basculer sur le côté l'entrave en bois. Iezahel laisse échapper un gémissement quand il se retrouve quasiment sur le flanc, uniquement retenu par ses liens. Trois gardes soulèvent alors l'entrave, et portent Iezahel dans une minuscule cellule glaciale, qui empeste. Ils le redressent violemment et claquent la porte derrière eux, sans un regard.

Calith, qui garde tant bien que mal la maîtrise de lui-même, avance dans le couloir aux côtés de Florain, à qui il annonce :

 

- En tant que propriétaire de cet esclave, je veux être tenu de la moindre décision le concernant.

- Bien sûr.

- Et je veux que l'interrogatoire soit reporté tant que nous n'avons pas la preuve de sa culpabilité.

- Il est coupable, mes hommes sont témoins de ses actes, et ils sont parfaitement dignes de confiance.

- Nous aviserons. Parlez-moi un peu de votre Maître d'écurie.

- Il s'appelait Kjeld, au service d'Iduvief depuis sa plus jeune adolescence. Il s'occupait donc des chevaux, il avait un don inné pour ça. Il arrivait à calmer les étalons les plus sauvages rien qu'au son de sa voix. C'est une immense perte, pour nous.

 

Calith ne répond rien, au prix d'un grand effort. Il a compris où voulait en venir le responsable, et se retient farouchement de l'insulter. Lorsqu'un esclave commet un crime, il est condamné à mort. Mais si sa victime est une personne influente, ou si sa mort occasionne de grandes pertes financières, le propriétaire peut se voir obligé de verser de l'argent en guise de compensation. Et Florain, sans aucune subtilité, lui fait comprendre qu'il réclamera de l'argent en plus de la tête de Iezahel.

 

Il reste silencieux jusqu'à ce qu'ils arrivent dans l'écurie. Un attroupement s'est formé autour d'une stalle, et tous les chevaux ont passé la tête par-dessus la barrière de bois pour observer l'agitation inhabituelle. Ils doivent sentir l'odeur du sang, car plusieurs s'agitent, tandis que d'autres hennissent doucement. Les esclaves s'écartent vivement en les voyant arriver. Deux gardes surveillent l'entrée, et s'assurent que personne n'approche des corps.

 

Ils s'écartent respectueusement, laissant passer Florain, Calith et Loundor. La scène qui s'étale devant lui manque de faire vomir Calith. C'est un véritable carnage. La lueur dansante des lanternes, dans l'allée de l'écurie, dispense juste assez de lumière pour dévoiler la jeune esclave, affalée contre un sac d'avoine, la gorge tranchée juste au-dessous de son collier, le regard rivé sur lui. Sa tunique de laine, grossière et élimée, est recouverte de sang et une mare rendue noire par le manque de lumière s'est formée autour d'elle. Non loin de là, Kjeld est allongé sur le dos, le crâne fracassé et le visage à peine reconnaissable tant il a été roué de coups.

 

Calith reste en retrait, mobilisant toutes ses forces pour rester impassible. Iezahel ne peut pas être l'auteur de ce carnage. C'est impossible. Il est incapable de prononcer un mot, alors Loundor demande, tout en allant et venant dans la stalle :

 

- Quelles sont vos premières conclusions ?

- L'esclave du roi a égorgé cette pauvre fille. Il a été surpris par Kjeld, ils se sont battus, et l'esclave lui a violemment taper la tête contre le sol, jusqu'à ce que mort d'en suive.

- Avec quelle arme l'a-t-il égorgée ?

- Une dague, sans doute.

- En tant que garde du corps personnel du roi, Iezahel en possède une, c'est vrai. Mais elle est restée dans les appartements de Calith. Avez-vous retrouvé une arme, près de lui ou près de l'esclave?

 

Florain reste silencieux, et interroge du regard le garde le plus proche de lui. L'homme, âgé, secoue doucement la tête avant de marmonner :

 

- Il n'y avait aucune arme au sol.

- Et celle-là ?

 

La question de Loundor jette un froid dans l'écurie déjà peu chauffée. A la ceinture de Kjeld, une poignée de dague dépasse. Loundor, légèrement goguenard, demande :

 

- Il aurait donc pris la dague du maître d'écurie, aurait égorgé l'esclave, avant de remettre la dague dans le fourreau pendant à la ceinture de Kjeld ?

 

Un lourd silence s'abat. Personne n'est assez stupide pour affirmer que cette explication invraisemblable est la bonne. Florain, d'un geste brusque, se penche vers Kjeld et retire la dague du fourreau. L'arme est maculée de sang.

Florain est blanc de rage, et jette un regard noir à ses gardes. Loundor, sans pitié mais pas triomphant pour autant, déclare :

 

- Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ça me paraît peu plausible que ce grand gaillard ait laissé un esclave lui prendre sa dague, égorger son asservie puis lui glisser la dague dans son fourreau sans l'en empêcher.

 

L'un des gardes présents à l'impudence de grogner son assentiment, déclenchant un cri de rage vite étouffé de la part de Florain. Et Loundor, implacable, poursuit :

 

- D'autant plus que, lorsqu'on égorge quelqu'un, le sang jaillit très vite, en grande quantité. Faisant, comme on peut le voir sur la manche de Kjeld, d'importantes éclaboussures.

 

D'un geste de la main, il désigne la manche droite du maître d'écurie, tachée de sang jusqu'au coude. D'un air détaché, le Général demande :

 

- Savez-vous si le maître d'écurie était droitier ou gaucher ?

- Droitier il me semble.

 

C'est Florain qui a répondu, vaincu. La démonstration de Loundor, bien plus plausible que l'explication qu'ils avaient trouvé, semble impossible à démonter. Mais il ne renonce pas pour autant :

 

- Et quand bien même ? Kjeld égorge son esclave, même s'il nous manque le mobile. Et l'esclave du roi arrive et tue le maître d'écurie.

- Sans doute en espérant sauver la jeune femme, ou en voulant neutraliser son meurtrier. Cette nuance fait toute la différence lors d'un procès.

 

Loundor s'avance un peu plus dans la stalle et demande :

 

- Il me semblait avoir croisé un garçon d'écurie.

- Kjeld ne travaillait pas seul, en effet. Il avait un garçon d'écurie pour l'aider, en hiver, et deux autres qui venaient en été lui prêter main forte.

- Mais son esclave alors ?

- Il l'avait acheté, il en faisait ce qu'il voulait.

- Elle n'était donc pas sous votre responsabilité ?

- Non. C'était son esclave personnelle.

 

Florain toise Loundor, et voyant que ce dernier n'est pas convaincu, il assène :

 

- Égeas gérait le mobilier du château, il faisait réparer ou remplacer une table bancale ou un lit défectueux. Mais si un résident apporte son propre mobilier, alors c'est à lui de le faire réparer, ou changer, et non à Égeas.

Loundor laisse échapper un grondement, qui correspond assez bien à l'état d'esprit de Calith. Cette comparaison entre un esclave et du mobilier est malvenue. Mais le Général reprend vite son sang-froid en disant :

 

- J'aimerais voir le logement de Kjeld. Et j'aimerais aussi savoir où est passé le garçon d'écurie. Après tout, il était sur les lieux au moment du crime, son témoignage sera sans doute intéressant.

 

Florain en reste bouche bée, et scrute avidement la scène de crime à la recherche de l'indice qui permet à Loundor d'affirmer une telle chose. Ce dernier, magnanime, explique :

 

- Apportez plus de lumière, vous verrez. Dans la mare de sang, là, il y a trois jeux d'empreintes. Ils ne sautent pas aux yeux, certes, mais ils sont là. Les plus grandes et les plus larges appartiennent, à vu d'œil, à Kjeld. Regardez sous ses semelles. J'ignore ce que vous avez fait des bottes de Iezahel, mais elles aussi doivent être tachées de sang. Il reste cependant une autre paire de bottes, là, plus fines et plus petites, à peine visibles, qui appartiennent sans doute au garçon d'écurie.

 

Calith pince les lèvres, retenant un sourire triomphant. Loundor, avec sa vue plus développée, distingue parfaitement ces détails que de simples humains, avec le peu de lumière qu'il y a, ratent aisément. Un garde, nerveux, d'approche des corps, veillant à rester le plus loin possible, tend une lanterne à bout de bras pour illuminer la scène. Alors, de mauvaise grâce, Florain ordonne à une poignée de gardes d'aller chercher Till, le garçon d'écurie. Son regard reste figé sur les empreintes de bottes, au sol, blême.

 

Calith reste un peu en retrait tandis que Florain conduit Loundor jusqu'à l'appartement de Kjeld. Il peine à ordonner ses pensées. L'image de Iezahel, torturé puis exécuté, s'impose sans cesse dans son esprit, lui broyant la poitrine. Impossible d'accorder la moindre attention à la pièce, exigüe et empestant le cheval, alors que son compagnon vit peut-être ses dernières heures. Iezahel n'aurait jamais égorgé une esclave. Mais s'en prendre à un maître, qui maltraite son asservie, ça, il pourrait le faire. D'autant que ce ne serait pas la première fois qu'il s'arrange avec la justice. Même si personne n'est au courant de ça, pas même Loundor, Calith, lui, y pense. Il écoute, d'une oreille distraite, le Général demander à Florain si l'esclave avait un enfant, en désignant, sur la paillasse posée à même le sol, un bout de tissu noué en forme de bonhomme. Oui, Iezahel aurait parfaitement pu tuer Kjeld s'il l'avait surpris en train de maltraiter l'esclave. Même s'il ne la connaissait pas ? Comment aurait-il pu la connaître, de toute manière ? Et par les Dieux, que faisait-il dans cette écurie ? Serait-ce avec ce Till, qu'il s'est lié d'amitié ? Le garçon voulait en savoir plus sur les loups-garous, est-ce que ça a été l'occasion de pour eux de nouer une amitié ? Mais pourquoi a-t-il disparu, alors ?

 

Calith suit docilement Loundor quand ils regagnent la stalle, presque hébété sous son masque impassible. Le cadavre du maître d'écurie prouve toute la sauvagerie de l'attaque. Ce ne fut pas un meurtre froid et réfléchi. L'assassin a perdu tout contrôle, et l'a frappé jusqu'à ce que mort s'en suive. Et il semblerait que le meurtre de l'esclave soit l'élément déclencheur. Mais pourquoi Iezahel se retrouve mêlé à ça ?

 

- Calith ?

- Hum ?

- Tu as quelque chose à rajouter ?

 

Calith croise le regard de son Général et reste muet. Loundor y lit toute la détresse et tout le désarroi de son protégé. Alors il prend les choses en main et déclare, se tournant vers Florain :

 

- Nous nous réservons le droit de réclamer la possibilité de voir à nouveau les corps. Mais vous pouvez les emmener. Nous voudrions maintenant parler aux gardes qui ont surpris l'esclave en train de tuer Kjeld.

 

Florain plisse les yeux, les lèvres serrées. Mais il obtempère, car il n'a aucune raison valable de refuser, même s'il redoute sans doute qu'un interrogatoire plus poussé révèle d'autres failles. Ils quittent donc les écuries, laissant derrière eux la fraîcheur des lieux, l'odeur de purin et de chevaux.

 

 

 

 

 

Le responsable des gardes les conduit dans son bureau, situé tout près du hall. Deux de ses hommes l'accompagnent. Il s'installe en maître des lieux derrière l'imposante table en bois surchargée de papiers, pitoyable tentative pour restaurer une image forte. Il leur fait signe de s'asseoir sur les deux chaises disponibles, les gardes restant debout, à côté du bureau.

 

- Expliquez-nous ce que vous avez vu exactement.

 

Les gardes jettent un regard interrogateur à Florain, qui hoche doucement la tête, leur signifiant qu'ils peuvent parler. Alors le plus jeune d'entre eux se lance :

 

- On faisait notre ronde, comme d'habitude, quand on a entendu un cri. On a décidé d'aller voir ce qu'il se passait. On a découvert l'esclave à genou, en train de frapper Kjeld. Alors on s'est interposé, et on a dû utiliser la force pour le neutraliser.

 

Calith vibre de colère, devinant qu'ils ont surtout utilisé la force pour punir l'esclave d'avoir levé la main sur le maître d' écurie. Le second garde, au visage en lame de couteau, hoche la tête avec véhémence, comme pour appuyer les dires de son collègue. Et ils ne rajoutent pas un mot, ni l'un ni l'autre. Loundor gronde sourdement et demande :

 

- Et c'est tout ?

- Ben oui.

- D'accord. C'était quelle heure, environ, quand vous avez entendu ces cris ?

- Peut-être une heure avant le déjeuner, environ.

 

Florain s'agite sur son fauteuil, le visage fermé. Iezahel est donc resté plus de trois heures entre leurs mains, avant que Severin ne les prévienne. Et le responsable des gardes sait parfaitement que ce délai est trop long. Mais pour l'instant, ni Calith ni le Général ne font de remarque. La priorité, c'est de sortir Iezahel de là. Loundor poursuit :

 

- Les écuries sont très à l'écart. Comment avez-vous pu entendre des cris, si loin ?

- Parce que je leur demande d'aller de partout, répond Florain, hautain. La priorité, c'est de surveiller les issues, et l'écurie est une entrée très vulnérable. Il y a beaucoup moins de monde qu'en cuisine. Un intrus pourrait parfaitement passer par là pour atteindre le cœur du château.

- Très bien. On n'est jamais trop prudent. Ce cri, c'était une voix féminine ou masculine ?

- Masculine, Général.

- Il était comment ? Vous pourriez essayer de l'imiter ?

 

Les deux gardes se regardent, perplexe, avant que le plus jeune pousse un cri ressemblant à un braillement de bébé. L'autre opine du bonnet, muet. Calith, si la situation n'avait pas été aussi grave, aurait explosé de rire en entendant un son aussi incongru sortir de la gorge du jeune homme viril. Mais l'heure n'est ni à la plaisanterie, ni à la moquerie. Loundor, de marbre, insiste :

 

- C'était plutôt un cri de douleur ? Un cri de rage ?

 

Les deux gardes, après avoir longuement cogité, avouent leur ignorance. Florain martèle son bureau du bout des doigts, jouant un rythme militaire qui devient vite agaçant. Calith lui jette un regard noir, mais le responsable poursuit, comme si de rien n'était. Loundor reprend, bien conscient qu'il n'en tirera pas plus au sujet du cri :

 

- Donc vous arrivez dans les écuries. Que voyez-vous ?

- L'esclave en train de tuer Kjeld.

- Non, ça, c'est ce que vous en avez déduit ensuite. Quelle est la première chose que vous avez vu ?

- Sighild.

- Sighild ?

- L'esclave de Kjeld.

- D'accord. Elle était déjà morte, à ce moment-là ?

- Oui, elle nous fixait avec son regard vide.

- La stalle était bien éclairée ? Vous voyiez tous les détails ?

- Y'avait juste les lanternes, dans l'allée. Mais ça suffisait pour voir qu'elle était morte, on voyait la marre de sang.

- Et ensuite, qu'avez-vous vu ?

- L'esclave à genoux, en train de secouer la tête de Kjeld.

- Il vous tournait le dos ?

- Oui. Il ne nous a pas entendu arriver. On lui a crié de lâcher sa victime. Il a sursauté, et s'est tourné d'un bond vers nous. Il avait le regard fou, il était menaçant, on a dû le maîtriser pour sauver nos vies.

 

Loundor gronde mais ne relève pas. Florain s'impatiente clairement, car le tempo de ses doigts augmente. Calith demande :

 

- Et vous avez formellement reconnu mon esclave ?

- Oui Sire. On l'avait vu plusieurs fois avec vous. Il est le seul ici à avoir un collier aussi large.

- Dans quel état étaient ses mains ?

 

Les deux compères se regardent à nouveau, indécis. Ce n'est pas le genre de détails qu'ils ont remarqué. C'est pourtant essentiel, car un homme qui, de ses poings, en tue en autre n'en sort pas sans dégâts. Les jointures de ses doigts sont, au mieux, marquées du sang de sa victime. Mais Iezahel a été roué de coups, ensuite, difficile donc de déduire quoique ce soit des traces sur son corps. Loundor reprend :

 

- Est-ce que vous avez vu quelqu'un d'autre, dans les écuries ?

- Nous devions le maîtriser, c'était la priorité. Ensuite, nous avons fait le tour, mais il n'y avait plus que les cadavres.

- Vous avez mis combien de temps pour le maîtriser ?

- Je ne saurais vous dire, Général. Peut-être dix minutes, un quart d'heure.

 

Calith grimace, serrant son poing si fort que les jointures blanchissent. Il ne faut pas plus d'une minute pour maîtriser un homme potentiellement dangereux. Dans la question de Loundor, ce mot avait justement été souligné de manière ironique, car ils savent tous les deux que les gardes n'ont pas « maîtrisé » Iezahel. Ils l'ont tabassé pour se venger.

 

- Donc s'il y avait une autre personne dans les écuries à ce moment-là, elle aurait eu quinze minutes pour partir, c'est bien ça ?

- Oui Général. Mais on n'a vu personne.

- Vous dites que vous avez vu Iezahel secouer la tête du maître d'écurie. Vous êtes sûrs de ce mot, secouer ? Il ne la frappait pas au sol ?

- Il nous cachait ce qu'il faisait exactement, puisqu'il était devant. On voyait des gestes qui ressemblaient à des secousses. Après, peut-être qu'il la tapait au sol, c'est pas sûr.

 

Florain se lève, excédé, et déclare :

 

- Nous avons encore beaucoup à faire, au lieu de perdre notre temps à décortiquer chaque minute de ce meurtre ou à jouer sur les mots.

- En effet, mais ces précisions ont toute leur importance. Moins que de retrouver le garçon d'écurie, je vous l'accorde, mais nous ne pouvons pas les dédaigner pour autant.

 

Le responsable des garde renifle, méprisant, avant d'avouer :

 

- J'ai donné pour ordre qu'on me prévienne immédiatement lorsqu'ils trouveront Till. Ce n'est visiblement pas le cas.

- Dans ce cas, nous allons voir Iezahel. Et ne vous avisez pas de le passer à la question avant d'avoir écouté le témoignage du garçon d'écurie.

 

Florain lance un regard dur à Loundor, mais le loup-garou en a vu d'autres et n'est pas franchement impressionné. Il se lève, déployant toute sa stature : il fait une tête de plus que le responsable. Après s'être affrontés du regard un court instant, ils quittent le bureau pour redescendre dans les geôles.

Des gémissements s'échappent de la cellule de Iezahel, dont la porte est ouverte. Deux gardes s'amusent visiblement comme des petits fous en frappant la plante des pieds de l'esclave entravé, avec une fine baguette de bois.

Ils se figent en voyant leur responsable, et le plus audacieux marmonne :

 

- On avait peur qu'il ait froid aux pieds. C'était pour le réchauffer.

- Reprenez votre poste, immédiatement.

 

Pour la première fois depuis le début, Florain semble gêné. Mais il reprend vite de sa superbe en déclarant :

 

- Vous avez dix minutes pour parler avec l'accusé.

 

Calith bouscule un peu le responsable, en passant près de lui pour rentrer dans la cellule. Si peu, alors qu'il voudrait juste l'étrangler. Loundor entre à sa suite, et ferme la porte derrière eux. La poitrine de Iezahel se soulève rapidement, comme s'il venait de courir sur une longue distance, et des larmes dévalent ses joues. Mais il garde la tête baissée, et ne dit pas un mot.

 

Calith pose la main sur le battant en bois, et appose sur la porte deux sortilèges : le premier pour empêcher quiconque d'ouvrir, le second pour la rendre aussi imperméable que les épais murs de pierre autour. Ainsi, personne ne pourra voir ni entendre ce qu'il se passe, tout en leur permettant d'entendre ce qu'il se passe à l'extérieur.

 

La paille crisse sous ses bottes lorsqu'il avance jusqu'à son compagnon. L'odeur de renfermé prend à la gorge, mais seul compte Iezahel. Calith fait glisser ses doigts sur son épaule, la découvrant glacée. Iezahel, dans un murmure, déclare :

 

- Je suis désolé Calith.

- Ce n'est pas toi qui l'a tué, n'est-ce pas ? Demande Calith, le ventre retourné par la vision de ce corps martyrisé.

 

Mais Iezahel ne répond rien. Comme s'il ne voulait même pas se défendre de cette accusation, qui l'enverra à la mort s'ils n'arrivent pas à l'innocenter.

 


 
 
posté le lundi 09 décembre 2013 à 10:18

Iduvief, chapitre 18

 

 

 

 

 

Passablement énervé et agité, Calith se prépare rapidement et se rue dans le salon. Toujours aucune trace de Iezahel. Il s'apprête à quitter ses appartements quand il manque de rentrer en collision avec Loundor, qui l'observe, intrigué. Puis le Général l'attrape par le bras et le ramène dans le salon en lui demandant :

 

- Tu n'as rien mangé. Qu'y a-t-il de si urgent pour que tu sois aussi pressé ?

- Iezahel est parti.

- Parti ? C'est à dire ?

- Parti comme parti, Loundor ! Il n'est plus ici.

- Et il a emmené ses affaires ?

- Je...

 

D'un bond, il se dirige vers la chambre, où il constate, à peine soulagé, que la besace, la cape, et la tenue de rechange de Iezahel sont toujours là. Sur le seuil de la porte, jetant un regard désemparé à Loundor, il admet :

 

- Non, il n'a rien pris.

- La clef de son collier ?

 

Il farfouille dans la bourse accrochée à sa ceinture, avant de mettre la main sur la minuscule clef. Il secoue doucement la tête, n'osant plus regarder son ami.

 

- Alors il est encore au château, et il reviendra. Ne t'inquiète donc pas tant pour si peu...

- Je lui avais interdit de s'éloigner de moi.

 

Loundor, tête penchée sur le côté, laisse échapper un grondement, avant de décréter :

 

- Tu lui donnes des ordres, maintenant ? Laisse-le un peu respirer, par les Dieux !

- Hier, quand il est rentré pendant le déjeuner, j'ai vu sur son dos des hématomes. Et une estafilade sanglante. Il a prétendu qu'il était tombé, mais je n'y crois pas une seule seconde.

- Et pourquoi donc ? Il fait un froid de gueux ici, il suffit qu'un esclave renverse un peu d'eau pour que les couloirs deviennent dangereux. Tu ne tombes jamais, toi ?

 

Le souvenir de sa chute, dans la salle d'eau, lui fait monter le rouge aux joues. Il se garde donc bien de répondre, mais Loundor, impitoyable, poursuit :

 

- Tu ne t'en vantes peut-être pas mais ça t'arrive. Certes, c'est un loup-garou, mais il suffit d'une plaque de glace traitresse, ou d'un instant d'inattention pour chuter. Alors pourquoi ça ne lui arriverait pas, à lui ?

- Et son air songeur ? Son silence ?

- Oh Calith, s'il te plait ! A Pieveth, on le surnomme le Taiseux, tu l'as déjà oublié ? Tu sais à quel point j'aime Iris, n'est-ce pas ? Et même si je crains pour elle quand elle va faire son marché, même si je me méfie de ses fréquentations, je ne peux l'empêcher de vivre pour la surveiller. Je ne peux pas, et je ne dois pas, si je ne veux pas la voir flétrir comme une fleur mise dans un vase. Iezahel est un esclave, et tu as tous les droits sur lui. Mais tu l'aimes, je le sais, et tu ne peux pas contraindre à la solitude. Qui te dit qu'il ne s'est pas lié d'amitié avec un autre asservi, ou avec un domestique ? Nous n'allons pas rester ici indéfiniment, et il peut parfaitement vouloir profiter de notre séjour pour rencontrer de nouvelles personnes. Tu le traînes de partout derrière toi, sans te soucier de ses sentiments. Tu ne côtoies que des nobles, des conseillers ou des gens d'un ennui mortel. Et lui, dans tout ça ? Il est là, à côté de toi, silencieux, invisible la plupart du temps. Est-ce que tu crois vraiment qu'il s'épanouit ? Est-ce qu'il a seulement des amis, à Pieveth ? Des gens avec qui il peut plaisanter, être lui-même sans avoir à se soucier de ce que vont penser les gens ?

 

Calith reste silencieux, digérant les paroles de Loundor. Il est parfaitement incapable de répondre à ces questions. Il se doute que, lorsqu'il est avec Zelina ou occupé à quelque réunion, Iezahel vaque à ses occupations. Mais il ignore en quoi elles consistent, et il ne lui a jamais demandé s'il s'était lié d'amitié avec quelqu'un au château. Devant le silence de son roi, Loundor reprend :

 

- Je sais que tu t'inquiètes pour lui, Calith, mais Iezahel ne va pas s'enfuir. Il aurait pu te prendre la clef, car il sait parfaitement où elle est. Il ne l'a pas fait. Il n'a emporté aucune affaire, car il compte bien revenir. C'est un loup-garou, un guerrier. Il saura se défendre, si tant est qu'il soit menacé. Il t'a désobéi, c'est vrai, et tu es parfaitement en droit de le châtier pour ça. Mais avant de le faire, Calith, réfléchis bien à ce que ces escapades lui apportent.

 

Calith baisse la tête, vaincu. Il s'était imaginé que son compagnon était devenu le souffre-douleur de quelqu'un. Mais si Loundor avait raison ? S'il passait juste son temps à discuter avec un autre esclave ? Le connaissant, il serait bien capable de garder cette amitié secrète pour éviter que Calith se fasse des idées. C'est raté, mais ce serait bien possible.

 

- Allez, déjeunes avec moi, et nous...

 

La fin de sa phrase meurt sur ses lèvres lorsque Severin entre dans la pièce, est suivi par deux asservis, vêtus de simples tuniques en laine grossière. Ils s'inclinent tous les trois devant le roi, et Severin déclare :

 

- Voici Serna, qui a servi le petit-déjeuner d'Égeas hier, et Zaich, qui s'est occupé de monter les fournitures.

 

 

 

 

 

Les deux esclaves s'inclinent si bas que leurs fronts manquent de toucher terre. Quand ils se relèvent, Calith en profite pour les détailler. Serna est une jeune femme d'apparence très douce, au physique peu avantageux, mais aux iris marrons envoûtants. Le roi n'est pas surpris de la savoir en charge du petit-déjeuner du conseiller : elle doit savoir se faire oublier, malgré ses grands yeux effrayés. Zaich, lui, est parfaitement constitué pour son rôle : c'est une montagne de muscles, au crâne chauve et aux yeux de bovin. Ils dévisagent Calith avec autant de curiosité et il se demande s'il est comme ils l'imaginaient. Ce roi, qu'ils pensaient sans doute ne jamais croiser de leur vie, est-il à la hauteur de leurs attentes ? Conforme à leurs pires craintes ? D'une voix douce, il demande :

 

- Serna, racontes-nous comment se passait le service du conseiller. Sans rien omettre.

- A vos ordres, Votre Altesse.

 

Ses doigts nerveux, rougis par le froid, tripotent la ceinture qui marque sa taille. Elle réfléchit un instant, sans doute le temps de mettre en ordre ses idées, et explique d'une voix douce :

 

- Je m'occupais tous les jours d'apporter le petit-déjeuner à Messire Égeas. Je déposais le plateau sur une desserte que j'approchais de son fauteuil. Il ne me parlait jamais. Pendant qu'il mangeait, j'allais refaire le lit, je ne changeais pas souvent les draps, car il trouvait que ça faisait trop de remue-ménage. Je m'occupais aussi des lieux d'aisance, et un peu de la salle de bain, mais il ne s'en servait presque pas. Je nettoyais la cheminée et la remettait en marche, mais je devais faire discrètement. Pendant ce temps, il mangeait, et il parlait tout seul. Il ronchonnait la plupart du temps. Je ne devais pas écouter, mais je le faisais quand même, ça me permettait de savoir si je pouvais ranger le bureau ou non.

