posté le dimanche 16 juin 2013 à 12:19

Pieveth, Chapitre 7

 

 

 

L'esclave tombe à genoux, tête baissé, tremblant de la tête au pieds. Il laisse choir la cloche, qui rebondit sur le paquet dans un grand bruit. Caltih jure à mi-voix. Le simplet ne lui répondra pas. D'un pas rapide, il s'approche de son assiette : rien ne semble avoir été ajouté. Mais le meurtre du baron de Beoan hante son esprit. Il serait si simple de mettre du poison dans son assiette pour se débarrasser de lui ! Un rapide regard autour du plateau ne montre aucune présence d'objet incongru : pas de pochette en tissu ni de fiole. S'il y a du poison, l'esclave l'a fatalement transporté dans un contenant. Le roi se rapproche du simplet et lui ordonne :

 

- Montre-moi tes mains.

 

Il obéit immédiatement. Il ne cache rien dans ses mains, mais l'une d'entre elle est poisseuse de jus de viande. Un soupçon se forme dans son esprit, mais il n'y accorde pas d'importance pour le moment.

 

- Lève-toi et enlève ton pagne.

 

Et l'esclave s'exécute dans la seconde. C'est le seul endroit où il pourrait cacher quelque chose. Calith l'examine attentivement, sans aucune arrière-pensée, mais rien n'est dissimulé sous le tissu.

 

- Ouvre la bouche.

 

Un éclair de panique traverse le regard ébène de l'asservi, mais il obéit. Et sur sa langue, un morceau de viande. Le menu du soir est un sauté de porc aux épices, il était facile pour l'esclave d'en prendre un morceau sans que le roi le remarque.

Les yeux de l'esclave sont remplis de larmes et il n'ose pas fermer la bouche. Mais tout pathétique qu'il soit, il n'apaise pas la colère du roi.

 

- Tu es nourri, comme tout le monde. Tu n'as pas à te servir dans mon assiette. Si je t'ai demandé à mon service, c'est que j'estimais pouvoir te faire confiance. Comment le pourrais-je, maintenant que je t'ai vu piocher dans mon repas ? Qui me dit que la prochaine fois, tu n'y mettras pas quelque chose ? Comme du poison par exemple !

 

Les larmes coulent librement sur les joues de l'esclave, qui retombe à genoux pour implorer le pardon de son souverain. Mais Calith n'est pas d'humeur clémente. La tension de la journée lui pèse lourdement sur les épaules et la possibilité qu'on veuille l'empoisonner, trop réelle. Il laisserait alors le royaume au bord du chaos, sans héritier, et la situation ne pourrait qu'empirer.

 

- Remets ton pagne. Dépêche-toi.

 

Lorsqu'il en a terminé, Calith l'attrape par le bras et se rend, d'un pas militaire, au quartier des esclaves, jusqu'au bureau de Voinon. Et il pousse le simplet en larmes devant lui, avant d'assener :

 

- Apprends à tes esclaves à se tenir. Je ne veux qu'il remette ses sales pattes dans mon assiette, c'est clair ? Il se sert avant même que j'ai mangé ! Je ne le tolèrerai pas !

 

Voinon, avisé, hoche vivement la tête et promet qu'il va régler le problème. Calith repart aussi rapidement qu'il est venu, sans un regard pour le simplet. Et arrivé dans ses appartements, il va directement se coucher, rageur. Dans son état, il lui faut de longues heures avant de trouver, enfin, le sommeil.

 

 

 

 

C'est donc un roi cerné, les cheveux droits sur la tête et d'une humeur exécrable que Loundor va visiter, très tôt, dans ses appartements pendant son petit-déjeuner. Et c'est avec toute la diplomatie dont il est capable que le Général déclare :

 

- Tu as une sale tête.

 

Un silence buté lui répond. Loin de se laisser impressionner, Loundor s'installe sur un siège, face à son roi, et poursuit :

 

- J'ai appris pour ton esclave. Je suppose que ton humeur de garou affamé vient de là ?

- Tu supposes bien.

 

Le loup soupire, observe Calith. Il n'a pas besoin de longs discours pour connaître les sentiments qui l'agitent. Colère, trahison, déception. Alors il se contente de faire ce qu'il sait faire de mieux : déranger :

 

- Tu ne le prendras plus à ton service ?

- Je n'en sais rien, bon sang ! Ce qu'il a fait est irrespectueux et dangereux. Mais d'un autre côté...

- D'un autre côté, tu t'es attaché à cet oisillon blessé.

 

Un grognement maussade pour toute réponse, Calith massacre, de sa fourchette, l'omelette qui gît dans son assiette. Après un petit rire amusé, Loundor reprend :

 

- S'il s'était servi dans mon assiette, avant que je mange, je crois bien que je lui aurais arraché un bras. Mais tu dis que c'est dangereux. Tu as pensé qu'il mettait quelque chose dans ton assiette ?

- Hum.

- Du poison ?

- Hum.

- Hé, Calith ! Mes hommes et ceux de Nala sont de partout. Ne t'imagine pas qu'on te laisse sans surveillance. Nous connaissons les moindres faits et gestes des esclaves et serviteurs qui sont à ton service. Et se procurer du poison, pour un asservi, c'est un parcours du combattant : on l'aurait forcément repéré.

- Pourtant, il a pioché dans mon dîner sans que vous ne soyez au courant.

- Je vais t'assigner un garde. Il dormira dans ta chambre et te suivra de partout.

- Non ! Arrête, Loundor. Tu sais bien que je déteste ça.

- Alors fais-nous confiance. Ton esclave n'a fait que céder à la tentation d'un sauté de porc. Il ne mange sans doute pas tous les jours de la viande. Tu étais loin des appartements, il a voulu tenter sa chance.

- Tu prends sa défense ?

- J'essaie de te faire relativiser.

 

Comme pour souligner ses propos, Loundor se sert dans l'assiette de son roi, un sourire de défi sur les lèvres. Calith prend alors conscience de la désinvolture du Général. Il est sans doute celui qui prend le plus au sérieux la sécurité de son roi. S'il se permet de considérer cet événement comme un incident, c'est qu'il a de bonnes raisons de le faire. Lisant sur le visage de Calith comme dans un livre ouvert, le Général lui fait un clin d'œil avant de se lever et de déclarer :

 

- On va aller le voir, ton esclave. Et on en aura le cœur net.

- Bien.

 

Rassuré, Calith l'imite. Après tout, les loups-garous savent parfaitement décrypter les émotions : si l'esclave ment, Loundor le saura à coup sûr. Alors ils se dirigent d'un pas assuré vers les couloirs où travaille le simplet. Il leur faut plusieurs minutes, à arpenter les dédales, avant de trouver l'esclave en train de balayer le sol. Un grondement sourd jaillit de la gorge du Général, mais il se reprend aussitôt et ne laisse rien voir, sur son visage, des sentiments qui l'animent.

Perdu dans ses pensées, l'asservi ne les a pas vu arriver et poursuit son labeur, le dos courbé et la tête basse.

 

- Retourne-toi !

 

La voix grave et puissante du Général le fait sursauter, cramponné au manche du balais, et le simplet obéit immédiatement. Présentant un dos strié de traces de fouet, encore à vif. Certaines plaies laissent échapper des fins filets de sang, tâchant son pagne. La gorge nouée, Calith réalise qu'il est directement responsable de cette correction. Incapable de parler, il laisse Loundor conduire l'interrogatoire. Et le loup-garou s'approche de l'esclave, lui ordonne de lui faire face. Les yeux soigneusement rivés sur le sol, ce dernier se laisse finalement tomber à genoux en signe de soumission. D'un haussement d'épaules, Loundor accepte cette position et débute les hostilités :

 

- Je sais que tu ne parles pas. Mais tu comprends. Alors je vais te poser des questions, et tu me répondras oui ou non d'un signe de la tête, d'accord ?

 

Un hochement de tête en signe d'acception lui répond. Oui.

 

- Les marques, sur ton dos, c'est la punition de Voinon pour ce que tu as fait hier ?

 

Oui.

 

- Tu penses que c'était mérité ?

 

Sans une hésitation, d'un mouvement véhément, l'esclave répond : oui.

 

- Pourquoi tu as fait ça ? Tu vérifiais si tu pouvais toucher l'assiette du roi sans qu'on le voit ?

 

Non.

 

- Tu voulais lui faire du mal ?

 

Non.

 

- Tu voulais juste manger ?

 

Oui.

 

- La viande t'as fait envie ?

 

Oui.

 

- On te donne à manger, pourtant ?

 

Oui.

 

- Tu n'aurais jamais dû te servir. Tu le sais ?

 

Mouvement véhément de la tête : oui.

 

- Est-ce que tu recommenceras ?

 

Non.

 

- Est-ce que tu aimes ton roi ?

 

Après une infime hésitation, l'esclave hoche doucement la tête : oui. Léger ricanement de Loundor, qui commente :

 

- On va dire que c'est de la diplomatie, hein ? Je sais très bien quand tu me mens. Tu veux nuire au roi ?

 

Non.

 

- Si tu retournes à son service, tu lui seras loyal ?

 

Oui.

 

- Tu es prêt à tout pour le satisfaire ?

 

L'esclave hésite avant de répondre : oui.

 

- Tu me mens.

 

Il semble se recroqueviller sur le sol, les joues légèrement rouges. Détail qui n'échappe pas à Loundor, qui jette un regard à son roi. Qui présente les mêmes colorations sur le visage. Dans un soupir faussement agacé, le loup-garou poursuit :

 

- Je ne parlais pas de ça ! Vous ne pensez qu'au plaisir ou quoi ? Esclave, est-ce que tu souhaites le meilleur pour le roi ?

 

Oui.

 

- Des envies de vengeance ?

 

Non.

 

- Des projets de meurtre ?

 

Non.

 

- Est-ce que tu as envie de retourner à son service ?

 

L'esclave hausse les épaules dans une grimace de douleur. L'absence de réponse lance Calith dans un tourbillon d'hypothèses : il ne répond pas pour ne pas mentir. Il souhaite épargner la fierté du roi. Il refuse de passer pour un lèche-botte. Mais c'est finalement Loundor qui trouve la vérité :

 

- Tu feras ce qu'on te dira de faire, c'est ça ?

 

Oui.

 

- Bien. Reprends ton travail.

 

Loundor se détourne rapidement, prenant son roi par le bras pour l'entraîner dans le dédale de couloirs jusqu'à la salle de repos des soldats, toute proche de la cour d'entraînement. S'il salue les personnes qu'il croise, il ne ralentit pas, sentant que Calith souhaite parler, mais désirant le faire à l'écart des oreilles indiscrètes.

 

 

 

 

 

Les éclats de rires gras des soldats témoignent de la présence d'hommes dans la salle de repos. Alors le Général bifurque et l'emmène dans son bureau, situé juste à côté, mais désert.

 

- Bon. Ton esclave est inoffensif, servile et soumis.

- Mais il ne souhaite pas spécialement être à mon service.

- N'inverse pas les rôles, Calith. C'est un esclave, tu es le roi. Tu ne vas pas te plier à ses exigences. Si tu souhaites qu'il te serve, il le fera. Et je peux t'assurer qu'il te sera loyal et qu'il ne te fera aucun mal. Si tu veux toujours de lui à ton service.

 

Vautré dans le fauteuil confortable, Calith joue machinalement avec la boucle de sa ceinture. Le comportement de l'esclave l'a sacrément dérangé et lui a fait peur. Mais si Loundor lui assure qu'il est inoffensif, pourquoi se priver de le garder à ses côtés ? Pourquoi se priver de le regarder agir, avec ses gestes maladroits, son air pitoyable et ses cheveux si doux ? Sans même parler de son savoir-faire... Calith pousse un long soupir.

 

- Est-ce que tu vas refuser de t'occuper de l'oisillon blessé parce qu'il t'a pincé le doigt d'un coup de bec ?

- Arrête ça, Loundor !

 

Un sourire qui se veut innocent orne les lèvres du colosse. Évidemment, Calith n'est pas dupe une seconde. Sentant son attachement pour le simplet, Loundor doit vouloir manigancer pour qu'il le reprenne à son service. Et la provocation marche plutôt bien avec Calith. Pour preuve, il répond :

 

- Tu as gagné. Je vais faire savoir à Voinon que je souhaite garder le simplet à mon service.

- En parlant de ça. Il n'a de simplet que le surnom. Il est loin d'être bête. Je me suis renseigné un peu : il ne se mêle pas aux autres, ne parle pas et dort même sous sa paillasse, mais ça ne fait pas de lui un demeuré. Il est resté pendant huit mois avec le bourreau et les Dieux seuls savent ce qu'ils s'est passé là-bas. Garde-toi de le juger sur son comportement alors qu'il vient tout juste de retrouver une liberté relative.

- Alors tu t'en es aperçu, toi aussi ?

- Évidemment. Il sera un excellent esclave pour toi, Calith, s'il perd ses mauvaises manies.

- Je crois qu'après la correction qu'il a reçu, il n'est pas près de recommencer.

- J'en suis persuadé. Et c'est normal, qu'il ait faim. Mais il ne faut pas trop nourrir une personne qui a été privée pendant longtemps. C'est mauvais. Son appétit va se réguler avec le temps.

- Dis-moi, Loundor. Pourquoi tu as grogné, quand tu l'as vu ?

- Aucune idée. C'est le loup qui s'est exprimé. Il a surgit, comme ça, sans que je puisse l'expliquer. Mais ça ne signifie pas qu'il le considère comme indigne de confiance.

- Je me fie à ton jugement, Loundor. Bon...

 

Calith se lève, observe rapidement la pièce : le bureau, simple et fonctionnel, les quelques fauteuils pour les visiteurs, des ouvrages militaires qui ornent le mur du fond. Une pile de dossiers, là encore, sur une table basse. Le roi pousse un soupir. Il doit retourner se jeter dans les griffes d'Elihus, qui ne le lâchera plus jusqu'à la tombée de la nuit. Mieux vaut rester ici à découvrir ce qui fait le quotidien de Loundor. Et ce dernier, un sourire rivé aux lèvres, devine :

 

- Si tu préfères rester ici encore quelques heures, j'ai un excellent alibi pour toi : ça fait trop longtemps que tu ne t'es pas entraîné avec moi.

- Hum. J'aimerais. Mais il y a les dossiers. Et je dois faire une annonce, à midi, concernant l'avancée de l'enquête sur le meurtre de Beoan.

- Et tu n'oublies pas, cette fois.

- Oh non ! Mais je dois convaincre Elihus de ne pas exécuter un innocent.

- Ne te leurre pas, il ne le fait pas de gaité de cœur. Mais admettre que nous sommes incapables de découvrir un meurtrier qui rôde entre nos murs, c'est bien trop périlleux en début de règne.

- Je vais demander un jour supplémentaire à Elihus. Motive tes troupes, ils doivent trouver le vrai coupable !

- Compte sur moi, Majesté. Et viens t'entraîner.

- Je dois...

- Viens t'entraîner.

 

Loundor se lève souplement et tape amicalement sur l'épaule de son roi. Lorsqu'il quitte le bureau, il fait signe à l'un de ses soldats de s'approcher. Et d'une voix autoritaire d'un naturel sidérant, il ordonne :

 

- Va voir le conseiller Elihus. Dis-lui que c'est moi qui t'envoie, et que j'entraîne le roi. Je lui rends avant midi. Et ensuite, tu vas voir Voinon et tu lui dis que le roi désire garder l'esclave à son service, le soir. Il comprendra. Compris ?

- Oui, mon Général ! A vos ordres !

 

Ils ne s'attardent pas sur le départ du soldat et vont directement enfiler leurs tenues d'entraînement et récupérer leurs armes. Loundor ne ménage pas son roi, loin de là, mais étrangement, cette intense dépense physique lui fait beaucoup de bien. Un petit groupe de soldat s'est réuni pour assister à l'entraînement et encourage avec enthousiasme les deux combattants. Mais le temps passe trop vite et, rapidement, l'heure d'aller rejoindre Elihus arrive. C'est Loundor qui stoppe le combat et invite Calith a partager salle d'eau pour se rendre présentable.

