posté le mardi 30 août 2016 à 19:29

Âprefond, chapitre 24

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Tomas Klus - Sibyla

 

 

 

 

Il me jette un regard noir, comme s'il me reprochait de l'avoir obligé à fournir cette information. Avant que Louh ait eu le temps de rajouter quelque chose, l'homme se tourne vers moi et demande, mauvais :

 

- Et toi, pourquoi tu leur dis pas où tu caches ma fille ?

- Moi ? Mais je n'y suis pour rien !

- À d'autres ! Une engeance de ton genre, qui arrive juste quand elle se fait enlever. Ne raconte pas de sornettes !

 

Il s'empare de sa houe et la brandit en ma direction, soudain furieux. Louh, la main sur la garde de sa dague, s'avance d'un pas et souffle, glacial :

 

- Ne t'avise pas de le toucher. Il n'a rien à voir avec l'enlèvement.

- Alors pourquoi il est là ? Pourquoi il a pas débarrassé le plancher comme les autres ?

 

La lame métallique est brandie dans ma direction, à moins d'un mètre de moi, et je sens mon cœur s'emballer. La fureur de l'homme, teintée de désespoir, est bien visible et je sais qu'il est prêt au pire pour récupérer sa fille. Je lève les mains en l'air, pour lui montrer que je ne suis pas dangereux, et je tente de faire un pas en arrière. Mais les femmes et les enfants, auparavant occupés dans leurs potagers respectifs, se sont rapprochés et forment un cercle menaçant autour de nous. S'ils décident de nous attaquer, nous sommes foutus.

 

Je n'arrive pas à penser correctement et encore moins à plaider ma cause. La soudaineté de ses menaces, la lame qui s'agite sous mes yeux, la haine que je lis dans son regard me tétanisent. Louh conserve une voix dangereusement calme lorsqu'il ordonne :

 

- Fortunat, repose ton outil et calme-toi. Il sera parti d'ici deux jours et il n'a rien à voir avec l'enlèvement de ta fille. Lui ouvrir le ventre de ne la rendra pas.

 

Je ferme les yeux, pris de vertige. Je n'ai aucune peine à voir cette lame m'ouvrir le ventre et tous les détails sordides qui suivent, et je maudis Louh d'avoir été aussi précis dans ses paroles.

 

- Si c'est pas lui qui l'a, alors elle est où, ma fille ?

- Je suis à sa recherche, Fortunat, et je vais la trouver. Repose ta houe maintenant.

 

La voix de Louh est une sourde menace que seul un fou pourrait ignorer. Un fou ou un père désespéré. Une voix de femme retentit derrière moi, me faisant sursauter :

 

- Il a raison. Tu vas t'attirer des ennuis, Fortunat. Laisse-le donc retrouver ta gamine.

 

Fortunat finit par baisser son arme improvisée, se rendant à la logique collective. Mon cœur ne cesse de battre la chamade pour autant : encerclé, je me sens menacé malgré le comportement placide des villageois et la présence rassurante de Louh. Ce dernier jette un regard circulaire autour de lui, sa mine ses mauvais jours sur le visage, et les villageois s'éparpillent dans leurs potagers. Un silence pesant persiste, tandis que Fortunat triture le manche de sa houe, gêné. Pour couper court à la situation, Louh s'éloigne lentement sans dire un mot, la tête haute et le regard menaçant.

 

Je lui emboîte le pas, non sans observer les villageois qui nous surveillent en retour. Lorsque nous sommes suffisamment éloignés du potager et que nous marchons sur le chemin qui mène à la rivière, je me détends enfin et je murmure :

 

- Je suis désolé, j'aurais dû me taire.

- Non, ce n'est pas de ta faute. Et puis, je savais bien qu'à un moment ou à un autre, ils allaient s'en prendre à toi. J'aurais dû être plus prudent, désolé.

- J'ai vraiment cru qu'il allait m'ouvrir le ventre avec sa houe. Et tous les autres qui s'étaient rapprochés.

 

Je frissonne malgré la tiédeur de l'air ambiant et Louh m'adresse un sourire rassurant. Je me rends compte que j'ai besoin de parler pour oublier cet épisode malheureux et je poursuis :

 

- D'un certain côté, il m'a fait de la peine, le pauvre homme. D'accord, il a manqué de m'occire, mais il est surtout désespéré. Et pourtant, à l'entendre parler de ses filles, une qu'il veut marier, l'autre qu'il veut faire religieuse, on aurait pu croire qu'il les considère plus comme des pions que comme ses enfants.

- Il y a un peu de ça, oui. Mais à sa manière, il tient à elles et il veut leur offrir une meilleure vie. C'est un homme qui n'a jamais rechigné à la tâche et qui connaît la valeur des choses. Ses parents sont partis très tôt, à cause d'une période de famine assez désastreuse. Alors il veut les mettre à l'abri du besoin et ça peut se comprendre.