- Et ça arrivait souvent ?

- Non Votre Majesté. Il n'aimait pas que je touche aux manuscrits. Il disait que c'était le rôle de Severin, et qu'avec mes sales pattes, j'allais tout perturber. Pendant qu'il finissait de manger, je récupérais ce qu'avait laissé Zaich dans le couloir, je le rangeais, puis, quand il avait fini, j'emportais le plateau.

- Il ne te faisait jamais d'avances ?

- Non, jamais.

 

Loundor hoche doucement la tête, tout à l'interrogatoire. Serna semble sur le point d'ajouter quelque chose, mais hésite, et Calith l'encourage :

 

- Oui ?

- Je... Enfin, je peux me permettre de donner mon avis, je crois qu'il n'arrivait pas à faire le deuil de sa femme. Il ne courait après aucune femme. Il n'y avait que son travail, et le vin, qui l'intéressaient.

- D'accord. Et hier, comment ça s'est passé ?

 

Elle prend une inspiration, sans doute encore choquée par la mort brutale du conseiller. Marsylia a beau l'accuser de tous les maux, elle oublie un peu vite que bien qu'esclave, Serna est un être humain capable de sentiments. Calith, titillé par son estomac, prend un morceau de pain et du jambon, puis, tout en grignotant, reporte son attention sur elle.

 

- Comme d'habitude, Votre Altesse. Il râlait beaucoup à cause de ses genoux et de ses hanches, parce qu'ils le faisaient souffrir. Il n'arrêtait pas de répéter qu'il allait neiger, et qu'il détestait la neige. J'en ai parlé à Severin, parce qu'il doit parfois aller voir Ketil, qui donnait une préparation destinée à calmer la douleur.

- Il a mangé comme d'habitude ?

- Oui, Sire. Il a tout mangé. J'ai passé un peu plus de temps à la salle d'eau, parce qu'il avait été malade, alors il s'est impatienté. Il avait fini depuis un moment, quand je suis repartie avec le plateau vide.

- Et il allait bien ?

- Oui Votre Altesse, je vous jure qu'il allait bien.

 

Loundor, d'un discret signe de la tête, fait comprendre à Calith que l'esclave ne ment pas. Alors, avec un léger sourire, le roi poursuit :

 

- Est-ce que tu as croisé quelqu'un, dans les couloirs ?

- Zaich. Il amenait une pile de parchemins et de l'encre. Il y avait du bois, du vin, et des seaux d'eau près de la porte. Zaich a porté le plateau, et nous sommes redescendus ensemble. Nous avons croisé d'autres esclaves, mais c'est tout.

- Merci Serna.

 

Elle s'incline, visiblement soulagée d'en avoir terminé. Zaich, devinant que c'est à son tour, se met à s'agiter nerveusement. C'est Loundor, cette fois, qui pose les questions, tandis que Calith se sert à nouveau sur le plateau.

 

- Comment sais-tu ce que tu dois monter, pour le conseiller ?

- C'est Severin qui me dit.

 

La voix de Zaich est grave et rocailleuse, mais le débit de ses paroles est lent, très lent. Le pli soucieux, entre ses sourcils, montre que chaque question sollicite beaucoup de ressources.

 

- Et hier, qu'est ce que tu as monté ?

- Deux seaux d'eau. Une brassée de bois. Un tonnelet de vin. Une carafe de vin avec du parchemin, de l'encre, et des plumes. Il faut faire attention, avec la carafe et l'encre, parce que c'est fragile.

- Et tout s'est bien passé ? Tu n'as rien cassé ?

- Non. Rien du tout.

 

C'est surprenant, d'entendre tant de fierté dans la voix grave de cette montagne de muscles. On croirait entendre parler un enfant, dans un corps d'homme. Mais Loundor s'y attendait, car il poursuit comme si de rien n'était :

 

- Et que se passe-t-il si tu casses quelque chose ?

- Severin est pas content. Si Florain l'apprend, il fait mal. Mais pas Severin, Severin, il est gentil. Il crie un peu, mais c'est tout.

- Hier, quand tu as monté les affaires, tu as vu des gens ?

- Oui, tout plein. Parce que tous les esclaves doivent apporter des affaires dans toutes les chambres. Des fois, quand c'est trop lourd, j'aide les filles à redescendre les affaires. Comme pour Serna. Serna, elle est gentille, mais elle a mal au dos. Alors moi, comme je suis fort, je lui porte le plateau et les seaux sales.

- D'accord. Et il y avait des gens que tu ne connaissais pas ?

- Non.

- Que des esclaves ?

- Non. Y'avait tout plein de gens.

 

Loundor échange un regard rapide avec Calith avant de renoncer. Le château étant coupé du monde, tout le monde connaît tout le monde, et ce n'est guère surprenant que le meurtrier soit un habitué des lieux. Zaich, sans même penser à mal, ne soulignera pas une présence surprenante, car seul un inconnu l'aurait surpris. Peut-être.

 

- Merci Zaich. On en a terminé, vous pouvez retourner à vos occupations.

 

Les deux esclaves s'inclinent respectueusement avant de quitter les appartements. Ils n'ont certes pas appris grand-chose, mais ils ont au moins la confirmation que c'est le vin qui était empoisonné. Severin, qui a écouté attentivement, attend que la porte soit refermée pour annoncer :

 

- Le commis qui a mis le vin en carafe était très occupé ce matin, il viendra dans l'après-midi, si ça vous convient.

- Oui, c'est très bien.

- J'ai commencé à ranger le bureau d'Égeas. Pour l'instant, il n'y a rien de surprenant, je connais la plupart des documents pour les avoir moi-même écrit.

- Il n'avait pas de correspondance privée ?

- Très peu. Et il n'arrivait quasiment plus à écrire, alors je m'en chargeais à sa place.

- Si tu trouves des documents personnels, n'hésite pas à nous en parler, d'accord ?

- Bien sûr Votre Altesse. Concernant la liste des esclaves, je suis en train de la faire, mais comme l'a souligné Zaich, c'est un moment de la journée où il y a énormément de passage. Je pense que plus de la moitié des domestiques et des esclaves seront sur cette liste.

- Et ça va faire beaucoup de monde.

- Oui Votre Altesse.

 

Calith reste silencieux un instant, sirotant doucement sa tisane. Interroger la moitié de la domesticité d'Iduvief risque de leur faire perdre un temps fou, et pourrait bien ne pas leur apprendre grand-chose. Il repose doucement la chope et change donc de sujet :

 

- Est-ce que tu sais à quel service tu vas être affecté, désormais ?

- Non Sire. Marsylia n'a pas encore pris de décision me concernant.

- Et tu as eu le temps, hier, d'apprendre à Nyv' comment fonctionnent les raquettes ?

 

Severin semble soudain nerveux, et Calith jurerait que ses joues se sont colorées. D'une voix moins assurée, il répond :

 

- Oui Votre Altesse.

 

Il ne semble rien vouloir ajouter, mais le roi est trop curieux pour laisser passer. De sa voix la plus douce, il insiste donc :

 

- Alors ?

- Il a fait des progrès. On s'est bien amusés, Sire, je m'en excuse.

- Pourquoi t'excuser ?

- Je... Je devais lui apprendre, pas m'amuser.

- Mais si tu as pu ne serait-ce que sourire en le faisant, c'est une très bonne chose, et tu n'as pas à t'en excuser.

- D'accord.

- Et si tu estimes que tu dois perfectionner ses connaissances, parles-lui en. S'il s'est amusé, lui aussi, il sera sans doute d'accord pour recommencer.

- Et vous, Votre Altesse ?

- Moi ?

- Vous êtes d'accord pour qu'on... apprenne ?

- Plus que ça. Je vous l'ordonne.

 

Un sourire indéchiffrable vient illuminer le visage austère de l'esclave, qui s'incline en guise de remerciement. La porte s'ouvre à nouveau, et cette fois, c'est Fleur qui entre, craintive. Elle regarde le plateau du petit-déjeuner de Calith, qui ne l'a pratiquement pas touché, et murmure :

 

- Je suis confuse de vous déranger, je pensais que...

- Oui, c'est bon, tu peux l'emmener.

 

Elle échange un regard avec Severin, puis, d'une voix craintive, déclare :

 

- Severin m'a dit que ça vous intéresserait peut-être. J'étais amie avec Suing et …

- Suing ?

- Elle était esclave. Elle est morte en couches au début de l'hiver.

- Oh. Je vois. Continue.

- Entre femmes, on parle plus. Elle nous a certifié que c'était Nalek le père. Et je la crois : elle s'occupait de laver le linge, elle n'avait pas beaucoup de contact avec des hommes. Et Nalek l'appréciait beaucoup, il la faisait presque toujours venir. Il a eu beaucoup de peine, quand elle morte.

- Est-ce que beaucoup de monde était au courant ?

- Les femmes surtout. Je ne crois pas que Florain était au courant. Même s'il sait énormément de choses, parce que certains vont lui répéter ce qu'ils entendent, je crois que ça, c'est resté entre nous.

 

Elle regarde discrètement Loundor et Calith, apeurée, se demandant sans doute si elle a bien fait de leur parler. Elle semble avoir terminé sa confession, alors Calith pousse doucement le plateau vers elle et lui dit :

 

- Tu as très bien fait de venir nous en parler. Ça nous sera très utile. Merci beaucoup.

 

Elle rosit, avant de s'emparer vivement du plateau et de fuir les lieux. Puis c'est au tour de Severin de s'incliner, puis de prendre congé, non sans s'être assuré avant qu'ils n'avaient plus besoin de leurs services. Calith jette un regard par la fenêtre, pour découvrir qu'il neige toujours. Les gros flocons passent langoureusement devant les carreaux, comme pour les narguer. Iezahel est-il à l'abri, au chaud ? Sain et sauf ? Loundor le tire de sa contemplation en déclarant :

 

- Cette esclave, Suing, c'est celle que Florain a qualifié de « désagrément financier ».

- Je déteste cet homme.

- Je ne l'apprécie pas beaucoup, moi non plus. Mais par contre, c'est important, je pense, pour l'enquête. Une esclave pourrait parfaitement se venger en le tuant.

- Oui, tu as raison. Il faudrait voir si Suing avait de la famille, ou des amis très proches.

- Comme Fleur, par exemple ?

- Oui. Sauf que Fleur est venue nous en parler et elle ne nous offrirait pas un mobile sur un plateau d'argent si elle avait empoisonné Nalek. Et puis, surtout, ça ne résout pas tout. Qu'on tue Nalek parce qu'on l'estime responsable de la mort de Suing, c'est une chose. Mais Yorell ? Et Artéus ? Et Égeas ? On sait qu'Égeas ne batifolait pas avec les esclaves. Et si d'autres asservies étaient mortes en couche, on l'aurait su. Mais ça mérite d'être creusé.

 

Loundor laisse échapper un soupir. Ce mobile aurait été très plausible mais il n'expliquerait effectivement qu'un seul meurtre. Ils n'ont pas le temps de discuter plus longtemps qu'Asaukin frappe à la porte et s'avance dans le salon :

 

- Marsylia et Florain souhaiteraient vous rencontrer, Votre Altesse.

- Oui, fais-les rentrer. Non ! Attends. Tu étais de garde ce matin ?

- Oui Sire.

- Donc tu as vu Iezahel ?

 

Le vétéran, au visage si dur, semble soudain mal à l'aise. Et il marmonne :

 

- Oui. Il m'a demandé de ne pas en parler de moi-même.

- Quand est-il parti ? Et où ?

- Il m'a dit : « Si le roi t'interroge à mon sujet, dis-lui simplement que j'ai quelque chose à régler et que je reviens dès que possible. Et dis-lui surtout que je suis désolé ».

- Et il ne t'a rien dit d'autre ?

- Non Sire.

- Il est parti où ?

- Je l'ignore. Il a pris les escaliers, c'est tout ce que j'ai pu voir.

 

Calith lâche un juron. Forcément qu'il a pris les escaliers, ils sont au dernier étage. Mais du coup, impossible de savoir où il est allé. Difficile pourtant d'en vouloir au vétéran, qui ne pouvait pas savoir que son roi avait interdit à l'esclave de s'éloigner. Alors Calith, agacé, congédie Asaukin et lui demande de faire rentrer Marsylia et Florain.




Il comprend parfaitement le raisonnement de Loundor, et le fait que Iezahel a promis de revenir rapidement devrait le rassurer. Mais il s'inquiète quand même, et il a hâte de le voir pour en savoir plus. Mais l'arrivée de Florain et de Marsylia l'empêche de trop réfléchir à cette histoire, et il se concentre sur la discussion.

 

- Égeas n'avait plus qu'un frère, qui vit loin d'ici, commence Marsylia. Severin se chargera de le prévenir du décès d'Égeas. Il m'a d'ailleurs fait parvenir le testament du conseiller de mon père, qui lègue tous ses biens au château. Trouver un nouveau conseiller devient urgent.

- Vous n'avez personne au château qui pourrait remplir ce rôle ? Demande Loundor.

- Hum. Il y a peut-être bien l'archiviste, mais je ne suis pas sûre qu'il soit apte à prendre ce poste. Je verrai bien, de toute façon. A moins que vous souhaitiez m'imposer un conseiller à votre goût.

- Non Marsylia, c'est votre choix et votre décision.

 

Calith a parlé d'une voix ferme : il refuse de s'immiscer plus encore dans la gestion d'Iduvief. Puis c'est Florain qui fait son rapport, annonçant que les gardes n'ont rien vu de suspect. Le registre des allées et venues au château a été transmis à Severin qui, avec les gardes, déterminera quels sont les visiteurs habituels et quels sont les voyageurs suspects, bien que la plupart d'entre eux soient déjà repartis. Florain leur annonce que les prêtres ont préparé le corps d'Égeas et que la cérémonie aura lieu le lendemain. Enfin, il leur annonce que Ketil refuse purement et simplement de prendre part à l'enquête, arguant que puisqu'ils ont fait appel à Filraen, ils n'ont plus besoin de lui.

 

Si Florain reste respectueux, impossible de manquer le ressentiment dans ses paroles lorsqu'il l'annonce. Il n'apprécie clairement pas que Calith et Loundor aient fait intervenir le mage, quand bien même il a été d'une aide capitale.

Agacé par le responsable des gardes, Calith les congédie assez sèchement. Puis, avec Loundor, ils discutent de l'enquête et de ce qu'ils ont appris dans la matinée. L'information donnée par Fleur les intéresse tout particulièrement, et ils sont convaincus que c'est un début de piste.

 

 

 

 

 

L'heure du déjeuner arrive très vite. Les jumeaux, Nyv' et Asaukin se joignent donc à eux pour déguster le rôti en croûte accompagné de pommes de terre sautées. Iezahel est toujours absent mais personne n'en fait la remarque : ils sont bien conscients que leur roi est à cran. La conversation va bon train, pourtant, et Calith tente d'y participer, occultant son inquiétude.

Les hommes de Loundor ne s'éternisent pas, et les saluent une fois le repas terminé.

 

Ils se retrouvent à nouveau seuls dans le salon. Calith retient à grand peine un soupir : l'enquête piétine et il a l'impression de se retrouver, des années plus tôt, à Pieveth. Et surtout, aucun signe de Iezahel.

Un grattement soudain à la porte lui fait tendre l'oreille. Ce n'est pas Nyv', en faction devant les appartements, qui a fait un tel bruit. On croirait un animal qui tente de s'échapper d'un piège. Une exclamation soudaine les fait bondir de leurs fauteuils et c'est Loundor, le premier, qui atteint la porte et l'ouvre précautionneusement. L'éclaireur se tient la main, couverte de sang, en gémissant. Le coupable s'empresse de se faufiler par l'entrebâillement, tandis que Nyv' explique :

 

- Il s'est rué dans le couloir et s'est précipité sur la porte. Il n'a pas arrêté de gratter et quand j'ai voulu le prendre, il m'a mordu. Je crois bien qu'il m'a arraché un bout du doigt.

- Va voir Filraen, on s'en occupe.

 

La boule de poil, noire comme la suie, s'est immobilisée devant le Général, dans le petit vestibule. Loundor gronde sourdement, terrorisant le chiot qui s'aplatit au sol en gémissant. De sa main grosse comme un battoir, il attrape l'animal par la peau du cou et le porte à hauteur du visage pour mieux l'examiner. Au sol, une petite flaque prouve que le loup-garou a effrayé le chiot au point de lui faire perdre la maîtrise de sa vessie. Ses gémissements affolés redoublent sous l'examen et Calith, touché, le prend délicatement en déclarant :

 

- Arrête, tu vas finir par traumatiser ce pauvre chiot.

 

Il le serre contre lui et retourne s'asseoir sur le fauteuil près de la cheminée. L'animal renifle sa veste, son cou, et finit par le lécher frénétiquement. Sa langue râpeuse chatouille le roi, qui se met à rire tout en gigotant. Il le remet sur ses genoux, caressant la fourrure douce comme de la soie. Calith, sans cesser de faire courir ses doigts sur le chiot, lui dit :

 

- Tu n'as que la peau sur les os, toi ! D'où tu t'es échappé, petit sacripant ? On te ramènera auprès de tes maîtres, tu sais ?

 

Mais le chiot est bien plus intéressé par les reliefs du repas, derrière Calith, que par son discours, et lui fait bien comprendre en s'agitant sur ses cuisses, les labourant de ses griffes. Et le roi, si autoritaire parfois, cède et se lève en souriant puis s'installe près de la table, le chiot sur les genoux. Morceau par morceau, il lui donne les restes de son repas, couinant quand les petites dents mordent ses doigts au lieu de la viande.

Quand il redresse la tête, Calith croise le regard songeur de Loundor. Dans un sourire, il lui dit :

 

- Ne fais pas cette tête. Cette pauvre bête a dû se perdre. On la rendra à Severin plus tard.

- Je pense que tu peux le garder ici. Au moins, il sera au chaud et bien nourri.

- Tu as une idée de ce que c'est, comme race ? Aucun chien à Pieveth ne ressemble à celui-là.

- Ça doit être un chien de montagne.

 

Calith ne remarque pas le ton faussement détaché de Loundor, car le chiot vient de sauter sur la table. Il ne veut pas, visiblement, se contenter des restes et s'approche du plat où trône encore une partie du rôti. Calith bondit sur ses pieds, mais le Général est plus rapide et l'attrape par la peau du cou en grondant « non ». Sans tenir compte des gémissements affolés du chiot, il le pose à terre et assène :

 

- Tu restes ici. Et tu te caches si quelqu'un entre.

- Loundor ! Tu crois...

 

Mais Calith n'a pas le temps de finir sa phrase : la porte s'ouvre à la volée, et un Severin affolé, à bout de souffle et grimaçant de douleur fait irruption dans le salon, suivi de près par Asaukin. Il se tient plié en deux, se masse le genou et halète :

 

- Majesté ! Vous devez venir tout de suite !

- Que se passe-t-il ?

- Iezahel a été arrêté pour meurtre.

 


 
 
posté le dimanche 08 décembre 2013 à 09:04

Iduvief, chapitre 17

 

 

 

 

Le roi bondit hors de son fauteuil, tous les sens en alerte. Il dépose sa chope sur la table, enfile une veste chaude et s'apprête à suivre son Général lorsque ce dernier lui demande :

 

- Iezahel n'est pas avec toi ?

- Non, il est allé faire un tour. Il saura bien nous retrouver. Allons-y.

 

Loundor ne pose pas plus de questions et ils s'élancent dans le couloir, escorté d'Asaukin, de garde.

Le second étage fourmille d'esclaves, de domestiques et de gardes. Jouant des épaules, l'imposant Général n'a aucun mal à se frayer un chemin parmi toute cette agitation, et entre en trombe dans les appartements du conseiller.

 

La puanteur y est effroyable, et les prend à la gorge. Les rideaux ont été tirés, dévoilant la scène à la lumière blafarde du ciel d'un blanc inquiétant. Égeas est dans son fauteuil, bouche ouverte et yeux exorbités. Sa tenue sale, la seule qu'ils lui connaissent, est maculée de fluides. Une chope, vide, repose sur le sol.

Marsylia, Florain et Ketil sont présents, tournant et virant autour du cadavre. Severin est là, lui aussi, agenouillé dans une position de soumission, masquant tant bien que mal la douleur que lui inflige cette posture. Tous les regards se portent sur le trio qui entre, et Marsylia s'exclame :

 

- Parfait ! Nous vous attendions, Votre Majesté. Nous n'avons touché à rien, Severin l'a trouvé tel quel il y a un quart d'heure à peine.

 

Asaukin prend place tout près de la porte, son rude visage impassible malgré la puanteur des lieux. Calith, une main devant la bouche et le nez dans un geste qui se veut naturel, observe les lieux à la recherche d'un indice, louant les Dieux de ne pas être un loup-garou. Car Loundor s'approche du cadavre pour le renifler à la recherche de la fameuse odeur d'amande décrite par Filraen.

 

- Faites venir votre mage.

 

Marsylia ouvre la bouche, prête à protester, avant de se rappeler qu'elle n'a pas à contester l'ordre du roi. Elle demande donc à Severin d'y aller, et Calith retient à grand peine un juron fleuri : elle n'a pas la délicatesse de son père quand il s'agit d'épargner le genou handicapé de l'esclave. Mais la situation est déjà bien assez tendue pour ne pas en rajouter.

 

En attendant l'arrivée de Filraen, Calith jette un œil aux papiers étalés sur la table, maculés de taches d'encre et autres souillures non identifiées. Sur un morceau de parchemin froissé, une main tremblante, sans doute les conséquences de l'alcoolisme de son propriétaire, a tenté d'écrire quelques mots, mais ils sont indéchiffrables. Les autres manuscrits sont ornés de pleins et de déliés fort agréables à lire, sans doute l'œuvre de Severin. Des comptes, des contrats, des missives de remerciement, rien de bien surprenant. Et de toute façon, s'il devait y avoir de la correspondance compromettante, elle ne serait pas bien en vue. Il est plus que probable que ce soit l'esclave qui l'ait écrit et il pourra sans doute les renseigner.

 

Le voilà d'ailleurs qui revient, de sa démarche chaloupée, se frottant la joue gauche. Il reprend sa position, à genoux sur le tapis d'une propreté plus que douteuse. Si un regard pouvait tuer, Filraen aurait déjà été foudroyé par Ketil, qui n'apprécie absolument pas sa présence sur les lieux. Mais le médecin n'oserait jamais remettre en cause l'autorité royale, et se contente donc de renifler, méprisant. Florain ne semble guère plus heureux et l'ignore superbement. Quant à Marsylia, elle s'absorbe dans la contemplation de la neige, qui commence à tomber.

 

Mais Filraen n'a pas l'air de se soucier de l'accueil reçu et se dirige résolument vers le corps du conseiller. Loundor a terminé l'examen du cadavre et laisse donc sa place, visiblement soulagé de s'éloigner.

Filraen ne semble pas perturbé un seul instant par la puanteur ou l'état du conseiller, car il n'hésite pas à s'approcher très, très près du corps pour mieux observer l'intérieur de la bouche, le nez et les iris. Ketil maugrée à voix basse, et il pince les lèvres et plisse les yeux d'un air méchant lorsque le verdict du mage tombe :

 

- C'est du nimhiù. Les petites taches roses, là, sont révélatrices. Il n'a pas dû mettre longtemps pour mourir, il n'a même pas essayé de se lever. Il a sans doute dû convulser un peu, mais entre son poids, son inertie, et la rapidité du poison, il n'a pas eu le temps de tomber.

 

Dans un mouvement d'humeur, Ketil quitte la pièce. Marsylia, méfiante, exige des preuves de ce qu'il avance, et Filraen, prévoyant, lui tend le manuscrit qu'il a amené concernant le nimhiù. Puis, patient, il lui montre chaque élément décrit, le teint rosé, les taches, la bouche grande ouverte. Lorsqu'elle a constaté par elle-même que tout concorde, elle acquiesce, songeuse, puis se tourne vers Calith, indécise. Le roi décrète alors :

 

- Si tout le monde a vu ce qu'il voulait voir, faites emmener le corps. Et par les Dieux, aérez cette pièce ! Nous en discuterons dans le salon de mes appartements.

- Severin rangera pendant ce temps, déclare Marsylia.

- Non. Severin va faire monter des boissons chaudes, et il restera avec nous pour expliquer ce qu'il a vu et entendu. Le ménage attendra.

 

Elle est bien obligée de s'incliner, Marsylia, et suit son souverain, lèvres plissées.

 

 

 

 

 

Ils sont tous installés dans le salon, Calith et Loundor d'un côté de la table, Florain, Filraen et Marsylia de l'autre côté. Severin, nerveux, est debout, en bout de table. Une infusion leur est servie, et Calith commence l'interrogatoire :

 

- Severin, raconte-nous comment se passent les débuts de journée, avec Égeas.

 

La maîtresse des lieux fait claquer sa langue contre son palais, agacée sans doute de cette digression qui leur fait perdre du temps. L'esclave jette un regard dans sa direction et semble se tasser sur lui-même. Calith, irrité, devine sans peine que l'asservi va nuancer ses propos. Et c'est bien ce qu'il se passe :

 

- Le conseiller n'avait pas d'esclave personnel, il se préparait tout seul. On lui apportait son déjeuner, qu'il prenait sur la table de travail. Un seul asservi était autorisé dans ses appartements, alors pendant qu'Égeas déjeunait, il entretenait la chambre, les lieux d'aisance et parfois, un peu le bureau. Un autre asservi, pendant ce temps, faisait des allers-retours pour apporter du linge propre ainsi que du vin, de l'encre, enfin, tout ce qui était nécessaire.

 

Severin marque un temps de silence et Calith n'a pas de mal à deviner ce qu'il ne dit pas. Égeas ne devait pas prendre souvent de bain, pas plus qu'il ne changeait de tenue. Il n'avait besoin d'aucune aide. Le bonhomme étant assez colérique, il devait être pris de fureur si trop de monde tournait dans ses appartements en sa présence : l'esclave qui lui était assigné devait sans doute marcher sur la pointe des pieds et se faire discret comme un voleur s'il ne voulait pas être battu. Loundor, dans un bougonnement presque affectueux, déclare :

 

- Nous t'écoutons, Severin.

- Oui, mes excuses, Général. Je ne venais que lorsque l'esclave remportait le plateau du petit-déjeuner. Ça me laissait le temps de terminer mes tâches, et de m'assurer que tous les invités étaient servis. Quand j'arrivais, tout était prêt dans le bureau du conseiller, il m'attendait.

 

Là encore, la fin de sa phrase reste en suspens, mais elle est facilement imaginable : Égeas, repus, une chope de vin à la main, devait s'impatienter, attendant son esclave pour entamer sa courte journée de travail. Le roi approuve d'un geste de la tête, et poursuit :

 

- Ce matin, l'esclave qui lui a apporté son petit-déjeuner n'a rien remarqué de spécial ?

- Rien du tout, Sire. Égeas maudissait le temps, car ses articulations le faisaient souffrir, comme à chaque fois qu'il neige. Il était un peu à cran, mais il allait bien.

- Très bien. Donc l'esclave a ramené le plateau en cuisine, je suppose, et toi, tu es monté ?

- Oui, Votre Altesse. J'ai terminé ce que j'étais en train de faire, et je me suis dépêché, comme d'habitude.

- Tu n'as croisé personne dans les couloirs ?