 

 

 

 

Un messager, d'après ses vêtements couverts de poussière et une forte odeur de transpiration, alpague le roi alors qu'il quitte la cour d'entraînement et lui délivre son message, marchant à ses côtés. Nala a été bien reçue au royaume de Lluse. Elle a convaincu son monarque du changement de trône et, de ce fait, d'une nouvelle politique diplomatique. Le roi de Lluse est d'ailleurs prêt à reprendre les échanges commerciaux et a fait savoir à ses marchants itinérants que le royaume de Pieveth n'est plus une zone à bannir. Elle se dirige actuellement vers le royaume de Brevont.

 

Calith remercie le messager et l'invite à passer aux cuisines pour se restaurer avant de repartir.

C'est avec le sourire qu'il pénètre dans son bureau : Nala... Cette femme est capable de faire entendre raison à un loup-garou enragé. Son charme, sa beauté mais surtout son intelligence en font une excellente diplomate. Personne ne pourrait lui refuser quoi que ce soit.

 

- La situation t'amuse ?

- Elihus !

 

L'air maussade du conseiller calme sa jovialité. Secouant doucement la tête et reprenant un air grave, Calith va s'asseoir. En quelques phrases, il répète ce que lui a appris le messager et les raisons de son sourire. Alors, visiblement, Elihus se calme. Il en vient même à sourire à son tour. Le temps d'un clignement d'œil, car son visage redevient grave immédiatement :

 

- On doit parler à la cour, à midi.

- Je n'ai pas oublié.

- Que comptes-tu leur dire ?

- Je compte leur dire que notre enquête avance. Mais qu'il faut encore un peu de temps.

- Ils ne l'accepteront pas. Ils ont peur, Calith. Et moi aussi, j'ai peur pour toi. Imagine que l'assassin n'en ait pas fini. S'il s'en prenait à toi ?

- Je suis en sécurité, Elihus, tu le sais très bien. Et je suis sûr que ce n'était qu'un acte isolé.

- Tu as raison. Pardonne-moi. Je suis là pour t'épauler, pas pour te causer des soucis supplémentaires. Bien, je pense qu'on pourra gagner encore un jour. Mais ensuite, il nous faudra un coupable.

- Je sais, Elihus, je sais.

- Bien. Et maintenant, il y a ce problème avec …

 

Retenant de toutes ses forces un soupir, Calith s'enfonce plus profondément dans son fauteuil. Et devant l'avalanche d'informations que lui soumet Elihus, il en vient à espérer ce moment de répit que sera l'annonce, devant la cour, de leur échec. Et ce moment ne tarde pas à arriver.

 

Calith se pare de ses plus beaux atours, tout en noir en signe de deuil. Dès son arrivée, un silence respectueux se fait. Malgré les craintes d'Elihus, l'annonce est bien acceptée. La multitude de nobles richement vêtus, de serviteurs et d'artisans venus l'écouter semble lui faire confiance. Sans doute la sincérité du roi, quand il se dit touché par ce meurtre et qu'il fait tout pour que le coupable soit trouvé, les convainc. C'est avec soulagement que Calith quitte donc la salle du trône pour retrouver son bureau et le déjeuner.

 

Mais l'après-midi est une lente agonie de décisions et de griefs. Elihus, le nez plongé dans les dossiers, ne semble à aucun moment lassé, fatigué ou agacé. Et tandis que le roi fait semblant d'écouter, il se demande si son conseiller ne ferait pas partie d'une espèce magique, vouant un culte au Dieu Paperasse, doté du pouvoir rare et précieux d'aimer ça et d'y voir clair.

Le coucher du soleil lui permet, enfin, de quitter ce lieu maudit qu'est devenue la bibliothèque. Même s'ils avancent bien, ces dossiers semblent ne pas avoir de fin. Son père ne passait quand même pas tout son temps à faire ça ?

 

 

 

 

 

Son pas se fait pressé, lorsqu'il rejoint ses appartements. Lanen a préparé le bain et n'attend que Calith. Mais du simplet, aucune trace. Résigné à voir disparaître la seule raison d'égayer un peu sa soirée, il se plonge dans l'eau chaude, aux douces fragrances boisées. Il ferme les yeux et laisse l'onde accomplir ses bienfaits. Il pourrait presque sentir, un à un, ses muscles se détendre et sa migraine refluer. Mais un vacarme soudain le fait se redresser en sursaut. Sur le seuil de la porte, le simplet vient de faire chuter la coupe en étain sur les couverts d'argents qui peuplent le plateau. L'esclave s'est immobilisé mais ses tremblements font dangereusement vaciller le lourd plateau. Avant qu'une catastrophe n'arrive, le coeur battant encore la chamade, Calith ordonne à Lanen :

 

- Va l'aider.

 

Il obéit aussitôt, enlève le plateau des mains de son acolyte et l'apporte sans dommages jusqu'à la longue baignoire en bois. En quelques gestes rapides, il redresse la coupe et replace correctement les couverts. Le simplet n'a pas bougé, figé, dans l'attente de la sanction sans doute. Lorsque Lanen commence à enlever la cloche qui maintient les plats au chaud, Calith l'arrête d'un geste :

 

- Laisse-le faire, c'est son travail.

 

Voyant que Calith ne s'emporte pas suite à sa maladresse, le simplet semble reprendre le dessus et s'approche lentement de la baignoire. Prenant visiblement sur lui pour rester calme et efficace, il le sert sans faux pas. Mais le roi ne peut s'empêcher de remarquer que les plaies sur son dos saignent toujours. Lorsqu'il a terminé de manger, Calith sort de la baignoire et se laisse sécher par Lanen. Se tournant vers lui, il lui ordonne de soigner le dos du simplet puis de l'envoyer le rejoindre dans son lit.

 

Il patiente quelques courtes minutes avant de voir le simplet revenir et s'agenouiller devant le lit. Une manière de le remercier ? Calith ne le saura jamais mais passe une main affectueuse dans les cheveux ras.

 

- Allez viens.

 

Sans marquer la moindre hésitation, l'esclave se glisse entre les jambes du roi et s'applique, tout en douceur, à lui donner du plaisir. Il réussit fort bien mais Calith désire autre chose. Sans le brusquer, il redresse le menton de son esclave, qui évite soigneusement son regard, puis le guide, lentement, jusqu'à ce qu'il prenne la position voulue, à califourchon sur lui. Lui laissant l'initiative de la pénétration et du rythme qui lui convient. La douce chaleur du fourreau lui fait immédiatement perdre pied. Affalé sur les oreillers, les yeux clos, il caresse d'un geste machinal les cuisses de l'esclave, tandis que ce dernier démontre que son savoir-faire ne s'arrête pas aux caresses buccales.

 

 

 

 

C'est une brutale intrusion dans ses appartements qui le réveille en sursaut. D'un geste réflexe, il lance un sort offensif sur l'intrus. Un sort qui l'immobilise parfaitement. Du moins, qui aurait dû l'immobiliser parfaitement si l'intrus en question n'avait pas les réflexes surnaturels d'un loup-garou. Loundor esquive souplement le flux magique, qui va s'écraser sur le mur derrière dans une explosion d'étincelles.

 

- Et dire qu'on s'inquiète pour toi...

 

Calith est déjà debout, son ample vêtement de nuit de guingois, mais sa dague levée, prête à s'abattre sur l'intrus. En réalisant qu'il s'agit du Général, il baisse le bras et se laisse tomber sur le matelas.

 

- Et c'est pour me tester que tu me réveilles en pleine nuit ?

- J'aurais préféré. Et l'aube approche.

- Qu'est ce qu'il se passe ?

- On a découvert une nouvelle victime.

 

 


 
 
posté le samedi 15 juin 2013 à 11:02

Pieveth, Chapitre 6

 

 

 

Il mange en silence, bercé par le clapotis de l'eau du bain dans lequel il trempe. Les deux asservis s'affairent autour de lui dans le silence le plus complet, sans se gêner un seul instant. Et il regrette, soudain, d'avoir demandé que son dîner soit servi par le simplet. Pourquoi ce caprice ? Il n'espère pas grand chose, à vrai dire. Et l'avoir avec lui pour le dîner n'empêchera pas Voinon de le frapper durant la journée, s'il le juge nécessaire. Et puis, soudain, le souvenir de la douce caresse buccale s'impose dans son esprit. Sous l'eau, caché par la couleur qu'a pris l'eau savonneuse, il sent son membre se raidir. C'est la seule et unique raison. Il a demandé la présence du simplet pour l'avoir à sa disposition et profiter de son savoir-faire à l'envi. Loundor a raison : cet esclave n'est pas un animal. Tout roi qu'il soit, réclamer sa présence comme ça...

 

Le délicieux rôti de gibier, préparé par la talentueuse cuisinière, a soudain un goût de cendre. Il a honte de son comportement. Honte de se conduire comme un enfant gâté. Certes, il l'a été mais désormais, il a la responsabilité de remettre le royaume sur pied. Ce genre de caprice n'a plus lieu d'être. C'est en goûtant la tarte aux pommes, autre merveille culinaire, qu'il se ressaisit : après tout, l'esclave est là, et il semble avoir apprécié, plus tôt dans la journée. Alors pourquoi se priver ? Il réalise à peine qu'il termine son repas, perdu en plein dilemme. Puis son attention est détournée par le simplet, qui débarrasse les assiettes vides. Il est maladroit et les ustensiles s'entrechoquent régulièrement. Habituellement, les esclaves savent être si silencieux qu'ils en deviennent invisibles. Mais le simplet n'a pas l'habitude, précisément, de faire le service. Sa nervosité est visible, comme s'il redoutait le moindre faux mouvement qui mécontenterait son roi.

 

Une fois le plateau débarrassé, Calith sort de l'eau et se laisse sécher par Lanen. Puis il enfile l'ample vêtement, presque semblable à une toge, qu'il met pour dormir. Laissant l'esclave à ses occupations, il fait signe au simplet de le suivre. Oubliés, les interrogations et les doutes. Il a envie. Alors il ouvre les draps, s'allonge sur le lit, écarte les pans de la toge pour dégager l'objet de son attention, et ordonne d'une voix un peu trop douce à son goût :

 

- Viens.

 

Quoiqu'en dise Voinon, le simplet n'est pas si stupide : il a parfaitement compris les désirs de son souverain. Après une infime hésitation, se faisant léger comme une plume, il se glisse entre ses jambes et l'honore de sa bouche. Calé sur les oreillers, Calith observe les omoplates saillantes, comme deux pics montagneux encerclant le dragon à l'envol. Les côtes de l'esclave sont quasiment dénombrables, tant il est maigre. Sans aucun doute, les séquelles de son enfermement dans la cage du bourreau. Mais ça ne fait que peu de temps qu'il a été découvert : il reprendra bientôt du poids. Rapidement, les attentions qu'il lui prodigue font oublier à Calith ses préoccupations. Il n'y pas de doute : c'est loin d'être la première fois que l'asservi donne ainsi du plaisir. Alors Calith ferme les yeux et se laisse aller aux douces sensations. Sa respiration s'accélère. Il ne contient plus ses gémissements de plaisir. Et soudain, il plonge dans un bien-être indescriptible, où plus rien ne subsiste, si ce n'est la douce caresse sur son membre. Après un délicieux et interminable supplice, la jouissance emporte sa conscience dans un long cri.

Il ne prête pas réellement attention au simplet qui se redresse doucement et qui tire sur son roi les draps richement ornés. Tout à son plaisir, Calith se contente de lui serrer brièvement la main, remerciement à peine avoué d'un moment si intense. Et les ténèbres l'emportent.

 

 

 

 

La dure réalité de la situation se rappelle à lui, dès le lendemain matin, aux premières heures du jour. Elihus, accompagné d'un couple d'esclave, fait apporter leurs petits-déjeuners respectifs dans les appartements royaux, surprenant le monarque en plein habillement. C'est ensuite Loundor qui fait son entrée, portant son propre plateau surchargé de nourriture. Comme il l'a expliqué avec beaucoup de sérieux au jeune roi, les loups-garous ont un métabolisme bien différent des humains et doivent, de ce fait, se nourrir de manière bien plus conséquente. Cette collation imprévue, bien qu'amicale et détendue, tourne principalement autour des problèmes qu'ils ont à gérer. Dans la journée, une pléthore de représentants, informateurs et comptables vont défiler dans le bureau. Et il est certaines choses qui doivent rester entre six oreilles. Tous les esclaves renvoyés hors des appartements, ils peuvent commencer à manger. Le loup, après avoir dévoré la moitié de son repas, attaque en premier :

 

- Mes hommes ont interrogé toutes les personnes susceptibles d'avoir été en contact avec le baron Beoan. Les Dieux n'ont pas entendu nos prières : aucun miracle.

 

Elihus trésaille sur sa chaise, devant l'affront et l'impertinence du loup-garou. Ce dernier lui offre son plus beau sourire, toutes dents dehors, prouvant, s'il était réellement nécessaire, que cette phrase n'avait pour but que de titiller le conseiller. Mais le Général se reprend rapidement et poursuit :

 

- Les résultats sont plutôt décevants. Rien n'a disparu de l'appartement, ce qui exclus l'hypothèse du vol. Nous avons mis à jour un trafic de nourriture, dirigé par une domestique. Elle revendait les restes des repas du baron aux plus démunis et à prix d'or, encore ! J'ai pris la liberté de la faire mettre au cachot. Elihus a toute la paperasse qui va avec.

 

Calith regarde soudain d'un autre oeil son plateau, si richement garni. Et se promet de demander, aux cuisines et aux serviteurs, de cesser de lui apporter des plats spéciaux. Il mangera comme tout le monde, sans aucune distinction. Il n'a pas le droit d'avoir des mets fins quand certains, au pied du château, ont faim. Loundor n'a rien raté de son regard vers le plateau, mais chasse cette observation d'un haussement d'épaule. Et poursuit d'une voix amusée, jetant un regard au sage Elihus :

 

- Et bien sûr, sans surprise, nous avons découvert tout un tas de batifolage, à droite et à gauche, entre esclaves, entre serviteurs, entre nobles, parfois mélangés, parfois à plusieurs, parfois …

- Loundor, ça suffit ! On a compris !

 

La réaction offusquée d'Elihus fait exploser de rire ses deux compagnons.

 

- Et cessez de rire, à la fin ! Vous apprenez qu'une débauche honteuse a lieu derrière ces murs et ça vous fait rire ! Vous n'avez aucune morale !

 

Mais loin de les apaiser, sa tirade ne fait que renforcer leur hilarité. Vexé, Elihus se mure dans un silence boudeur. Et quand ils cessent enfin de rire, de longues minutes plus tard, ils tentent immédiatement de calmer le brave conseiller. Ce dernier leur rappelle vertement qu'ils en sont venus à ce sujet suite à la mort d'un baron, et qu'il n'est guère décent de s'amuser à ce sujet. Les visages graves, les deux concernés acquiescent en silence. Et le Général reprend :

 

- Toutes les personnes interrogées appréciaient beaucoup le baron, et on n'a trouvé personne pour dire du mal de lui. Il se montrait toujours courtois, généreux, attentionné. L'homme parfait, quoi. Et c'est louche, à mon avis. Il devait sans doute cacher quelque chose, ce n'est pas possible d'être autant apprécié de tous.

- Ne fais pas de ton cas une généralité, Loundor. Ce n'est pas parce que la moitié du château te déteste que ça doit être le cas de tout le monde.

 

La pique d'Elihus est tellement inattendue qu'elle manque de faire s'étouffer Calith, qui rit sous cape. Et Loundor sourit, amusé, au conseiller, avant de lui répondre :

 

- Et bien voilà ! Tu vois, quand tu veux. C'est bien, tu t'améliores !

- Tu es impossible !

- Bref. J'ai demandé à ce que mes hommes fouillent un peu plus : ça me paraît vraiment suspect.

- Suis ton instinct, Général. Rien d'autre à nous apprendre ?

- Si Majesté ! On a retrouvé le rasoir qui a servi à le tuer.

- Et tu ne pouvais pas le dire avant ! C'est bien plus important que savoir que tout le monde l'adore !

- Ou pas. C'est son propre rasoir qui a été utilisé pour le tuer. En l'examinant, j'ai trouvé de minuscules traces de sang, dans la pliure. Pour que le sang arrive ici, ce n'est pas dû à une coupure au rasage. Mais la lame a été parfaitement nettoyée, il n'y avait aucune trace.