- Et il semble se soucier du mari qu'il va lui trouver. Il veut le rencontrer et ne semble pas vouloir la marier au premier venu.

- Mais il est malgré tout pris par le temps car il doit la marier avant qu'elle ne soit trop vieille.

 

Louh jette un regard au ciel sans nuages et à la position du soleil. Machinalement, je l'imite, tout en appréciant sa soudaine loquacité. Je me demande si lui aussi a besoin d'oublier ce moment, ou s'il a réellement eu peur pour moi, malgré son air calme et menaçant. Comme s'il devinait mes pensées, il m'annonce :

 

- On va aller dire un mot à Hugon avant de manger, et ensuite on ira au château.

- Hugon ?

- Oui, c'est un ami à Anselin. C'est étrange qu'il ne soit ni aux champs ni aux potagers. Il pourrait peut-être nous dire où il est.

- On est d'accord pour dire que l'hypothèse d'une fugue pour cause de mari indésiré tombe à l'eau, d'après ce que nous ont dit ses parents ?

- Oui, on est d'accord sur ce point.

- Alors tu penses à Anselin, maintenant ?

- Je ne sais pas. J'aimerais juste l'interroger, pour le moment, et voir s'il ne nous a rien caché.

- Et pour le château ?

- Je voudrais voir le notaire, pour les dettes et pour le registre des différents impôts. Et puis je dois annoncer à mon Sieur l'accident de la vielle Berthe.

 

Je me contente de hocher doucement la tête, acceptant ces explications sans rechigner. Et, d'une voix douce, je laisse échapper :

 

- J'aime bien quand tu me dis ce qu tu comptes faire, je me sens un peu moins inutile, à te suivre sans savoir où tu vas ni ce que tu fais.

- Excuse-moi, je n'ai pas l'habitude d'être accompagné. J'y ferai attention désormais.

- Merci Louh. Et merci pour tout à l'heure.

 

Il me jette un regard et je devine toute l'affection qu'il me porte. Mais il se contente de grogner en guise de réponse et détourne bien vite la tête.

 

 

 

 

 

Nous ne marchons pas longtemps avant de nous arrêter : un jeune homme est en train de nettoyer les fossés, faisant ainsi une de ses journées de corvée seigneuriale. Il se redresse en nous voyant, la joie d'y échapper se mêlant à l'inquiétude. Je reste un pas derrière Louh, gardant à l'œil son outil tout en l'observant. Il est sensiblement du même âge qu'Anselin et ses longs cheveux bruns sont retenus sur la nuque par un lien de cuir. Il a un nez un peu trop rond et des yeux globuleux, très sombres, qui enlaidissent son visage. Mais comme tous les autres jeunes paysans, il est solidement bâti, musclé sans une once de gras.

 

Il salue respectueusement Louh, avant d'essuyer la sueur qui lui coule sur le front. Lui aussi me jette un regard curieux, détaillant mes vêtements et s'attardant sur les perles de verre de mes cheveux. Je subis l'examen, gêné par ces yeux de grenouille. Mais Louh détourne rapidement son attention en lui demandant :

 

- Nous cherchons Anselin, tu l'as vu ?

- Non, pas vu depuis hier.

- Tu peux être plus précis ?

 

Hugon passe d'une jambe sur l'autre et se gratte la tête avant de déclarer :

 

- C'était en fin de matinée, avant qu'on aille manger. On a fait un bout de chemin ensemble et après, je l'ai plus vu. Il n'était même pas là quand on a donné un coup de main pour sortir la vieille Berthe de sa maison.

- Et ce matin, tu ne l'as pas vu ?

- Non.

- C'est habituel, qu'il disparaisse comme ça ?

- Ben pas vraiment, non. Il a du boulot dans les champs.

- De quoi vous avez parlé, hier à midi, en chemin ?

- On a parlé des travaux dans les champs. Et il m'a dit que vous étiez venu l'interroger.

- Qu'est-ce qu'il a dit, à ce sujet ?

- Ben que vous étiez venu lui poser des questions Mélisende et tout ça.

 

Louh fait claquer sa langue contre le palais et je refrène mon agacement. Je comprends parfaitement ce que Louh a voulu dire et je me demande si Hugon ne fait pas exprès de ne pas comprendre. Il jette un regard paniqué à Louh, bien conscient que sa réponse ne lui plaît pas mais incapable d'en offrir une plus satisfaisante. Alors Louh, patiemment, demande :

 

- Est-ce qu'il a râlé ?

- Non !

- Hugon. Dis-moi la vérité.

- Bon, il était pas très content. Enfin, il comprenait pas bien pourquoi vous lui posiez des questions alors que vous avez le tsigane.

 

Louh ne bronche pas et se garde bien de faire la moindre réflexion. Il poursuit ses questions, comme si de rien n'était, sans expliquer que je n'y suis pour rien :

 

- Est-ce qu'il avait l'air inquiet ?

- Ben oui. Il se demandait qu'est-ce que vous lui vouliez.

- Est-ce qu'il te parle de Mélisende ?