- Des domestiques et des esclaves, Majesté. Mais aucun qui n'aurait rien eu à y faire.

- D'accord. Et quand tu es entré ?

- J'ai frappé avant, comme toujours. Mais il n'a pas répondu. C'était surprenant, car il répond toujours. J'ai donc poussé la porte, doucement, et je l'ai trouvé comme vous l'avez vu.

- Il était mort, à ce moment-là ?

- Oui Sire. Il ne bougeait plus, ne m'a pas répondu quand je l'ai appelé. Sa poitrine était immobile et ses yeux fixaient un point sur l'étagère.

- Et ses appartements étaient déserts ?

- Je... je n'ai pas pensé à vérifier, Votre Altesse. Il n'y avait personne dans le salon, c'est sûr. Pour la chambre, je l'ignore. Je suis ressorti pour appeler à l'aide. Mais je suis resté non loin de la porte, alors je pense que si quelqu'un était sorti à ce moment-là, je l'aurais vu.

 

Le commentaire méprisant de Florain est audible de tous, et l'esclave se tasse un peu plus sur lui-même, donnant à sa silhouette l'apparence d'un arbre tordu et rabougri. Loundor, d'une voix grondante, reprend :

 

- Je vous ferai grâce des diverses émanations désagréables qui se répandaient autour du conseiller. Il sentait le vin frais, et sa chope, vide, était encore humide : il venait de boire. L'odeur d'amande était présente, très faible au milieu des odeurs fortes, mais présente tout de même. Filraen nous le confirmera, mais je pense que c'est le vin qui a été empoisonné.

- Je confirme, en effet, déclare le mage, d'une toute petite voix. Si le poison avait été présent dans le petit-déjeuner, il se serait écroulé immédiatement, face à l'esclave. Il n'aurait pas eu le temps de boire du vin. Je confirme également qu'il a bu du vin, ça se sentait à son haleine.

- Il sentait tout le temps le vin. Je suis sûre que même à jeûn, il puait la vinasse. L'autre esclave a peut-être fui en voyant Égeas agoniser, si ce n'est pas lui qui l'a tué.

 

La déclaration de Marsylia jette un froid, mettant Filraen plus mal à l'aise encore. Calith, agacé par les manières de la jeune femme, décrète :

 

- Et bien nous interrogerons l'esclave qui était dans ses appartements ce matin. Il nous donnera sa version des faits et nous verrons bien s'il est honnête ou non. Si c'est bien le vin, qui l'a tué, qui en a eu accès ?

- Le commis qui l'a tiré du tonneau pour le mettre en carafe, l'esclave qui l'a monté. Ensuite, quiconque passant dans le couloir jusqu'à ce que l'asservi qui était dans les appartements le rentre.

- Très bien. Dans ce cas, nous interrogerons l'esclave qui a monté le vin, et il nous faudra la liste des domestiques et serviteurs qui sont passés dans le couloir ce matin. Je suppose que ça fait beaucoup de monde, il faudra donc mettre vos gardes sur cette affaire, Florain. Sont-ils aptes à interroger de manière fiable ?

- Évidemment !

 

Le ton dédaigneux du responsable n'échappe ni à Calith, ni à Loundor, qui grogne :

 

- N'oubliez pas à qui vous vous adressez, Florain.

- Veuillez m'excuser.

 

Mais sa repentance manque singulièrement de conviction. Calith tapote doucement la table, agacé, mais décide qu'ils ont plus important à traiter pour le moment, alors il poursuit :

 

- Nous interrogerons l'esclave du petit-déjeuner, et nous ferons le tour des appartements du couloir, pour savoir si quelqu'un a vu ou entendu quelque chose. Severin, je suppose que tu connais la plupart des documents présents dans le bureau du conseiller : si, en rangeant, tu trouves quelque chose dont tu ignorais l'existence, un manuscrit qui sort de l'ordinaire, tu dois nous en faire part immédiatement. Compris ?

- Oui Votre Altesse.

- Bien. Va t'en occuper, alors, une fois que tu nous auras fait la liste.

 

Severin s'incline, avant de quitter le salon. Puis Calith, se tournant vers Florain, lui dit :

 

- Nous allons avoir besoin de vos gardes. Renforcez les patrouilles dans les couloirs, demandez-leur d'ouvrir l'œil et de faire très attention aux comportements suspects. Essayez également d'établir une liste des personnes ayant pu apporter ce poison ici. Il n'est pas fréquent, d'après Filraen, et vient donc de loin.

- En effet, confirme le mage. Je pense qu'il vient d'un autre royaume ou au moins d'un fief très éloigné du nôtre. Je n'ai jamais eu connaissance de tel produit vendu par des herboristes dans la région.

- Cherchez donc si des voyageurs se sont présentés, venant de régions éloignées, voire d'autres royaumes. Je veux une liste, avec leur provenance, le temps de leur séjour, leur présence au château, ainsi que tous les renseignements que vous pourriez nous fournir.

 

Florain repose sa chope dans un mouvement d'humeur, et ne peut s'empêcher de s'exclamer :

 

- Vous vous rendez compte du travail que ça représente ?

- Oui. Tout comme je réalise que c'est un excellent moyen pour déterminer qui a eu accès au poison. Ne contestez pas mes ordres, Florain, ne les commentez même pas. Dois-je vous rappeler nos rangs respectifs ?

 

Florain maugrée, peste entre ses dents, mais finit par acquiescer de mauvaise grâce et s'excuse du bout des lèvres. Marsylia se retrouve en charge de la coordination des différentes données qu'ils pourront récupérer, tandis que Filraen est à nouveau confiné dans son antre, pour déterminer comment se présente le poison, sous forme liquide ou solide, en fiole ou en sachet.

 

 

 

 

 

Iezahel n'est pas revenu de son petit tour et ça inquiète un peu Calith. Mais il n'a pas le temps de le chercher, c'est d'ailleurs mission impossible dans un château de cette taille. Alors, accompagné de Loundor et d'Asaukin, ils retournent au second étage, où ils frappent aux portes les plus proches des appartements du conseiller.

 

Si Calith était surpris du manque de repas pris en commun, et des invités qui restent cloîtrés dans leurs chambres, il en comprend vite la raison à mesure que les interrogatoires avancent. Les gens s'invitent dans leurs appartements respectifs, passent la journée à discuter, à jouer, à lire, à chanter ou à batifoler. Iduvief est en réalité composé d'innombrables clans, aux querelles insipides soigneusement entretenues dans l'intimité des chambres.

 

A mesure qu'ils interrogent secrétaires, archivistes, nourrices, orfèvres, ménestrels, précepteurs et autres oisifs, ils devinent que les réunir tous dans une même salle serait de la folie. Tous ont quelque chose à reprocher à leur voisin, que ce soit de simples broutilles aux accusations les plus graves. Écoeurés par un tel comportement, Loundor et Calith profitent de voir les premiers esclaves apporter le déjeuner pour se réfugier dans les appartements du roi, loin des récriminations de chacun. Ils réalisent que découvrir le meurtrier va s'avérer particulièrement compliqué s'il faut décortiquer chaque accusation, aussi futile soit-elle, avant de trouver un élément vraiment intéressant.

Alors que les asservis s'occupent de dresser la table, Loundor et Calith, devant la cheminée, discutent du conseiller. Et Calith, songeur, déclare :

 

- Je ne peux pas croire qu'on laisse un conseiller dans une telle situation. Tu imagines, Elihus, sale, puant, ivre à longueur de temps, sans qu'on ne fasse rien pour l'aider ?

- Non. Quitte à le coller en geôles le temps qu'il cuve son vin et qu'il apprenne à s'en passer, on l'aurait aidé. Mais je commence à percevoir la vraie vie d'Artéus, un homme bon, un peu trop gentil, qui n'arrivait pas à maîtriser réellement ce qu'il se passe ici. Je suis sûr que la situation devait lui retourner le ventre, mais qu'il était désarmé. Et s'il était le seul à vouloir faire bouger les choses, il ne risquait pas d'y arriver.

- Pourtant, dans ses rapports, rien ne laissait supposer que le fief était un tel sac de noeuds.

- Il n'allait pas s'en vanter. Je pense que ça explique en partie le comportement de Marsylia. Je ne cherche pas à la défendre, attention, mais montrer le revers de la médaille au roi et à son Général ne doit pas être facile pour elle.

- Sauf qu'il y a déjà eu quatre morts, et qu'il est grand temps de mettre son orgueil de côté pour accepter l'aide qui se propose.

- Mais la tâche ne sera pas aisée, Calith. Plus on en apprend, et plus c'est confus.

 

La conversation morose s'éteint lorsque les hommes de Loundor font leur entrée, en même temps que le déjeuner. Ils vont prendre place autour de la table, chacun devant son assiette. A la gauche de Calith, la place de Iezahel reste désespérément vide. Mais tous les autres sont là, affamés, alors il leur souhaite un bon appétit et commence à manger, les incitant à faire de même. Mais l'appétit n'y est pas, le cœur non plus. Tandis qu'il déguste distraitement l'omelette aux herbes accompagnée de légumes, il spécule sur les raisons de l'absence de son compagnon et le lieu où il peut être. Il ne prête aucune attention à la discussion autour de la table, principalement menée par les jumeaux, qui ont retrouvé toute leur joie de vivre et leurs blagues à l'humour douteux. Et ce n'est que lorsqu'ils attaquent le fromage que la porte s'entrouvre, et que Iezahel rase les murs pour rejoindre la chambre, le regard rivé au sol. S'il avait pu ne faire qu'un avec le mur, il l'aurait fait pour ne pas se faire remarquer. Mais un grand silence salue son entrée, auquel il ne prête aucune attention : il disparaît dans la salle de bain.

 

Et Calith, d'un bond, s'empresse de le rejoindre. La porte de séparation est fermée, mais il ne s'embarrasse pas de tels détails et l'ouvre violemment, sans prévenir. Iezahel est torse nu, et passe un linge sur la traînée sanglante qui orne son flanc. Quelques hématomes fleurissent entre ses omoplates et vers ses reins. Il sursaute en entendant la porte claquer contre le mur, et fait face à son compagnon, essayant de masquer ses blessures. Mais Calith les a vues, et il n'a pas l'intention de laisser passer :

 

- Qu'est ce que c'est que ça ?

- De quoi parles-tu ?

- Ne me prends pas pour un imbécile, Iezahel. Déshabille-toi. Entièrement.

 

Le ton de sa voix ainsi que son regard dur font plier l'esclave, qui s'exécute, tête baissée. Hormis le dos et le flanc, il ne porte aucune autre trace de violence. Calith, furieux, lui tourne autour et assène :

 

- Qui t'a fait ça ?

- Personne. Je suis tombé.

- Tu es tombé, ben voyons. Cette estafilade, là, n'est pas due à une chute.

 

Sans pitié, Calith pose l'index sur la plaie qui orne son flanc, faisant gémir son compagnon. Il n'obtient, pour toute réponse, qu'un silence obstiné.

 

- Réponds-moi, Iezahel ! Qui t'a fait ça ?

- Personne je te dis !

 

Calith l'attrape à la gorge, juste sous le menton, et le plaque contre le mur. Ses doigts serrent sa mâchoire, au point d'y laisser ses empreintes et il a beau lui relever la tête, Iezahel refuse de croiser son regard. Alors il déclare :

 

-Tu me mens. Tu ne me fais plus confiance. Alors c'est fini les petites escapades. Je te veux toujours à moins d'une toise de moi, sans exception. Si tu dois aller pisser, tu me demandes. Et si je dois t'enchaîner, je le ferai. Est-ce que c'est bien compris, Iezahel ?

- Oui.

 

Le filet de voix de l'esclave aurait broyé le ventre de Calith, dans d'autres circonstances. Mais là, il ne ressent que colère et crainte. Car quelqu'un a porté la main sur Iezahel, c'est certain, et il le défend en refusant de lui en parler. Et le plus sûr moyen de le protéger, c'est de le garder auprès de lui, en toute circonstances. Qu'importe si ils ont retrouvé leurs rôles de roi et d'esclave, au détriment de celui d'amants. La priorité, c'est de garantir la sécurité de Iezahel, le reste reviendra ensuite. Sans douceur, il le relâche et ordonne :

 

- Termine de te nettoyer et rhabilles-toi.

 

Iezahel hésite un instant, avant de comprendre que Calith va le regarder faire et qu'il ne partira pas. Ses gestes sont maladroits, quand il nettoie la plaie à grande eau, puis qu'il remet ses vêtements, sous l'œil implacable de son amant. Puis, tête baissée, il le suit jusqu'au salon.

 

 

 

 

 

Les jumeaux et Asaukin sont partis. Nyv' explique à Loundor que Severin lui accordera quelques minutes, dans la soirée, pour lui montrer comment fonctionnent les raquettes. Il s'est arrangé avec Asaukin, qui le remplacera pendant ce temps.

Voyant que le roi est de retour, et de mauvaise humeur, il se lève promptement et rejoint le vestibule pour y prendre son tour de garde.

Calith s'installe à table, imité par Iezahel, qui demeure immobile. L'ordre claque aussitôt :

 

- Mange.

- Je n'ai pas faim.

- Mange !

 

La main de Calith s'est abattue sur la table, faisant sursauter Iezahel et vaciller les chopes. Loundor, un sourcil haussé, observe la scène, intrigué, avant de dire :

 

- Je vais peut-être vous laisser.

- Non, il n'en a pas pour longtemps. On va boire une coupe d'hypocras, puis nous poursuivrons notre enquête.

 

Loundor acquiesce lentement, le regard rivé sur l'esclave, qui mange du bout des lèvres. L'ambiance est tendue, terriblement lourde, lorsqu'ils terminent leur repas avec le vin épicé. Loundor n'ose piper mot, et Calith ressasse ce qu'il a vu, dans la salle de bain. Iezahel, évidemment, se fait aussi discret que possible. Puis lorsque l'hypocras est terminé, Loundor et Calith se lèvent, aussitôt imités par l'esclave.

Ils passent plus trois heures, dans l'après-midi, à interroger chaque résident du second étage, cherchant à savoir s'ils ont vu ou entendu quelque chose, puis fouillant en peu, leur demandant leur rôle au château, leur relation avec le conseiller et ce qu'ils savent de lui.

 

Mais lorsqu'ils s'arrêtent, épuisés, frustrés et agacés par toutes les futilités qu'ils ont appris, force est de constater que leur enquête n'a pas avancé. Personne n'a rien vu, personne n'a rien entendu.

 

 

 

 

 

Dans la soirée, quand Severin vient chercher Nyv' pour lui apprendre à dompter les raquettes, il en profite pour leur annoncer que l'esclave du petit-déjeuner viendra le lendemain matin répondre à leurs questions et qu'il leur donnera, par la même occasion, la liste demandée.

Loundor se retire, laissant les deux amants seuls dans les appartements. Iezahel a suivi Calith de partout, sans broncher, sans laisser échapper la moindre parole.

Le bain est déjà prêt, et ils se rendent dans la salle d'eau. Calith, un rien agressif, bougonne :

 

- Et ne me dis pas que tu ne veux pas prendre ton bain avec moi.

- Non.

 

Ils ôtent leurs vêtements, se glissent dans l'eau chaude délicatement parfumée, se savonnent mutuellement. Calith se fait très doux lorsqu'il passe l'éponge sur les meurtrissures de son amant, en profitant pour les observer de très près. Mais alors qu'ils restent dans la baignoire, silencieux, l'un contre l'autre, Calith est bien obligé de reconnaître qu'il n'a aucun plaisir à sentir son amant contre lui, contraint et forcé.

 

La situation lui échappe. Iezahel se fait distant, menteur, dissimulateur, et Calith n'arrive pas à le percer à jour. Il ne peut pas le forcer à lui parler, il a déjà essayé, en vain. Lui rappeler, certes brutalement, qu'il est le maître est un moyen de le garder auprès de lui. Même s'il a terriblement conscience que ce n'est que temporaire. Si Iezahel ne l'aime plus, il ne pourra pas le forcer. Si Iezahel n'a plus envie d'être avec lui, il pourra certes lui ordonner de le faire, mais les sentiments ne seront plus là, et cette relation n'aura plus de sens.

 

- Je sais que ça n'en a pas l'air, Iezahel, mais je t'aime. Et je fais ça pour toi. Si seulement tu pouvais me dire ce qui ne va pas, sans me mentir...

 

Mais Iezahel ne dit rien, et se blottit simplement contre lui. Ils restent quelques minutes de plus dans l'eau, avant d'en sortir puis de s'habiller. Le dîner est très rapidement expédié, ils prêtent à peine attention à ce qu'il se dit, ni aux plaisanteries qui s'échangent. A peine le repas terminé, ils quittent la table, Calith invitant Loundor et ses hommes à rester aussi longtemps qu'ils le souhaitent, même si, à peine la porte de la chambre fermée, il les entend quitter les appartements.

L'heure n'est pas aux galipettes, quand ils vont se coucher. Comme la veille, Iezahel lui tourne le dos, et c'est à Calith de venir se blottir contre lui. Il ne se fait pas repousser, même s'il sent, clairement, l'esclave se raidir entre ses bras.

 

Calith a à peine le temps de s'endormir que Iezahel se met à gémir dans son sommeil, puis à se débattre. Comme la nuit précédente, il passe une bonne partie de son temps à essayer de le calmer, de le réconforter.

Il ne s'endort réellement qu'à l'aube, quand les mauvais rêves se replient. C'est Fleur qui le réveille, en amenant le petit-déjeuner, et il réalise immédiatement qu'il y a un problème. Il se redresse péniblement dans le lit, où il est seul. Seul. Alors il bondit hors des draps, se précipite dans la salle de bain. Déserte. Iezahel est parti.

 


 
 
posté le samedi 07 décembre 2013 à 13:11

Iduvief, chapitre 16

 

 

 

 

 

A nouveau, Calith et Loundor se considèrent un long moment. Ils ne sont pas réellement surpris, le responsable des gardes suit Marsylia comme son ombre. Mais qu'il est tentant de propulser Florain directement en tête de liste des suspects ! Après tout, le mari et le père de sa maîtresse sont morts, et ça pourrait lui être très favorable.

Severin, conscient de leur échange muet, profite de ce répit pour se masser le genou et boire un peu. Il sursaute quand Loundor cherche à en savoir plus :

 

- Et Yorell était au courant ?

- Aucune idée. Leurs comportements n'ont pas changés, suite à ces relations, alors... soit il jouait la comédie, soit ils s'en accommodait, soit il ignorait tout de ces aventures.

- Est-ce Yorell était apprécié ?

- Je pense que beaucoup de nobles étaient jaloux de lui : il avait réussi à se marier avec Marsylia et il menait la grande vie. C'était pourtant un homme assez simple, qui adorait la chasse : dès qu'il le pouvait, il emmenait quelques amis, et partait dans la forêt. Il faisait la joie de Nalek, car il ramenait toujours beaucoup de gibier.

- Est-ce qu'il avait des ennemis ?

- C'est difficile à dire, vous savez. Personne n'aurait osé s'afficher comme tel.

- Et sa maîtresse, cette noble, est-elle mariée ?

- Elle est veuve, et n'a plus de famille. Ses enfants ont quitté le royaume, pendant le règne du Tyran, et ne sont pas revenus.

- Concernant la chasse, il n'y a jamais eu d'accident, de problème qui pourrait justifier un ressentiment quelconque ?

- Il y a toujours des accidents, à la chasse. La plupart des personnes qui y participent le font en toute connaissance de cause.

- Y en a-t-il eu un particulier qui a marqué les esprits ?

- Je ne vois pas, non.

 

Severin s'agite à nouveau sur le tabouret, et Calith réalise qu'il prend sur son temps de travail pour se faire harceler de questions. Il décrète :

 

- Essaie de trouver le temps de réfléchir à tout ça. Passe en revue toutes les rumeurs dont tu as entendu parler à la recherche de quelque chose qui pourrait nous être utile.

- A vos ordres, Votre Majesté.

- Tu dois avoir encore beaucoup à faire, je me trompe ?

- Non Sire.

- Alors va. Merci d'avoir répondu à nos questions.

 

Severin se relève en grimaçant, les remercie et les salue, avant de quitter le salon. Calith jette un coup d'œil à Iezahel, qui fixe toujours le feu, puis reporte son attention sur Loundor. La tête penchée sur le côté, ce dernier fait signe à Calith de garder le silence. Le roi se sert donc une généreuse rasade d'hypocras, repensant à ce qu'ils viennent d'apprendre, et sirote doucement le vin abondamment parfumé, perdu dans ses pensées.

 

- Nyv' a demandé à Severin comment s'était passé l'entretien.

 

Calith fronce les sourcils, se demandant pourquoi l'éclaireur a retenu l'esclave plus longtemps que nécessaire. Le sourire amusé de Loundor prouve qu'il y a anguille sous roche, alors Calith l'interroge :

 

- Et qu'a-t-il répondu ?

- Que tu l'impressionnes beaucoup. Mais qu'il t'aime bien. Et c'est là que Nyv' a tenté, laborieusement, de lui faire comprendre que notre groupe était composé de gens agréables et prêts à tout pour défendre leurs idéaux. Puis il lui a affirmé que s'il avait besoin de quoi que ce soit, il devait aller le voir, qu'il l'aiderait sans hésiter.

- C'est maladroit, mais gentil de sa part.

- Et sans doute pas totalement désintéressé.

- Ah bon ?

 

Calith scrute le visage de Loundor, à la recherche d'un indice qui lui permettrait de comprendre ce qu'il se passe. Loundor hoche doucement la tête et annonce :

 

- Je crois que notre cher Nyvaikoth essaie de s'attirer les bonnes grâces de Severin.

- Et Severin semblait réceptif ?

- Pas spécialement.

- De toute façon, on ne restera pas bien longtemps ici. Si Nyv' cherche autre chose qu'un peu de plaisir, il aura le cœur brisé lorsque nous partirons.

- Nyv' n'est pas comme les jumeaux. Je le vois plus à la recherche d'une vraie relation que d'une partie de jambes en l'air.

 

Calith revoit le regard mélancolique de l'éclaireur, il y a une éternité de ça, quand ils étaient au monastère de Pòrr. Était-ce de l'envie, qui se reflétait dans son regard ? Mais ce serait cruel d'aider un rapprochement entre les deux, à supposer que Severin soit intéressé, sachant qu'ils ne sont là que pour une très courte période. En même temps, un petit coup de pouce permettrait peut-être à Nyv' de passer de bons moments avec l'esclave, sans que ça signifie pour autant qu'ils doivent partager le reste de leur vie. Peut-être qu'en apprenant à mieux le connaître, l'éclaireur se rendra compte que Severin n'est pas fait pour lui, et passera à autre chose. Et peut-être bien qu'il veut mieux vivre quelques moments agréables plutôt que de les éviter de peur de souffrir. Calith pousse un long soupir las.

 

 


 

 

Loundor se lève, annonçant qu'il va partir à la recherche des jumeaux pour leur confier leur nouvelle mission, et propose à Calith de l'accompagner. La perspective de déambuler dans les couloirs glacés ne l'enchante pas spécialement, mais Calith doit bien avouer que rester toute la journée dans ses appartements n'est pas une bonne chose. Changer d'air lui fera le plus grand bien.

 

Les voilà donc, tous les quatre, Nyv' les accompagnant, à arpenter le château pendant plus d'une heure, interrogeant les esclaves et les domestiques qu'ils croisent. Mais c'est finalement dans la cour du château qu'ils les trouvent, se chamaillant dans la neige. Sous un soleil éblouissant, bien que déclinant, les gardes, et une partie des esclaves les regardent, hilares, alors qu'ils tentent vainement de tenir debout avec ces cercles de bois aux pieds. Et comme l'un ne peut accepter de tomber sans que l'autre le suive, il s'arrange pour le faire choir à son tour. Malgré leurs vêtements chauds, ils ont le visage rouge brique, et passent bien plus de temps dans la neige que debout.

 

Les spectateurs observent avec attention l'arrivée du Roi, retenant leur rire le temps de savoir comment va tourner le vent. Les jumeaux, eux, n'ont rien vu, et continuent à s'amuser. Du moins, jusqu'à ce qu'un hurlement les fige sur place :

 

- ISHAN ! SHORYS !

 

Loundor se tient sur le sentier, une veine battant à la tempe, les yeux étincelants de rage. Les jumeaux, penauds, se redressent tant bien que mal, et tentent de rejoindre leur Général. Mais ces cercles de bois, pernicieux, les font tomber à nouveau. L'heure n'est plus à la plaisanterie. Ils l'ont bien compris, et se dépêchent de se relever comme ils peuvent.

 

Calith retient un sourire, se souvenant de leur bataille dans la neige, avec Iezahel, la veille. Maintenant que tous connaissent son rang, ce genre de jeu est tout bonnement impossible. Peut-être que, de retour à Pieveth, il pourra réquisitionner la forêt des loups-garous, une paire d'heure, histoire de jouer avec le loup de Iezahel à l'abri des regards. S'assurer du bon état de la végétation pourrait être un motif plutôt plausible. Il jette un regard à son compagnon, mais le masque impassible est toujours en place : impossible de savoir s'il partage les mêmes pensées.

 

Les esclaves et les gardes ont prudemment battu en retraite, laissant les jumeaux affronter seuls le courroux de Loundor. Il ne hurle plus, désormais, mais les sermonne d'une voix dangereusement basse, leur rappelant qu'ils sont l'escorte royale et que l'escorte royale ne se vautre pas dans la neige comme des gamins. Il leur explique, vibrant de colère, qu'ils sont censés impressionner la garde et les esclaves, les dissuader, avec un comportement irréprochable, d'attaquer leur roi. Et toujours sur le même ton, il les informe de leurs nouvelles affectations et les menace de leur ôter leurs attributs masculins, d'une manière qui fait frémir Calith, s'ils ne se tiennent pas à carreau.

 

Les jumeaux adoptent la seule attitude possible pour apaiser leur Général : ils affichent un air contrit, s'excusent platement, et promettent que ça ne se reproduira plus. Plus jamais, renchérit le second jumeau. Loundor n'a pas l'air très convaincu, mais accepte les excuses et demande, plus calmement, où ils ont eu ces machins et comment ça fonctionne. C'est une esclave, qui leur a montré la réserve, et leur a appris que ces ronds de bois s'appellent des raquettes. Elle a fermé les yeux quand ils en ont pris une paire chacun, et s'est vite éclipsée quand ils ont décidé de les essayer sur le champ. De ce fait, ils ont essayé de comprendre d'eux même comment ça fonctionne, et ce, sans grand succès, si ce n'est de faire rire les gens. Ishan essaie de rajouter, ou peut-être bien Shorys, que femme qui rit à moitié dans son lit, mais le regard noir de Loundor fait mourir sur ses lèvres la fin du dicton. Alors, penauds, ils regagnent l'intérieur, et vont ranger ces fameuses raquettes dans le réduit où ils les ont trouvées, sous l'étroite surveillance de leur Général.




De retour dans les appartements, frigorifié, Calith s'installe devant la cheminée. Loundor fait les cent pas, inquiet, et finit par lâcher :

 

- Il faudra bien qu'on apprenne à ce servir de ces machins, là, si on veut rentrer à Pieveth. Mais ça m'a l'air sacrément compliqué.

- On s'entrainera dans la cour.

- Pour être la risée de tous ?

- On pourra demander conseil avant.

 

Un léger sourire effleure les lèvres de Calith, et il ajoute :

 

- On pourrait charger Nyv' d'apprendre à marcher avec ces raquettes, sous la tutelle de Severin.

- A supposer que Severin sache s'en servir, avec son genou. Et à supposer que Nyv' accepte de se ridiculiser devant un esclave qui ne le laisse pas indifférent.