- Des odeurs particulières ?

- L'odeur du sang, du baron et de son serviteur.

- Serviteur qui est parti dans sa famille. Réellement ?

- J'ai eu le même doute que toi, Calith. Ça aurait été facile de prétendre partir, se cacher dans un recoin du château, et assassiner le baron sans être jamais soupçonné. Sauf qu'il n'est pas parti seul, mais avec un commerçant. Ils allaient tous les deux dans le même village, à trois lieues d'ici. Et jusqu'au bout, ils ont fait le voyage ensemble.

- Ils sont amis ?

 

Loundor sourit largement et incline légèrement la tête en direction du roi.

 

- Je ne sais pas qui t'a formé, mais il a fait du bon travail !

- C'est toi, prétentieux. Réponds !

- Non, ils ne sont pas vraiment amis. Tous les deux très pris par leur travail, ils ne se voient que lors des voyages. Et le serviteur du baron n'est pas assez riche pour payer le commerçant pour un faux témoignage.

 

Calith grimace en entendant la réponse à la question qu'il allait poser. L'air satisfait du loup-garou, parfaitement conscient de son effet, l'horripile et il insiste, dans l'espoir de le surprendre :

 

- Ils devaient pas mal s'apprécier, pour faire souvent le voyage ensemble. Une sorte de complicité. Tu es sûr que le commerçant n'aurait pas pu s'arranger avec la vérité ?

- Absolument certain. C'est moi qui l'ait interrogé, et il ne m'a pas menti.

 

Calith pousse un long soupir. Que le serviteur soit coupable aurait été trop beau. Au lieu de ça, il ne reste que des gens qui l'appréciaient, qui n'avaient aucune raison de le tuer. Et avoir découvert l'arme ne leur apprend strictement rien. Il est évident qu'un homme possède un rasoir dans ses appartements. Inutile de prendre le risque de se déplacer avec le sien, ou un rasoir emprunté, quand on peut en trouver un sur le lieu du crime. Calith se frotte les paupières avant de soupirer :

 

- Il faut qu'on avance, Loundor, et qu'on trouve le coupable. Je compte sur toi. Demain, je devrais faire une annonce pour rassurer les gens, et je dois leur donner de bonnes nouvelles.

- Sinon, on trouvera un coupable idéal.

 

La déclaration d'Elihus, premières paroles depuis leur joute verbale, jette un froid. Loundor et Calith se jettent un regard avant de hausser les épaules. Ils feront tout ce qu'ils pourront, ensemble, pour éviter qu'un innocent soit accusé.

 

 

 

 

 

Le temps a filé de manière incroyable, et Alima vient les chercher : le représentant des boulangers est arrivé et attend le roi. La journée, ensuite, n'est qu'une longue succession de doléances. Calith sait parfaitement qu'il ne doit pas se montrer trop à l'écoute des plaignants, au risque de passer pour un être crédule, qui accepte tout, et à qui on peut tout demander. Alors il tord le nez sur les sujets les moins importants, gagne du temps et négocie âprement. La seule nouvelle qui vient ensoleillé sa journée, c'est celle que lui apporte l'un des informateurs de Nala. Vivant dans l'enceinte des murailles, apprécié d'une immense partie de la population, il sert d'oreille à la belle espionne. Et, en son absence, au roi. Les nouvelles sont plutôt bonnes. Sans surprise, l'arrivée au pouvoir du prince héritier et la mort du Tyran sont sur toutes les lèvres. Et le peuple est heureux de voir Calith roi. Les mesures qu'il a prises, notamment concernant le retour dans leurs familles des soldats et de la nourriture, ont été acclamées. Et à de rares exceptions près, les annonces qui se succèdent, à mesure qu'Elihus et Calith prennent des décisions, sont très bien acceptées.

 

C'est donc ravi, mais épuisé par une journée intense, qu'il regagne ses appartements dans la soirée, espérant passer une soirée calme et reposante. Sauf que lorsqu'il ouvre la porte de ses appartements, il surprend le simplet, debout devant la table, une main tenant la cloche qui garde le plat au chaud, l'autre en l'air, prête à mettre quelque chose dans le plat. Et le sang de Calith ne fait qu'un tour, éreinté comme il est par sa journée.

 

- Ne bouge plus ! Qu'est-ce que tu faisais, dans mon assiette ?

 

 


 
 
posté le vendredi 14 juin 2013 à 09:30

Pieveth, Chapitre 5

 

 

 

L'heure du déjeuner est largement dépassée, mais il sait que personne, en cuisine, ne rechignera à le servir. L'esclave est parti, sans un bruit, laissant Calith a ses réflexions. Moins d'un quart d'heure plus tard, un coup discrètement donné à la porte le tire de ses pensées. L'esclave est de retour. A ses côté trottine Voinon, le responsable des esclaves. L'homme est petit, au moins une tête de moins que Calith, et replet. Ses habits simples sont tendus autour de son imposante bedaine. Son visage est très banal, inspirant la sympathie au premier abord. Mais Calith ne l'apprécie guère. Peut-être à cause de la badine qui pend contre sa hanche et dont il ne se sépare jamais. Pourtant, il n'a rien à lui reprocher. Voinon est le responsable des esclaves depuis de nombreuses années : il s'occupe de les placer dans différentes parties du château, pour seconder les serviteurs, de les vêtir et les loger dans des dortoirs propres et relativement spacieux. Il se charge également de gérer la nourriture pour eux, une ration pour les humains, deux pour les loups-garous. Et grâce aux Dieux, il a assez de capacités magiques pour retirer les anneaux aux esclaves. Il fait régner la discipline avec justesse, d'après ce qu'en sait Calith. Mais le roi ne l'apprécie guère, peut-être à cause du regard un peu fourbe du bonhomme. Pour l'heure, Voinon se tient, mal à l'aise, devant son souverain et ose :

 

- Vous avez eu un problème avec le simplet ?

- Le simplet ?

- L'esclave... de tout à l'heure.

 

L'homme vient de jeter un regard à l'esclave habituel du roi qui installe, sur la table devant la cheminée, le plateau qu'il a remonté des cuisine. Calith l'observe puis lui demande de quitter les appartements le temps qu'il discute avec Voinon. C'est qu'il ne tient pas à ébruiter les récents évènements. Se levant, il va s'installer devant son déjeuner tardif, partageant une chope de bière avec le responsable des esclaves. Ce n'est qu'à ce moment là qu'il lui répond :

 

- Non. Pas du tout. Pourquoi tu l'appelles comme ça ?

- Pourquoi je l'appelle ''le simplet'' ? Et bien, parce que je ne connais pas son nom, ni personne d'autre, d'ailleurs.

- Il ne te l'a pas donné ?

- Non. Il ne parle pas. Il ne se mêle pas aux autres, ne s'intéresse à rien. L'est un peu simple d'esprit, si vous voulez mon avis.

 

Calith, occupé à manger, l'écoute pourtant attentivement. D'un geste, il lui fait signe de continuer.

 

- Mais il travaille bien, il faut tout ce qu'on lui dit de faire sans se plaindre. Je l'ai mis aux couloirs, vous savez, pour changer les torches, nettoyer les tapis et tout ça. C'est qu'il y en a, des couloirs, dans ce château. Mais il travaille bien. Personne ne s'est jamais plaint de lui.

- Quand tu dis qu'il ne parle pas, tu veux dire qu'il est muet ou qu'il n'a rien à dire ?

- L'est muet, Votre Majesté.

- En es-tu certain ?

 

Voinon lui jette un regard d'incompréhension. Calith se contente de lui sourire très légèrement en retour, attendant une réponse. S'il est rassuré par le fait que l'épisode, plus tôt, ne sera pas répété dans les dortoirs des esclaves, savoir que l'asservi est muet lui permettrait de mettre son idée en place.

 

- Vous allez voir.

 

Voinon se lève et trottine jusqu'à la porte qu'il ouvre brusquement. Il s'avance à peine dans le couloir et dit :

 

- Lanen, va chercher de la bière. Mais laisse-la sur le seuil de la porte et n'entre pas ici. Toi, le simplet, rentre.

 

Calith n'a guère le temps de prendre note de l'information : l'esclave qui s'occupe de son bain et ses habits depuis son arrivée s'appelle Lanen. C'est l'entrée du simplet, suivant de peu Voinon, qui accapare toute son attention. Dans la clarté des appartements royaux et à côté de son responsable, l'esclave semble grand, soudain, et particulièrement maigre. Dans l'attente de la preuve promise par Voinon, Calith continue son repas, observant l'homme défaire le pagne de l'esclave et lui ordonner de fermer les yeux, d'écarter les jambes et de ne plus bouger. Puis, d'un mouvement incroyablement rapide, Voinon s'empare de sa badine et assène un coup puissant sur l'entrejambe du simplet. La badine frappe l'endroit le plus sensible d'entre tous et résonne contre l'anneau en métal. Les yeux de l'esclave s'ouvrent brusquement, comme s'ils voulaient jaillir hors de leurs orbites, et ses lèvres se tordent dans un cri qui reste muet. D'un geste réflexe, le simplet porte ses mains à l'entrejambe avant de s'effondrer au sol.

 

- Je t'ai dit de ne pas bouger.

 

Calith avale de travers devant cette scène pour le moins inattendue. Mais Voinon n'est pas satisfait et abat sa badine, encore et encore, sur l'esclave qui se tort de douleur sur le luxueux tapis royal.

 

- Relève-toi, esclave !

- Arrête !

 

L'ordre du roi a claqué, sec comme un coup de fouet. Voinon se redresse enfin, s'éloigne de sa victime, les yeux brillants. Calith le toise, furieux d'avoir cautionné, sans le vouloir, cette débauche de violence. Prétendre être muet est un excellent alibi pour un espion, qui parvient ainsi à se faire oublier de tous. Mais aucun homme, même le plus endurant, ne pourrait supporter un tel coup dans laisser échapper ne serait-ce qu'un gémissement. Calith, rivé sur sa chaise, serre instinctivement les jambes, imaginant la douleur que subit l'esclave, piètre solidarité masculine. Et il s'en veut de ne pas avoir anticipé, de ne pas avoir vu venir Voinon et ses idées tordues. Ce dernier a le bon sens de paraître contrit, même si Calith n'est pas dupe. Voinon aime son travail et il aime faire régner la discipline dans ses rangs.

 

- Bien. C'était inutile d'employer de telles méthodes sur lui. Mais je suis convaincu. Il va rester ici jusqu'au dîner. Et à partir de ce jour, je veux qu'il m'apporte, tous les soirs, mon dîner. Il continuera dans la journée ses tâches ménagères. Fais le nécessaire pour prévenir qui de droit.

- A vos ordres, Votre Majesté.

- Tu peux y aller maintenant.

 

Voinon quitte la pièce, après une courbette, sans un regard pour l'esclave, resté prostré sur le sol, recroquevillé en position fœtale. Le roi reporte son attention sur son repas, mais toute faim l'a quitté. Repoussant son assiette, il s'approche de l'esclave, sans se baisser pour autant. Les plaies qu'il avait vu, lorsqu'ils l'ont sorti de sa cage dans la salle du bourreau, sont en train de cicatriser. Il n'y en a pas de récentes, à part celles, fraîches, de la badine, signe que Voinon ne le bat pas régulièrement. Calith enrage d'être la source de cette correction. Mais ce n'est qu'un excès de zèle du responsable des esclaves, soucieux d'apporter une preuve irréfutable à son souverain. Et Calith ne pouvait pas le réprimander devant l'esclave, au risque de lui faire perdre toute autorité.

 

- Tu restes ici jusqu'au dîner, que tu apporteras ici-même. Et tu débarrasseras le déjeuner.

 

Le roi, laissant l'esclave toujours prostré, se rend dans la salle d'eau pour se rincer les mains et le visage. Puis, mal à l'aise, laisse le simplet dans ses appartements et se rend dans son bureau.

 

 

 

 

 

Mais le bureau n'est pas désert et il surprend Elihus et Loundor dans une discussion passionnée. Les deux conseillers remarquent la mine contrariée du roi, mais n'en disent pas mot. S'il veut en parler, il le fera. Sinon... eh bien, ils ne lui tireront pas les vers du nez. S'installant derrière la large table qui fait office de bureau, Calith leur demande :

 

- Vous en avez appris plus sur le meurtre du baron ?

- Rien, rien du tout ! On ne peut même pas aller pisser en pleine tranquillement sans croiser quelqu'un, mais on peut aller assassiner un baron et rester invisible !

- Loundor !

- Fais pas ta mijaurée, Elihus. Calith a déjà entendu ce mot. Et même pire, il pisse, lui aussi. Laisse tomber la bienséance, on est entre nous.

 

Calith ne peut réprimer un sourire en voyant la mine déconfite d'Elihus, le sage Elihus qui n'emploie jamais ce genre de vocabulaire. Et Loundor d'afficher un sourire, toutes dents sorties, pour bien montrer à quel point il apprécie de bousculer ainsi son ami. Lequel, après un regard noir en direction du loup-garou, précise :

 

- Mes hommes n'ont pas encore interrogé tout le monde. Enfin, nous avons tout de même appris que l'arme utilisée est un rasoir. D'après le médecin, seul une lame de rasoir peur trancher si finement dans les chairs. Il m'a certifié qu'une dague aurait provoqué des blessures bien plus larges.

- Ce qui augmente le nombre de suspects.

 

L'affirmation de Loundor ne surprend personne, mais n'améliore pas l'atmosphère déjà tendue. Seuls les membres de la cour, les soldats et les conseillers possèdent des dagues. Les serviteurs et les esclaves n'en ont nul besoin, puisqu'ils n'ont pas à se défendre. Tandis qu'un rasoir... tous les hommes en ont un, et de ce fait, une femme peut y avoir accès. Les esclaves, eux, ont plusieurs rasoirs en commun, sous clef, qu'ils n'utilisent qu'à l'heure des ablutions. Il serait trop dangereux de les laisser avec un rasoir personnel à disposition.

 

- Quant à l'annonce, elle a été prise plutôt sereinement. Bien sûr, la cour est effondrée par la perte de leur cher baron, mais ils nous font confiance pour retrouver le coupable.

 

L'annonce ! Calith bondit hors de son fauteuil, se rappelant soudain qu'il avait dit à Elihus qu'il ferait une annonce, au déjeuner, pour informer les nobles de la mort de l'un des leurs. La voix d'Elihus, teintée de paternalisme, l'apaise :

 

- Rassieds-toi, mon grand. Quand j'ai vu que tu ne venais pas au déjeuner, j'ai envoyé Alima te chercher à la bibliothèque. Mais tu n'y étais pas, ni dans tes appartements d'ailleurs, alors j'ai pris l'initiative de faire moi-même l'annonce.

- Tu as bien fait, merci Elihus.

- Je t'en prie, c'est normal. J'ai pensé que tu étais absorbé par les dossiers.

 

Calith plonge son regard dans celui, amusé, de Loundor. Si le loup n'a rien dit à ce sujet, il n'en demeure pas moins attentif. Et digne de confiance. Quant à Elihus, il mérite parfaitement de connaître la vérité, d'autant qu'il sait parfaitement que Calith n'était pas absorbé par les dossiers. Ces deux hommes étaient les conseillers de son père, ont risqué leur vie pour le faire monter sur le trône. Ils méritent amplement de savoir.

 

- J'ai réglé l'histoire du bois, comme tu as dû le voir. Après, j'étais avec un esclave.

 

Devant leurs airs surpris, le roi hausse les épaules et poursuit :

 

- Autant que vous soyez au courant, si ça vient à se savoir. C'est l'asservi que nous avons retrouvé dans la salle du bourreau. Ça s'est passé dans la pièce spéciale des esclaves et il se trouve présentement dans mes appartements. J'ai demandé à Voinon que ce soit le simplet qui m'apporte désormais mes dîners.

- Est-il digne de confiance ?

 

La question d'Elihus est la seule remarque que les deux hommes se permettent. Leur roi est adulte, libre de faire ce qu'il veut avec qui il veut. Seule sa sécurité et son bonheur comptent à leurs yeux. Et pas forcément dans cet ordre.

 

- Il est muet.

- Vraiment ?

- Oui, vraiment. Voinon m'en a apporté la preuve en le frappant d'un coup de badine dans les parties. Et il n'a pas poussé un seul gémissement.

 

Les trois hommes gémissent de concert. Mais ils ont la preuve que l'esclave est bien muet et, après tout, ce n'est pas le premier, ni le dernier coup qu'il reçoit. Elihus poursuit ses questions :

 

- Il ne parlera pas de ce qu'il a vu ou entendu, certes, mais par écrit ?

- Elihus, pitié, c'est un esclave ! Il ne sait ni lire, ni écrire. Voinon m'a affirmé qu'il était très à l'écart des autres et qu'il ne partageait rien avec eux.

- Bien. De toute façon, tu seras marié à l'été, alors le problème sera vite résolu.

 

Elihus lui adresse un de ces sourires dont il a le secret, sourire impertinent qui signifie qu'il sait parfaitement que Calith n'apprécie pas cette idée mais qu'il n'aura pas le choix. Loundor, voyant les éclairs dans les yeux de son roi, coupe court à la discussion animée qui se profile.

 

- J'en étais sûr. Dès que je l'ai vu, à moitié crevé à tes pieds dans cette salle, j'ai su que tu allais t'intéresser à lui. Depuis gamin, tu adores t'occuper des chatons abandonnés et des oiseaux blessés. Mais c'est pas un animal, Calith, c'est un esclave. Ne t'attache pas trop à lui, il repartira de ta vie aussi vite qu'il y est rentré.

 

Le silence buté de Calith leur répond. Il déteste quand ils se liguent, tous les deux, pour lui dire ce qu'il doit faire et ce qu'il doit penser. Tout roi qu'il soit, il est libre. Alors il redresse la tête, une lueur de défi dans les yeux, et leur assène :

 

- Je prendrais du plaisir avec lui si j'en ai envie. Et vous n'avez pas votre mot à dire.

 

Aussitôt, Elihus et Loundor lèvent les mains en signe de reddition : ils connaissent bien trop leur souverain pour insister, ils savent que sa décision est prise.

 

 

 

 

 

Prudemment, Elihus revient sur des sujets moins sensibles : les dossiers qui s'empilent sur le bureau. Et dans la minute qui suit, Loundor leur annonce qu'il doit partir rejoindre ses soldats. Ce n'est pas une surprise, il déteste la paperasse.

 

Une paire d'heure se passe, rythmée par les résumés d'Elihus et les décisions de Calith. Jusqu'à ce que, enfin, les couloirs résonnent des pas des dîneurs et qu'une odeur alléchante s'infiltre jusque dans le bureau. Calith jaillit d'un bond hors de son siège, laissant Elihus pantois. Et sur le visage du conseiller se dessine un sourire amusé. Il a compris, l'esclave qui attend dans les appartements requiert bien plus l'attention du roi que les dossiers urgents. Comment lui en vouloir ?

 

D'un signe de la tête, Elihus approuve le départ de Calith, qui ne se prive pas pour disparaître aussitôt. Direction ses appartements. C'est aussitôt le branlebas de combat, pour les deux esclaves présents : Lanen se précipite pour préparer le bain tandis que le simplet disparaît pour aller chercher le dîner. Et ils sont efficaces : Calith a tout juste le temps de s'asseoir dans son fauteuil pour regarder le soleil glisser derrière l'horizon et se perdre dans ses pensées que son bain est prêt et le dîner monté.

 

 


 
 
posté le vendredi 14 juin 2013 à 09:24

Royaume de Pieveth, la carte

 

 

J'ai créé une petite carte, pour qu'on puisse mieux situer les lieux où se déroule l'action. 

 

 

 


 
 
posté le jeudi 13 juin 2013 à 10:58

Pieveth, Chapitre 4

 

 

 

 

Elihus, le visage pâle comme un linceul, s'est levé, imité par Calith. Le baron de Beoan est un homme d'une soixantaine d'années, qui vit au château depuis des décennies. S'il va parfois sur ses terres, au delà des remparts, pour s'assurer de leur bon fonctionnement, il préfère vivre auprès du pouvoir, dans le jeu de la cour, à l'affût de la moindre rumeur, toujours prêt à servir le roi et à s'attirer ses bonnes grâces. Calith l'a toujours vu au château, dès son plus jeune âge. Et lorsqu'il l'a revu, lors du couronnement, il a pu constater que le temps a marqué le baron de son empreinte : ses cheveux sont grisonnants, sa tunique souligne un embonpoint marqué et son visage est strié de rides. Un homme discret et jovial.

 

Sans même prononcer un mot, Elihus et Calith suivent Loundor dans le dédale de couloirs jusqu'à pénétrer dans les appartements du baron. Appartements est un bien grand mot pour cette simple chambre, au demeurant grande et richement meublée. Mais qu'importe, c'est une plus grave affaire qui les amène ici. Le baron est allongé sur son lit, les jambes et les bras largement écartés, un mouchoir profondément enfoncé dans la bouche. Les draps de soie, autrefois d'une blancheur immaculée, se sont gorgés de sang. Beoan est entièrement nu. Il a été castré et entaillé en plusieurs endroits. Il est mort, vidé de son sang et visiblement dans d'atroces souffrances.

 

Calith ne s'attarde guère à observer le corps. Il se sent nauséeux. En tant que guerrier, il a côtoyé la mort à plusieurs reprises et c'était rarement beau à voir. Mais ce qui a été infligé à cet homme...

Elihus, passant sa main sur son col comme pour se donner un peu d'air, demande d'une voix blanche :

 

- Personne n'a rien entendu ?

- Personne. Mes hommes les plus fidèles interrogent en ce moment même les serviteurs et les esclaves, mais personne n'a rien entendu jusqu'à présent. Ils me préviendront dès qu'ils apprendront quelque chose. Son serviteur attitré était rentré dans sa famille, auprès d'un malade. Beoan était seul toute la nuit, et ce n'est qu'au petit matin qu'il a été découvert par l'esclave chargé de lui apporter le dîner.

- Et toi ?

 

Calith n'a pas besoin d'en demander plus. Ils savent tous les trois qu'il fait allusion aux dons que lui confère sa nature de loup-garou. Une meilleure ouïe, un odorat et une vision plus développés que la moyenne. Mais Loundor hausse les épaules dans un geste agacé.

 

- Je n'ai rien entendu. Ma chambre est bien trop éloignée. Et si le meurtre a eu lieu dans la journée ou dans la soirée, je devais être dans la cour d'entraînement, comme toujours. Quant aux odeurs, ce sont celles habituelles. Le baron, bien sûr, celle de son serviteur et des esclaves qui gravitent autour de nous. Ces odeurs sont mêlées à celle de la peur et de la douleur. Même le corps ne porte pas d'odeur plus marquée. Je ne peux rien faire de ces informations. Et pour le bruit, à part le sang qui goûte sous le matelas, rien.

- Bon. Si tes hommes apprennent la moindre information, fais-le savoir. Les affaires personnelles des esclaves et serviteurs doivent être fouillées, en espérant qu'on trouve la dague ou le rasoir qui a fait ces entailles. Cette affaire ne doit pas s'ébruiter, le temps qu'on trouve, avec Elihus, la version officielle à donner. On ne peut pas se permettre d'avoir un tueur qui sème la panique au château. Et envoie des esclaves chercher le corps. Qu'ils l'emmènent, discrètement, jusqu'au temple pour être préparé pour l'enterrement.

- Bien.

 

Loundor quitte aussitôt la pièce, le visage fermé. Il enrage de ne pouvoir être plus utile. Elihus, la main grattant machinalement sa barbe, laisse échapper un soupir. Puis annonce à son roi :

 

- Les gens seront au courant dans l'heure. Les serviteurs et les esclaves parlent. On ne peut pas le cacher. Disons qu'il s'agit d'un règlement de compte, que nous faisons le nécessaire pour appréhender le meurtrier et qu'il sera puni.

- Et comment on trouvera l'assassin ? Nous n'avons aucune piste.

- On trouvera un coupable.

- Elihus ! On ...

 

L'arrivée des esclaves chargés d'emmener le corps l'empêche de terminer sa phrase. Attrapant son conseiller par le bras, Calith l'emmène dans la calme bibliothèque et ferme soigneusement la porte. Et laisse éclater sa colère :

 

- Il est hors de question qu'on fabrique un coupable de toute pièce et qu'on le fasse exécuter ! Trop d'injustices ont eu lieu ces dernières années.

- Réfléchis bien Calith. Tous les regards sont braqués sur toi et tes décisions. La cour, le peuple, tous attendent que tu redresses la situation. Comment pourrais-tu avoir la moindre crédibilité si tu admets que tu es incapable de trouver le meurtrier qui a tué, dans ton propre château, l'un des nobles les plus appréciés de la cour ?

- Et comment pourrais-je avoir la moindre crédibilité si je mens au peuple, si je fais pendre un innocent ?

 

Les deux hommes s'affrontent du regard pendant de longues secondes, avant qu'Elihus ne cède. Levant les mains en signe d'apaisement, il admet :

 

- Tu n'as pas tort. Faisons l'annonce de la mort du baron, puis prions les Dieux pour que Loundor et ses hommes trouvent le véritable coupable. Ça nous fera gagner une journée ou deux, mais pas plus. Ensuite, il faudra trouver une solution.

- Bien. Fais prévenir les gens que je parlerai, dans la salle du trône, à l'heure du déjeuner.

 

Elihus s'incline rapidement et quitte la pièce. Resté seul, Calith se frotte longuement les yeux. Il n'avait certainement pas besoin de ça. Il se retourne, contemple la porte close. Pourquoi n'a-t-il pas pensé à demander à Elihus s'il y avait déjà eu des précédents, sous le règne de son père ou avant ?

 

Déterminé à se changer les idées, sous peine de sombrer dans le désespoir, Calith s'empare du premier dossier qui lui tombe sous la main. Un banal problème de bois. La forêt appartient au royaume et jouxte la muraille, à l'extérieur. Les paysans, voisins de la forêt, demandent humblement l'autorisation de couper quelques arbres pour se chauffer cet hiver et pour réparer les outils. La première réaction de Calith est d'accepter, évidemment. Comment pourrait-il leur refuser ce droit, alors qu'ils vivent à deux pas de la forêt ? Mais les annotations d'Elihus, dans la marge, lui font pousser un soupir. Trop de bois a été prélevé de la forêt, ces dernières années, pour la construction d'armes, pour le confort du tyran, pour les bûchers qu'il faisait dresser sur la place devant le château, comme autant de divertissements. D'après le conseiller agricole d'Elihus, il faut cesser de prélever le moindre arbre pendant les cinq prochaines années, sous peine de voir la forêt réduite à un petit bosquet. Calith pousse un nouveau soupir puis, trempant sa plume dans l'encrier, annote : « Autorisation de prendre suffisamment de bois pour l'hiver, mais pas plus. Obligation pour les paysans de replanter d'autres arbres dans les zones déboisées. Pour toute autre utilisation du bois, s'adresser au château ». Plus loin, il note « Voir avec Loundor si la forêt de la falaise peut être prélevée d'arbres. Sinon, négocier avec les royaumes voisins pour obtenir du bois, paiement avec les présents reçus lors de la cérémonie ». Laissant retomber sa plume, Calith pousse un soupir interminable. La moindre demande déclenche une succession de problèmes. Il ne s'en sortira jamais.

 

 

 

 

 

Un dossier dans la main, il parcourt lentement les couloirs du château. Le visage fermé, l'air soucieux, il dissuade spontanément toute tentative d'approche de la part de serviteurs. En réalité, il ne va nulle part. Le dossier est traité et pourrait parfaitement rester sur le bureau en attendant qu'Elihus se charge de le ranger à sa place. La vérité, c'est que Calith a besoin de se changer les idées. Et la pluie qui tombe dehors, glaçant tout sur son passage, l'empêche de sortir. Il en a tout bonnement marre des dossiers à régler, des décisions à prendre. Et tant qu'il est en mouvement, Elihus ne peut pas lui mettre la main dessus et palabrer des heures durant sur le meurtre du baron de Beoan, sur les réserves de nourriture ou sur l'importance capitale de la décision à prendre au sujet des trois sapins qui bordent une route inutilisée.

Alors il marche, sans prêter attention aux couloirs qu'il emprunte ni aux gens qu'il croise. Du moins, jusqu'à ce qu'il entende une voix mauvaise qui parle un peu trop fort.

 

- T'as raté le jour. Faudra attendre encore. Et le mériter, bien sûr. J'ai pas le temps de m'en occuper.

 

Aussitôt, le roi s'immobilise. Un rapide coup d'œil lui permet de se situer : il est devant la salle spéciale des esclaves. Il comprend aussitôt la discussion. Afin d'éviter que les esclaves aient des comportements irrespectueux, et afin d'éviter les grossesses multiples, il a été décidé, des centaines d'années auparavant, que les esclaves porteraient en permanence un fin anneau de métal à la base du gland. Resserré magiquement autours des chairs fragiles, ne pouvant être ôté que par un sort, il ne blesse pas l'esclave lorsque son sexe est au repos. Mais le gonflement des chairs, dû à l'érection, est aussitôt réprimé par le métal inflexible. Et la douleur fait immédiatement retomber l'excitation.

 

Cependant, on ne peut réprimer la nature, aussi Voinon est chargé, une fois par semaine, de libérer les esclaves de cette contrainte afin de satisfaire leurs pulsions, grâce aux rudiments de magie qu'il connaît. Calith n'ignore pas que cette frustration permanente doit être difficile à gérer. Mais il faut bien s'assurer de la docilité des esclaves. Et dans d'autres royaumes, les asservis sont castrés dès leur perte de liberté.

 

L'interlocuteur ne répond pas, et déjà, Voinon l'entraîne hors de la pièce. C'est l'esclave qu'il ont retrouvé dans la cellule dissimulée chez le bourreau. Voinon sursaute en se trouvant nez à nez avec son roi, et s'incline aussitôt. L'esclave, lui, a baissé la tête et garde une position soumise.

 

- Je vais m'en occuper.

 

Les yeux du responsable des esclaves s'écarquillent de surprise, mais il se garde bien de faire le moindre commentaire. Après tout, le roi fait ce qu'il veut, quand il veut. Calith est le premier surpris de cette affirmation, quand bien même elle sort de sa propre bouche. Il ignore ce qui lui a pris, mais maintenant que c'est dit...

 

- Je vous le laisse, Votre Majesté.

 

Voinon s'incline bien bas, encore une fois, et s'éloigne dans les couloirs. Calith en profite pour mieux observer l'esclave, maintenant qu'il est proche de lui.

Il est presque aussi grand que le roi, des épaules carrées mais d'une maigreur alarmante. Ses cheveux ont été rasés et forment une ombre noire sur son crâne. Son visage carré semble un peu trop grand, et ses yeux noirs hantent le visage. Ses lèvres sont légèrement pincées mais promettent une douceur incomparable. Il est rasé de près. Son collier, plus large que la moyenne, cache sa pomme d'Adam. Son torse, dévêtu, est recouvert d'une fine toison noire qui se transforme en ligne avant de disparaître sous la ceinture de son pagne.L'esclave a subi l'examen sans broncher. Il tremble un peu.

 

- Allez, rentre.

 

Il s'exécute aussitôt, s'arrêtant au centre de la pièce. Elle est grande, couverte de paillasses et de tables. Une odeur de sexe plane en permanence entre ces murs. L'esclave s'est laissé tomber à genoux, la tête baissée autant que lui permet son collier, les mains dans le dos. Calith ferme la porte derrière lui, la verrouillant d'un petit sort. Puis, sans quitter l'asservi des yeux, il s'approche d'une table, pose le dossier, se déshabille. C'est la distraction qu'il lui fallait. Elihus ne viendra jamais le chercher ici. Et puis... s'il n'en a rien dit, le roi trouve bien cruel que Voinon ait amené l'esclave ici pour lui montrer ce à quoi il n'a pas le droit. Ce dernier reste immobile dans cette position, réveillant l'intérêt d'une certaine partie de l'anatomie du roi. Calith s'approche à pas mesuré de l'asservi, s'arrête juste devant lui. A la hauteur idéale, l'esclave n'a qu'à ouvrir la bouche pour inviter son souverain à assouvir ses envies. Et ce dernier ne prive pas.