- Et bien, on peut toujours lui proposer. Et on lui laissera le choix d'accepter ou non.

 

Alors qu'il termine tout juste sa phrase, Nyv', justement, frappe à la porte et rentre, précédant Fleur. C'est la jeune esclave à la chevelure flamboyante qui commence, non sans les avoir salués :

 

- Souhaitez-vous que je fasse préparer votre bain, Votre Majesté ?

- Oui, s'il te plaît.

- Très bien. Le dîner sera servi d'ici une paire d'heure, Votre Altesse : la table sera donc préparée pour vous tous, selon vos instructions.

- Parfait.

 

Elle s'incline et le ballet des esclaves commence. Calith, intrigué, jette un regard par la fenêtre et réalise que le soleil est déjà proche de l'horizon. Dans la cour, il n'avait pas eu l'impression qu'il était déjà si tard.

 

- J'ai terminé mon tour de garde, Général, je voulais savoir si vous aviez des instructions particulières à me donner.

- Oui, Nyv'. Nous avons besoin d'apprendre le fonctionnement de ces ronds de bois, appelés ''raquettes''. Je compte sur toi pour trouver quelqu'un qui sache s'en servir, qu'il te l'apprenne, pour que tu nous l'apprennes ensuite. Essaie peut-être avec Severin et dis que tu agis par ordre royal, si ça pose un problème.

- A vos ordres Général.

 

Nyv' s'incline à son tour et quitte les appartements. Loundor leur sert de l'hypocras et ils discutent de tout et de rien le temps que le bain soit préparé. Et quand il est prêt, Loundor se retire, non sans avoir recommandé aux amants de rester sages : le dîner est dans peu de temps.

 

 

 

 

 

Ils ne sont plus que tous les deux, dans les appartements. Iezahel, debout près de la fenêtre, semble absorbé par la contemplation du paysage enneigé, teinté du cuivre du soleil couchant. Il ne réagit pas lorsque Calith l'appelle, et il faut que son compagnon vienne poser une main sur son épaule pour le ramener à la réalité. Calith profite de sa proximité avec lui pour le serrer dos contre son torse. Le menton sur son épaule, il murmure :

 

- Tu as été songeur toute la journée. Il y a un souci ?

- Non, aucun.

- Tout va bien alors ?

- Mais oui, ne t'en fais pas.

- Tu es sûr ?

- Oui Calith. Va prendre ton bain avant qu'il ne refroidisse.

- Et toi ? Tu ne viens pas ?

- Plus tard.

- Comment ça, plus tard ?

- Tu as entendu Loundor : nous devons rester raisonnables, ils viennent dîner avec nous.

- Je ne te proposais pas un bain crapuleux.

- Avec toi, ça dérape toujours.

 

Calith lâche son compagnon pour lui faire face et scruter ses obsidiennes. Iezahel semble mal à l'aise, et peine à soutenir son regard mais Calith insiste :

 

- C'est vraiment ça, la raison ?

- Oui. Et ça me gêne de prendre un bain, quand je sais le boulot que ça représente pour les esclaves.

 

Calith hausse un sourcil et s'écarte de son amant. Adossé au mur, il relève un doigt à chaque contre-argument qu'il trouve :

 

- Premièrement, ça ne te dérange absolument pas à Pieveth. Deuxièmement, ça ne t'a pas dérangé hier. Troisièmement, c'est plus rentable d'être à deux dans une baignoire que de refaire chauffer de l'eau pour ta toilette à toi. Quatrièmement, tu utilises un argument vraiment moyen pour te refuser à moi. Et je n'aime pas ça.

 

Calith agite ses doigts devant son visage. Iezahel, vaincu, baisse la tête, mais reste silencieux. Alors Calith, agacé, demande une dernière fois :

 

- Tu ne veux donc pas te baigner avec moi ?

- Non Calith.

- Très bien, fais comme tu veux.

 

D'un pas rageur, le roi quitte le salon pour se rendre dans la salle d'eau, faisant violemment claquer la porte. Il se déshabille rapidement et se glisse dans l'eau, n'accordant aucune importance aux chandelles ni aux senteurs boisées qui embaument l'air. Et il râle. Il râle contre cette baignoire trop grande et trop vide, il râle contre le savon qui ne cesse de lui échapper des mains, il râle quand il se tortille pour se laver le dos. Ça fait tellement longtemps qu'il n'a plus pris de bain tout seul qu'il se sent soudain désœuvré. Personne à qui parler, personne à caresser. Il essaie bien de se détendre, la tête reposant sur le rebord, les yeux fermés mais c'est en vain. Il essaie de penser à l'enquête en cours, mais c'est tellement abstrait, pour le moment, que ça ne lui inspire rien. Il tente alors de songer aux raquettes, et au chemin du retour qui s'annonce laborieux. Mais son esprit revient toujours sur le refus de Iezahel, un refus obstiné qui s'apparente à une trahison. Il a beau tourner et retourner le problème dans sa tête, il ne voit pas pour quelle raison Iezahel refuse de se joindre à lui. La fatigue ? Peuh, lui aussi, il est fatigué, justement, ça serait l'occasion de se reposer un peu, blottis l'un contre l'autre. La douleur suite à leur nuit de folie ? Calith n'a plus mal, et il n'a pas les capacités de régénération d'un loup-garou. Et de toute façon, il n'avait pas l'intention de faire des excès. Alors quoi ? Il s'en veut de lui avoir fait boire cette infusion tonifiante ? Mais Calith lui a déjà fait savoir que ce n'était pas grave, en prenant sa défense face à Loundor. Calith ressasse, s'agace, et finit par quitter son bain. Il râle encore quand il constate que la sortie de bain est à l'autre bout de la pièce. Et il jure comme un charretier lorsque ses pieds, trempés, glissent sur le sol poli et qu'il se retrouve les quatre fers en l'air. Il peine à reprendre son souffle, affalé par terre. Il ne s'est pas fait bien mal, mais son dos est douloureux.

 

- Tout va bien, Calith ?

- Bien sûr que oui. Tu crois quoi ? Que je ne peux pas me débrouiller tout seul ?

 

Tout à sa colère, il se rend à peine compte du ton inquiet de Iezahel. Il l'entend repartir dans le salon, sans insister. Il peste encore un peu puis finit par se relever. Il a froid soudain, alors, précautionneusement, il s'avance jusqu'à la sortie de bain et s'y enveloppe dedans.

C'est une furie qui sort de la salle d'eau et qui se rend vers l'armoire. Iezahel a pendu toutes ses affaires et il retrouve sans mal un ensemble chaud et confortable, qui conviendra parfaitement pour le dîner. Lorsqu'il rejoint Iezahel dans le salon, sa voix est aussi glaciale que la nuit qui s'annonce :

 

- La salle de bain est libre.

 

Et il va s'asseoir devant la cheminée, après avoir jeté une bûche dans l'âtre, sans un regard pour son compagnon. La danse hypnotique des flammes l'aide à se calmer, et il essaie de déterminer la cause de sa colère. A vrai dire, il s'en moque pas mal, de ne pas prendre le bain avec lui. Ce qui le blesse, c'est que Iezahel refuse de lui dire ce qui ne va pas, comme s'il n'avait soudain plus assez confiance en lui. Parce qu'il commence à le connaître suffisamment pour savoir que quelque chose ne va pas.

Le dîner est morose. Calith plante durement sa fourchette dans un civet de chevreuil innocent, ne desserrant les mâchoires que pour mastiquer violemment. Iezahel reste muet comme une tombe. Les jumeaux, les plus aptes à mettre de l'ambiance, se tiennent à carreau après l'épisode de l'après-midi. Seuls Nyv' et Loundor tentent quelques mots, mais la conversation s'éteint très vite.

 

Dès qu'ils ont fini de manger, ils regagnent leurs chambres respectives, sans traîner plus que nécessaire. Iezahel est le premier à aller se coucher, laissant Calith refermer la porte derrière eux pour laisser les esclaves débarrasser la table.

 

Lorsqu'il s'allonge dans le lit, sur le dos, il jette un regard à son compagnon, allongé sur le côté, face au mur. Pas de câlin ce soir, visiblement. Non pas qu'il en ait spécialement envie, mais cette position démontre clairement que Iezahel n'a pas envie de lui parler, ni de rien d'autre d'ailleurs. Sauf que lui refuse ce mutisme. Alors, lentement, il vient se coller contre Iezahel. Torse contre dos, jambes glissées entre les siennes, lèvres sur le cou. Une main taquine vient caresser le ventre de son amant, mais celle, impitoyable, de Iezahel la bloque au moment où elle allait atteindre l'objet tant convoité.

 

- Pas ce soir, Calith, je suis fatigué.

- Mais il n'y a pas que ça, n'est-ce pas ?

- Si.

- D'accord.

 

Le silence, pesant, retombe dans la chambre. Et ce silence le met mal à l'aise. Alors, dans un murmure, il insiste une dernière fois :

 

- Tu sais, Iezahel, tu peux tout me dire.

 

Pour toute réponse, Iezahel remonte la main qu'il tient dans la sienne et l'embrasse doucement, puis la porte à son cœur. Calith, les yeux grands ouverts, reste songeur, savourant à peine l'étreinte. Il est inquiet. Son compagnon reste parfaitement immobile, et peu à peu, sa respiration se fait lente et régulière. Mais il faut de longues minutes pour que son esprit s'apaise et qu'à son tour, il s'abandonne au sommeil.

 

 

 

 

 

Quelques coups sont frappés à la porte, et une voix annonce que le petit-déjeuner est servi. Calith baille longuement et soupire. Cette nuit a été presque autant agitée que la précédente. Oh, pas à cause de plaisirs charnels, absolument pas. Iezahel a enchaîné cauchemar sur cauchemar, comme aux tout premiers temps de leurs relation. Calith a donc passé la majeure partie de la nuit à le calmer, puis à apaiser ses sanglots. Le jour les surprend donc épuisés, réveillés mais peu enclins à sortir du cocon douillet du lit. Ils dormiraient bien encore un peu, espérant que les mauvais rêves les laissent tranquille, le temps de se reposer un peu. Mais le cours de la vie reprend, se souciant bien peu de leur fatigue.

 

Calith se lève en premier, après avoir embrassé Iezahel sur la tempe. Il ne pose pas de questions, ne commente pas cette nuit. Durant ces heures de veille anxieuse, il a décidé de laisser son compagnon tranquille : il lui parlera quand il se sentira prêt.

Iezahel se lève à son tour, évitant soigneusement le regard de son amant. Après un rapide passage à la salle de bain, ils se retrouvent devant la longue table du salon, autour d'un solide petit-déjeuner. Iezahel ne semble pas avoir beaucoup d'appétit, mais Calith se garde bien d'en faire la remarque, ou de laisser ses yeux traîner trop longtemps sur son amant. Quand il sera prêt...

 

Et lorsque, après s'être chaudement vêtu, Iezahel annonce qu'il va faire un tour, Calith ne pose pas de questions. Il brûle pourtant de savoir où il va, pourquoi, et quand il reviendra. Il aurait parfaitement le droit d'exiger d'avoir ces informations, tout comme il pourrait très bien lui interdire purement et simplement d'y aller. Mais il n'en fait rien et se contente d'un laconique « à tout à l'heure ».

 

Resté seul dans le salon, affalé dans le fauteuil devant l'âtre, il sirote une tisane, l'esprit bouillonnant, essayant de s'expliquer le comportement de Iezahel. Mais ses réflexions sont interrompues par l'arrivée en trombe de Loundor, qui fait violemment claquer la porte du vestibule. Il s'engage à peine dans le salon, se contenant d'ordonner :

 

- Calith, viens tout de suite. On vient de découvrir Égeas, mort.
 


 
 
posté le vendredi 06 décembre 2013 à 14:23

Iduvief, chapitre 15

 

 

 

 

 

 

C'est l'odeur de myrrhe qui les extirpe de leur léthargie. Épuisés par leur folle nuit, ils mettent du temps à réaliser qu'ils ne sont pas à Pieveth. Le plateau n'a pas bougé, dans le salon, mais une silhouette menaçante fait des allers-retours devant. Loundor.

Retenant un juron, Calith quitte la chaleur du lit, et va enfiler un pantalon. Tout son corps lui reproche les excès de la nuit, et il en ressent une légère honte : pas d'avoir étreint Iezahel au point d'en avoir mal, mais de ne pas avoir su s'arrêter. De s'être comportés comme des animaux en rut.

 

Il s'avance près du plateau, encore un peu dans le brouillard, et jette un rapide regard à Loundor. C'est lui, qui a fait brûler de la myrrhe, il en tient encore un bâtonnet à la main, qu'il agite comme une épée. Il a dû sentir l'odeur de leurs ébats immédiatement en rentrant. Le roi refuse de croiser son regard, et va s'installer sur le fauteuil, en face de la cheminée. Que doit penser le Général, de savoir qu'ils ont copulé comme des bêtes, qu'ils sont épuisés, en milieu de matinée, sans aucun respect pour son ami qui s'est peut-être fait tuer dans ces murs ?

Mais lorsque Loundor approche, il tient un tissu à la main, et l'applique sur la morsure profonde qui orne l'épaule de son roi. Calith grimace, le tissu est imbibé d'alcool et ça brûle. Le Général lui offre un sourire complice, et lâche :

 

- Inutile de demander si vous avez passé une bonne nuit, je suppose ?

 

Puis c'est Iezahel qui arrive dans son dos, silencieux comme un murmure, et qui dépose sur ses épaules nues une couverture. Il a pris le temps de faire un brin de toilette et est complètement habillé, lui. Il pique un morceau de pain sur la table, puis tire un fauteuil jusqu'à la cheminée, avant d'y prendre place. Loundor l'observe, sans un mot, attentif aux détails. Frottant machinalement son collier d'esclave, Iezahel marmonne :

 

- Ce n'était peut-être pas une bonne idée, cette infusion tonifiante.

- Tu crois ?

 

Impossible de rater l'ironie grinçante de Calith, pas plus que son ressentiment. Le Général, les yeux plissés, demande d'une voix pleine d'appréhension :

 

- Vous avez pris une tisane tonifiante ?

- Iezahel est allé en chercher une chez Filraen, et nous l'a fait boire, sans me dire ce que c'était.

- Et toi, tu as bu, hein, sans te poser de questions ?

- Je n'ai aucune raison de me poser des questions quand il m'offre à boire, Loundor.

- Pas même quand il y a peut-être eu des empoisonnements au sein du château, et que cette préparation a été fabriquée ici ?

 

Iezahel semble mortifié et se ratatine sur le fauteuil, les yeux rivés dans les flammes dansantes de l'âtre. Mais Calith, lui, se dresse sur le fauteuil et défie son Général du regard :

 

- Oserais-tu prétendre que l'homme chargé de ma sécurité n'aurait pas reniflé cette tisane avant de me la faire boire ? Qu'avec son odorat de loup-garou, il n'aurait pas perçu le poison s'il y en avait eu ?

 

C'est au tour de Loundor, de paraître gêné. Dans un bougonnement, il admet que non, Iezahel ne ferait pas courir de risques à son roi et compagnon, et que leur plaisir ne l'a pas obnubilé au point d'en perdre toute prudence.

Alors que Calith est sur le point de parler, quelques coups rapides sont frappés à la porte, et Nyv' s'avance en les saluant respectueusement. Puis il annonce :

 

- Le mage Filraen souhaite vous rencontrer, Votre Majesté.

- Parfait ! Fais-le entrer, Nyv', merci.

 

Filraen semble exalté quand il débarque dans le salon : la même tenue d'un brun terne que la veille, ses longs cheveux détachés et flottant autour de lui, il brandit un rouleau froissé. Il s'immobilise en découvrant la mine épuisée de Calith et Iezahel, et jette un regard inquiet à Loundor. Mais le roi le rassure vite en l'invitant à prendre place, tandis que Iezahel apporte le plateau près d'eux pour en dévorer le contenu.

 

- La tisane était un peu forte, non ?

- Si peu...

- Je suis navré, j'en modifierai la composition pour euh... enfin, qu'elle soit moins... puissante.

 

Calith grogne un peu, agacé de voir que tout le monde semble au courant de leur nuit de débauche. Pour changer de sujet, il lui demande :

 

- Vous avez trouvé quelque chose ?

- Ah ! Oui ! Le poison. Oui, j'ai trouvé, bien sûr.

 

Il tend le manuscrit à Loundor, le seul à ne pas manger, étrangement, et leur résume rapidement le contenu : il s'agit d'une substance appelée nimhiù, qu'on trouve dans le noyau de certains fruits, et qui se révèle mortelle même à petite dose. En fonction des quantités administrées, ça peut aller d'une mort en une dizaine de minutes, à une agonie longue et terriblement douloureuse. C'est une substance qui peut être ingérée ou inhalée, mais qu'on ne trouve normalement pas la région. C'est un poison quasiment indétectable, les victimes ne sentent pas de goût particulier, ni d'odeur. Ce n'est qu'après l'ingestion qu'une très faible odeur apparaît, et encore, peu de personnes peuvent la sentir. La victime meurt étouffée, mais ses joues se colorent de rose. Et autour de la bouche ou du nez, des tâches rouges, signes de brûlure.

 

Loundor décrypte le manuscrit en même temps, les sourcils froncés, la bouche plissée. Calith imagine sans peine son raisonnement : avec un tel poison, il serait parfaitement plausible qu'Artéus ait été tué. Sauf que les victimes sont mortes et enterrées, alors impossible de sentir cette fameuse odeur. Le Général en profite pour demander plus de détails sur cette odeur, et Filraen lui explique qu'il s'agit d'une odeur douceâtre, ressemblant un peu à l'amande.

 

Le silence retombe dans le salon. Ces informations, capitales, auraient dû leur être transmises lors de la réunion de la veille. Mais Marsylia, comme la moitié des habitants du château, méprise bien trop le mage pour s'intéresser à ce qu'il pourrait leur apprendre. Qu'ils aient obtenu ces informations via Filraen risque encore de poser des problèmes diplomatiques, comme s'ils avaient besoin de ça...

Nyv' frappe à nouveau à la porte, et s'approche de Iezahel, essayant de se faire le plus discret possible. Mais tous les yeux sont rivés sur lui lorsqu'il lui tend un petit pot, rempli de substance jaunâtre, en expliquant :

 

- Fleur m'a demandé de te remettre ça discrètement, pour te soulager.

 

Machinalement, Iezahel accepte le présent, qu'il tourne et retourne entre ses doigts. Nyv' ne l'a pas remis discrètement, bien sûr, mais c'était mission impossible. Et il connaît bien la relation qui lie les deux amants : il devine que Iezahel lui en aurait parlé, de toute manière. Calith, les sourcils froncés, peine à comprendre de quoi il s'agit, et demande à Nyv', poussé par son intuition :

 

- C'est elle qui nous a apporté le petit-déjeuner, ce matin ?

- Oui Votre Majesté.

- Je vois.

 

Il serre les dents et crispe ses poings, Calith, furieux. Fleur, en apportant le plateau, a dû les surprendre. Et forcément, elle a dû penser que le roi avait abusé de son esclave toute la nuit. Comme pour remuer le couteau dans la plaie, Filraen s'écrie :

 

- Mais je connais, cet onguent ! C'est moi qui le fabrique ! C'est parfait pour apaiser les irritations dues aux...

 

Il s'interrompt immédiatement en faisant le rapprochement entre l'infusion qu'il a donné à Iezahel, et cet onguent. Un lourd silence gêné s'abat sur le salon. Et puis, soudain, Nyv' tourne les talons, prétextant retourner à son poste de garde. Iezahel, les joues rouges, pose le petit pot sur la table et annonce qu'il va voir le garçon d'écurie, avant de quitter la pièce sans oser croiser le moindre regard. Calith l'observe jusqu'à ce qu'il sorte, avant de reporter son attention sur Filraen. Le mage passe d'un pied sur l'autre, embêté d'avoir été si peu subtil, et se retenant visiblement de prendre ses jambes à son cou. Mais Loundor a toujours le manuscrit, qu'il tripote machinalement.

 

Si Filraen est surpris par l'initiative de Iezahel, qui n'a pas attendu l'ordre ni même l'autorisation de Calith pour se rendre aux écuries, il n'en souffle pas un mot. Il cesse très vite de dévisager Calith, curieux, lorsque Loundor lui pose des questions sur le poison, et qu'il y répond avec précision et efficacité.

Lorsque la curiosité du Général est satisfaite, Filraen récupère son parchemin et quitte, visiblement soulagé, le salon, non sans les avoir longuement salués et remerciés. Calith profite alors de ce répit pour aller faire ses ablutions et s'habiller plus chaudement, toujours agacé par le fait que tout le monde semble être au courant de leur folie nocturne.

 

Mais la vision de la baignoire, encore remplie d'eau, et le souvenir de ce qu'il s'est passé ensuite, l'aident à relativiser. Oui, ils ont fait des excès, mais c'était quand même sacrément agréable.

C'est finalement avec le sourire qu'il va annoncer à Nyv' que les esclaves peuvent rentrer dans les appartements pour vider la baignoire et refaire le lit. Puis il va s'asseoir dans le salon, en face de Loundor, et ils parlent du poison et de ce que ça implique pour l'enquête.




Ils ne prêtent guère attention aux esclaves qui vont et qui viennent dans la pièce, tout à leur conversation, et ce n'est que lorsque le déjeuner est servi qu'ils réalisent que le temps a filé. Iezahel n'est toujours pas revenu, alors ils décident de l'attendre encore un peu. Puis, voyant que les mets refroidissent, et supposant qu'il n'a pas vu le temps passer, lui non plus, ils se résignent à manger, lui gardant une part généreuse qu'ils placent près de l'âtre, pour qu'elle conserve un peu de chaleur.

Le repas est très correct, et ils ne cessent de discuter : ça faisait bien longtemps qu'ils n'étaient pas restés que tous les deux.

 

Ils ont terminé leurs parts, et boivent une chope d'hypocras lorsque Iezahel revient. Il s'excuse du retard, arguant qu'il n'avait pas conscience de l'heure. Calith l'observe, intrigué. Le visage de son amant est un masque impassible, le même qu'il arbore dès qu'ils sont en public. Habituellement, lorsqu'ils sont en privé, il se montre un peu plus expressif. Il se rend directement à la salle de bain puis revient rapidement vers eux.

 

-Comme on ne te voyait pas revenir, on t'a gardé ta part au chaud.

- Merci, c'est gentil.

 

Iezahel va récupérer l'écuelle et s'installe à table. Et il mange, bien sûr, mais l'oeil observateur de son amant remarque immédiatement qu'il y met moins d'entrain que d'habitude. Alors Calith demande :

 

- Tu as appris quelque chose ?

- Hum ? Non, pas vraiment. C'est surtout lui qui voulait apprendre des choses.

 

Il semble se concentrer sur la nourriture, mais Loundor et Calith se regardent, pas dupes. Iezahel cherche visiblement à éluder la question. Mais son compagnon insiste, bien décidé à savoir pourquoi il se comporte de la sorte :

 

- C'est à cause de cette nuit ? Et le fait que tout le monde soit au courant ?

- De quoi ?

- Ton comportement.

- Ah. Un peu, oui.

 

Évidemment. Iezahel est pudique et il n'aime pas que ce qui se passe dans l'intimité devienne presque public. C'est un sentiment que Calith comprend parfaitement, alors il essaie de le raisonner :

 

- Nous sommes des adultes consentants, et certainement pas les seuls à passer des nuits pareilles. Et puis, ce n'est pas bien grave si ils sont au courant, ça n'atteindra pas Pieveth. J'ai pas honte d'avoir passé de si bons moments avec toi, Iezahel.

 

Iezahel joue avec sa nourriture, qu'il a à peine touchée. Il hoche doucement la tête, et marmonne que lui non plus, il n'a pas honte, mais quand même. Mais alors que Calith allait poursuivre sur cette voie, Nyv' frappe à nouveau à la porte, et fait entrer Severin.

L'esclave s'avance jusqu'à la cheminée, de sa démarche claudicante, se frottant l'oreille gauche dans un geste inconscient. Il prend soin, comme d'habitude, de se placer de manière à ce que son oreille droite puisse capter tous les sons, et s'incline devant Calith en le saluant très cérémonieusement.

Calith lui sourit, il est content de voir qu'il semble bien récupérer. Même son visage, si sévère la première fois qu'ils l'ont vu, devient agréable à regarder, et ses yeux, d'un gris acier, semblent bien plus doux. Severin annonce, comme pour couper court à cet examen :

 

- Vous désiriez me voir, Votre Majesté ?

- Oui. Assieds-toi.

 

La requête surprend visiblement l'esclave, qui se frotte la joue nerveusement et triture sa chemise noire. Alors, dans un sourire, Calith déclare :

 

- Ou restes debout, si tu préfères.

 

Iezahel, discrètement, lui apporte un petit tabouret, guère confortable, mais sans doute convenable pour un esclave. Alors Severin l'accepte, et s'installe en tendant sa jambe devant lui. Calith se retient de lui proposer à boire ou de lui demander s'il a mangé : il devine que ça le mettrait en plus mal à l'aise. Le ballet des esclaves a cessé, et ils peuvent donc discuter en toute sérénité. Après avoir bu une rasade d'hypocras, Calith annonce :

 

- Marsylia nous a confirmé les soupçons d'Artéus, concernant les morts de Nalek et Yorell. Je sais que tu as beaucoup à faire, mais j'aimerais que nous aide un peu à y voir plus clair.

- Je ferai mon possible, Votre Altesse.

- Parfait. Comment était Nalek, de son vivant ?

- Imposant. C'était un homme de grande taille, très costaud. Il aimait la bonne chair, disait que c'était indispensable pour être un bon cuisinier. Il ne lésinait pas non plus sur l'alcool. Pas autant qu'Égeas, bien sûr, mais il se faisait un devoir de goûter les vins avant de les servir.

- Et avec vous ?

 

Severin marque un temps d'arrêt, bouge un peu sur le petit tabouret, gêné. Calith, d'une voix douce, l'encourage :

 

- Ce qui se dira ne sortira pas d'ici. Si ils ont vraiment été assassinés, tout ce que tu peux nous dire sera utile pour arrêter le meurtrier. Un meurtrier qui pourrait bien avoir tué Artéus.

 

Le regard désemparé de l'esclave rencontre celui, bienveillant, de Calith. C'est une faute, habituellement : un esclave n'est pas digne de croiser le regard d'un homme libre, encore moins d'un roi. Mais l'heure n'est pas au protocole, aussi Calith n'en tient pas compte. Et Severin, en confiance, murmure :

 

- Il était sévère. C'est normal, pour un chef. Il devait préparer assez de nourriture pour tout le château, parfois pour des invités prestigieux : il n'avait pas le droit à l'erreur. Il ne pouvait pas se permettre de servir un mauvais vin, ou que la viande soit trop saignante, ou que le pain ne soit pas cuit. Alors il faisait marcher les commis et les esclaves à la baguette, et passait la plupart de son temps à leur crier après.

- Avait-il recours aux châtiments ?

- Bien sûr, c'est normal. Si un commis ou un esclave ne fait pas son travail correctement, c'est le seul moyen de le remettre sur le droit chemin. Il ne s'en privait jamais.

- Est-ce qu'il était marié ?

- Non. Il ne quittait jamais le château, et il travaillait presque tout le temps.

- Mais c'était un homme. Il devait bien avoir quelques liaisons, non ?

- Je ne sais pas trop...

 

Calith hausse un sourcil devant cette déclaration peu convaincue. Tandis que Iezahel garde le regard rivé sur les flammes, Loundor, amusé, tapote la table du bout des doigts et déclare :

 

- Il ne se raconte vraiment rien à son sujet ? Ce serait bien la première fois que les domestiques et les esclaves ne cancanent pas sur leurs maîtres.

 

Severin semble se recroqueviller sur lui-même, comme pris en faute. Après avoir fusillé du regard le Général, Calith reprend, d'une voix apaisante :

 

- On ne te reproche rien, Severin. Ces racontars peuvent nous apprendre beaucoup plus de choses que ce que Florain a découvert.

-Oh, ça c'est sûr. Quand il nous a interrogé, personne n'a rien voulu lui dire. Même si il sait déjà beaucoup de choses. Mais... ces rumeurs ne sont pas toujours fondées, et puis, est-ce vraiment utile pour l'enquête ?

- Peut-être pas, non. Mais ce qui est sûr, c'est que ça ne peut plus lui nuire.

 

Severin remue à nouveau sur son tabouret, massant son genou, les yeux dans le vague. Calith et Loundor échangent un regard, presque convaincus qu'il ne dira rien. Mais soudain, l'esclave murmure :

 

- Il travaillait beaucoup, il n'avait pas le temps de conter fleurette. Et puis, pourquoi s'embêter quand il y a des femmes qui écarterons les jambes sans pouvoir refuser, à sa simple demande ?

- Les esclaves ?

- Oui. Il n'était pas le plus … demandeur de leurs services, mais ça lui arrivait.

- Et il ….

 

Calith se tait, incapable de trouver la bonne formulation. Il se fait l'effet d'être d'une curiosité malsaine, à demander des détails glauques. Il voudrait juste savoir si ces esclaves en souffraient beaucoup même s'il est bien conscient que ce genre de rapport, forcé, implique fatalement de la souffrance. Severin, comme s'il avait deviné le malaise de son souverain, ajoute :

 

- Elles n'avaient pas peur de lui. Je pense qu'il n'était pas trop dur avec elles.

- Merci Severin.

- C'est la rumeur la plus fondée sur lui. Certains prétendent qu'ils l'ont vu braconner sur les terres du Seigneur, mais je n'y ai jamais vraiment cru. A quoi ça lui aurait servi ?

 

Calith hoche doucement la tête tandis que Severin énumère les racontars les plus absurdes qui courraient à son sujet. Ce n'est guère étonnant, cette efficacité de la part de l'esclave du conseiller : il leur a parlé, en premier, de la rumeur la plus fondée. Lorsqu'il a fini de reporter ces allégations, Loundor lui annonce :

 

- En parlant de cuisine. Les jumeaux y seront à tour de rôle. La thèse de l'empoisonnement se précise, et il est hors de question que Calith courre le moindre risque. Ils surveilleront la préparation des repas, et suivront les esclaves jusqu'à ce qu'ils l'apportent ici. Nous mangeront tous ensemble, dans le même plat.

- Bien sûr, Général, il sera fait comme vous le souhaitez.

- Merci. Parle-nous de Yorell maintenant.

- Yorell est arrivé au château il y a une quinzaine d'années, et s'est marié presque aussitôt avec Dame Marsylia.

- Un mariage d'amour ?

 

Loundor apporte un verre d'eau à l'esclave, qui remue nerveusement sur son tabouret : il se voit contraint de répondre aux questions les plus embarrassantes, et il n'aime guère répéter les rumeurs. Mais le regard de Calith, doux et persuasif, l'encourage à répondre, non sans avoir remercié Loundor avant :

 

- Ils ne se détestaient pas. Mais ce mariage arrangeaient les fiefs, surtout. Ils ont eu deux enfants ensemble, ça implique donc qu'ils étaient suffisamment proches pour … enfin, vous voyez. Mais ils ne faisaient jamais preuve d'affection en public.

- Est-ce qu'il allait voir ailleurs ?

- Eh bien, il se murmure que oui, il avait une maîtresse. L'une des nobles qui habite à l'année au château. Depuis sa mort, elle n'a plus quitté ses appartements.

- Marsylia était au courant ?

- Je l'ignore. Peut-être, tout se sait tellement vite ici. Si elle le savait, alors ça expliquerait pourquoi elle a pris, à son tour, un amant.

- Tiens donc. Et qui ?

- Florain.

 


 
 
posté le samedi 30 novembre 2013 à 08:55

Iduvief, chapitre 14

 

 

 

 

 

L'esclave rosit, flatté par ce compliment, et murmure un remerciement. Calith, concentré sur lui, poursuit :

 

- Concernant ce soir, comme je te le disais, je suis occupé. Une fois que le bain sera prêt, que personne n'entre dans la chambre. Laissez le dîner dans le salon, en vous signalant, puis repartez. Ensuite, je ne veux plus voir personne jusqu'à demain matin.

- Ce sera fait selon vos ordres, Sire.

 

Filraen se tient immobile, les mains dans le dos, et incline son buste lorsque le roi reporte son attention vers lui. Une intuition soudaine pousse Calith à lui demander :

 

- Avez-vous été consulté à propos des décès de Nalek et de Yorell ?

- Non Votre Majesté.

- Vous vous y connaissez, en poison ?

- Ce n'est pas un domaine que j'affectionne, comme je vous le disais, je préfère soigner que nuire. Cependant, j'ai longuement étudié les antidotes, et je sais en fabriquer. Or pour concevoir des antidotes, il faut connaître les poisons. Je sais donc les reconnaître, je connais leurs compositions, et je sais quel antidote utiliser.

- Si je vous parle d'yeux exorbités, de bouche grande ouverte, est-ce que ça vous dit quelque chose ?

- La plupart des poisons s'attaquent aux organes. Si la victime succombe, c'est généralement soit par asphyxie, soit parce que le cœur a cessé de battre. De ce que vous me dites, il semblerait qu'il s'agisse d'une asphyxie. Le visage avait-il une couleur un peu bleutée ?

- Non, justement, il semblerait que les victimes avaient le teint rosé.

- Oh.

 

Filraen fait brusquement demi-tour sur lui-même, l'esprit en ébullition, et marmonne :

 

- Oui, oui, il existe un poison qui fait cet effet.

 

Il fouille énergétiquement dans ses manuscrits, avant de se retourner vers Calith :

 

- Avaient-ils des tâches, dans la bouche, ou autour ? Ou autour du nez ?

- Je l'ignore. Personne n'en a fait mention.

- Oh. C'est Ketil, n'est-ce pas, qui a examiné les corps ?

- Oui.

- Peut-être pourra-t-il vous donner l'information. Je crains fort que, si je lui demande, il me renvoie sèchement dans mon atelier.

- Mais vous me dîtes que ça pourrait bien être un poison ?

- Oui, Sire. Ce n'est pas un poison fréquent, et j'ai besoin de plus d'informations pour répondre avec une certitude absolue, mais ça pourrait être un poison.

- Ketil nous a certifié qu'il s'y connaissait en poison, et que ça ne lui évoquait rien.

 

Filraen passe d'un pied sur l'autre, une main dans les cheveux, visiblement gêné. Calith tente de le rassurer, lui assurant que, quoiqu'il dise, ça ne sortira pas de cette pièce. Alors, un peu trop vite, le mage déclare :

 

- Ketil a oublié le plus important, dans l'art de la médecine : toujours se remettre en cause. Le corps humain est d'une complexité effroyable, et il suffit d'une infime variation des symptômes pour que la maladie soit différente. Et, de ce fait, que le traitement soit différent. C'est donc au médecin de ne pas s'arrêter aux signaux les plus évidents, mais de procéder méticuleusement pour trouver la maladie qui sévit. C'est long et fastidieux, je vous l'accorde. Disons que nous partons d'un faisceau de possibilités vaste, et qu'à travers un examen minutieux, et des questions bien choisies, nous devons exclure toutes ces possibilités jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une.

 

Filrean s'emballe, faisant de grand gestes, et ne s'arrête que pour s'assurer que son auditoire le suit toujours. Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il réalise qu'il s'égare légèrement. Alors, toussotant, il se recentre sur la question :

 

- Ketil croit trop souvent connaître la cause des maux avant même d'avoir examiné le malade. Bien sûr, il a beaucoup d'expérience, et il tombe juste dans la plupart des cas. Mais parfois, il oublie juste que rien n'est simple et qu'il faut toujours chercher au-delà des apparences. Si vous permettez, Votre Altesse, je vais chercher dans mes manuscrits, et je vous dirais ce qu'il en est exactement.

- J'apprécierai beaucoup. Venez dans mes appartements, quand vous aurez trouvé. Mais pas ce soir, je suis très occupé et il ne faudra me déranger sous aucun prétexte.

- Je viendrai demain matin, Votre Majesté.

- Parfait.

 

Severin passe d'un pied sur l'autre, légèrement voûté, la main sur l'oreille gauche, comme s'il s'impatientait. Il faut quelques instants, à Calith, pour comprendre la raison de ce comportement : Florain a dû exiger que Filraen lui pose l'anneau sur le champ, bien qu'il soit en plein milieu de son travail. Il n'est sans doute pas au courant de l'habitude de Filraen, qui permet aux esclaves de se soulager avant, c'est donc pris sur son temps de travail. Et la discussion, là, lui fait perdre du temps, même si elle est intéressante, même si le roi lui-même est présent. Alors Calith, fixant Severin du regard, lui dit :

 

- Si Florain te crée des ennuis à cause de ton retard, tu lui diras que tu obéissais à un de mes ordres. Nous allons vous laisser. Merci pour ces informations, Filraen, je vous attends demain.

 

 

 

 

Puis, après un dernier salut, il quitte l'antre du mage, suivi comme son ombre par un Iezahel parfaitement silencieux. Et ce n'est qu'une fois de retour dans ses appartements, après avoir congédié les esclaves qui ont fini de préparer son bain, qu'il réalise :

 

- On a oublié ta surprise, Iezahel !

- Non, c'est bon, je l'ai.

 

L'esclave se permet d'afficher un petit sourire narquois, fier d'avoir atteint son but sans que Calith ne s'en aperçoive. Sauf que le roi, lui, n'apprécie que moyennement. Les yeux plissés, il scrute la silhouette de Iezahel, cherchant un renflement, dans une poche, sous la chemise, pouvant lui donner un indice. Ne voyant rien, il demande :

 

- Comment tu as fait ?

- J'ai écrit ma requête pendant que tu étais aux latrines. Et je l'ai passée à Filraen pendant que tu donnais tes ordres à Severin. Il a tout de suite compris qu'il fallait agir avec discrétion.

- Et quelle était ta requête ?

- La surprise que je te réserve. C'était bien essayé, Calith, mais ça ne fonctionnera pas.

 

Mais Calith ne compte pas en rester là, et s'approche, presque menaçant, de son compagnon, prêt à le déshabiller et à le fouiller intégralement pour découvrir ce qu'il a ramené de l'antre du mage. Sauf que Iezahel commence à bien le connaître, et se recule d'un pas en grondant :

 

- Calith !

 

Ce n'était pas un grondement menaçant, juste une mise en garde. Alors Calith lève les mains en signe de reddition et bougonne :

 

- Très bien, très bien. J'attendrai.

- Tu me promets que tu n'essaiera pas de trouver ce que c'est, jusqu'au moment où je te révèlerai la surprise ?

- Tu es dur en affaire, Iezahel. Bon, d'accord, je promets.

 

Calith prend un air boudeur, qui fait rire Iezahel. Ce dernier va récupérer, avec précaution, le pot d'eau qu'il avait laissé chauffer au creux de l'âtre, et en verse deux grandes tasses. Il y ajoute de généreuses cuillères de miel, avant de les emmener près de la baignoire. Puis, méticuleux, il va fermer la porte de la chambre, avant de fermer celle de la salle d'eau.

L'immense baignoire, en métal chatoyant à la lueur des braseros, fume doucement et répand son doux parfum de saponaire.

Sur une table, juste à la hauteur de la baignoire, deux bougeoirs dispensent une lumière tamisée, et la vapeur des deux tasses d'infusion ondule, presque sensuellement, au-dessus des flammes. La neige, le froid, l'enquête impossible, tout est resté derrière la porte, et seules comptent, désormais, leurs retrouvailles.

 

 

 

 

 

Ils se sont rapprochés l'un de l'autre, se frôlant presque tant ils sont proches. C'est Calith, le premier, qui tend une main rendue tremblante par le désir, pour dénouer les cordons de la chemise de son amant. Avec douceur, il fait glisser ses mains sous la chemise, caressant avidement la peau soyeuse, puis remonte jusqu'au torse. Délicatement, il lui retire ce bout de tissu gênant, puis s'attaque à sa ceinture. Dans la salle d'eau, seul le bruit de leurs respirations, rendues plus rapides par l'envie, se fait entendre.

 

D'un geste lent mais déterminé, Calith fait glisser le pantalon de Iezahel, jusqu'aux chevilles. Son amant n'a alors plus qu'à retirer, d'un même mouvement, bottes et pantalon. Le roi, lui, n'a d'yeux que pour le corps qui s'offre à sa vue, nimbé de vapeur, coloré par la chaude lueur des bougies.

Ils n'échangent pas un mot, savourant cette redécouverte de l'autre dans un silence religieux. Iezahel, à son tour, retire lentement la chemise de son compagnon, non sans avoir longuement promené ses mains sur son torse. Lorsque vient le tour du pantalon, il laisse échapper une exclamation amusée : une belle bosse déforme le tissu. Calith, joueur, vient caresser d'une main la joue de son amant, un sourire coquin sur le visage. Mais Iezahel dénoue ceinture et pantalon sans jamais toucher ce membre qui palpite, caressant seulement le pli de l'aine et le haut des cuisses.

 

Ils échangent un regard brûlant, avant de se glisser dans l'eau chaude. Ils tiennent côte à côte, dans cette large baignoire, même si leurs jambes tendues touchent l'extrémité.

Avec douceur et sensualité, ils se lavent mutuellement, faisant courir le gant du bout de l'orteil au haut du crâne. Joueurs, ils insistent sur les zones sensibles, propices au plaisir, s'amusant à affoler les sens de l'autre, à le mener proche du plaisir, sans pour autant le satisfaire.

Depuis leur départ de Pieveth, ils n'ont jamais eu l'occasion de faire leur toilette de manière aussi efficace, et ils savourent la sensation de se sentir propre. Calith a passé un bras sur les épaules de Iezahel, qui s'est blotti tout contre lui. Là, ils savourent l'infusion, au doux goût de miel et de mélisse. Ils ressentent tant de bien-être que les mots sont inutiles. Seules, des mains qui frôlent la peau de l'autre, montrent qu'ils ne sont pas endormis.

Leur infusion terminée, Iezahel repose les tasses sur la table et profite de ce mouvement pour chevaucher les jambes tendues de son amant.

 

Face à face, ils se dévisagent, iris vert sombre contre obsidiennes, miroirs de l'âme qui en disent bien plus que les mots. Alors, très lentement, l'esclave se rapproche, jusqu'à ce que leurs souffles respectifs caressent le visage de l'autre. Et leurs lèvres se joignent enfin, timides d'abord, effleurant l'autre, l'agaçant d'une légère morsure, puis l'apaisant d'un coup de langue. Leur baiser est tendre, porteur de tout l'amour qu'ils se vouent. Iezahel ondule doucement contre lui, allumant un brasier qu'il n'éteint pas, c'est trop tôt. L'étreinte se fait plus puissante, le baiser plus intense : ils peuvent enfin se retrouver, loin du regard du monde. Le temps se fige et cesse sa course intemporelle : seule subsiste la passion de leur union. Plus rien d'autre n'existe que la douceur de leur peau, la chaleur de leur baiser, le battement de cœur qui résonne dans l'autre poitrine.

Ils ne reprennent contact avec la réalité que bien plus tard, lorsque l'eau est devenue désagréablement tiède autour d'eux. Les yeux voilés de plaisir, ils s'observent encore, le désir plus puissant que jamais. Mais c'est encore trop tôt, ils refusent de céder maintenant. Calith frissonne. Alors Iezahel sort de l'eau, récupère une sortie de bain et dès que le roi a quitté la baignoire, il l'emmitoufle soigneusement, avant de se couvrir à son tour.

 

Calith se blottit, tout juste sec, sous l'épais édredon. Iezahel, lui, va ouvrir la porte du salon : le dîner a été servi, et si les esclaves se sont signalés, ils n'ont rien entendu. Ou peut-être que le loup-garou a entendu, mais n'a pas voulu rompre le charme. Quoiqu'il en soit, Iezahel demande :

 

- Ils ont amené le souper. Tu as faim ?

- J'ai faim de toi.

- Je parle de nourriture cuisinée, idiot.

- J'ai d'autres idées en tête. Mais toi, tu dois avoir faim.

 

Effectivement, bien que Iezahel soit autant excité que Calith, il a faim, très faim. Alors il récupère le plateau, laissant la porte ouverte pour profiter de la chaleur du salon, et le dépose sur le lit. Puis, jetant la sortie de bain sur un banc, se glisse sous l'édredon auprès de Calith.

L'excitation est toujours là, envahissante, enivrante, délicieuse, mais ils ignorent leurs membres palpitants pour se concentrer sur le repas. Ils commentent le potage de légumes, riche en lard, en moelle et en croutons, parlent un peu de leur rencontre avec Filraen et Severin. Ils parlent de tout sauf d'eux, mangeant de bon cœur, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un peu de vin sur le plateau. Alors Iezahel revient avec deux tasses d'infusion, qu'ils boivent lentement, à petites gorgées. Mais Calith, suspicieux, demande :

 

- C'est ça, ta surprise ? Elle n'a pas le même goût que l'autre.

- Peut-être bien. Ou peut-être que c'est tout simplement une tisane au bleuet.

- Que tu es cruel avec moi, Iezahel !

 

Le concerné rit doucement, ravi de voir son compagnon se prendre au jeu. Il termine rapidement son infusion, pose sa tasse sur la table de chevet, et observe Calith faire de même. Calith, qui termine son infusion sans même savoir ce qu'il y a dedans, se fiant totalement à Iezahel.

 

 

 

 

 

Blottis l'un contre l'autre, sous l'épais édredon, ils se câlinent longuement. Les chandelles qu'ils ont ramené de la salle d'eau dispensent une lueur vacillante. Seuls le froissement des draps et les mots tendres qu'ils échangent dans un murmure meublent le silence. Lorsqu'ils ont un peu digéré ,et qu'ils sont presque rassasiés de l'autre, Iezahel prend les choses en main et ordonne :

 

-Allonge-toi sur le ventre.

- Alors c'est ça, ta surprise ? Me prendre comme on prendrait une catin dans un bordel ?

- Oui.

 

Calith obtempère, en bougonnant certes, mais il obtempère. Iezahel a repoussé un peu l'édredon, et observe son amant, la tête nichée dans ses bras croisés, lui offrir la vue de son dos et de ses fesses.

 

- Pourquoi tu avais besoin d'aller voir Filraen, alors ?

- Parce que j'ai demandé une infusion spéciale. Écarte les jambes.

 

Il grogne, Calith, la tête contre le matelas. Mais, alors qu'il écarte impudiquement les jambes, dévoilant ce qu'il a de plus intime, il demande :

 

- Et c'est quoi, comme infusion ?

- Des herbes, traitées magiquement, pour empêcher les hommes de prendre leur plaisir trop vite, et donc de frustrer leurs partenaires.

- Hein ?

 

Calith tente de se redresser, mais la poigne implacable de Iezahel le force à se rallonger. Alors, à nouveau la tête dans le matelas, il râle :

 

-Filraen va me prendre pour quoi, maintenant ? Il va croire que je ne suis pas capable de me retenir suffisamment pour honorer mon partenaire ! Pourquoi …

- Je lui ai dit que c'était pour moi.

- Ah. Ça va alors. Enfin... Mais... Toi aussi, tu en as bu ! Alors, tu vas me prendre, comme ça, pendant longtemps ?

- Toute la nuit.

 

Calith ne peut pas voir le sourire victorieux qui naît sur les lèvres de Iezahel, il ne peut qu'entendre ses réponses, parfaitement sérieuses. Et il peut sentir une main soulever ses hanches, pour y placer un coussin. Le bassin surélevé, son intimité exposée, offerte, il est l'image même de l'abandon. Iezahel lui demande :

 

- J'ai prévu un lien de cuir, ce sera nécessaire ou tu vas te tenir tranquille ?

 

Il hésite un instant, les yeux fermés, et répond dans un chuchotement étouffé par l'envie.

 

- Inutile. Je suis à toi.

 

Puis il sent le membre palpitant de Iezahel se loger entre ses fesses, son corps recouvrir le sien, ses mains se nouer aux siennes. Il frémit, d'impatience, d'envie. Mais Iezahel dépose un baiser sur sa tempe et murmure :

 

- Tu aurais vraiment accepté que je te prenne comme une catin, toute la nuit ?

- J'accepte tout de toi, Iezahel, j'y prendrais même un plaisir intense.

- J'y penserai pour une prochaine fois alors.

 

L'esprit déjà ailleurs, offert et soumis aux envies de son compagnon, Calith a le plus grand mal à comprendre ces paroles. Ce n'est que lorsque Iezahel s'écarte et laisse tomber des gouttes dans son dos qu'il réalise qu'il s'est joué de lui, depuis le début. Et tandis qu'il savoure déjà les mains larges de son amant délasser chaque muscle de son dos, il entend :

 

- C'est ça, ma surprise, idiot. L'infusion que nous avons bu est faite à base d'herbes, et elle nous donnera de la vigueur si on venait à en manquer. Elle décuple les sens, et rend chaque caresse intense. Ce que j'ai demandé à Filraen, avec cette tisane, c'est une huile, qui délasse les muscles et apaise le corps crispé.

 

Calith acquiesce dans un grondement. Il aurait bien prétendu qu'il ne sent ni las, ni crispé, sauf que ce massage est bien trop agréable. Surtout que Iezahel vient de descendre plus bas, caressant ses reins et ses fesses. Les yeux fermés, il savoure pleinement les douces sensations que ça lui procure. Mais Iezahel poursuit, dans un chuchotement qui affole ses sens :

 

- Mais tu espérais peut-être quelque chose de moins doux.

 

Il écarquille soudain les yeux, bouche grande ouverte sur un cri muet, lorsque la virilité de Iezahel investit son intimité, lentement mais implacablement. Et quand il parvient enfin à expirer, c'est pour lâcher un feulement de volupté. Iezahel reste parfaitement immobile en lui, reprenant son massage comme si de rien n'était. Il alterne, langoureusement, douces caresses, délicate masturbation et lents va-et-vient en lui, se penchant parfois pour l'embrasser, sur la nuque, dans les cheveux, ou pour lui mordiller le lobe de l'oreille. Et Calith, offert, le souffle court, se laisse emmener vers l'extase.

Il n'a aucune notion du temps qui s'est écoulé, mais lorsque Iezahel se retire et cesse le massage, il a l'impression que quelques minutes seulement se sont écoulées. Il est bien loin de la réalité. Il grogne de frustration : son amant l'a laissé au bord de la jouissance, et s'est éloigné, le recouvrant de l'édredon bien que sa peau soit brûlante. Son membre tendu, gorgé de sang, palpite douloureusement, réclamant l'assouvissement.

La tête tournée vers Iezahel, il le fixe de son regard ivre de plaisir et d'une voix rauque, murmure :

 

- C'était une magnifique surprise, Iezahel.

 

Il se contorsionne un peu, pour quitter le coussin, et vient l'embrasser tendrement. Et puis, comme une évidence, Calith le fait doucement basculer sur le dos, et le couvre de baisers. Ses lèvres, avides, embrassent et pincent chaque parcelle de sa peau. Iezahel, cambré, les yeux clos, souffle fort, éperdu de plaisir. Lorsque, après l'avoir longuement caressé, Calith se rapproche enfin de l'objet de ses désirs pour le prendre en bouche, Iezahel pousse un râle de bien-être.

Inlassablement, il parcourt cette barre de chair, frémissante, imposant un rythme lent, bien trop lent pour l'amener à la jouissance. Sans répit, il honore ce corps qu'il aime tant, l'amenant toujours plus près de l'extase sans jamais le laisser y accéder, rythmé par les halètements de son amant. Et lorsque le point de non-retour est dangereusement proche, il s'écarte, se rallonge sur le dos, faisant gronder Iezahel de frustration.

 

Ils sont tous les deux au bord de l'implosion. Il suffit d'un regard, presque fiévreux, pour déclencher la curée. Iezahel chevauche soudain Calith, faisant valser l'édredon et s'empale sur le membre gorgé de plaisir. Calith se redresse, serre fort son amant contre lui, comme s'il voulait se fondre en lui. Leurs torses en sueurs se frottent l'un contre l'autre, et il s'embrassent, sauvagement, brutalement, donnant des coups de reins incontrôlés. Mais ils sont à bout de souffle, et le baiser s'interrompt, le temps qu'ils respirent un peu. Iezahel retient ses cris de plaisir en mordant l'épaule de son compagnon, tandis que Calith, lui, enfonce ses doigts dans son dos. L'extase arrive brusquement, une explosion de plaisir qui transperce leurs corps, les faisant hurler. Elle les laisse hagards. Calith a tout juste le temps de se retirer qu'ils s'effondrent l'un sur l'autre, dans une hébétude proche de l'inconscience.

 

Une paire d'heure plus tard, le froid tire Iezahel de sa torpeur. Il rabat l'édredon sur eux, mais le corps endormi contre lui l'attire à nouveau. Il lui suffit d'écarter un peu les jambes de Calith pour plonger en lui, grondant lorsque le fourreau de chair se serre autour de son membre avide. Son amant se réveille, sourit, et ses reins remuent au rythme de la danse sensuelle. Ils ne retardent pas leur jouissance, cette fois, lâchant rapidement un feulement d'extase. Ils replongent dans leur torpeur, jusqu'à ce que Calith, cette fois, émerge un peu. Plus tard, c'est Iezahel, à moitié endormi, qui déclenche une nouvelle vague de plaisir. Et encore plus tard, c'est Calith, dans une position totalement inédite, qui les mène au nirvana.

 

 

 

 

 

Calith besogne sans aucune douceur son compagnon, allongé à plat ventre, fesses relevées et tête dans l'oreiller. Tout leur corps est douloureux, surtout les parties les plus sollicitées depuis le début de la soirée mais ils sont pris d'une fièvre qui ne s'embarrasse pas de tels détails. Calith grogne lorsque son bassin percute son amant, tandis que Iezahel étouffe ses cris dans l'oreiller. Il en train de le pilonner sauvagement lorsqu'un bruit le déconcentre. Il s'interrompt, profondément figé en lui, et tourne la tête. Sur la table du salon, bien en vu, un plateau de petit-déjeuner est posé. C'est déjà le petit matin, et l'esclave qui a apporté le plateau a dû assister à leurs ébats. Qu'importe.

Calith reprend sa danse infernale, jusqu'à s'écrouler sur son amant, épuisé. Et ils sombrent dans le néant

 


 
 
posté le dimanche 24 novembre 2013 à 23:19

Iduvief, chapitre 13

 

 

 

 

 

 

Asaukin les accompagne, en tant que garde du corps, puisqu'il n'a aucune raison de garder des appartements déserts. Les hommes de Florain, devant le logement de Marsylia, les saluent très respectueusement et les font rentrer immédiatement.

Cette fois encore, la vieille nourrice va chercher les enfants devant la cheminée, puis s'incline révérencieusement devant Calith, avant de quitter la pièce. Marsylia les attend, proche de la fenêtre, et se précipite vers eux, faisant preuve d'humilité lorsqu'elle se prosterne devant son roi.