 

Il ne peut retenir un soupir d'extase quand la bouche, chaude et accueillante, enveloppe son membre sensible. Avec douceur et savoir-faire, l'esclave joue longuement de sa langue pour explorer le sexe qui s'est introduit en lui. Puis, avec précaution, il l'aspire légèrement, imprimant des mouvements de va et de vient. La main posée sur le crâne rasé, caressant la douceur de ses cheveux ras, Calith le laisse aller à son rythme, submergé par des vagues de plaisir. Et quand le plaisir devient trop fort pour se contenter de ces caresses, la main se fait poigne, et immobilise la tête. C'est alors le bas ventre qui, presque de manière compulsive, s'engouffre dans cet havre de bien-être. La réalité s'estompe peu à peu, tandis que seuls les prémices du bonheur approchent. Accélérant ses mouvements, encouragé par l'esclave docile, Calith laisse son plaisir guider ses gestes. Jusqu'à ce que la jouissance l'emporte dans un feulement rauque. Il reste immobile, caressant toujours le crâne sous ses doigts, pendant que l'esclave donne les derniers coups de langue. Il lui faut quelques minutes avant de réellement reprendre pied dans la réalité.

 

- Lève-toi.

 

La voix est douce mais l'ordre demeure. L'esclave se lève sans un mot et reste immobile, tête baissée. D'un geste, le roi dénoue le pagne. Puis ses doigts se posent brièvement sur l'anneau alors qu'il murmure l'incantation. L'anneau se desserre immédiatement. Calith n'a aucune difficulté à le récupérer. Mais l'asservi ne bouge toujours pas, comme s'il attendait un ordre. D'une main douce, le roi effleure le sexe encore endormi. Puis les doigts s'aventurent entre les cuisses pour le caresser. Une respiration plus profonde, un frémissement intéressé du membre lui prouvent qu'il est sur la bonne voie. Alors ses doigts remontent la colonne de chair, l'éveillant enfin. Ses gestes sont doux, mesurés, destinés à lui donner du plaisir. Si l'esclave garde les bras le long du corps et la tête baissée, il respire cependant plus rapidement. Et tout son corps semble pencher vers son souverain. Mais il se reprend et se redresse. Calith n'a pas raté ce manège mais poursuit ses caresses, l'excitant toujours plus.

 

Il règne un silence sépulcral dans la salle des plaisirs. Seule la respiration hachée de l'esclave se fait entendre. Lorsque son corps penche à nouveau vers Calith, attiré par sa chaleur et sa douceur, le roi l'attire vers d'un tendre mouvement de bras autour de ses épaules. Comme répondant à un accord muet, l'esclave pose son front sur l'épaule offerte, et sa main ose  s'accrocher à la nuque. Le souffle de plus en plus court montre tout le bien-être que lui procure ces caresses. Car si Calith n'en a rien dit, il n'ignore pas que le bourreau a sans aucun doute omis de libérer l'esclave de cette entrave une fois par semaine. Et si, d'ordinaire, il ne se laisserait jamais aller à ce genre de gestes sur un esclave, le bien-être qu'il a ressenti mérite bien une petite contrepartie. Le souffle de l'asservi est de plus en plus saccadé et il ne faut pas longtemps pour qu'une vague de plaisir l'emporte, sans un gémissement, sans un bruit. Mais son plaisir était intense, sans aucun doute, car ses jambes peinent désormais à le soutenir et il glisse, lentement, contre le corps de son souverain et s'affale à terre.

 

Calith suit le mouvement de l'asservi et le serre à nouveau contre lui. Dans le silence le plus complet, ils restent ainsi de longues minutes apaisantes, à partager leur chaleur respective. L'esclave peine à retrouver son souffle et ses membres sont agités de faibles tremblements. Spontanément, Calith caresse une dernière fois le crâne rasé et y dépose un léger baiser. Qu'importe le statut de cet homme, ils ont partagé un moment de grâce et Calith veut l'en remercier. Qu'importe si un roi ne devrait jamais s'abaisser à de tels gestes sur un asservi. Du moins, certainement pas dans cette pièce sordide. Si le père de Calith restait fidèle à son épouse et n'allait jamais voir des esclaves, ce n'est pas rare, dans d'autres royaumes, qu'un membre de la cour partage sa couche avec un esclave. Alors non, Calith n'a pas à se sentir mal à l'aise. C'est pourtant d'une voix sèche qu'il ordonne :

 

- Débarrasse-toi de.. ça.

 

D'un geste vague, le roi désigne les traces de plaisir de l'esclave. Ce dernier prend immédiatement son pagne pour essuyer le ventre de son souverain, l'air mortifié, avant de se nettoyer soigneusement. Sans un mot, Calith reprend l'anneau et le fixe, à l'aide du sort, sur le sexe de l'asservi. Puis, sans un regard pour lui, va s'habiller rapidement. Le moment de grâce est terminé.

 

- Va reprendre tes activités. Et pas un mot à quiconque.

 

Il reprend son dossier et quitte la pièce sans un regard derrière lui. Il n'ignore pas que les esclaves parlent entre eux. Qu'un esclave jure avoir pris du plaisir avec son roi lui apporterait respect et admiration de la part des autres. Ou jalousie. Et rapidement, dans tout le château, tout le monde serait au courant. Non qu'il ait honte. Mais dans ses premiers jours de règne, se fourvoyer dans les bras d'un esclave, dans cette salle répugnante, ne serait pas du meilleur effet.

 

 

 

 

De retour dans ses appartements, après avoir reposé le dossier dans le bureau, Calith se laisse tomber dans le fauteuil qu'il a fait installer devant la fenêtre. La distraction a trop bien fonctionné. Oubliés les dossiers en cours, oubliée la mort de ce cher baron de Beoan. Le souvenir de la bouche si douce autour de lui le hante. Tout comme ces yeux, qu'il n'a jamais croisé, si graves, si touchants. Calith sent, sans même le voir, que son esclave habituel rôde dans la pièce, désemparé, attendant un ordre. Il doit en avoir le cœur net. Sans se retourner, sachant l'esclave à l'affut de la moindre parole, il ordonne :

 

- Va me chercher Voinon. Et apporte également de quoi manger.

 

 


 
 
posté le mercredi 12 juin 2013 à 10:45

Pieveth, Chapitre 3

 

 

 

Dès le lendemain, Calith est installé devant les dossiers des prisonniers, qu'Elihus a demandé aux archivistes. Les dossiers les plus complets sont ceux des hommes emprisonnés sur le règne du père de Calith, mais la plupart concernent des morts. Lombeth n'a pas fait preuve d'autant de clémence que l'ancien roi. Quant aux prisonniers plus récents, il n'y a que le registre des gardes qui offre une liste, non exhaustive, des hommes présents. Calith et Elihus passent donc la journée avec Bunamel, le responsable des gardes et un archiviste, Jeus, armé du registre des condamnations, à faire le point sur la situation.

 

Et le constat glace d'effroi le jeune roi. Le nombre d'exécutions publiques a plus que triplé depuis l'arrivée au pouvoir du Tyran. Toute personne surprise en train de voler ou de rôder dans des lieux inappropriés était pendue. Les meurtriers étaient brûlés vifs. Et la faim a fourni bon nombre d'hommes à la potence. Hommes qui, acculés, qui n'avaient plus que le vol comme seul recours pour ne pas laisser leur famille mourir de faim.

La plupart des prisonniers sont donc des miraculés, sauvés de la pendaison par la prise de pouvoir du nouveau roi. Les quatre hommes convoquent un à un les voleurs et les rôdeurs, leur annonçant leur libération sous certaines conditions : aucune récidive et une aide dans les champs au printemps.

Les meurtriers, eux, restent en geôles. Quant aux opposants au Tyran, aucun n'est passé par les geôles : ils étaient torturés en public et exécutés dans la journée.

Les esclaves emprisonnés sont, quant à eux, priés de retourner à leurs anciennes occupations: leurs corps portent encore les marques du fouet et Calith n'a pas le cœur à les laisser croupir en cellule : ils seront bien plus utiles à travailler. D'autant qu'aucun registre ne permet de savoir pour quelle raison ils ont été emprisonnés. L'asservi découvert dans la salle du bourreau est affecté au service du château. Aucun autre prisonnier n'a été retrouvé dans les geôles.

 

Satisfait par ces résolutions, Calith nomme Elihus, Bunamel et Jeus responsables de justice : ils délibèreront ensemble de chaque délit et décideront de la peine encourue.

Mais la journée est loin d'être terminée et, après une rapide collation, Elihus et Calith s'enferment à nouveau dans la bibliothèque pour examiner bon nombre de dossiers, à commencer par la situation des êtres surnaturels du Royaume. Promulguer une loi les protégeant leur semble être une évidence, mais ils savent parfaitement que ça ne suffira pas à faire changer les mentalités. Ce n'est pas à grand coup de loi qu'on peut inculquer le respect de l'autre et la tolérance. Et favoriser ces mêmes surnaturels ne ferait qu'attiser les tensions.

 

Ils s'arrachent les cheveux sur cette question épineuse pendant de longues heures, dans le silence religieux de la bibliothèque. C'est Alima qui vient les interrompre à la tombée de la nuit, passant une tête empourprée par la porte. Elle s'avance tout timidement, sous le regard interrogateur des deux hommes, et finit par leur demander s'ils souhaitent dîner ici ou dans la salle du trône. Souriant de sa gêne, Calith lui annonce d'une voix douce qu'il prendra son dîner dans ses appartements, seul. Elihus trésaille mais ne fais pas le moindre commentaire. Plus inquiétant encore, un léger sourire fleurit sur ses lèvres, qu'il se hâte d'effacer.

Calith n'est pas dupe, mais la migraine pointe, suite à toutes ces paperasses, et il n'a plus envie de discuter de rien du tout. Il veut juste aller se reposer, seul, et oublier toutes ses responsabilités l'espace d'une paire d'heures.

 

Elihus, comme s'il avait surpris ses pensées, commence à ranger le dossier et reporte la décision au lendemain. Soulagé, le jeune roi quitte rapidement ce sanctuaire et file directement dans ses appartements. En passant dans les couloirs, c'est en entendant le bruit des lames qui s'entrechoquent et les cris des soldats qu'il obtient la confirmation de ces doutes : si Loundor n'est pas venu le sauver, c'est parce qu'il supervise l'entraînement de ses soldats. Calith devra lui demander de venir, quitte à laisser ses protégés quelques minutes, pour le tirer des griffes redoutables d'Elihus.

 

 

 

 

Ses appartements sont impeccables, quand il en pousse la porte et l'esclave à son service bondit en direction de la salle d'eau dès qu'il l'aperçoit. Calith secoue doucement la tête, dépité : heureusement qu'il n'avait rien à lui demander. Il se dirige à pas lents jusqu'à la fenêtre qui donne sur la cour d'entraînement. Malgré l'obscurité, les torches sont si nombreuses qu'il distingue parfaitement les combattants. Dont Loundor, au beau milieu d'une mêlée, qui semble s'en donner à cœur joie.

Un léger froissement se fait entendre derrière lui. L'esclave est de retour, qui s'incline respectueusement avant de lui annoncer servilement :

 

- Votre bain est prêt, Votre Majesté.

- Bien.

 

Tandis qu'il se détend enfin dans l'eau chaude parfumée, l'asservi lui apporte son repas, qu'il prend avec plaisir dans sa baignoire. Une soirée idéale : du confort, de la solitude, et personne pour lui brandir ses responsabilités sous le nez. Le paradis sur terre.

Sauf que lorsqu'il sort de la salle d'eau, emmitouflé dans un épais drap de bain, il n'est plus seul. Une silhouette gracile se tient devant la cheminée et se retourne lentement en l'entendant arriver. Elle est jolie, très jolie même, cette petite brune aux courbes appétissantes. Son minois semble être sculpté dans la porcelaine, où brillent deux opales. Elle sourit, s'incline bien bas et déclare, d'une voix incroyablement douce et sensuelle :

 

- J'ai été envoyée ici pour vous servir, Votre Majesté.

 

Sa robe, toute en dentelles et soies pourpre, ne cache pas grand chose de sa poitrine généreuse. Calith sourit tout en la détaillant. C'est sans doute une idée d'Elihus, pris de remords. Le jeune roi se contente de désigner le lit d'un geste de la tête, et la jeune femme s'y rend avec grâce. Comment son conseiller a-t-il deviné qu'à la puissance d'un rapport entre hommes, Calith préfèrerait ce soir-là la douceur d'une femme ? Les esprits sont bien plus ouverts dans le Royaume de Pieveth qu'ailleurs : l'amour se décline entre hommes et femme, ou entre personnes du même sexe sans que quiconque trouve à y redire. Du moins, tant que les deux parties sont consentantes.

 

Et si Calith aime les rapports avec d'autres hommes, ce soir, il a juste envie qu'une femme lui donne du plaisir avec sensualité et douceur, à défaut d'être seul. Il a envie de sentir la courbe de ses seins dans ses mains, la chaleur de son intimité et ses gémissements.

Elle l'attire doucement jusqu'au lit, enlève d'un geste habile le drap de bain, et l'allonge sur le matelas. L'esclave a disparu et Calith se laisse guider par le savoir-faire de la belle. Ses caresses et ses baisers lui font franchir les paliers du plaisir jusqu'à lui faire atteindre l'extase.

 

 

 

 

- As-tu apprécié Gracilia ?

 

La mine comblée de Calith est une réponse en soi. Les deux hommes échangent un sourire de connivence.

 

- Oui, elle était parfaite. Merci de me l'avoir envoyée.

- Elle est à ton service, nuit et jour. Appelle-la quand tu veux.

- Je m'en souviendrais.

- Parfait. Ça conviendra en attendant qu'on te marie. Aujourd'hui, Loundor te réclame. Tu passes la journée avec lui, je m'occupe des dossiers les plus urgents. File le voir, il t'attend de pied ferme.

 

Calith sort précipitamment de la bibliothèque, sans même prendre le temps de parlementer au sujet de son mariage, de crainte qu'Elihus ne change d'avis. Les soldats ont besoin de le voir, et lui, il apprécie de sortir enfin des murs du château et de profiter un peu de l'air frais de ce début d'hiver.

C'est sans surprise qu'il retrouve le général dans la cour d'entraînement, comme s'il y avait passé la nuit. Ses hommes se n'arrêtent pas, même si de fréquents regards sont jetés en direction du roi. Loundor le présente aux colonels, puis ils parlent longuement de l'armée, de l'armement disponible ainsi que des entraînements et missions prévues.

 

L'après-midi est consacré au maniement de l'épée, et c'est le général en personne qui s'occupe de Calith, sous le regard intéressé des soldats. Si Calith déteste se montrer ainsi en spectacle, il sait également que c'est un excellent moyen pour s'assurer du respect des soldats et leur prouver qu'il leur ressemble, d'une certaine manière. Qu'il est à même de les comprendre, car il connait une partie de leur quotidien.

Mais ils n'ont pas le temps de s'entraîner beaucoup : c'est Nala qui vient les rejoindre. De fait, toute l'attention des soldats dérive directement vers elle. Elle est pourtant très sobrement habillée d'une tenue de cavalière, pantalon bouffant et veste épaisse. Mais les hommes ne s'y trompent pas et savent reconnaître une beauté quand elle se perd sur leur cour. Aussitôt, Loudnor et Calith l'entraînent dans la salle des officiers.

 

Donnant sur la cour d'entraînement, cette salle où brûle une cheminée est très sobrement meublée : quelques armoires pour que les officiers puissent se changer, et une longue table pour qu'ils puissent discuter autour d'un bon repas. C'est ici que les trois amis s'installent, Loundor apportant un pichet de bière fraîche et des chopes. Nala est sur le départ, c'était convenu avant même que le tyran ne tombe. Elle a la délicate mission de prendre contact avec les différents royaumes qui jouxtent celui de Pieveth et de leur annoncer le couronnement de Calith. A elle revient également la charge de les convaincre qu'il est différent de Lombeth, qu'il ne souhaite aucunement la guerre, et même qu'il souhaite reprendre les échanges commerciaux. A elle, enfin, de leur faire comprendre que le nouveau roi ne peut pas se permettre de se déplacer en personne, mais qu'il le fera dès que la situation sera suffisamment stabilisée.

 

Ils boivent en discutant joyeusement, comme si c'était une rencontre comme les autres, comme si elle ne faisait qu'un voyage d'agrément. Ils font comme si, à son retour, la situation serait la même. Comme si Calith serait toujours disponible pour eux tous et comme si Loundor ne serait pas noyé sur les responsabilités.


Et dès le surlendemain, c'est une bien surprenante responsabilité qui s'abat sur Calith. Le roi est, comme d'habitude, installé dans la bibliothèque, en compagnie d'Elihus, occupé à chiffrer les ressources réelles dont dispose le royaume. Un travail de longue haleine, auquel le conseiller prend visiblement du plaisir, mais qui donne une migraine terrible à Calith. C'est une nouvelle fois Loundor et sa carrure imposante qui viennent le sauver. Sauf qu'il ne se réjouit pas, cette fois.

Elihus, digne dans son costume aux couleurs verdoyantes, s'apprête à s'en aller lorsque le général le retient d'un mouvement du bras.

 

- Reste. Asseyez-vous. C'est une affaire délicate qui m'amène.

 

Obéissants comme deux enfants, Calith et Elihus s'exécutent sans un mot. Le regard noir du loup-garou ne brille d'aucun amusement, comme c'est le cas lorsqu'il pénètre dans ce sanctuaire. Il a le regard soucieux de celui qui apporte une mauvaise nouvelle et le cœur de Calith s'emballe à l'idée qu'il soit arrivé quelque chose à Nala. Ou qu'il y ait une révolte parmi les soldats. Ou parmi la population. Peut-être même que la population encercle le château, prête à se séparer de leur nouveau roi qui tarde à rétablir la situation. Mais il lui faut du temps, bon sang, juste encore un peu de temps ! Il entend même les cris et le brouhaha de la foule en colère. Ils vont le lyncher.

 

- On a découvert un corps dans le château.

 

Le soulagement qu'il ressent n'est que de courte durée. Aussitôt après, c'est un cortège de questions sans réponses qui l'assaille de toutes parts. Quel corps ? Où ? Quand ? Pourquoi ? Loundor poursuit, parfaitement conscient de leurs interrogations :

 

- Il s'agit du baron de Beoan. On l'a retrouvé, mort, dans ses appartements. Assassiné.

 

 


 
 
posté le mardi 11 juin 2013 à 14:47

Pieveth, Chapitre 2

 

 

Le couronnement est une délicieuse et interminable agonie. Dans la salle du trône tout spécialement décorée pour l'évènement, les archivistes, les prêtes et les legisteris prennent soigneusement note de toute parole. Ce sont eux qui sont chargés d'immortaliser l'instant et de rendre le nouveau roi parfaitement légitime. Il y a les musiciens, les peintres et les troubadours qui se chargent, eux aussi, de graver dans le marbre ce moment exceptionnel.

 

La cérémonie en elle-même ne dure qu'une paire d'heures, mais ensuite, ce sont les nobles, la cour, puis chaque propriétaire terrien important et chaque représentant de corps de métier qui viennent s'agenouiller devant Calith pour lui assurer leur loyauté. Et tandis qu'il les regarde défiler, un verre et de quoi subsister à côté de lui, il ne peut s'empêcher de se demander s'il sera à la hauteur. Certes, la trahison de Lombeth a été sanctionnée comme il se devait, et ce couronnement lave l'affront fait à la lignée de Calith. Mais le royaume de Pieveth est dans un tel état ! L'espoir du peuple tout entier repose sur ses épaules, et le jeune roi se demande s'il en est réellement digne.

 

Les présents apportés par les plus nobles sont entassés non loin du trône, sous bonne garde, et Calith se promet d'en reverser une partie au royaume, pour aider les plus démunis à traverser l'hiver. Remerciant d'une inclinaison de la tête une énième personne, regardant discrètement par les vitraux le soleil se cacher derrière l'horizon, Calith se demande combien de traîtres sont venus aujourd'hui, prêter une allégeance aussi factice qu'intéressée. Nala a encore beaucoup à faire et il sait parfaitement qu'il ne pourra sans doute jamais être sûr de la loyauté de tous ces gens.

 

D'ailleurs, elle est présente, dans une robe somptueuse qui met en valeur son corps et fait se retourner bien des hommes. Mais Loundor, tout proche, se charge d'écarter les inopportuns. Quant à Elihus, debout à côté, s'il se tient bien droit, Calith devine la buée qui brouille parfois sa vision, symbole ultime de sa fierté et de l'achèvement de ces années d'exil.

 

La nuit a étendu son manteau d'obscurité depuis de nombreuses heures lorsqu'il peut enfin se diriger, épuisé, jusqu'à la salle d'eau de ses appartements. Les festivités vont se poursuivre jusqu'au petit matin mais il n'en a pas la force. Et comprenant son besoin de repos et de solitude, Elihus le laisse partir d'un léger hochement de tête.

 

Il n'y a que l'esclave, dans la salle d'eau des appartements royaux, et il se précipite pour remplir la baignoire d'eau chaude, à laquelle il rajoute quelques pétales de tilleul et de camomille. Ses gestes précis et assurés lui permettent de se détendre. Mais très vite, il rejoint son immense lit : il sait pertinemment que la trêve accordée par Elihus n'est que temporaire.

 

 

 

 

Et effectivement, dès les premières heures du lendemain, Elihus entre dans la bibliothèque, croulant sur une pile de dossiers. Si la matinée est consacrée aux décisions les plus urgentes, notamment pour prouver au peuple que le roi est conscient de leurs difficultés, l'après-midi est consacré à une autre urgence : les geôles sont surpeuplées. Calith et Elihus n'ignorent pas que la moindre parole de contestation se soldait par un emprisonnement, au mieux, ou une exécution. Et aucune personne ne doit croupir dans les cachots pour avoir osé donner son avis.

 

C'est donc soulagé de quitter la bibliothèque que Calith décide d'aller se rendre compte par lui-même de l'état des geôles et du surpeuplement, voire discuter un peu avec le responsable des gardiens.

Les couloirs sont étroits, obscurs malgré les torches qui brûlent dans leurs appliques murales. Le garde, intimidé par la présence du roi, avance maladroitement avec son chariot chargé de vivres. Les cellules sont petites. Elles comptent bien souvent deux ou trois personnes à l'intérieur. Les portes sont en bois, en grande partie, mais leur centre est formé par d'épais barreaux verticaux, qui permettent de distinguer l'intérieur des cellules et de passer la nourriture. Des visages curieux s'amassent derrière, regardant l'étrange trio qui s'avance dans le couloir. Et puis, soudain, le garde trébuche. Le chariot vacille, faisant tomber des miches de pain qui roulent sur le sol. Quelques cris s'élèvent, tandis que le garde se redresse péniblement, plus mal à l'aise encore.

 

Calith est en pleine conversation avec Elihus, mais n'a rien raté de la scène. Son regard a machinalement suivi le parcours d'une miche de pain, qui a roulé jusqu'à s'immobiliser non loin d'une petite grille. Il voit donc en premier le bras décharné qui en sort pour tenter d'attraper la nourriture. Puis le garde l'aperçoit ensuite et lâche dans un grognement :

 

- Vole pas. Attends ton tour comme les autres.

 

D'un geste vif, il se baisse et ramasse l'objet du délit. Tout aussi vivement, la main se retire. Puis l'homme poursuit sa tournée, distribuant les rations. Elihus s'est interrompu en voyant qu'il n'avait plus l'attention de son roi. Calith demande au garde :

 

- Où est sa cellule ?

- Comment ça ?

 

Elihus se fige en entendant la réponse bien peu conventionnelle. Mais le roi n'y prête pas attention et poursuit :

 

- Où est la cellule de celui qui voulait voler la miche de pain ?

- Ben là.

 

D'un mouvement du bras, l'homme désigne la cellule attenante.

 

- Non, c'est impossible. Il n'y a pas d'ouverture en bas. Et la grille d'où sortait le bras ne donne sur aucune porte.

 

L'homme se fige, observe le bas de la porte. Marmonne entre ses dents. Un terrible pressentiment serre le cœur de Calith.

 

- Nourris-tu tous les prisonniers ?

- Bien sûr.

- Et comment peux-tu en être sûr ?

- Ben je regarde combien il y a de personnes derrière la porte. Et je donne le nombre de rations.

- Et si la porte est différente des autres ?

- Pas de porte, pas de ration.

 

L'homme ne semble pourtant pas méchant, mais Calith comprend, d'un regard, qu'il ne fera jamais que ce qu'on lui dit de faire. Porte égal ration. Point final.

Le roi s'approche de la grille, fixe le mur. Rien, pas la moindre ouverture. Alors il s'accroupit et tente d'apercevoir quelque chose à travers la grille, mais c'est trop obscur. Il n'entend rien non plus, les protestations des prisonniers affamés couvrant tout autre bruit.

 

- Appelle un autre garde pour terminer la distribution. Toi, tu restes là, face à la grille. Et tu n'en bouges sous aucun prétexte. Elihus, avec moi.

 

L'homme s'empresse d'acquiescer, conscient de la gravité de l'ordre. Le conseiller s'avance à la suite de Calith sans protester, tout aussi troublé que lui. Marchant à grandes enjambées, le souverain tourne dans le premier couloir, sur sa gauche. Puis tourne encore à gauche dès qu'il le peut. Mais il n'y a plus de cellules, là. Des portes fermées s'alignent dans le couloir. Pas de cellules. Il y a pourtant un homme enfermé dans ces murs. S'ils ne trouvent pas l'ouverture, il mourra de faim. D'un geste vif, Calith ouvre en grand la première porte, sur le côté gauche : il surprend un garde occupé à satisfaire ses besoins naturels, comme prévu dans ce lieu d'aisance. Sans un mot pour lui, Calith referme. La porte suivante s'ouvre sur la salle de repos des gardes, où ils mettent leurs uniformes et où ils dînent. Plus loin, c'est un bureau, sobre et dépouillé. La dernière porte s'ouvre sur un réduit qui contient le nécessaire pour garder l'endroit propre, ainsi qu'une multitude de fers, ceux qui servent à entraver les prisonniers lors des déplacements. Face à eux, un mur de pierre solides, vierge de toute issue, termine le couloir. Il y a un homme, prisonnier, dans cette partie des geôles, sans que la porte de sa cellule soit visible. Et personne ne semble être au courant de sa présence. L'estomac noué, Calith ordonne à Elihus d'aller quérir le chef des gardes pour qu'il lui indique où est la cellule. L'empressement du conseiller à suivre son ordre prouve à quel point, lui aussi, il a réalisé la gravité de la situation. Pendant ce temps, Calith retourne au début du couloir, s'arme d'une torche, et explore les lieux d'aisances. Le garde surprit quelques minutes plus tôt a tout bonnement disparu. Deux trous, dans le sol, pour évacuer ce qu'il y a à évacuer. Quelques baquets, vides, servent aux ablutions des hommes. Mais le roi a beau tâtonner et scruter chacun des murs, dans l'odeur insupportable des lieux, il n'y a aucune issue autre que la porte qu'il a empruntée. Il se dirige alors vers la salle de repos.

Un homme s'est installé, et boit avec un plaisir évident une chope de bière. A la mention d'une cellule cachée, il avoue son ignorance. Mais, reconnaissant le roi, il met toute sa bonne volonté pour l'aider à ausculter les murs à la recherche d'un passage discret. Rien.

 

 

 

 

C'est à ce moment là qu'Elihus revient, accompagné d'un homme d'un âge certain. Essoufflé, il annonce difficilement qu'il n'y a pas d'autres prisonniers que ceux derrière les portes du couloir principal. Le regard noir du roi le fait reculer :

 

- S'il y en a, c'est peut-être dans la salle du bourreau. Mais il n'y a pas de cellule. Et les lieux étaient déserts hier.

- Conduis-moi dans cette salle.

 

L'homme s'empresse d'obéir. Il pénètre dans le petit bureau, fait glisser le chandelier sur la table, et c'est un pan de mur qui s'écarte dans un grondement sourd. S'ouvre alors devant une salle de cauchemar, où l'odeur de sang et de mort est entêtante. Partout, des fers, des instruments de torture, des tables noircies par le sang qui a coulé.

 

- Où est le bourreau ?

- Il a été tué quand vous avez … enfin, quand vous êtes arrivé.

 

Le roi ne l'écoute plus, s'approche des hauts placards fermés par des battants en bois. D'un geste brusque, il ouvre le premier. Les instruments de torture soigneusement nettoyés brillent à la lueur de sa torche. Second placard. Toujours ces instruments qui donnent la nausée. Troisième placard. Des instruments, encore. Mais tout en bas, un autre placard, à hauteur de genoux. Verrouillé. Le cœur battant la chamade, Calith tire sur le taquet qui maintient le battant fermé. Un bruissement de paille dans l'obscurité. Une odeur nauséabonde. Il l'a trouvé. Sa voix est trop sèche quand il ordonne :

 

- Sors de là.

 

Le bruissement s'intensifie. Le roi se recule. Trois jours. Trois jours que cet homme est enfermé dans ce minuscule réduit, sans que personne ne se doute de sa présence.

 

- Par les dieux !

 

Elihus, jusqu'alors silencieux, ne peut retenir cette exclamation étouffée. C'est à peine un homme qui s'extirpe du réduit. Le corps noircit de crasse, les côtes saillantes, la peau constellée de plaies purulentes, le prisonnier se traîne sur le sol. Une barbe de plusieurs jours lui mange le visage et ses longs cheveux noirs, emmêlés et pleins de paille, masquent en partie le collier de métal qui enserre son cou. Un esclave.

 

- Va chercher de l'eau et de la nourriture. Et fais prévenir le Général Loundor que je veux le voir ici avec le registre des prisonniers. Tout de suite.

 

Calith ne cache pas son énervement. Comment pourrait-il remettre le royaume sur pied s'il laisse mourir de faim des gens dans son propre château ? Esclave ou non, personne ne mérite de voir les gardes dans un couloir et mourir, seul, oublié de tous.

L'esclave tente de se redresser, mais il est visiblement trop faible et s'écrase sur le sol. Un homme accourt, s'approche de l'esclave au sol, et pose un pichet d'eau et une miche de pain. Le prisonnier ne réagit pas. Le garde s'approche encore, se penche pour toucher la peau souillée.

 

- Tu es glacé. Vampire ?

 

Un mouvement de négation, à peine perceptible, agite la tête hirsute.

 

- Alors mange.

 

Comme si l'esclave n'attendait que cette autorisation, il se jette sur le pichet, buvant tant bien que mal en répandant l'eau de partout. Gênés par se spectacle, Elihus et Calith se détournent. Ils n'ont besoin d'échanger qu'un seul regard pour se comprendre. Ça n'aurait jamais dû arriver.

Très vite, c'est le général qui arrive, tenant à la main le registre des prisonniers. Il se fige à la vue de l'esclave prostré sur le sol, qui dévore à présent la miche de pain.

 

- Qui est cet esclave ?

 

Avisé, le Général prend le temps de consulter le registre avant de répondre. Lui aussi pressent que la situation est trop grave pour répondre simplement qu'il n'en sait rien et qu'il s'en moque. Mais sur le papier noircit par une écriture fine, il n'est, à aucun moment, fait mention d'un esclave dans la salle d'interrogatoire. Tous les autres asservis sont répartis dans deux cellules. Et Loundor le sait parfaitement, puisque c'est lui qui les a fait mettre là-bas, pas plus tard que dans la matinée. Mais de celui-là, il n'en a jamais entendu parler. Le silence se prolonge, tandis que les quatre hommes restent immobiles. Puis Calith, agacé, ordonne au garde et à son supérieur d'aller fouiller les lieux, de vérifier, pièce par pièce, s'il n'y a réellement personne d'autre enfermé dans un endroit inconnu. Il en profite également pour leur demander de rapporter une nouvelle miche de pain et un autre pichet d'eau. L'esclave ne gémit pas, ne bouge pas. Comme si sa place était là, vautré sur le sol.

 

Maintenant que les deux gardes sont partis, Loundor se détend un peu et marmonne :

 

- J'en sais foutre rien. Il n'apparait nulle part.

- Pas même avant ?

- Je cherche, je cherche.