 

- Je voulais vous présenter mes plus humbles excuses, Votre Majesté, concernant mon comportement.

 

Mais si l'intermède a permis à Calith de se détendre, il n'oublie rien, aussi demande-t-il, sans commenter ces excuses :

 

- Vous n'avez convié personne ?

- Si, bien sûr, Votre Altesse. Si vous voulez bien me suivre.

 

Elle se redresse, mortifiée, et les conduit dans son cabinet de travail. Une large table ronde, des chaises confortables, une écritoire et d'innombrables parchemins meublent les lieux. Florain et Ketil sont déjà installés, et se lèvent vivement pour saluer leur souverain comme il se doit.

 

- J'implore votre pardon, Votre Majesté, pour..., tente Ketil.

- Il suffit. Commençons.

 

L'ordre a claqué, et Ketil se tasse sur lui-même en bredouillant des excuses. Calith imagine sans peine à quel point le médecin, si prompt à l'obséquiosité face aux puissants, doit être mortifié à l'idée d'avoir si mal traité son roi. Mais ce qui est fait est fait, et les excuses n'y changeront rien. Marsylia, Florain, Ketil, Loundor et Calith prennent place autour de la table, tandis qu'Asaukin reste devant la porte, et Iezahel, un pas derrière la chaise de son compagnon. La table est vierge de tout document, seul un plateau, chargé de coupes, de bols et de bouteilles, trône en son centre.

Calith a donné le ton de la rencontre, et c'est donc avec servilité que Marsylia déclare :

 

- J'ai réuni le médecin du château, Ketil, que vous connaissez, ainsi que Florain, le responsable des gardes. Égeas n'était pas... disponible.

- Je suis au courant, oui. Que comptez-vous faire, à son sujet ?

 

Marsylia marque un temps d'arrêt, surprise. Elle ne pensait pas que Calith irait jusqu'à s'immiscer dans la gestion des conseillers d'Iduvief. Mais elle est bien consciente qu'elle n'est plus en position de protester, aussi se contente-t-elle de répondre :

- Le problème d'Égeas est insoluble. Mon père l'estimait beaucoup, mais je ne peux pas me permettre de le garder, j'ai besoin d'un conseiller plus disponible. Au printemps, quand la neige aura fondu, nous accueillerons un nouveau conseiller, qui sera formé par Égeas, autant que possible. La gestion d'Iduvief comporte bien des particularités, et c'est le seul moyen pour que ce remplaçant les apprenne.

 

Severin en sait autant, sinon plus qu'Égeas, étant donné qu'il pallie aux indisponibilités du conseiller. Mais il est bien évidemment hors de question de lui reconnaître ça. Calith peste en lui-même, détestant ces mentalités, mais n'en souffle pas un mot et se contente de dire :

 

- Très bien. Je suppose que nous pourrons faire sans lui.

- Cela fait bien longtemps que nous faisons sans lui. Il est compétent, et nous a apporté de brillantes suggestions concernant le problème que nous rencontrons, mais nous ne pouvons pas réellement nous fier à lui. Son absence ne sera pas un frein, Votre Majesté.

- Et vous n'avez pas convoqué de mage ?

- Non, Votre Altesse, Filraen ne nous serait d'aucune utilité dans l'affaire qui nous concerne. À supposer qu'il en ait pour quelque chose.

Calith hoche doucement la tête, peu étonné par le mépris dont fait preuve la jeune femme. Un puissant s'entoure, en général, de quatre personnes, en qui il a toute confiance : un médecin, un conseiller, un homme d'arme, et un mage, du moins, quand les mages étaient plus nombreux. Tout comme Égeas, il est fort probable que Filraen se voit poliment remercié à la fin de l'hiver. Calith, en posant une question somme tout logique, tenait avant tout à connaître l'opinion de Marsylia concernant le mage. Le voilà fixé. Il lui déclare donc :

 

- Dans ce cas, vous allez pouvoir nous exposer le problème.

 

Marsylia fait signe à Florain de poursuivre. L'homme ne s'est pas changé, contrairement à Marsylia et Calith, et ne fait preuve d'aucune déférence, ne regarde même pas son Roi, quand il débute :

 

- Nous sommes confrontés à une série de morts, dont nous ignorons la nature. Iduvief abrite environ deux cents personnes, en hiver, et les décès ne sont pas rares. Mais depuis le mauvais temps, nous sommes confrontés à une série, qui nous laisse à penser que la main de l'homme n'y est pas totalement étrangère. Le premier trépas n'a pas grande importance, c'est celui d'une esclave morte en couche. C'est un désagrément financier, évidemment, mais nous le considérons comme naturel.

 

Calith sent, dans son dos, Iezahel se crisper. Il devine pourtant qu'il a gardé un visage impassible, et, de toute façon, personne ne lui a jeté le moindre regard depuis son entrée. Calith inspire, puis se concentre à nouveau sur les propos de Florain.

 

- Nous considérons que le second décès de la saison est le premier de la série. Nalek était notre cuisiner en chef : homme libre, il s'était présenté au château dès l'âge de raison, pour entrer en apprentissage. C'était un homme qui nous donnait entière satisfaction, il cuisinait merveilleusement bien et savait varier les plats. Il a été retrouvé mort, dans la cuisine, par ses commis. Puis c'est Yorell, l'époux de Dame Marsylia, qui s'est écroulé, en revenant de la chasse. Enfin, nous n'excluons pas que le décès du Seigneur Artéus fasse partie de cette série.

Calith, la bouche sèche, jette un regard inquiet à Loundor. Mais le Général devait s'en douter, car il tressaille à peine à cette annonce : il n'a jamais exclu la possibilité qu'Artéus ait été tué. Florain semble en avoir terminé, car il commence à servir cinq coupes de vin aux épices, qu'il tend ensuite, en toute simplicité, aux personnes autour de la table. Marsylia, pâle, écoute sans broncher, malgré tout ce qu'elle doit ressentir à la simple évocation de son mari. Pendant ce temps, Ketil se lève et très respectueusement, déclare :

 

- Les corps ne présentaient aucune blessure, aucune trace de coup, aucune marque de strangulation. Nalek était âgé d'une quarantaine d'années, et de constitution aussi robuste que le vénérable Général Loundor. Il ne venait que très rarement me consulter : dans son métier, il se coupait parfois mais savait se soigner. Il ne poussait ma porte que lorsque la brûlure, ou la plaie, nécessitait un expert. Il ne tombait jamais malade, ne se plaignait d'aucune douleur. Yorell était dans le même cas que lui, un homme dans la force de l'âge, rarement malade. Le fait qu'ils tombent, de la sorte, sans aucun signe avant coureur pourrait laisser à penser qu'il s'agit d'un poison. Ils avaient les yeux exorbités, et la bouche ouverte, certes, mais leur teint était rosé. Depuis le temps que j'officie, je commence à m'y connaître, en poison, croyez-moi. Mais rien de tout ça ne m'est familier. Si ils ont été empoisonnés, c'est par quelque chose que je ne connais pas. Or, sans me vanter, ma longue expérience me permet de connaître énormément de choses.

 

Calith sirote lentement son vin, observant d'un air impassible le médecin qu'il commence à ne plus supporter. Il jette un regard discret à Loundor, qui semble, pour quiconque le connaît suffisamment, prêt à égorger Ketil, malgré son expression indéchiffrable. Ketil, drapé de son orgueil, ne se rend compte de rien et poursuit :

 

- De plus, comme l'a souligné ce cher Florain, nous hésitons à inclure notre bien-aimé Seigneur Artéus dans cette liste : il était certes en bonne santé, et son angine n'aurait pas dû être fatale. Cependant, le décès n'a pas été rapide, loin de là, au contraire des deux premiers.

- Donc si je comprends bien, ces morts vous inquiètent, mais vous n'êtes pas sûrs qu'il s'agit de meurtres ?

 

Les trois hochent doucement la tête, un peu penauds. Loundor, pour la première fois depuis le début de la discussion, prend la parole :

 

- Si j'avais été sur place, juste après la mort, j'aurais peut-être pu sentir l'odeur du poison, s'il s'agit du poison. Là, ils sont tous enterrés, je ne peux rien faire.

- Qu'avez-vous fait, pour tirer ça au clair ? Demande Calith, perplexe.

- J'ai cherché dans tous mes manuscrits, dans tous mes ouvrages de référence, et ce fut un travail de longue haleine : j'ai collectionné une importante quantité de documents, au fils des ans. Mais je n'ai trouvé aucune trace d'un poison ayant pour effet ceux que je vous ai cité, Votre Altesse.

- Quant à moi, j'ai interrogé tous mes gardes, ils n'ont rien vu de suspect. Aucun étranger dans le château. J'ai fait interroger tous les proches des personnes décédées, mais elles n'avaient rien à nous apprendre. Sur ordre du Seigneur Artéus, j'ai également demandé à mes hommes de chercher les raisons qui pousseraient un meurtrier potentiel à s'en prendre à ces victimes. Mais là encore, personne ne pouvait imaginer qu'on en veuille à leur vie.

- Mon père a cherché du côté de mon défunt époux. Égeas avait suggéré la possibilité que Nalek ne soit mort que pour tester le poison. C'était une bonne idée, car un cuisinier ne représente pas grand-chose, dans un château. J'entends par là qu'il est certes appréciable d'avoir un homme capable de gérer une cuisine et de ravir les invités, mais c'est bien loin de l'importance d'un homme tel que mon mari. Je suis la seule enfant qu'ait eu mon père, et depuis mon plus jeune âge, j'ai été préparé à lui succéder, un jour. Yorell était issu de la lignée de Morkavief, le fief qui jouxte Iduvief. Notre alliance lui permettait d'obtenir une place de choix et me garantissait d'avoir comme époux un allié de poids.

 

Calith l'observe attentivement, cette veuve qui dessine avec détachement l'homme qui fut son époux. Il ne peut s'empêcher de se demander si cette relation, en hors de l'intérêt qu'elle représentait, était faite d'amour. Marsylia, faisant lentement tourner sa coupe entre ses doigts couverts de bagues, poursuit :

 

- Quoiqu'il en soit, il était amené à gérer le fief à mes côtés. Bien entendu, j'aurais gardé un poids important dans la prise de décision, mais elles se seraient faites à deux. Il semblait donc plus logique, à mon père et à Égeas, qu'on veuille assassiner Yorell plutôt qu'un cuisinier. Mon père a fait jouer ses relations, tout en restant très discret, pour savoir s'il y avait des personnes qui auraient pu vouloir attenter à la vie de mon époux. Mais il a fait choux blanc.

- Le Seigneur de Morkavief connaît-il vos doutes concernant la mort de son fils ?

- Non, Votre Altesse. Nous avons jugé plus sage de l'informer de son décès en l'annonçant comme parfaitement naturel. Il est évident que s'il s'agit d'un meurtre, nous le tiendrons informé. Une fois que nous aurons découvert le coupable.

 

Calith hoche doucement la tête. Il imagine sans peine les réactions du Seigneur de Morkavief, apprenant le meurtre de son fils, sans qu'Iduvief soit capable de lui apporter la tête du coupable. Puis, en se passant une main dans les cheveux hirsutes, Calith demande :

 

- Que comptez-vous faire maintenant ?

- Nous n'avons plus de solutions. Nous avons fait notre possible pour déterminer s'il s'agit de morts naturelles ou non. Pour être parfaitement honnête, Votre Majesté, la seule alternative qui nous reste est d'attendre qu'une nouvelle mort se produise. Sans quoi, nous déclarons que ce n'était que des coïncidences, et nous fermerons ce dossier une bonne fois pour toutes.

 

Loundor repose un peu trop vivement sa coupe, dont le choc avec la table retentit longtemps dans le silence lourd de la pièce. D'une voix un peu trop sèche, il demande :

 

- Était-ce là les projets de votre père ?

- A vrai dire, oui, Général. Nous n'avons rien pour étayer la thèse d'un meurtrier, donc à moins qu'il ne commette une erreur, ou qu'il tue à nouveau, nous estimerons que cette affaire n'est qu'une suite malheureuse de décès.

- Mais si Artéus m'a fait venir, c'est qu'il n'y croyait pas.

- Mon père ne vous a pas fait venir, Général. J'ignore qui se cache derrière cette missive abusivement signée de la main de mon père, mais j'enquête à ce sujet, et je découvrirai le fin mot de l'histoire. Le coupable devra m'expliquer son geste avant de subir le châtiment qu'il mérite.

 

Loundor et Calith se regardent, brièvement, avant reporter leurs yeux sur autre chose. Si l'enquête sur la missive est aussi efficace que celle sur ces morts, Severin ne risque rien. Et si Marsylia découvre que c'est l'esclave qui a écrit cette lettre, alors la protection offerte par Calith prendra tout son sens. Après une inspiration, Calith rend son verdict :

 

- La question de savoir si nous allons rester est plus que jamais d'actualité. Nous allons en discuter avec le Général, ainsi que de l'enquête. Nous vous tiendrons bien évidemment informés des résultats de notre réflexion. Avez-vous d'autres informations à nous communiquer ?

- Non Votre Majesté.

- Très bien, dans ce cas, nous allons nous retirer.

 

Calith se lève, rapidement suivi par Loundor. Alors qu'il s'apprête à franchir la porte tenue par Asaukin, Marsylia lui demande :

 

- Votre Altesse, puis-je me permettre de vous demander si vous êtes bien installés ?

- Les chambres sont très agréables, oui, merci.

 

Et sur un dernier hochement de tête, il quitte le cabinet de travail, suivi comme son ombre par Asaukin, Iezahel et Loundor.

De retour dans les appartements de Calith, ils s'installent tous autour de la longue table en bois. Et il ne leur faut que quelques minutes pour se mettre d'accord : Artéus les a fait venir car il redoutait le pire, même s'il n'était pas en mesure de le prouver. Il est donc impensable de repartir, quand bien même l'affaire est plus que nébuleuse et que rien ne prouve qu'ils trouveront quelque chose de plus probant. Ils mèneront donc leur petite enquête, avant de se décider de rentrer à Pieveth.

Après avoir décidé d'établir leur plan d'action le lendemain, au petit-déjeuner, ils se séparent pour le reste de la journée, Loundor rentrant dans ses appartements, et Asaukin reprenant sa garde devant la porte.

 

 

 

 

 

Calith, soucieux, se rend devant la fenêtre. Le soleil brille toujours, dévoilant le paysage enneigé, magnifique. Dans ce château, bâti pour résister aux hivers rigoureux, peu d'air s'infiltre entre les pierres, et il règne déjà une douce chaleur dans le salon. Mais le soleil se rapproche dangereusement de l'horizon, les jours étant très courts en cette période, et le ciel dégagé promet une nuit particulièrement froide. Iezahel s'est rapproché, dans son dos, et sa main effleure celle de son compagnon. Au départ de Loundor et d'Asaukin, deux esclaves sont entrés et Calith peut les entendre chuchoter dans la salle d'eau. Il comprend bien la réserve de son amant et se contente de l'effleurer, lui aussi. Dans un murmure, il annonce :

 

- J'aimerais bien qu'on parle à Severin. Il pourra peut-être nous apprendre plus de choses sur Nalek et sur Yorell.

- J'espère que ton statut ne l'empêchera pas de nous dire tout ce qu'il pense.

- Maintenant qu'il est sous ma protection, il ne craindra peut-être plus de déplaire à Florain.

- Il y a bien des moyens de sanctionner un esclave, sans forcément passer par les châtiments physiques. Mais je ne pense pas qu'il redoute uniquement Florain. S'il révèle des choses, il se dira que tu vas penser qu'il est bavard, et donc qu'il pourrait bien dire ce qu'il a vu de ta vie privée.

- Je ne pensais pas à ça, à vrai dire. Enfin, maintenant, si.

- Sauf que c'est différent : il s'agit de personnes décédées, et ces détails peuvent aider à arrêter un meurtrier potentiel...

- Nous essayerons de nous montrer convaincants.

 

Il peut presque sentir, dans son dos, le sourire de Iezahel. Calith sait se montrer très persuasif, quand il le veut. L'esclave, après lui avoir effleuré la main, déclare :

 

- Je vais m'assurer qu'ils préparent bien ton bain.

 

Lorsqu'il revient, une poignée de minutes plus tard, il confirme que l'eau est train de chauffer, et rajoute :

 

- Ils vont en avoir pour une bonne trentaine de minutes. Si ça ne te dérange pas, on pourrait aller rendre visite à Filraen.

- Pourquoi, tu es malade ?

- Non. C'est pour juste lui demander si il a quelque chose.

- Quel genre de quelque chose ?

Iezahel pince les lèvres, devinant qu'il ne réussira pas à s'en tirer à bon compte. Calith sait être persuasif. Il lâche, un peu à contre cœur :

- Du genre pour faire une surprise.

- Une surprise ? Pour moi ?

- Peut-être.

- C'est quoi comme surprise ?

- Si je te le dis, ça n'en sera plus une.

- Tant pis, dis moi !

- Non.

 

Calith plisse les yeux et son regard devenu dur se plante dans celui, fuyant, de Iezahel. Et d'une voix toute royale, il ordonne :

 

- Dis moi ce qu'est cette surprise.

- Non.

 

Iezahel se détourne rapidement après cette bravade, le cœur battant à tout rompre, et fouille dans les placards. Les bouteilles d'hypocras bues pendant le repas ont été remplacées, mais ce n'est pas ce qu'il cherche. Il s'empare d'un pot en métal, ainsi que d'un sachet d'infusion. Il peut deviner la colère de Calith, de se voir refuser la réponse. Et sans surprise, le verdict tombe :

 

- Alors nous n'irons pas voir Filraen.

- D'accord.

 

Iezahel ne fait aucun effort pour cacher la déception dans sa voix. Certains maîtres feraient battre leurs esclaves, avec de genre de comportement, mais Iezahel est presque certain qu'il ne risque rien. Tant pis pour la surprise, alors, il refuse de céder. Faisant comme si la conversation n'avait finalement que peu d'importance, il remplit le pot d'eau froide, y jette une poignée de feuilles de mélisse séchée et va le placer dans la cheminée, tout près du feu.

 

- Allez, Iezahel, dis moi, s'il te plait.

- Non, Calith, c'est une surprise.

 

Le roi jure à mi-voix, tandis que l'esclave poursuit ses activités, contenant au mieux un petit sourire victorieux : il récupère deux grandes tasses de grès, ainsi qu'un pot de miel, qu'il dépose sur la table. Une infusion à boire dans le bain sera peut-être un moyen de se réconcilier.

 

- Bon, très bien, on va chercher ta surprise. Laisse moi deux minutes, le temps de me préparer.

- Merci.

 

Il ne lui faut effectivement que deux minutes pour se soulager, et lorsqu'il revient, Iezahel, cachant sa joie, est prêt à partir. Ils quittent donc les appartements, escortés par Asaukin, pour se rendre au second étage.

 

 

 

 

 

Lorsque Iezahel frappe à la porte de Filraen, c'est un « Entrez, entrez ! » joyeux qui se fait entendre.

Il pousse lentement la porte, et s'avance dans l'antre du mage, occupé à son écritoire. Severin est allongé sur le lit, pudiquement recouvert d'un drap, et ses habits sont déposés sur le dos d'une chaise. Dès qu'il réalise la présence de Calith, l'esclave bondit hors du lit, s'empêtre les pieds dans le draps, tente de s'incliner alors qu'il est vautré par terre, cul nul en l'air et bredouille :

 

- Votre Majesté.

 

Filraen saute en bas de son tabouret, la plume à la main, stupéfait. Ses yeux écarquillés se portent alternativement sur Severin, puis sur Calith. Ce dernier, gêné, demande à l'esclave de se relever. S'ensuit un nouvel épisode gênant, où Severin tente de se relever en cachant son intimité avec le drap entortillé, oubliant que son roi et Iezahel l'ont déjà vue, et plus d'une fois.

Puis, une main se frottant l'oreille gauche, l'autre crispée sur le drap, la tête basse, il explique au mage :

 

- Sa Majesté Calith de Pieveth nous fait l'honneur de sa présence.

 

La plume s'écrase au sol, l'aspergeant de dizaines de gouttelettes d'encre. Filraen pose un genou au milieu des tâches, tête courbée, et se perd en formules de politesse. Iezahel reste un pas derrière Calith, un léger sourire aux lèvres, observant la scène avec beaucoup d'attention. Calith, lui, finit par lâcher dans un bougonnement gêné :

 

- La manière dont vous m'avez accueilli hier était très bien. Inutile de trop en faire, je préfère la simplicité.

- Comme il vous plaira, Votre Altesse.

 

Filraen se redresse, et Severin, les joues rouges, se rassoit sur le lit, arrangeant le drap comme il peut. Calith reporte son attention sur l'esclave et déclare :

 

- J'ignorais que je te trouverai ici.

- Florain a exigé que Filraen me remette mon anneau.

- La zone n'est pas trop douloureuse ?

- Un peu, si, Votre Altesse, mais Filraen a apaisé la douleur. J'étais...

 

Il ne termine pas sa phrase. La gêne de l'esclave croît encore, et Calith devine tout ce qu'il passe sous silence. Avant de lui faire porter la pénitence, Filraen s'assure que la vessie de l'esclave soit vide. Agit-il dans le même esprit, avant de poser l'anneau ? Cela expliquerait la gêne de l'esclave et pourquoi Severin se trouvait nu dans le lit...

Décidant de ne pas s'attarder sur ce sujet gênant, Calith poursuit :

 

- J'aimerais beaucoup parler avec toi, Severin, dans mes appartements. Pas ce soir, je suis occupé, mais demain, dans la journée, quand tu seras disponible.

- Je viendrais, Votre Majesté, sans faute.

- Très bien. D'ailleurs, pour ce soir. C'est toujours toi qui gère les esclaves qui me servent, n'est-ce pas ?

- Oui Votre Altesse.

- Je tenais à te remercier, alors, pour notre installation. Tu as agi avec beaucoup d'efficacité et de subtilité. J'apprécie énormément ta délicatesse.

 


 
 
posté le vendredi 22 novembre 2013 à 12:57

Iduvief, chapitre 12

 

 

 

 

 

Mais Dame Marsylia n'est pas en état de terminer. Elle a laissé choir chope et parchemin, et c'est Florain qui, vif, l'aide à s'asseoir alors qu'elle menace de défaillir. Le messager, devinant que la situation est quelque peu compliquée, ramasse le parchemin qui menace d'être mouillé par le contenu de la chope, et le tend à Florain. Puis, après s'est incliné à nouveau face à Calith, annonce :

 

- J'attendrai dans le couloir.

 

Prudemment, il se replie, visiblement soulagé. Severin reste bouche bée, vacillant sur sa jambe infirme, tandis que Florain se précipite pour servir un verre d'alcool fort à Marsylia. Elle est pâle comme un mort, les yeux écarquillés rivés sur les motifs du tapis, l'esprit en ébullition. Et alors qu'elle prend une longue gorgée d'alcool de poire, Loundor déclare :

 

- Bien. Vous l'auriez su à un moment ou à un autre. Calith, notre Roi, a tenu à m'accompagner lorsqu'il a eu vent de l'appel à l'aide que j'ai reçu. Notre voyage s'est fait dans la plus grande discrétion. Je pensais en parler à Artéus, à notre arrivée, mais ça n'a pas été possible. La manière dont on a été reçu, ainsi que vos mensonges, nous ont convaincu de garder cette information secrète.

 

A la confirmation de l'identité de Calith, Florain et Marsylia, vacillante, font une révérence respectueuse. Calith les regarde un moment, presque méprisant : les paroles proférées ici, quelques minutes plus tôt, ne se feront pas oublier par des courbettes. C'est donc d'une voix très royale qu'il assène :

 

- Relevez-vous. La manière dont nous avons été accueilli est très révélatrice, bien que ce ne soit pas de mon ressort. Ma présence ici n'avait pas pour but de juger votre capacité à gérer ce fief, Dame Marsylia. J'espère cependant que vous avez fait le nécessaire pour prévenir le Château du décès de votre père, et donc de votre accession à la régence de ce fief.

 

Tout implicite qu'elle soit, la question est posée, et Marsylia, d'un filet de voix, répond :

 

- Oui Votre Altesse, le messager est parti il y a cinq jours, avec mon serment d'allégeance.

 

Elle a perdu de sa superbe, cette femme dédaigneuse qui donnait des leçons à Loundor, bien consciente que ce messager aurait dû partir dès le lendemain du décès. Les épaules voutées, le regard au sol, elle garde une attitude de contrition qui ne lui sied guère. Calith, impitoyable, ordonne :

 

- Je veux l'entendre.

 

Elle balbutie, bégaie, mais finit par reconnaître l'autorité de Calith et lui jure fidélité et loyauté. D'un bref hochement de tête, Loundor lui assure sa sincérité. Alors le roi poursuit, d'une voix glaciale :

 

- Je déclare Severin sous ma protection. Il restera sous les ordres d'Égeas, mais je veux être informé du moindre châtiment prévu à son encontre, afin d'en déterminer la justesse. Par deux fois, cet esclave qui nous a parfaitement accueilli a été brutalisé injustement. Pour cette histoire de coupelle, mais également lorsque vous, Marsylia, avez rejeté sur lui une faute qu'il n'a pas commise. Je ne tolère pas, dans mon royaume, qu'on fasse subir de telles cruautés : tout esclave qu'il est, il reste un être humain.

 

A la mention de ce mensonge qu'elle a proféré, en certifiant ne pas avoir été mise au courant de leur arrivée, Marsylia tombe à genoux en gémissant. Elle se tord nerveusement les doigts, tandis que Florain reste agenouillé, tête baissée. Mais Calith n'en a pas terminé :

 

- Vous nous avez offert l'hospitalité, nous fournissant une protection contre la neige et le vent, ainsi que le couvert. Pour cela, je vous remercie. Mais je n'apprécie guère que vous ayez relégué mon général dans les plus mauvaises chambres de ce château, sous un prétexte fallacieux. Nous savons qu'il y a de nombreuses chambres vacantes, et eu égard à son rang, il méritait un logement plus approprié. Vous ignoriez ma présence ici, je ne vous reproche donc pas de m'avoir fait dormir dans une chambre commune. Mais vous connaissiez parfaitement l'identité de Loundor, et vous l'avez affecté là-bas en toute connaissance de cause. Et ceci, je ne peux l'accepter. En dehors des liens d'amitié qui les liaient, je sais qu'Artéus n'aurait jamais osé faire dormir Loundor là-bas, c'est une question de respect de l'autorité.

 

Marsylia geint, tente de bredouiller des paroles incompréhensibles, mais Calith hausse le ton, et sa voix forte résonne dans les appartements silencieux :

 

- Je n'ai pas terminé ! L'irrespect dont vous avez fait preuve à son égard, et votre volonté évidente de le voir partir, sont autant d'éléments contre vous. Nous savons que l'appel à l'aide que nous avons reçu n'était pas un leurre, bien que son auteur ne soit pas Artéus. Nous savons également que vous nous avez sciemment menti, en prétendant que tout allait bien, dédaignant ainsi notre offre d'assistance. Comprenez bien qu'entre votre irrespect, votre volonté de nous voir partir, et vos mensonges, nous sommes en droit de nous demander quelle est exactement votre implication dans la situation actuelle.

 

Il vient de l'accuser, à demi-mot, la faisant trembler de tous ses membres. Quelques secondes s'écoulent, où seul le crépitement des flammes et la respiration difficile de Marsylia se font entendre. Elle ne relève pas la tête, et sa voix est à peine audible quand elle ose prendre la parole :

 

- Votre Majesté, puis-je demander à Severin de s'assurer que vous ayez des logements correspondant à vos rangs respectifs ?