 

Puis, soudain, son visage d'habitude si impassible s'illumine d'un sourire. Gardant son gros doigt sur le registre, il lit :

 

- 18 avril : Esclave non identifié. Marque du dragon entre les omoplates. Cheveux noirs. Tentative d'évasion. Le bourreau l'a pris en charge.

- Je veux qu'il soit soigné et lavé. Puis mettez-le avec les autres. On avisera quand on passera aux jugements.

 

Loundor hoche doucement la tête, puis disparaît dans les couloirs. L'esclave, toujours allongé sur les dalles glacées, a terminé son repas. Entre ses omoplates, presque disparu sous les plaies et la saleté, un dragon semble sur le point de prendre son envol. L'esclave ne les regarde pas, les ignore. Ne prononce pas un mot. Un haussement d'épaules du roi marque sa déception. Puis, Elihus et lui quittent la pièce lorsque le garde chargé de distribuer les repas vient s'occuper de l'asservi. Huit mois que cet esclave est enfermé ici. Le reste de la visite n'est qu'une formalité qu'ils passent rapidement, encore secoués par cette découverte. C'est avec la conviction profonde qu'il faut revoir tous les jugements, un par un, qu'ils quittent ces couloirs lugubres.

 

 


 
 
posté le mardi 11 juin 2013 à 13:05

Pieveth, Chapitre 1

 

 

 

 

 

Un cri d'agonie et son adversaire s'effondre au sol, le corps transpercé par l'épée. Ils ne sont plus qu'une dizaine, maintenant, à le séparer de Lombeth. L'Imposteur. Il ne le quitte pas des yeux tandis que son épée entame sa danse macabre. Du sang, des cris, l'agonie. Pour rétablir la justice. Pour rétablir la paix. Du sang pour laver l'affront qui a été fait à sa lignée.

 

Le monde semble s'être arrêté de tourner quand il engage enfin le combat avec son ennemi. Les yeux du tyran, d'un bleu glacial, le toisent tandis que la carrure imposante de redresse, comme pour le défier. Lombeth a tout d'un géant et des muscles si volumineux qu'ils tendent ses vêtements comme s'ils souhaitaient s'en échapper, mais Calith n'éprouve aucune peur. Il ne ressent plus que la poignée de son épée, la force des coups qu'il assène, les parades qu'il met en place face aux déploiement de technique dont fait preuve Lombeth. C'est un combattant redoutable et expérimenté, et ils enchaînent les passes et les esquives sans parvenir à se départager. Le sol est glissant, les carreaux de marbre blanc ont disparu sous le sang versé. Les lames s'entrechoquent à vitesse surhumaine, simples éclairs de métal, et résonnent entre les hautes colonnes de marbre blanc. La salle du trône, souillée par la simple présence du fourbe.

Et puis, soudain, comme une ironie du sort, Lombeth perd l'équilibre. Glisse dans le sang qu'il a fait couler. Et Calith en profite pour porter le coup fatal. La tête de l'imposteur roule jusqu'au bas des marches du trône, avant de se figer, un air surpris gravé à jamais sur le visage.

 

Elihus s'approche de lui et pose doucement sa main sur son épaule. Les deux hommes s'observent un instant, avant de se sourire. Elihus est un homme robuste, malgré son âge. Plus vraiment jeune, pas encore âgé, il était l'un des bras droits du père de Calith. Une barbe fournie soigneusement entretenue, des cheveux noirs coupés très court, il inspire à la fois la crainte et la sympathie.

 

Et puis, mû par le tact qui lui est si cher, Elihus fait signe aux hommes encore présents de se retirer. Et il se retire à son tour, laissant Calith seul dans la vaste salle du trône. Ce dernier s'écarte rapidement du massacre, pour déambuler lentement entre les hautes colonnes. Des riches tapisseries qui réchauffaient le marbre, des tableaux somptueux, des ornements précieux dont il garde le souvenir, il ne reste rien. L'imposteur a dépouillé toute richesse, toute vie de cette salle. Et pourtant, Calith voit encore son père sur le trône, vêtu de ses plus beaux atours, le front noblement ceint de sa couronne royale.

 

Certes, il restait un homme, avec ses failles et ses erreurs, mais Calith peut dire, sans avoir peur de faire preuve de trop de subjectivité, qu'il était un bon roi. Aimé par ses hommes, par son peuple. La preuve ? Ils sont restés nombreux, fidèles à la lignée, à comploter et à prendre des risques pour rendre le trône à l'héritier légitime. Et le voilà, maintenant, l'héritier légitime du royaume de Pieveth, debout dans cette salle du trône déserte, souillée de sang. A se demander si son père peut le voir, d'où il est. Et s'il est fier de lui.

 

 


 

 

Un bruit de lutte dans le couloir lui fait reprendre pied dans la réalité. Il secoue doucement la tête, sachant que ces pensées ne changeront rien à la situation, et se dirige d'un pas résolu vers les lourdes portes de bois sculpté, semblables en tout point à ses souvenirs. La lutte dans le couloir n'était qu'une escarmouche, et les traitres ont rejoint leur maître dans l'éternité. Très vite, les ordres fusent, de la part d'Elihus. Et pendant que les serviteurs s'affairent à nettoyer la salle du trône et à préparer un festin pour la soirée, les comploteurs se retrouvent dans l'ancien bureau d'Elihus, pour peaufiner leur plan.

 

Elihus observe, une moue contrariée sur le visage, le dépotoir qu'est devenu son bureau. Puis c'est Loundor, le général de l'armée rebelle, qui entre dans la pièce, son épée soigneusement nettoyée mais lui-même dégoulinant de sang. Des cheveux aussi noirs que la suie, mi-longs, une mâchoire carrée, une carrure proprement effrayante. Un loup-garou. Vient ensuite Nala, ombre féline qui se faufile dans le bureau. Elle est magnifique, grande et élancée. Aussi dangereuse que belle. Elle gère les espions et les francs-tireurs, ombres de l'armée. Les autres sont restés loin du château, n'attendant qu'un signe pour les rejoindre. Trop dangereux pour eux de se retrouver au cœur de la mêlée.

 

Très vite, ils se mettent d'accord. Elihus s'occupe d'organiser le retour du roi légitime, invitant les nobles à présenter leurs serments de loyauté. Il a sous ses ordres trois personnes plus que compétentes, qui doivent s'occuper des nombreuses questions pratiques qui régissent la vie du royaume. Loundor, lui, s'occupera de rallier les soldats à sa cause. Et Nala, la douce et vénéneuse Nala, s'occupera de traquer les traîtres et de les éliminer jusqu'au dernier.

 

Ils n'hésitent pas, connaissent déjà leur rôle. Calith, lui, se retire dans ses nouveaux appartements. Il a besoin d'un peu de solitude. Un des soldats l'accompagne, par crainte qu'un homme à la solde de l'Imposteur ne leur ai échappé et cherche à se venger. Sans dire un mot, il l'aide à le débarrasser de tout ce qui fut le mobilier royal. Puis Calith fait mander des esclaves pour qu'ils apportent de nouveaux meubles.

 

Indifférent à l'agitation, ignorant la présence du soldat posté à trois pas de lui, il reste immobile devant l'étroite fenêtre. Il n'arrive pas à réaliser. Six ans. Six ans que son père a été assassiné, sous ses yeux, par l'infâme. Six ans d'exil forcé, de fuite perpétuelle, de traque sans merci. Six ans pour préparer sa vengeance, ourdir complots sur complots pour rallier à leur cause des hommes et des femmes prêts à risquer leur vie pour voir l'héritier sur le trône. Six ans à préparer son retour, à s'entraîner sans répit pour ne pas faillir le moment venu.

 

Le plan était simple : s'infiltrer discrètement dans le château. Se débarrasser un à un des gardes en patrouille, des serviteurs trop zélés. Puis prendre d'assaut le repaire de l'Imposteur.

Et maintenant qu'il est là, enfin vainqueur, il redoute de ne pas être à la hauteur. Il a tant de choses à faire ! Et être le fils de son père ne fait pas de lui un roi exceptionnel. Il devra faire ses preuves, gérer au mieux la situation plus que délicate. Car du haut de ses vingt-cinq ans, il comprend parfaitement qu'il lui faudra des épaules solides.

 

Le royaume est à l'agonie. Lombeth a tant élevé les impôts que le peuple meurt de faim. Il a promulgué de nombreux décrets, visant à réduire toujours plus la liberté de la population. Et surtout, a exacerbé la haine qui persiste entre les peuples. Car Pieveth est composé d'humains, bien sûr, mais aussi de mages, de loups-garous, de farfadets et de vampires. Et puis, il y a les draugar, ces spectres qui hantent les villages malgré leur apparence parfaitement humaine. Ainsi que les margotines, ces fées champêtres qui fertilisent la terre. Calith n'ignore pas que ces peuples se côtoient sans réel plaisir. Il y a de nombreuses escarmouches, très régulièrement, malgré les tentatives du Roi pour les éviter. Et Lombeth s'est fait un plaisir d'attiser les tensions : diviser pour mieux régner. Elles sont sans doute nombreuses encore, les créatures qui se tapissent dans l'ombre sans révéler leur véritable nature. Ça viendra peut-être, avec le temps. Et avec un roi capable de se montrer juste et conciliant avec toutes.

 

Et puis, il faudra déployer des trésors de diplomatie pour se réconcilier avec les royaumes limitrophes qui ont été provoqués plus qu'à leur tour. L'Imposteur se faisait un plaisir de les titiller et de bafouer leurs traditions. A Calith de montrer qu'il ne veut pas la guerre, et qu'il souhaite reprendre les échanges commerciaux. Car si le royaume s'en sort plutôt bien en autarcie, il est des produits qui ne peuvent pas être créés, même avec toute la magie du monde.

 

 

 

 

 Le soleil s'approche déjà dangereusement de l'horizon. Laissant ses préoccupations, le prince héritier observe le paysage qui s'étend sous ses yeux. Le château est situé non loin d'une vertigineuse falaise. Au sud du château, d'immenses champs permettent un approvisionnement régulier de nourriture et fournissent du travail aux paysans qui vivent à l'intérieur des murs, et s'étendent jusqu'aux remparts, là-bas, presque à l'horizon. Le château et la ville qui s'étend autour s'étend sur toute la largeur disponible, et nombreux sont les murs qui se dressent à la limite même de la roche. Et au nord, alors que la terre forme une pointe naturelle, s'étend une vaste forêt. Mais la forêt elle-même est encerclée de hauts murs, et un portail de fer forgé en barre l'accès. Car c'est au milieu des arbres que les loups-garous laissent libre court à leur nature, et qu'ils galopent, les soirs de pleine lune, sous leur forme animale.

 

Calith sourit en repensant aux longues leçons que lui a donné Elihus sur les différents peuples de Pieveth. Et lorsqu'il a été question de loups-garous, c'est Loundor qui s'en est chargé. C'est sans doute pour cette raison qu'il respecte tant le général, et qu'il le considère quasiment comme un confident. Leurs différences n'ont jamais empêché qu'ils se parlent franchement et qu'ils se fassent confiance. Un toussotement le fait sursauter. Le soldat, gêné, lâche du bout des lèvres :

- Le dîner est prêt, Votre Majesté.

- Bien. Allons-y.

Calith ne regarde que très brièvement l'état des appartements nouvellement décorés, puis se rend dans la salle du trône. Ce soir, c'est encore le prince héritier qui va dîner avec ses amis. Pour célébrer le succès de leur mission.

La salle du trône est propre et chaleureuse. Quelques tapisseries ont retrouvé leur place sur les murs. Une multitude de chandelles répandent leur lueur et, dans l'âtre, les flammes crépitent joyeusement. Quelques musiciens jouent doucement, complétant ce tableau festif. Les hommes qui ont combattu à ses côtés ont déjà pris place autour de la table. Ils discutent bruyamment, éclatent de rire. L'heure est à la joie. Les tracas des jours à venir ne les concernent pas vraiment. D'un geste de la tête, Elihus lui fait savoir que sa volonté a été respectée : si seuls les membres actifs de la rébellion ont l'honneur de partager la table du futur roi, tout le personnel du château est à la fête et s'est vu proposé un festin digne de ce nom. Car, malgré l'exil et la fuite, ils n'ont jamais perdu le contact avec les serviteurs, véritable âme du château. Et ils n'ignorent rien des privations, de la violence qu'ils ont dû subir durant ses six ans. Et si la chute de l'Imposteur a pu avoir lieu, c'est aussi en partie grâce à eux.

Le prince héritier s'installe en tête de table, entouré de ses plus fidèles alliés. Et bientôt, la profusion des mets et des boissons leur font définitivement oublier les difficultés qu'ils ont rencontré. Les discussions vont bon train et bien souvent, les éclats de rire recouvrent complètement les notes enjouées des instruments de musique. Ce soir, ils fêtent leur victoire.

Et ce n'est qu'au milieu de la nuit que les convives regagnent d'un pas incertain leurs appartements.

 

 


 

 

Le réveil, le lendemain, est bien plus sobre. Un petit-déjeuner frugal, pour faire passer le mal de crâne et les courbatures des combats de la veille, et le prince héritier se réfugie dans la bibliothèque. L'Imposteur n'a pas daigné souiller les lieux. Une épaisse couche de poussière recouvre le bureau ainsi que les étagères ployant sous le poids des ouvrages. Malgré l'état d'abandon évident de la pièce, Calith ne peut s'empêcher de revoir son père, assis dans le fauteuil près du feu, plongé dans la lecture d'un traité de guerre quelconque. Et le jeune Calith s'approchait tout doucement, et s'asseyait sur l'épais tapis. Dans un sourire, son père reprenait la lecture à voix haute, n'hésitant jamais, même lorsqu'il s'agissait de récits de massacres sanglants.

 

Les portraits de sa famille ont été brûlés lorsque l'Imposteur est monté sur le trône. Le visage de sa mère et de sa soeur, elles aussi massacrées lors de l'attaque, s'effacent peu à peu de son souvenir. Les traits deviennent flous. Et leurs voix ont tout simplement disparu. Mais le visage de son père, il en garde un souvenir précis. Il est son portrait craché, en réalité, et chaque fois qu'il se voit dans un psyché, c'est son père, plus jeune, qu'il dévisage. Les mêmes cheveux, châtains, trop clairs à son goût. Des cheveux indisciplinés, qu'il ne peut garder trop longs, sous peine de ressembler à un épouvantail. Des yeux d'un vert surprenant, sombres mais indéniablement verts, de la couleur des sapins. Un nez trop fort, trop anguleux, qui fait tâche dans son visage aux traits réguliers. Des mâchoires à la courbe douce, des lèvres fines. Non, personne ne pourrait douter qu'il est bien le fils de son père. La même taille que lui, 1m80 et une carrure de guerrier, forgée au fil des combats et des entraînements avec Loundor. Le fils de son père. Puisse-t-il être aussi bon monarque que lui.

 

Dans un soupir, le prince héritier se détourne. Tout ceci appartient au passé, désormais. Mais alors que ses yeux parcourent les tranches des volumes sur les étagères, une voix douce le fait se retourner :

 

- Je vous cherchais, Votre Majesté.

- Oui ?

 

C'est une frêle jeune fille, qui se tient dans l'embrasure de la porte. A peine formée, elle est vêtue d'une chaude robe d'un bleu très clair, qui fait ressortir la blondeur de ses longs cheveux. Elle s'empourpre, comme si le simple fait d'avoir l'attention du futur roi l'intimidait. Et bredouille :

 

- Je m'appelle Alima, Votre Majesté. Et je suis à votre service.

 

Elle s'incline gracieusement avant d'attendre les ordres, immobile. Lui n'a toujours pas bougé. Évidemment, il aurait dû s'y attendre. Elihus ne le laisserait jamais sans serviteur attitré. Par ces simples mots, la jeune fille vient de lui annoncer qu'elle sera son ombre, qu'elle veillera à chacun de ses besoins. Et même si une armée d'esclaves l'aide dans l'ombre, elle sera l'interlocuteur privilégié du roi. Elle lui semble jeune, pourtant, mais qu'importe. Il la devine tremblante et il n'en ignore pas la raison : bien souvent, les puissants estiment qu'elle entend, par service, tous les services, mêmes les plus … intimes.

 

- Bien. Je veux faire de cette pièce mon bureau. Qu'elle soit propre dans une heure. Fais savoir à Elihus que je l'attends ici, avec tous les dossiers qu'il a réuni, dans une heure. En attendant, fais-moi préparer un bain.

 

Elle se courbe précipitamment et s'éloigne rapidement. Il en profite pour faire un dernier tour des lieux avant de se rendre dans la salle d'eau royale. Il ne se presse pas, prend le temps de flâner dans les couloirs et de saluer les serviteurs qu'il croise. Il ne veut pas la prendre à défaut dès maintenant.

Pourtant, lorsqu'il rentre dans la salle d'eau, le bain est déjà prêt et l'attend, fumant doucement, répandant une douce fragrance. Un esclave est présent : son collier et ses bracelets de métal ne permettent aucun doute quant à sa condition. Comme les autres asservis, il porte une simple tunique de laine blanche autour des reins, tenue par une boucle grossière. Seuls les hivers les plus rigoureux permettent aux esclaves mâles d'avoir le torse couvert. Il ne se présente pas, il n'a pas à le faire. Et il ne croise jamais le regard du souverain, il n'en est pas digne.

 

Calith pousse un soupir de bien-être en se glissant dans l'eau chaude. Les excès de la veille marquent encore son corps. Il n'aurait sans doute pas dû tant boire, mais à situation exceptionnelle...

L'esclave s'affaire dans son dos. Il tente de ne pas y prêter attention. C'est qu'il n'a guère eu l'occasion, ces six dernières années, de se faire servir de la sorte. La traque et l'exil ne le permettaient tout simplement pas. Certes, Elihus a tout fait pour qu'il soit parfaitement bien traité, privilégié même, par rapport aux autres, mais c'était bien loin du faste de ses années d'enfance, lorsqu'il était le prince héritier galopant dans les couloirs, faisant tourner en bourrique les serviteurs et les esclaves.

Lorsqu'il sort de la baignoire, l'esclave se précipite pour le sécher et pour l'aider à enfiler ses vêtements propres. Puis, à peine est-il sorti de la salle d'eau que c'est Alima qui lui emboîte le pas.

 

- Votre bureau est prêt, Votre Majesté.

- Bien.

 

Il s'y rend d'un pas résolu, agacé par la présence de la jeune femme sur ses talons. Il va falloir se ré-habitué à être toujours accompagné, systématiquement surveillé pour que ses moindres désirs soient satisfaits dans la minute.

Il a à peine le temps de s'installer derrière le bureau parfaitement propre, aux douces odeurs de cire, qu'Elihus fait son apparition. Les bras chargés de dossiers, il avance à grands pas jusqu'au bureau, hochant la tête comme pour approuver le choix de la bibliothèque.

 

- Bonjour Majesté.

- Bonjour Elihus. Bien dormi ?

- Peu, mais bien. Et toi ?

- Bien également, merci. Je suppose que je n'ai pas le choix, concernant Alima ?

- Effectivement. Tu n'as pas le choix. Tu es roi maintenant, mon garçon. Enfin, presque. Justement, à ce sujet...

 

Calith s'enfonce dans le fauteuil en retenant un soupir. L'ancien bras droit de son père se lance dans un long monologue, lui annonçant que son couronnement officiel aurait lieu le lendemain midi. Les invitations pour les nobles sont déjà lancées, et ceux qui ne seraient pas présents pour affirmer leur loyauté au roi seraient immédiatement classés dans la catégorie ''traitres potentiels''. Puis, posant un par un les dossiers sur le bureau, il lui parle des difficultés des paysans en ce début d'hiver, des décrets à annuler ou à modifier, des problèmes diplomatiques avec les autres royaumes, des soucis de gestion courante du château.

Si Calith l'écoute avec attention, il n'en attend pas moins l'heure du déjeuner avec impatience : ces dossiers ravivent son mal de crâne. Mais Elihus est bien déterminé à faire preuve d'aucune pitié. C'est donc un couple d'esclave qui apportent les plateaux du déjeuner dans le bureau avant de disparaître comme ils étaient apparus.

 

- On gagnera du temps ainsi.

 

Elihus semble si satisfait de sa décision que le prince n'ose pas lui reprocher quoique ce soit. Et pourtant... La liste des problèmes à régler s'allonge à mesure que l'après-midi passe. Bien sûr, Calith savait que ce ne serait pas de tout repos. Mais à entendre ainsi, les problèmes mis bout à bout semblent insurmontables.

C'est finalement la masse de muscles de Loundor qui met fin au supplice. Lorsque le colosse entre dans la pièce, Elihus se tait enfin, offrant un silence bienvenu. Le regard acéré du général ne rate pas le soulagement visible sur le visage du prince, et lui sourit avec chaleur.

 

- Majesté.

- Loundor.

 

Nul besoin de salutations plus mielleuses pour prouver leur attachement. Le loup-garou s'installe dans un fauteuil, découvre les dents en direction d'Elihus et prend la parole :

 

- J'ai passé la journée à faire le point. L'Imposteur a monté une armée si nombreuse qu'on croirait qu'il projetait d'envahir le monde entier.

 

Le cœur de Calith se serre en entendant ces paroles. Car si les espions de Nala n'ignoraient rien de ce qu'il se passait dans le royaume, les intentions réelles de Lombeth restaient mystérieuses. Ils sont en paix, plus ou moins relative, avec leurs voisins. Et ils n'ont certainement pas besoin d'une guerre en ce moment, surtout sans motif valable. Le général poursuit :

 

- J'ai établi la liste des hommes ayant une famille à charge et qui ont été enrôlés de force. De même, j'ai demandé à tous les capitaines de s'assurer que leurs soldats sont là de manière volontaire. Lorsqu'ils auront terminé, et avec ton accord, je demanderais à ce qu'ils soient renvoyés chez eux.

- Tu n'as pas besoin de mon accord. Leurs familles ont bien plus besoin d'eux. Avec plus d'hommes dans les champs, et avec les semences nécessaires, le printemps devrait permettre de faire plus de réserves pour l'hiver prochain. Par contre, je voudrais qu'ils continuent l'entraînement, ne serait-ce qu'une journée par semaine : en cas de guerre, nous aurons besoin d'eux.

- Une fois par semaine sera suffisant pour une aide ponctuelle, Calith. Il y a un autre sujet dont je voulais te parler. L'Imposteur a fourni énormément de nourriture pour l'armée, afin de nourrir tous les hommes. J'aimerais qu'une part de la nourriture reparte en même temps que les hommes dans leurs familles. Tu n'es pas sans savoir que la famine fait des ravages. L'armée, avec moins d'hommes, a besoin de moins de nourriture.

- En effet. J'approuve ton idée.

- Bien. Et maintenant, Majesté ou pas Majesté, c'est l'heure de ton entraînement.

Un sourire de soulagement vient éclairer le visage de Calith. Elihus se relève en pinçant les lèvres :

- Je suppose que je n'ai plus qu'à me retirer désormais.

- Merci pour tout, Elihus. On se verra après le dîner, pour régler les derniers détails pour demain.

- Bien Majesté.

 

Elihus quitte la bibliothèque, laissant les dossiers posés sur la table de bois. Calith et le garou échangent un regard amusé, avant de se rendre dans les appartements du futur roi. L'esclave présent lors du bain royal est dans les appartements et s'affaire pour lui préparer sa tenue d'entraînement. Si Loundor reste dans la pièce, il demeure silencieux, attentif aux gestes de l'esclave.

Lorsqu'il est prêt, ils descendent au terrain d'entraînement, situé à l'arrière du château, côté forêt.

Calith est un mage-guerrier, don hérité de ses parents. Depuis son plus jeune âge, il a suivi les cours donnés par le mage officiel du château. Mais ce dernier fut tué le même jour que le roi, sous l'épée impitoyable de l'Imposteur.

Calith connaît une poignée de sorts guérisseurs, qui pourraient lui sauver la vie en cas d'urgence, ou sauver un de ses proches. Mais c'est normalement le rôle des mages guérisseurs. Il n'en a appris que les rudiments, pour les situations les plus désespérées. Ses pouvoirs à lui sont à l'opposé : blesser, neutraliser, maîtriser, tuer, anéantir. Ces sorts, il les a répété jusqu'à les avoir gravés sur la langue, jusqu'à ce qu'ils deviennent réflexe lorsqu'on l'attaque.

C'est donc Loundor qui se charge de l'entraînement de l'héritier, et ce depuis sa plus tendre enfance. Développer la puissance musculaire, assouplir le corps et aiguiser ses réflexes, puis apprendre le maniement de l'épée, les passes, les feintes et les esquives. Tant d'heures douloureuses passées en compagnie de Loundor ont peu à peu modifié ce rapport de maître à élève en réelle et profonde amitié. Et c'est avec plaisir qu'il enchaîne les mouvements contre son général, qui ne le ménage plus depuis longtemps. Mais la donne est faussée par la nature même de Loundor : plus vif, plus endurant, plus fort, Calith doit déployer toute sa puissance pour espérer s'en tirer sans trop de déshonneur. Cette fatigue physique est la bienvenue et lui permet d'oublier, l'espace de quelques heures, toutes les responsabilités qui pèsent sur ses épaules désormais.

 

 


 

 

La nuit est tombée depuis longtemps lorsqu'ils s'arrêtent enfin. Calith a le souffle court et le corps en sueur, et jette un regard noir au loup-garou qui semble aussi frais que s'il venait d'arriver. Après de rapides ablutions dans la salle attenante au camp d'entraînement, la faim les pousse jusqu'aux appartements royaux, où l'esclave a préparé les vêtements propres de Calith.

Dans la salle du trône, une immense table de bois accueille les nobles, les bourgeois, et les soldats. Ils n'ont pas attendu le futur roi, mais ce dernier ne s'en formalise pas : c'est ainsi qu'il en a toujours été. Les gens vont et viennent, se nourrissent, discutent, attendent parfois le roi, parfois non. Et rien n'oblige Calith à dîner ici, il pourrait bien se faire apporter son repas au calme, dans ses appartements. Elihus est déjà reparti et le jeune héritier ne peut s'empêcher de pousser un soupir de soulagement : les dossiers attendront bien le lendemain. Mais c'est une féline toute en sensualité qui vient le rejoindre et qui s'assoit entre Loundor et Calith : Nala. Elle ne parle pas travail, elle vient juste partager un instant de convivialité avec les autres, sous le regard parfois admiratif des hommes présents.

Lorsque Calith est enfin rassasié, il quitte la table en saluant les personnes présentes, laissant Loundor en pleine conversation avec l'un de ses colonels. Nala le suit jusque dans ses appartements, chasse sans ménagement l'esclave qui s'apprêtait à s'occuper de Calith et lui résume ses investigations dans un murmure.

 


 
 
posté le samedi 01 juin 2013 à 23:37

Résumé des fictions

Pour s'y retrouver plus facilement, voici un récapitulatif des fictions présentes sur le blog. Vous y trouverez un résumé de l'histoire, ainsi que les liens pour chaque chapitre. Deux fictions sont, pour le moment, terminées, et je publie au fur et à mesure les chapitres de la nouvelle fiction, que vous pouvez retrouver sur fictionpress

Pieveth :

 

Calith, prince héritier en fuite après la prise de pouvoir d'un tyran, attaque son propre château pour bouter l'Imposteur hors des murs. Mais un couronnement ne fait pas un bon roi, pas plus que le sang qui coule dans les veines. Il se retrouve confronté à bien des problèmes, entre réparer les torts commis par l'Imposteur, gérer les relations diplomatiques et supporter un conseiller qui aime un peu trop la paperasse. Un étrange esclave apparaît, qui ne le laisse pas indifférent. Et puis, les meurtres commencent... Yaoi.

 

Carte de Pieveth

Chap.1 ~ Chap.2 ~ Chap.3 ~ Chap.4 ~ Chap.5 ~ Chap.6 ~ Chap.7 ~ Chap.8 ~ Chap.9 ~ Chap.10 ~ Chap.11 ~ Chap.12 ~ Chap.13 ~ Chap.14 ~ Chap.15 ~ Chap.16 ~ Chap.17 ~ Chap.18 ~ Chap.19 ~ Chap.20 ~ Chap.21 ~ Chap.22 ~Chap.23 ~ Chap.24 ~ Chap.25 ~ Chap.26 ~ Epilogue       

                                                                                                                                    

  Iduvief : 

 

Deux ans après son couronnement, Calith gère comme il peut les affaires du royaume. L'hiver est de retour, et avec lui, le froid et la neige. Et l'ennui, car il n'y pas pas grand-chose à faire en cette période. Aussi, lorsque Loundor lui fait part de cet étrange appel à l'aide qu'il a reçu, Calith n'hésite pas bien longtemps, et accepte de l'accompagner. S'il avait su dans quoi il s'embarquait.... 

 

Chap.1 ~ Chap.2 ~ Chap.3 ~ Chap.4 ~ Chap.5 ~ Chap.6 ~ Chap.7 ~ Chap.8 ~ Chap.9 ~ Chap.10 ~ Chap.11 ~ Chap.12 ~ Chap.13 ~ Chap.14 ~ Chap.15 ~ Chap.16 ~ Chap.17 ~ Chap.18 ~ Chap.19 ~ Chap.20 ~ Chap.21 ~ Chap.22 ~ Chap.23 ~ Chap.24 ~ Chap.25 ~ Chap.26 ~ Chap.27 ~ Chap.28 ~ Chap.29 ~ Chap.30 ~ Chap.31 ~

Chap.32 ~ Chap.33 ~Epilogue

 

 

Âprefond :

 

Royaume de france, 1640. Lorsque les tsiganes arrivent à Âprefond, ils ne s'attendent pas à un accueil chaleureux. Et heureusement, car très vite de sombres accusations sont portées contre eux. Et puis, il y a cet homme en noir, sinistre menace. Et Yoshka n'aurait jamais imaginé en être autant troublé. Yaoi/BL

 

Chap. 1 ~ Chap. 2 ~ Chap. 3 ~ Chap. 4 ~ Chap. 5 ~ Chap. 6 ~ Chap. 7 ~ Chap. 8 ~ Chap. 9 ~ Chap. 10 ~Chap.11 ~ Chap.12 ~ Chap.13 ~ Chap.14 ~ Chap.15 ~ Chap.16 ~ Chap.17 ~ Chap18 ~ Chap.19 ~ Chap.20 ~ Chap.21 ~ Chap.22 ~ Chap.23 ~ Chap.24 ~ Chap.25 ~ Chap.26 ~ Chap.27 ~ Chap.28 ~ Chap.29 ~ Chap.30

 

 

 


 
 
posté le samedi 01 juin 2013 à 23:17

Soyez les bienvenus !

 

 

 

 

 

Je me lance enfin dans la création d'un blog pour mes fictions, un peu frustrée de ne pas pouvoir ajouter plus de couleurs et plus d'images dans fictionpress. Les textes présents sur ce blog existent déjà sur fictionpress, ne soyez donc pas surpris de les retrouver ici. 

 

Mise en garde :  Ce blog contient exclusivement des écrits dits "yaoi", en références aux mangas du même nom. Il s'agit de récits mettant en scène un ou plusieurs couples d'hommes, dans des relations amoureuses (avec tout ce que ça comporte). Il n'y aura pas de longues descriptions coquines, mais suffisamment de passages un peu plus coquins pour mériter un avertissement. Si ce n'est pas un genre que vous appréciez, je vous invite à quitter ce blog. 

 

Je vous souhaite à tous une excellente lecture, en espérant que mon imaginaire saura vous embarquer dans des univers variés. Et j'espère que ça vous plaira ;) 

Ne soyez pas timides, tous les commentaires respectueux sont les bienvenus. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Commentaires

 

1. Sumomoechan  le 11-07-2013 à 11:51:19

Oh plein de couleur !!
Je suis déjà tes histoires sur fictionpress et même si je n'en avais pas forcément ressenti le besoin, je suis contente de voir les images correspondant à ces histoires.
Alors, bon courage pour cette nouvelle aventure et à la prochaine histoire !

Sumomo

2. Rheira  le 05-01-2014 à 17:06:44  (site)

C'est la première fois que je lis
une fiction de Yaoi,
j'ai commencer à lire la première fiction, et j’apprécie.

Je te souhaite bon courage et bonne continuation pour la suite de tes récit !Clin doeil1

 
 
 
 

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