- Faites.

 

Elle ne se redresse pas, ne le regarde même pas quand, bredouillante, elle lui donne l'ordre de faire en sorte que de nouvelles chambres leur soient affectées, et que leurs affaires y soient déplacées. Calith retient un sourire : jamais personne n'a dû s'adresser de manière aussi respectueuse à Severin. Ce dernier reste pétrifié par le revirement de situation, et il faut toute la douceur de Iezahel pour l'aider à reprendre ses esprits. Lorsqu'il quitte les appartements privés, Marsylia demande :

 

- Puis-je vous fournir des explications, Votre Altesse ?

- Vous avez fichtrement intérêt à en fournir de bonnes, Marsylia.

- Severin est venu immédiatement me voir, lorsque vous vous êtes présentés dans le hall. Il m'a rapporté fidèlement les paroles du Général Loundor, ainsi que les raisons de sa présence.

 

Comme elle marque une pause dans ses aveux, Calith en profite pour enfoncer le clou :

 

- Vous avez donc sciemment fait battre un esclave qui avait fait correctement son travail, pour ne pas perdre la face ? Vous mériteriez de subir le même châtiment que lui.

 

Elle laisse échapper un sanglot dans un hoquet, et tremble de plus belle. Calith s'en voudrait de son intransigeance face à cette femme pleurnicharde et bredouillante qui se tient à ses pieds, s'il n'avait un souvenir vivace de son arrogance passée. Il poursuit, implacable :

 

- Pourquoi avez-vous menti de la sorte ?

- J'ai paniqué. Quand j'ai su pourquoi le Général était là, j'ai pensé qu'il allait remettre en cause ma légitimité. Je n'aurais jamais dû me comporter de la sorte, je le sais, mais j'ai voulu gagner du temps en faisant annoncer à Severin que mon père n'était pas disponible. Le temps de décider que faire de lui. Je lui ai demandé de vous héberger dans ces chambres, en espérant que vous ne resteriez pas trop. Je n'ai rien à cacher, Votre Altesse, mais je vous l'avoue très humblement : j'espérais qu'une fois apprise la mort de mon père, vous repartiriez.

- Sa présence en vos murs vous indisposait-elle tant que ça ?

 

Elle hésite un instant, passe d'un genou à l'autre, réfléchissant sans doute au risque de mentir encore. Finalement repentante, elle avoue à voix basse :

 

- Vous le savez, je vous ai caché la vérité. Oui, nous avons des problèmes ici, et je ne voulais pas que vous vous en mêliez. Je viens juste d'hériter de ce fief, je dois faire mes preuves, je dois vous rendre des comptes. Je peine à avancer sur le problème, et je redoutais plus que tout que le Général s'en mêle, qu'il me juge incapable de gérer Iduvief.

- N'avez-vous donc jamais pensé qu'il pourrait vous offrir ses compétences pour vous aider à résoudre ce problème ? Sans vous juger, ni vous remettre en cause ?

- A dire vrai, Votre Majesté, j'ai pensé que la missive avait été écrite par une personne qui cherchait à me nuire. Je... Je suis une femme, et je règne sur un fief. Nombreux sont ceux qui ne le tolèrent pas. Exposer cet échec aux yeux du Général aurait été pour eux un excellent moyen de m'évincer.

 

C'est la première fois, depuis leur rencontre, que Calith sent réellement toute la sincérité de Marsylia. Lui aussi s'est retrouvé dans cette situation, à devoir faire ses preuves sur des dossiers qu'il n'arrivait pas à régler. Et il comprend que cette pression fasse perdre tous ses moyens, et conduise à faire des erreurs. Il se calme un peu, se radoucit même, et décrète, d'un ton plus doux :

 

- Très bien. Puisque nous sommes ici, et étant donné nos doutes vous concernant, nous allons nous en mêler, que vous le vouliez ou non. Préparez-moi tout ce que vous avez, faites venir toutes les personnes qu'il faut. Je veux qu'en début d'après-midi, vous m'exposiez, ici même, chaque donnée concernant ce fameux problème que vous rencontrez. Je veux connaître les faits détaillés, vos actions, et vos projets. N'essayez plus de me duper, Marsylia, je déteste ça. Soyez prête pour tout à l'heure.

 

Puis, droit comme un i, le menton relevé et respirant la confiance en lui, Calith tourne les talons et quitte les appartements privés de Marsylia. Il retient un soupir de soulagement en voyant, face à la porte, qu'une esclave attend à côté du messager. Ils s'inclinent tous en le voyant sortir, et l'esclave, une jolie jeune femme à la chevelure flamboyante, annonce avec déférence :

 

- Je suis chargée de vous conduire à vos appartements, Votre Majesté.

- Bien, nous te suivons.

 

Et tandis qu'il marche derrière elle, il ne peut que louer la prévenance de Severin. Sa sortie, toute digne et royale qu'elle fut, était un pas vers l'inconnu. Il se serait retrouvé dehors, à ne plus savoir où aller, ni que faire, les bras ballants, sous le regard nouveau des gardes.

 

 

 

 

 

Sans surprise, elle n'emprunte pas les escaliers : ils sont déjà au troisième étage, le plus prestigieux du château. Après quelques minutes, elle s'arrête devant une porte magnifiquement ouvragée, qu'elle ouvre, dévoilant la nouvelle chambre de Calith. C'est tout d'abord un petit vestibule qu'il faut traverser, avant d'atteindre un grand salon. D'épais tapis fleuris ornent le sol. Une longue table, des chaises, deux fauteuils près de la fenêtre, des meubles en bois précieux : tout est prévu pour le confort des invités. Le feu dans la cheminée crépite doucement, visiblement allumé depuis peu, car la chaleur ne s'est pas encore répandue dans tout l'appartement. Sur la gauche, une autre porte s'ouvre sur la chambre proprement dite : un immense lit, recouvert d'un épais édredon et d'innombrables coussins brodés, des malles, des bancs, et encore une fenêtre. Déposé sur l'un des bancs, deux besaces sont posées. Calith remarque également le linge, que Iezahel avait étendu dans leur chambre précédente, soigneusement plié à côté. Une dernière salle se situe dans la chambre. Calith manque de défaillir de plaisir en découvrant une baignoire, ainsi que tout le nécessaire de toilettes et des lieux d'aisance bien plus agréables qu'un simple pot de chambre. L'esclave scrute ses réactions, et lorsqu'il se retourne vers elle, elle s'incline en déclarant :

 

- Je me nomme Fleur, Votre Majesté, et je serai à votre service toute la durée de votre séjour. Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le moi savoir.

- Ce sera tout le moment, merci. Montrez donc à mes hommes leurs chambres.

- A vos ordres, Majesté.

 

Elle s'incline à nouveau, avant de disparaître. Iezahel reste immobile, scrutant les lieux avec anxiété. Dans un sourire, Calith se dirige vers les besaces. Il avait bien vu, tout à l'heure. Severin a fait amener ses affaires, et celles de Iezahel, devinant que ce serait folie que d'essayer de les séparer. Les capes, pendues côte à côte, les chemises, pliées ensemble, démontrent que Severin a compris que cette relation maître-esclave n'était pas tout à fait ordinaire. Aucune paillasse n'est jetée au sol pour que l'esclave y dorme : au contraire, deux chandelles, ainsi que les briquets en amadou, ornent les deux tables de chevet, comme si c'était une évidence qu'ils dormiront ensemble.

 

Iezahel l'observe, un large sourire sur les lèvres, ses iris ébène pétillant de joie et de soulagement. Une chambre, juste pour eux deux. Rien qu'eux deux.

 

- J'ai eu peur de devoir dormir avec les autres esclaves.

- Jamais de la vie ! Tu l'as dit : tu es à moi.

 

Comme une évidence, leurs deux corps se rapprochent et ils s'enlacent. Le désir de l'autre est là, encore plus fort que dans la matinée. Ils sont seuls, dans une chambre avec un lit terriblement tentant. L'étreinte les embrase, leurs lèvres s'unissent dans un baiser ardent. Quelle est alléchante, l'idée de se jeter sur le lit, ou même de se plaquer conte le mur pour atteindre l'extase dans une danse frénétique !

Mais Calith s'écarte légèrement, haletant, et croise le regard ivre de désir et de frustration de son compagnon. Il manque de céder, d'oublier ses résolutions. Dans un halètement rauque, Iezahel murmure :

 

- Ce soir.

 

Calith sourit, opine du chef, et s'écarte un peu plus. Iezahel a compris. La perspective de le prendre, là, sur le banc, est terriblement tentante. Ils n'ont guère de temps, la situation ne s'y prête pas vraiment, mais ce ne sont que des détails. Non, Calith veut, pour leurs retrouvailles, caresser chaque parcelle de son corps, s'enivrer de son odeur, l'embrasser à en avoir mal. Il veut lui faire franchir, un par un, chaque palier du désir, le rendre fou de plaisir, jusqu'à lui offrir, enfin, une jouissance dévastatrice.

Oui, ce soir, quand la nuit aura étendu son manteau sur Iduvief, ils pourront passer des heures à savourer l'autre. Ce soir.

Quelques coups, discrets, frappés à la porte, les aident à renforcer leur décision. Fleur s'avance, très respectueuse bien qu'un peu nerveuse, sans oser croiser leurs regards, et annonce :

 

- Vos compagnons sont installés, Votre Altesse. En quoi puis-je vous servir ?

- J'aimerais que vous dressiez cette table, dans le salon, pour que mes compagnons de route et moi-même puissions manger ensemble lorsqu'il sera l'heure. Pour ce soir, après mon entrevue avec Dame Marsylia, je souhaiterais prendre un bain. J'ignore quand exactement ce sera terminé, par contre.

 

Iezahel sourit. Pour un esclave expérimenté, ces quelques mots sont très révélateurs. Pour le bain, Calith lui fait savoir, à demi-mot, qu'il est bien conscient que l'eau ne pourra pas être prête dès qu'il sortira de chez Marsylia, pour la simple raison que nul ne sait quand il sortira. Mais en l'avertissant à l'avance, il lui permet de s'organiser pour que son temps d'attente soit le plus court possible. Exactement comme le déjeuner. Et pour un esclave expérimenté, avoir un maître qui lui annonce les grandes lignes de ses volontés est plus qu'appréciable. Ça évite d'être châtié car l'exigence n'est pas accomplie dans la seconde, quand bien même elle vient tout juste d'être formulée.

Fleur l'a compris, car elle semble se détendre un peu, et sa voix est plus assurée quand elle déclare :

 

- Ce sera fait selon vos ordres, Votre Majesté.

- En dehors des repas et de l'eau chaude pour le bain, je n'aurai pas vraiment besoin de tes services, Fleur. Iezahel est là, et c'est lui qui s'occupe du reste. D'ailleurs, si tu as besoin d'instructions, tu peux aussi bien voir avec lui qu'avec moi. Ce sera tout je pense.

- Très bien, Votre Altesse.

 

Elle s'incline, puis se retire discrètement. Iezahel sourit, puis entreprend d'ouvrir chaque meuble pour en découvrir le contenu. Et d'une voix amusée, il déclare :

 

- Je crois qu'elle t'aime bien.

- Mon charme naturel ?

 

Iezahel laisse échapper un petit rire et poursuit :

 

- Bien sûr ! Non, sérieusement, tu t'es comporté comme un noble prévenant, et non comme un roi effroyablement exigeant. Tu as réussi à la rassurer.

- Ce n'est pas parce que je suis roi que je suis un horrible despote.

- On dirait bien. Je voudrais te remercier, d'ailleurs, pour ta confiance. Tu m'as laissé aller dehors, libre, ce matin.

- C'est normal, Iezahel. Ça t'a fait du bien ?

- Plus que les mots peuvent exprimer.

 

Pendant leur conversation, Iezahel trouve le meuble qu'il cherchait. Il dépose donc, sur la table, des coupes en argent ciselé, ainsi que deux bouteilles d'hypocras. Il rempli d'eau la bouilloire, et la pend au crochet, au-dessus du foyer, pour la faire chauffer. Calith s'installe dans le fauteuil et le regarde faire, amusé. Et une fois que tout est prêt, il échange un regard avec son compagnon et ils disent, en chœur :

 

- Maintenant !

 

Moins d'une seconde après la fin du mot, la porte tremble, et Loundor investit les lieux, suivi par ses hommes. Les amants se regardent, complices, avant que Calith ne dise :

 

- Prenez place, mes chers, prenez place.

 

Les coupes se remplissent, et ils commentent la qualité du vin. Puis Loundor demande :

 

- Vous êtes bien installés ?

- Au-delà de nos espérances les plus folles. Et vous ?

- Très bien. Je suis dans la chambre juste à côté. Nyv' et Asaukin ont insisté pour partager la même chambre, tout comme les jumeaux : ils occupent celles en face de la tienne. Ils monteront la garde devant tes appartements à tour de rôle.

- Est-ce bien nécessaire ?

- Je préfère être prudent. Tout le monde est au courant de ta présence, désormais.

- On aurait fini par être obligés de lui dire.

- Je sais bien, je sais bien. Mais... J'avais l'esprit plus tranquille quand ils ignoraient qui tu étais.

- Avant que le messager me reconnaisse, vous étiez dans une impasse.

- Oui. Ensuite, elle a changé de ton, s'est rabaissée devant Severin et Florain, et se voit maintenant contrainte de nous loger dans le luxe et de nous mêler à son problème. Si elle t'est aussi loyale qu'elle l'a déclaré, elle saura en tirer avantage. Sinon, tu viens de te faire une ennemie redoutable.

- Que te dit ton instinct Loundor ?

- Ma raison me dit qu'elle est la fille d'Artéus, qu'il l'a éduquée, qu'il a affûté ton esprit, sachant très bien que la responsabilité d'Iduvief reposerait, un jour, sur ses épaules. Ma raison a très envie de croire qu'elle pliera, et qu'elle acceptera notre aide. Mais mon instinct me rappelle son comportement envers nous, qui ne lui a certainement pas été appris par Artéus, alors il me souffle de me méfier d'elle.

- Ce qu'elle nous dira tout à l'heure sera déjà révélateur. Si elle nous parle d'un problème dérisoire, nous saurons qu'elle nous leurre. Si elle aborde celui dont nous avons connaissance, alors il sera peut-être envisageable de songer à une collaboration.

- D'autant que j'ai eu confirmation de ce problème, intervient Nyv', pour la première fois. J'ai appris qu'il y avait effectivement eu deux décès, d'apparence naturelle, mais qui font beaucoup parler.

 

Ils interrompent leur conversation : Fleur, accompagnée de l'esclave apeurée, pénètre dans le salon, l'une chargée du nécessaire pour dresser la table, l'autre d'un plateau de tourtes au fromage et de miches de pain. Enfin, vacillant sous le poids, un autre asservi apporte un immense plat, comportant rôti de porc et pommes de terres cuites dans le jus. C'est un concert de grondement d'estomacs et d'appréciation flatteuses qui meuble la discussion le temps que les asservis mettent le couvert et servent leurs hôtes prestigieux.

Ils se retirent ensuite, et les conversations cessent complètement : le petit groupe dévore, se contentant de laisser échapper, parfois, un grognement de plaisir.

 

Quand il ne reste que des miettes sur la table, les jumeaux annoncent qu'ils vont poursuivre leur mission. Asaukin, lui, prendra le premier tour de garde, devant les appartements du roi, empêchant quiconque de rentrer, hormis les esclaves. Nyv' est chargé de poursuivre ses repérages.

Savourant un dernier verre d'hypocras, Loundor se frotte le vendre en déclarant :

 

- C'est finalement une bonne chose, qu'elle soit au courant.

- Ton estomac te perdra !

- Iris me dit toujours ça. Avant de me resservir.

 

La poignée de secondes de silence qui suit laisse deviner qu'elle lui manque. Calith ne la côtoie plus beaucoup, depuis qu'il est roi : elle préfère se tenir éloigner de la cour, la tenant en piètre estime. Mais durant sa fuite, pendant le règne de Lombeth, il a pu voir, malgré toute la pudeur de Loundor, à quel point ces deux-là s'aiment.

Que Loundor décide de partir pour Iduvief, malgré le temps, malgré la séparation d'Iris que ça implique en ces rares mois où il peut lui consacrer du temps, démontre l'affection qu'il portait à Artéus. Calith s'en veut un peu, soudain, d'avoir tant traîné des pieds pour accepter de venir : il aurait dû comprendre ça tout de suite.

Mais le Général, après avoir pris une gorgée d'hypocras, continue de surprendre Calith :

 

- Tu m'as impressionné tout à l'heure, Calith. Ton rôle était de rester silencieux à côté de moi, tu te retrouves soudain obligé d'endosser son rôle de Roi, et tu l'as fait admirablement bien. Tu as certes mis Marsylia dans une position embarrassante, mais il n'y avait plus d'autre recours.

 

Calith en reste muet de stupéfaction. Loundor, en excellent professeur, ne se contente pas de signaler les erreurs : il sait aussi féliciter. Mais voilà bien longtemps qu'il ne l'avait plus fait. D'un léger hochement de tête, Calith remercie son ami, sachant parfaitement que sa gorge nouée l'empêcherait d'émettre un son.

 

- Bon, par contre, pour la dérouillée que t'a mis Iezahel ce matin, tu devrais avoir honte !

 

Calith explose soudain d'un rire nerveux. Il réplique, lorsqu'il s'est un peu calmé :

 

- Tes enseignements ne m'ont jamais appris à lutter contre un loup fou furieux.

 

Iezahel sourit, tête légèrement baissée, n'osant pas réellement prendre part à la conversation. Et c'est Loundor qui, l'air de rien, approuve son comportement du matin en disant :

 

- Il faudrait peut-être refaire ça plus souvent, Iezahel.

- Ce serait avec plaisir.

 

Il sourit de plus belle, Iezahel, et regarde le Général, maintenant. Puis, taquin, il poursuit :

 

- On pourrait le faire courir tous les matins dans la cour, avec des loups à ses trousses.

- Non, non ! Je finirai par attraper la mort !

 

Mais l'humour s'éteint vite. Le cœur de Calith s'emballe, lorsque son compagnon le fixe soudain : deux prunelles reflétant à la fois l'affection et la malice. Iezahel, reportant soudain son attention vers Loundor, déclare :

 

- Iduvief est une forteresse. La muraille est haute, épaisse : imprenable, de ce que j'en ai vu. C'est la montagne qui, sur les côtés, fait office de rempart. Une montagne abrupte, avec une poignée d'arbustes tous rabougris. La cour mesure une centaine de toises, garnies d'arbres et sans doute des massifs de fleurs, à présent cachés sous la neige. Le long de la muraille se trouvent de nombreuses constructions, des ateliers, d'après l'odeur. Forgeron, menuisier, tanneur, potier : tous ces métiers indispensables, mais qui ne peuvent s'effectuer qu'à l'extérieur. Les ateliers étaient vides, je pense que l'activité s'arrête avec ce temps. Il n'y a qu'une seule issue, pour quitter le château : le portail. Les flancs de la montagne sont impraticables, même pour des loups.

- Ce qui est finalement assez logique pour une forteresse. Des endroits où se cacher ?

- Il n'y a aucun espace entre les ateliers, et le dernier est contre la montagne. Le seul endroit où se cacher, c'est dans la neige, à condition d'avoir assez de gras et de fourrure pour que ça reste supportable.

 

Calith hoche doucement la tête, mais son esprit est parti ailleurs. Iezahel n'a pas une once de gras. Il n'y a bien sûr aucun moyen de savoir à quoi il ressemblait avant, mais les huit mois passés aux mains du bourreau ont laissé des traces. Il a repris du poids, évidemment, depuis qu'il peut manger à sa faim: ses joues ne sont plus creuses et on ne peut plus compter ses côtes. Mais, entre les entraînements qu'il effectue très régulièrement avec Calith et ses escapades dans la forêt, il a gagné en muscles et non en graisse. Un interlocuteur, le rencontrant pour la première fois, ne dirait sans doute pas de lui qu'il est mince, car il est large d'épaules et plutôt robuste. Mais il n'est pas réellement impressionnant. Il n'y a que lorsqu'il enlève sa chemise, qu'on peut découvrir à quel point son ventre est vallonné de muscles. Son ventre, si doux, si enivrant lorsque Calith laisse courir sa langue sur ces vallons jusqu'à aller jouer avec son nombril. Un ventre, qu'il adore caresser, sans relâche, jusqu'à descendre, tout doucement, vers l'objet de tous ses dés...

 

- Calith ?

- Hum ?

- Tu ne nous écoutes plus.

- Mais si, Loundor, mais si.

 

Mais le regard désapprobateur de Loundor montre bien qu'il n'est pas dupe. Calith se passe une main sur le visage, pour chasser les images qui ont envahi son esprit, et marmonne :

 

- Vous en étiez où ?

- Au garçon d'écurie qui m'a coincé dans un coin pour abuser de moi.

- Hein ?

 

Calith se redresse sur sa chaise, parfaitement concentré sur la conversation, désormais. Loundor et Iezahel explosent de rire, avant que, plus sérieux, l'esclave démente :

 

- Mais non, idiot ! On disait juste que le garçon d'écurie a vu rentrer un loup, et qu'il a pris peur. Il est resté à distance, le temps que je change. Mais j'ai eu à peine le temps de faire deux pas hors de la stalle qu'il se précipitait vers moi, en posant plein de questions.

- Et tu lui plaisais ? Demande un Calith inquiet.

- Je ne pense pas, non. Il était surtout très curieux. J'ai répondu à quelques-unes de ses questions, lui expliquant ce que j'étais, lui parlant des transformations et ce genre de choses. Mais plus j'expliquais, plus il avait de questions, je lui ai donc promis de revenir plus tard,

- Tu pourrais y aller ce soir, après l'entretien avec Marsylia, suggère Loundor, impassible.

- Non !

 

L'exclamation de Calith était un peu trop vive, et Loundor le regarde, suspicieux. Le roi s'empourpre subitement, et bredouille :

 

- On a des trucs à faire, ce soir. Très importants. Ça pourra bien attendre demain.

 

Iezahel, les mains sur la table, s'absorbe dans la contemplation de ses ongles, tandis que Calith, nerveux, se balance légèrement sur sa chaise sous le regard acéré de Loundor. Et ce dernier finit par comprendre :

 

- Oh. Je vois. Bien sûr. Oui, bien sûr, ça attendra demain.

 

Calith laisse échapper un soupir de soulagement. Loundor secoue doucement la tête, visiblement amusé par la situation. Puis, après avoir terminé sa coupe d'hypocras, il déclare :

 

- Il va falloir songer à se préparer. Maintenant qu'ils connaissent ton identité, Calith, plus question de jouer dans la neige ou de porter les vêtements de Iezahel, hein ?

 

Le sous-entendu est dur à accepter, pour Calith. Quand ils sont tous les deux, et comme ils ont à peu près le même gabarit, il leur arrive fréquemment d'échanger leurs vêtements, prenant ce qu'ils ont sous la main. Mais bien que les chemises de Iezahel soient d'un peu meilleure qualité que celles des autres esclaves, elles restent assez grossières, bien loin du raffinement de celles de Calith.

 

- Je vais lui préparer sa tenue.

 

Iezahel se lève aussitôt, et se dirige vers leur chambre. Mais Loundor l'arrête en disant :

 

- Je vous laisse vous préparer, venez me chercher dans ma chambre quand vous serez parés. Mais soyez raisonnables, Marsylia nous attend.

- On se change juste, Loundor, promis.

 

Loundor quitte les appartements après un bref hochement de tête, tandis que Calith reste à bougonner un moment sur sa chaise. Puis Iezahel l'appelle, et lui fait enfiler une chemise d'un marron très foncé, ornée de liserés couleur ambre. Le pantalon, d'un beige foncé, est également paré de liserés sur les côtés. Iezahel lisse, de ses paumes, le tissu malmené dans la besace, et finit par lâcher, dans un souffle :

 

- Tu es magnifique.

 

Ils s'embrassent très chastement, inutile de rallumer la flamme, et partent rejoindre Loundor, qui les attend de pied ferme.

 


 
 
posté le jeudi 21 novembre 2013 à 22:13

Iduvief, chapitre 11

 

 

 

Severin insiste pour faire une halte, dans un couloir, et récupère draps et couvertures, sans dire un mot.

Le trajet est plus rapide qu'à l'aller, Severin ayant beaucoup moins de mal à marcher. Dans le couloir, Nyv' leur souhaite une bonne nuit et regagne sa chambre, les laissant rejoindre la leur.

La porte refermée, Severin, d'une voix faible, murmure :

 

- J'espère que vous ne m'en voulez pas d'avoir parlé de vous à Filraen.

- Non, pas du tout. Par contre, le contenu de nos conversations, ce serait bien que tu les gardes pour toi.

- Évidemment. Je sais pourquoi vous êtes là, et je comprends bien qu'il y a certaines choses qui doivent rester... discrètes. Je ne dirai rien, même si Florain m'interroge à nouveau.

 

Le simple fait que, malgré les coups, il n'ait rien dit à son responsable concernant la coupelle de bronze les incite à la confiance. Il s'apprête à refaire lit de Calith et Iezahel, mais ce dernier, d'un geste doux, lui prend des mains les draps et lui assure qu'il va s'en occuper. Tandis qu'ils se changent et procèdent à quelques ablutions, Calith déclare :

 

- Demain nous irons voir Marsylia. Nous règlerons cette histoire de coupelle, et nous exigerons des explications sur ces morts.

- Et elle nous en donnera. Reste à savoir, ensuite, si nous pourrons en faire quelque chose.

 

Les paroles de Loundor sont un étrange mélange de menace et de résignation, et planent longuement dans l'air. Mais nul ne peut prédire ce qu'il se passera à l'entretien du lendemain : la discussion s'éteint toute seule. La question ne se pose même pas, lorsque vient le moment de se coucher. Severin se fait tout petit et s'allonge dans le lit de Loundor, tandis que, tout naturellement, Calith rejoint Iezahel. Mais si le roi est bien conscient que la présence de Severin ici est le seul moyen de lui garantir une nuit tranquille, il redoute de voir un étranger dormir dans la même pièce. Loundor est un ami, et connaît sa relation avec Iezahel. Mais Severin, lui, l'ignore et Calith ne tient pas spécialement à ce qu'il l'apprenne. Même s'ils restent très sages, et se contentent de dormir simplement dans les bras l'un de l'autre, Severin ne pourra pas ignorer leur relation. Pourtant, une fois couché, son corps, comme mu par une volonté propre, se rapproche et se blottit contre celui de son amant. Et il s'abandonne rapidement au sommeil.

 

 

 

 

 

C'est un hurlement effroyable qui le réveille en sursaut, en plein milieu de la nuit. Quelques secondes après, les deux chandelles sont allumées par Loundor. Armé d'une dague, il est prêt à en découdre. Severin s'est redressé, droit comme un i, dans le lit, les sens aux aguets. Mais Calith a déjà compris, et le second hurlement, qui retentit à nouveau, confirme ses pires craintes. C'est Iezahel.

 

Malgré le terriblement pressentiment qui lui noue le ventre, il s'empresse de chuchoter des paroles apaisantes, de lui caresser le visage. Mais ce n'est pas comme d'habitude, il le sent. Iezahel hurle à nouveau, secouant faiblement la tête. Il est allongé sur le dos, les poings cachés sous les oreillers, de chaque côté de sa tête, et ses jambes légèrement écartées. Le cauchemar est si intense que ses mouvements sont contraints par les liens qui l'entravent dans ses rêves. Mais il n'est sans doute pas bâillonné, dans son cauchemar, car il hurle à nouveau, déclenchant l'arrivée en trombe d'Asaukin, de Nyv', et des jumeaux, armes au poing.

 

Calith ne leur jette qu'un bref regard, comptant sur Loundor pour leur expliquer la situation : sa priorité, c'est de réveiller Iezahel, qui reste sourd à ses appels, de plus en plus forts. Il palpe ses bras, son torse, le gifle doucement, sans cesser de lui parler, d'exiger qu'il se réveille. Mais rien n'y fait. Il a l'impression de se retrouver dans les premiers temps de leur relation, quand ces cauchemars le réveillaient et qu'il cherchait vainement une solution. Les cris de cessent pas, lui renvoyant de plein fouet son impuissance. D'un geste brusque, il retire la couverture qui masque en partie le corps de son amant, s'attendant presque à le voir ensanglanté.

 

Il perd son sang-froid, inconscient de ce qu'il se passe plus loin que leur lit, et crie désormais pour réveiller Iezahel, qu'il arrête de souffrir ainsi. Mais ça ne fonctionne pas.

Et puis, soudain, miraculeusement, à force de promener ses mains sur son corps dans l'espoir de le protéger des coups qu'il reçoit dans son cauchemar, il découvre l'origine des hurlements. Iezahel s'apaise, grâce aux gestes protecteurs et aux paroles rassurantes que son compagnon répète sans fin. Et il se redresse brusquement, assis dans le lit, les yeux grands ouverts. Calith s'empresse de serrer contre lui ce corps tremblant, couvert de sueur et dont les battements du cœur semblent résonner dans son torse.

 

Iezahel éclate soudain en sanglots, bruyants et presque convulsifs, contrecoup de l'intense douleur qu'il a subi dans son cauchemar et dont Calith devine chaque détail. Le corps de son amant se fait lourd, et Calith se laisse retomber sur le lit, sans jamais desserrer son étreinte, puis bascule sur le côté. Il a vaguement conscience que Loundor fait sortir ses hommes, leur murmurant ses instructions puis qu'il vient couvrir leurs corps enlacés avec la couverture. Les chandelles soufflées, l'obscurité renvient dans la chambre.

Les pleurs de Iezahel se calment petit à petit, et il déclare, dans un murmure à peine audible :

 

- Ils ont vu. Ils ont tous vu.

 

Calith réalise alors : Iezahel, en se relevant, a dû faire face à Loundor et ses soldats, armés, alertés par ses cris. Et Calith comprend toute l'ampleur de ces quelques mots : sa honte, sa gêne de s'être montré si vulnérable, si fragile, l'humiliation d'avoir pleuré devant des soldats aguerris, son envie de disparaître, de ne pas avoir à affronter leurs regards, demain matin. Et c'est sans doute encore plus douloureux pour lui que les réminiscences des tortures passées : sa fierté est en miette. Calith, dans un murmure, tente de le rassurer :

 

- Et ça ne changera rien. Tu resteras toujours un vaillant combattant, tu seras toujours craint au château, et ils te respecteront toujours. Tu viens de leur montrer que tu es humain, et ils ne peuvent certainement pas te blâmer pour ça.

 

Mais il sait bien que ses paroles sont dérisoires. Demain, il demandera une chambre individuelle à Marsylia, quitte à taper du pied pour l'avoir. Même si c'est trop tard.

 

- Enlève-moi mon collier, s'il te plaît.

 

Calith reste silencieux quelques instants : son compagnon ne réclame pas l'affranchissement, mais la possibilité de se changer en loup. Pour fuir le regard des autres, demain ? Comme s'il devinait les doutes de son roi, Iezahel murmure :

 

- Je ne rêve pas de ça, quand je suis loup. Nous sommes au milieu de la nuit, et on a besoin de repos pour demain. Mais je ne pourrais jamais me rendormir et toi non plus du coup.

- C'est juste pour cette nuit, alors, tu me promets ?

- Oui, je te le jure.

 

Calith se redresse dans le lit, fouille dans la bourse qui ne quitte jamais sa ceinture, et en extrait une petite clef. Il revient embrasser tendrement Iezahel, avant de chercher à tâtons la minuscule serrure, en bas, dans l'épaisseur du collier, sur sa nuque. Un faible déclic se fait entendre, et il retire le collier. Il caresse longuement son cou, zone qu'il ne peut jamais toucher, même si la peau n'y est ni douce, ni soyeuse. Puis, après avoir échangé des mots d'amour, Iezahel quitte le lit et profite de l'obscurité de la chambre pour changer. Calith enfouit sa tête sous les oreillers, refusant d'entendre les gémissements étouffés : les transformations sont toujours douloureuses.

 

Le lit lui paraît tellement vide, soudain ! Mais il comprend la peur de Iezahel, et il connait les conséquences de telles nuits: un sommeil rempli de cauchemars, qui épuise plus qu'il ne repose, et la terreur d'y retourner à peine les yeux fermés.

Lorsqu'il pose à nouveau la tête sur les oreilles, il entend un faible halètement, puis le bruit des griffes sur la pierre, quand le loup se glisse sous le lit. Et c'est avec un sourire triste qu'il se rendort.

 



Un fracas de tous les diables le réveille, une fois encore, en sursaut. Parfaitement réveillé, il voit la jeune esclave, sur le seuil de la porte, tétanisée, et le plateau qu'elle apportait répandu sur le sol. Face à elle, Loundor, qui tente de la rassurer. Car ce n'est plus lui qu'elle craint, visiblement : son regard est rivé sur le magnifique loup gris, qui se tient, assis, au pied du lit de Calith. Il n'est pas menaçant, ne montre pas les crocs, ne gronde pas. Mais il est là, à la fixer intensément, et elle perd tous ses moyens. Severin reste tapi sous les couvertures, lui aussi pétrifié par la vue de ce loup, imposant, dans la chambre. Loundor demande à la jeune esclave de revenir avec un autre plateau, arrangeant un mensonge pour elle : c'est lui qui, maladroit, a laissé le plateau lui échapper des mains. Elle hoche doucement la tête et fait volte-face, disparaissant presque aussitôt.

 

Severin semble très tenté d'aller ramasser les débris au sol, mais il redoute trop que le loup l'attaque. Loundor, lui, ne jette qu'un oeil à Iezahel, avant d'interroger Calith du regard.

 

- Iezahel a préféré terminer la nuit sous cette forme, pour tenir les cauchemars à distance.

- C'est une bonne idée. J'espère qu'il n'a pas honte de ce qu'il s'est passé cette nuit : il n'est pas responsable de ce qui lui a été infligé. Ces cauchemars en sont la conséquence directe et il n'a pas à en avoir honte.

 

Loundor parle à Calith, faisant comme si Iezahel ne pouvait pas l'entendre, ni le comprendre. Même si Calith n'est pas dupe : Iezahel entend tout, comprend tout, et le Général le sait parfaitement. Et tandis que Loundor s'agenouille pour nettoyer le sol, il poursuit, d'un ton détaché :

 

- Ce n'est pas rare, chez les soldats, de se réveiller en pleurant ou en criant. Ceux qui ont connu la guerre ne l'oublient jamais.

 

Calith se laisse retomber sur le lit en poussant un soupir, puis rabat la couverture sur lui. Il est fatigué. La journée qui l'attend sera éprouvante, il le sait. L'affrontement avec Marsylia ne sera pas une partie de plaisir, et ils risquent de découvrir des choses très déplaisantes. Iezahel va changer à nouveau, mais où et quand ? Il voudrait tellement passer encore quelque temps, au chaud dans le lit, avec Iezahel blotti contre lui.

Loundor achève de déposer les débris sur le plateau, et scrute le loup, désormais allongé de tout son long contre le mur, juste à côté de la porte, la tête sur ses pattes avant. Le regard doré suit chacun des gestes du Général et ce dernier fini par déclarer :

 

- On devrait le laisser sortir. Il faudra prévenir les gardes, évidemment, qu'ils ne lui fassent pas de mal. Mais ça leur permettrait de voir un peu les forces en présence. Le loup se dégourdira les pattes, ça lui fera du bien. Et il pourra regarder un peu à quoi ressemble cette cour.

- Pas longtemps alors.

 

Loundor se retourne en entendant les paroles de Calith, et un long échange de regard lui permet de comprendre les craintes de son roi. Alors il poursuit :

 

- Bien sûr, ce sera juste le temps qu'on prenne notre petit-déjeuner et qu'on se débarbouille. Je vais demander à Asaukin et à Nyv' de rester avec Severin, nous irons ensemble prévenir les gardes. Prépare ses vêtements, Calith, qu'il puisse nous rejoindre, une fois changé, dans une tenue décente.

 

Ils se préparent en quelques minutes, Iezahel montrant des signes d'impatience, puis Asaukin et Nyv' entrent dans la chambre, sans montrer la moindre crainte face au loup. Loundor, tout en avançant dans le couloir, déclare :

 

- Protégé par le Général et un loup, tu ne risques rien du tout !

 

Calith esquisse un sourire : il sait qu'il ne risque rien, mais ces paroles ne lui étaient pas réellement adressées. Iezahel, par contre, en les entendant, réduit sa foulée et vient marcher tout contre son roi, au lieu de trotter loin devant. Un loup en liberté dans le château déclencherait une panique malvenue.

Sur le seuil de la porte principale, les deux hommes s'emmitouflent dans leurs capes, tandis que Iezahel trépigne d'impatience. Un magnifique soleil les éblouit, et les températures sont largement négatives, à en croire les nuages de condensation qui se forment à chaque respiration.

 

Calith, un ballot de vêtement sous le bras, s'avance en premier en direction du poste de garde. C'est l'homme qui les a fait entrer, le jour de leur arrivée, qui est de service ce matin, et il porte immédiatement la main à la garde de son épée en voyant le loup. Il s'apprête à donner l'alerte quand Calith le coupe :

 

- Non. C'est l'un de nos compagnons de voyage, loup-garou, qui est sous son autre forme. Il va rester un moment dans la cour, mais il ne fera de mal à personne. Faites passer le mot, si quelqu'un lève la main sur lui, il risque sa vie. Est-ce bien clair ?

- Un loup-garou, hein ? L'homme frissonne, avant de poursuivre. Restez ici cinq minutes, je vais prévenir les autres.

 

Ils obtempèrent sagement, découvrant le poste de garde en attendant : des murs de pierre, épais, percés d'une unique et minuscule meurtrière qui donne sur l'extérieur, une table, des bancs, un immense brasero, et un tableau rempli de clef. Une petite porte perce le mur de gauche, sans doute une chambre. L'endroit est spartiate, à peine chaud, et Calith se demande comment les gardes peuvent passer le temps, en hiver, alors que personne ne vient se présenter au portail.

Le claquement de bottes sur le sol pavé les fait se retourner, et l'homme leur assure que tout le monde est prévenu. Alors, ouvrant la porte, Calith dit :

 

- C'est bon, tu peux y aller.

 

Et c'est une boule de fourrure grise qui jaillit hors du poste et qui galope sur le petit sentier, tirant un sourire attendri à Calith. Bien plus que les humains, les loups-garous ont besoin de grands espaces, de plein air. Rester confiné dans un château pèse énormément à Iezahel, et ce voyage à Iduvief, tout décevant et périlleux qu'il soit, doit lui faire beaucoup de bien.

 

Saluant le garde, Calith et Loundor se dirigent vers les écuries : ils déposeront les affaires de Iezahel tout près de l'entrée pour qu'il puisse changer et s'habiller à l'abri des regards. Mais ils n'ont pas le temps de faire plus de dix pas que le loup revient, à une allure folle, et se jette sur Calith. Il a parfaitement calculé son coup, et la puissance de son bond renverse le roi dans le tas de neige qui borde le sentier. La réception n'est pas trop douloureuse, car il s'enfonce dans la poudreuse, mais le choc lui a coupé le souffle. Le loup, les pattes sur les épaules de Calith, lui lèche joyeusement le visage, puis lui mordille les mains, gantées, qu'il a levé pour se protéger. Il rit nerveusement, se débat comme il peut, et finalement se défend en projetant des brassées de neige sur son assaillant. Terrible erreur. Le loup, joyeux et excité, l'imite. C'est avec ses pattes qu'il creuse la neige pour en bombarder Calith, qui se retrouve rapidement à moitié enseveli.

 

- Tu vas voir si je t'attrape !

 

Il se relève tant bien que mal et tente de se saisir du loup taquin. Mais son poids, bien plus important que celui du loup, le fait s'enfoncer dans la neige et rend ses gestes maladroits. Iezahel en profite alors pour se jeter à nouveau sur lui, le faisant retomber. Le loup, de son museau, lui jette de la neige dessus, et Calith, riant aux éclats, s'exclame :

 

- Je me rends, c'est bon, je me rends !

 

Après quelques léchouilles, le loup repart aussi vite qu'il est arrivé, sans un regard pour Loundor. Iezahel ne s'amusera jamais avec le Général comme il l'a fait avec Calith : s'il avait été humain, le loup, joueur, lui aurait peut-être fait subir le même sort. Mais là, ça aurait plus sonné comme une déclaration de guerre. Calith peine à se relever, et c'est la poigne puissante du Général qui l'aide à regagner le sentier, à bout de souffle. Il se débarrasse de la neige qui le recouvre, un large sourire sur le visage. Et découvre, surpris, le même sourire sur celui de Loundor. Puis le Général lui assène, sans aucune douceur, une tape sur l'épaule et commente :

 

- C'est bien, il te rend heureux.

 

Calith n'a pas besoin de plus : il devine tout ce que la pudeur l'empêche de dire. Alors, malgré le sourire qui ne le quitte plus, il bougonne pour la forme :

 

- Et il va me transformer en glaçon.

 

D'un pas rapide, ils rejoignent les écuries, et laissent la porte à peine entrouverte. Dans la première stalle où sont rangées quelques selles, ils laissent, bien en évidence, les vêtements de l'esclave puis préviennent le garçon d'écurie qu'il risque d'avoir une visite surprenante.




Ils interrompent visiblement une conversation, lorsqu'ils regagnent leur chambre, après s'être un peu perdu dans le dédale de couloirs. Asaukin et Nyv' les laissent déjeuner, puisqu'un nouveau plateau a été apporté, et ils quittent la chambre, presque à regret.

Calith profite que de l'eau soit chaude pour se changer et faire un brin de toilette, le jeu avec le loup l'ayant laissé grelottant. Severin s'est déjà lavé, a refait impeccablement les lits et patiente en silence. Puis ils commencent à manger, sans un mot. Et ce n'est qu'après le petit-déjeuner, une fois Loundor prêt et proche de perdre patience, que la porte s'entrouvre et laisse passer Iezahel, le visage épuisé mais ravi.

 

Il ne porte pas son collier, resté dans la chambre, et le fait qu'il revienne de lui-même jusqu'ici semble surprendre Severin. Mais Calith sait bien ni l'isolement d'Iduvief, ni le fait que toutes les affaires de Iezahel soient dans la chambre, ne sont les raisons qui l'ont fait revenir. Pas plus que l'appréhension de devenir un fugitif. Il sait, au plus profond de ses tripes, que Iezahel est revenu parce qu'il l'aime, et parce qu'il ne conçoit pas de le quitter, même si la servitude est le prix à payer. Une servitude bien douce, par rapport à celle de Severin, par exemple, mais une servitude quand même, visible en un regard à cause du collier. Cette certitude viscérale répand une douce chaleur en lui et fait s'emballer son cœur.

 

Calith bondit du lit où il était assis, plaque son amant contre le mur et, les mains serrées autour de sa mâchoire, l'embrasse sauvagement. Iezahel est surpris, un instant, avant de répondre avec ferveur. Qu'importe la présence de Severin, qu'importe que Loundor soit là. Calith peut sentir, pressée contre le haut de sa cuisse, la virilité de Iezahel prendre de l'ampleur. Il est inconcevable d'enlever définitivement son collier, mais l'anneau qui enserrait son sexe n'a pas fait long feu : un mois après le début de leur relation, Calith n'a plus supporté de voir le visage de son compagnon crispé de douleur à la moindre excitation, pas plus que de l'entendre le supplier de l'enlever. Et personne n'est habilité à vérifier la présence de cet anneau, désormais rangé dans le tiroir de la table de chevet, à Pieveth. Après plus d'une semaine de chasteté forcée, sentir cette barre dure contre son corps manque de lui faire perdre le contrôle. C'est Iezahel qui s'écarte, juste assez pour murmurer, à bout de souffle :

 

- Je me rends, c'est bon, je me rends.

 

Calith s'arrache difficilement de cette étreinte, le regard rivé à celui de Iezahel, promesse muette de l'intensité de leurs retrouvailles, quand ils auront de l'intimité. Loundor toussote dans son dos et Iezahel, vacillant, déclare d'une voix étranglée :

 

- Je vais faire un brin de toilette.

 

Calith retourne s'asseoir sur le lit, un sourire victorieux sur les lèvres : il a réussi à troubler son amant, et pas qu'un peu. Si Loundor et Severin détournent poliment le regard, il ne se prive pas, lui, pour observer son compagnon se déshabiller et se laver. Le voir se frotter longuement le cou calme ses ardeurs et provoque un pincement au cœur. Qui disparaît bien vite quand, à nouveau habillé, Iezahel se tient immobile devant le lit, le menton relevé, attendant que Calith lui remette le collier. Ce dernier se lève, solennel, le métal lui glaçant les mains. Ses yeux s'attardent sur la peau, devenue rêche et épaisse, et sur la pomme d'Adam, qu'il ne peut jamais voir ni sentir sous ses lèvres. Si seulement... Mais Iezahel semble déchiffrer son regard, car il murmure :

 

- Je me sens nu, quand je ne l'ai pas.

 

Mensonge ou vérité, ça n'a pas vraiment d'importance : Calith, avec beaucoup de précaution pour ne pas pincer la peau, referme le collier autour de son cou. Et Iezahel, profitant qu'il s'est rapproché, déclare dans un murmure :

 

- Je suis à toi.

 

Passant les bras autour de ses reins, Calith l'embrasse tendrement sous l'oreille, juste au-dessus du collier, le désir palpitant au creux de ses reins. Le toussotement insistant de Loundor l'aide à se reprendre : si ça ne tenait qu'à lui, Calith aurait déjà fait basculer son amant sur le lit, et aurait arraché son pantalon pour …

 

- On doit aller voir Marsylia.

 

Calith s'écarte dans un soupir à fendre l'âme. Loundor a raison, évidemment, mais la frustration est terrible. Il n'aime pas que ses gestes d'affection envers Iezahel aient des témoins, habitude prise à la cour. Au-delà de la crainte des regards curieux, c'est surtout la gêne d'étaler ses sentiments qui le retient. Avec Zélina, c'est différent, l'embrasser en public fait partie de la comédie. Mais là, il a l'impression d'exposer sa vulnérabilité, et de mettre mal à l'aise les autres. Et pourtant, après plus d'une semaine sans pouvoir le toucher quand il le souhaite, sans pouvoir partager plus qu'une simple accolade, Calith a besoin de plus. De beaucoup plus.

Mais Loundor, à son habitude, ne fait pas grand cas de leurs états d'âme, et déclare, d'un ton enjoué :

 

- Puisque tout le monde est remonté à bloc, on va pouvoir y aller !

 

Ils vérifient une dernière fois leurs tenues, délaissant leurs épées pour ne garder que leurs dagues, puis quittent la chambre, allant chercher Asaukin, Nyv' et les jumeaux. Puis, d'un pas décidé, le petit groupe se rend, suivant les indications de Severin, dans les appartements privés de Marsylia.

 

 

 

 

 

L'un des gardes présent devant la porte disparaît dans les appartements, laissant son collègue nerveux : il les regarde, tour à tour, et essaie de garder contenance. Les hommes de Loundor ont pris leur mine la plus patibulaire, leur Général l'ayant naturellement, et Calith et Iezahel arborent des airs menaçants. Ils sont venus pour régler cette histoire, et l'impression qu'ils donnent, tous regroupés de la sorte, est assez saisissante.

 

Le second garde revient et les laisse entrer. Ils débouchent sur une vaste salle, éclairée par deux petites fenêtres. D'épais tapis aux multiples couleurs recouvrent le sol dallé, des meubles magnifiquement ouvragés et brillants de cire ainsi que des peintures et des gravures remplissent la pièce. Une large cheminée crépite, répandant une agréable chaleur. Sur la droite, une porte entrouverte laisse deviner la présence d'un bureau, tandis que sur la gauche, la porte béante leur permet de voir un vaste lit.

 

Florain est présent, ainsi que Marsylia. Une petite femme, potelée, s'incline devant Marsylia, puis va prendre par la main les deux enfants qui jouaient près de l'âtre. Âgés d'une dizaine d'années environ, le garçon et la fillette se lèvent sans protester. Leur ressemblance avec la maîtresse des lieux ne laisse guère de doute : il s'agit de ses enfants. Le visage ridé, incarnant la gentillesse à l'état pur, de la nourrice s'éclaire d'un sourire lorsqu'elle se baisse pour leur murmurer quelque chose, déclenchant leur enthousiasme. Après les avoir très poliment salués, ils quittent la pièce.

 

Marsylia et Florain sont installés dans deux fauteuils confortables, de part et d'autre d'une fenêtre. Une chopes fumante entre les mains, ils ne se lèvent pas en les voyant entrer et prendre position, Loundor en tête, les autres formant un V derrière lui. Marsylia les salue du bout des lèvres avant de déclencher les hostilités :

 

- Vous daignez nous honorer de votre présence, Général, c'est bien.

- C'est un mal nécessaire, je le crains. Nous ne sommes pas venus en ennemis, je pensais que votre père vous aurait suffisamment affuté l'esprit pour être en mesure de le comprendre, bien que votre comportement insinue le contraire.

 

Elle plisse les yeux sous l'offense et Calith, bien que gardant un air impassible, jure intérieurement. Heureusement que c'est Nala, la diplomate du royaume : Loundor, à ce poste, aurait déjà mis la moité du continent à feu et à sang. Le Général poursuit sur sa lancée, sans lui laisser le temps de répondre :

 

- Je réclame l'abandon des charges qui pèsent sur Severin.

- Certainement pas. Florain l'a surpris sur le fait.

- Cette coupelle était pour moi, Dame.

- Et Égeas n'est pas en mesure de confirmer ou d'infirmer cette version. Mais si vous dites la vérité, pourquoi l'esclave ne l'a-t-il pas dit, tout simplement, à Florain ?

 

Calith retient son souffle. Severin n'aurait jamais osé prendre comme alibi des invités sans leur consentement, forcément, puisqu'il ignorait qu'il aurait cette justification. Quelle explication donner, dans ce cas ? Mais Loundor semble avoir beaucoup réfléchi à cet entretien, car il répond sans hésitation :

 

- J'avais demandé la plus grande discrétion. Cet esclave a fait preuve de trop zèle. Face à la torture cruelle que lui a infligé votre responsable, il aurait dû en parler. Mais peut-on réellement lui reprocher d'avoir tenu sa langue, satisfaisant ainsi la demande d'un invité ?

 

Elle prend une gorgée de sa chope, le visage fermé, visiblement contrariée. Voyant qu'elle est dans une impasse, elle tente de biaiser :

 

- Et pourquoi avoir besoin d'une coupelle, Général, de manière discrète, qui plus est ?

- Ignoriez-vous que le culte de Pòrr réclame de faire brûler du sureau ? Si je peux en prendre dans mes affaires, j'évite de transporter une coupelle et donc de me surcharger inutilement. Quant à la discrétion, j'espère que vous pouvez comprendre que je ne tiens pas à étaler mes croyances aux premiers venus.

 

L'argumentaire de Loundor est imparable : quoi de plus normal que le général de l'armée voue un culte au Dieu des guerriers ? Et qu'importe si Loundor n'est absolument pas croyant : elle n'est pas censée le savoir. Marsylia, lèvres pincées, déclare :

 

- Fort bien. Je suppose qu'on peut déclarer cette affaire réglée ?

- Non. Je veux la parole d'honneur de Florain qu'il ne châtiera plus Severin à cause de ça. Et qu'il n'en tiendra pas compte dans les prochaines sanctions qu'il décrètera.

 

Le concerné échange un long regard avec la maîtresse des lieux avant de bougonner qu'ils ont sa parole d'honneur. Marsylia reprend les rênes de la conversation en demandant :

 

- Avez-vous trouvé un moyen de quitter Iduvief ?

- Non. Severin devait nous montrer ces fameux cercles de bois, mais les évènements ont fait qu'il n'était plus en état de nous conduire à la réserve. Êtes-vous donc si pressée de nous voir partir ?

- Bien sûr que non, Général, c'est juste que...

- Vous me mentez, Dame. Votre père ne vous a-t-il pas parlé de moi ?

- Il m'a rabattu les oreilles avec vos prouesses, oui. Mais ça ne vous donne pas le droit de me traiter de menteuse.

- C'est pourtant ce que vous êtes. En tant que loup-garou, je peux percevoir, ne serait-ce qu'au changement de rythme des battements de votre cœur, que vous ne me dites pas la vérité. Le château est loin d'être complet. Notre présence n'est pas désirée ici, alors même que nous venons apporter une aide aux problèmes que vous rencontrez.

 

Elle se redresse vivement, soudainement pâle, et s'exclame, furieuse :

 

- Surveillez vos paroles, Général ! Vous êtes ici chez moi !

- Je suis dans un fief qui a juré allégeance au Roi.

- Un Roi qui n'est pas là. Restez à votre place, Général, vous n'êtes pas le souverain de ce royaume.

 

Dans le petit groupe derrière Loundor, tous restent impassibles. Calith prend sur lui pour ne pas faire connaître son identité, bouillonnant de rage. Loundor, miraculeusement, garde son sang froid et déclare :

 

- En effet, je ne suis que son bras droit. Mais ne doutez pas qu'il m'écoutera attentivement lorsque je lui ferai mon rapport.

- Et alors ? Que fera-t-il ? Faire marcher son armée sur l'un des fiefs les plus fidèles de son royaume, qui soutient sa lignée depuis la nuit des temps, parce que je refuse que vous vous mêliez de choses qui ne vous regardent pas ?

 

Loundor marque un temps d'arrêt, visiblement décontenancé par la hargne de la femme. Alors qu'il s'apprête à répondre, la porte derrière eux s'ouvre dans un léger grincement et un homme entre. Encore vêtu de sa cape, où des morceaux de neige gelée restent accrochés, il s'avance d'un pas déterminé vers Marsylia, un parchemin scellé à la main. Il se penche vers elle, lui murmure quelques mots, et lui tend le rouleau. Et pendant que, d'un coup d'ongle furieux, elle décachette la missive et en prend connaissance, le messager salue d'un geste de la tête le petit groupe. Avant de s'incliner respectueusement en disant :

 

- Je suis navré, Votre Altesse, j'ignorais votre présence ici.

 

Calith retient de justesse un juron particulièrement fleuri. Le messager est un habitué de Pieveth, qui lui délivre régulièrement des missives en provenance de ses fiefs. Impossible de nier qu'il est le roi. D'autant que Florain a le regard rivé sur le petit groupe, incrédule, tandis que Marsylia a interrompu la lecture pour scruter alternativement Nyv' et lui. Elle a d'emblée exclut Iezahel, esclave, les jumeaux, ainsi qu'Asaukin, trop âgé. Ils ont bien entendu, et sont curieux. Après un rapide regard à Loundor, qui n'échappe pas à leur hôtesse, Calith s'avance d'un pas et déclare :

 

- Ce n'est rien. Termine avec Dame Marsylia.

 


 
 
 

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