- Tout le temps. Il veut pas le dire, mais il l'aime vraiment.

- Et depuis sa disparition ?

- Ben il se fait du souci. Il attend qu'une chose, qu'on la retrouve.

- Est-ce que tu sais s'il la retrouvait, parfois, le soir ?

 

Il semble clairement gêné, Hugon, cette fois, et tripote le manche de son outil, les yeux rivés sur le sol. Le « non » qu'il murmure ne fait pas illusion et Louh répète la question d'une voix un peu plus sévère. Alors le paysan avoue du bout des lèvres :

 

- Ça leur arrive, oui. Mais le père de Mélisende a promis qu'il les lui couperait s'il continue à tourner autour de sa fille alors ils se voient en cachette.

- Et tu es au courant ?

 

Hugon marmonne un « oui » à peine audible mais Louh ne lui fait pas répéter, pas cette fois. Il garde le silence un moment, sans doute le temps d'arriver aux mêmes conclusions que moi : le jeune homme doit être complice de ces rendez-vous secrets, afin justement de les garder secrets. Puis, d'une voix douce, Louh demande :

 

- Quand ils se rejoignent, c'est vers quelle heure ?

- Aux alentours de dix heures, je crois.

- D'accord. Est-ce qu'ils devaient se retrouver, la nuit de la disparition de Mélisende ?

 

Il n'obtient qu'un silence pétrifié en guise de réponse, mais c'est un silence qui en dit long. Mais Louh doit en avoir le cœur net et insiste :

 

- Réponds-moi, Hugon, c'est très important. Est-ce qu'il devait la voir ce soir-là ?

- Oui.

- Et que s'est-il passé ?

- Je ne sais pas, je vous jure, je ne sais pas ! Quand j'ai voulu en parler, il s'est fâché et il m'a envoyé promener ! Et il m'a dit que j'avais intérêt à me taire.

 

Le tremblement de ses mains se propage à l'outil et je peux voir à quel point il est terrifié. Et gêné d'avoir trahi son ami. Louh s'en rend compte et murmure :

 

- Merci de m'avoir parlé, Hugon. C'est très important pour l'enquête, ce que tu nous as appris. Est-ce que tu sais pourquoi il ne m'en a pas parlé ?

- Non, je ne sais pas, je vous jure.

- D'accord. Merci beaucoup pour ton aide.

 

Hugon se contente de hocher la tête, visiblement peu convaincu d'avoir bien agi. Louh n'insiste pas plus et s'éloigne. Je lui emboîte le pas et nous nous mettons en route vers le château. Mais nous nous arrêtons bien avant, alors que le clocher sonne les douze coups de midi : c'est l'heure de manger. Et surtout, de faire le point sur ce nous avons appris.

Nous nous installons sur deux belles pierres, laissées là en bordure de chemin, et Louh me tend une tourte à la viande. Je n'ose pas lui dire mais je suis soulagé de ne pas avoir à rentrer jusque chez lui, c'est toujours du temps de gagné pour l'enquête. Par contre, je ne me prive pas pour lui dire :

 

- J'ai l'impression qu'on avance. On sait que ce n'est pas Mélisende qui est partie de son plein gré puisqu'elle devait voir Anselin et qu'elle n'y est pas allée. Et le fait qu'Anselin nous ai menti le fait repasser directement en tête des suspects.

- En tête des suspects ? Carrément ?

 

Il sourit, se moquant gentiment de moi, et je lui tire la langue. Mais je ne me laisse pas arrêter par si peu et j'explique :

 

- Oui, carrément. Il n'avait aucune raison de nous cacher cette information et s'il l'a fait, c'est parce qu'il a quelque chose à se reprocher.

- Ou tout simplement qu'il s'en veut de l'avoir fait sortir de chez elle. Et qu'il tient à conserver sa virilité, donc il attend qu'on la retrouve par nous-mêmes sans s'impliquer.

- D'après Hugon, il est inquiet : pourquoi ne ferait-il pas tout ce qui est en son pouvoir pour nous aider à la retrouver ?

- Parce qu'il sait que Fortunat mettra sa menace à exécution s'il apprend que non seulement il continue à lui donner des rendez-vous mais qu'en plus, ils sont la cause directe de son enlèvement.

- S'il continue à donner ces rendez-vous, c'est bien qu'il sait passer outre ces menaces. Et il a disparu depuis hier, comme par hasard. Alors qu'hier, il a bien vu que je n'étais plus tout à fait suspect et que ton enquête se dirigeait vers une autre direction. Il a quelque chose à se reprocher et il s'est enfui.

 

Louh acquiesce lentement, comme s'il prenait en compte mes hypothèses. Je me sens stupidement fier d'avoir son approbation muette et je mords triomphalement dans ma tourte. Je le sens songeur, pourtant, quand il me demande :

 

- Donc, qu'est-ce qu'on doit faire alors ?

- Ben le retrouver, évidemment. Une fois qu'on a mis la main dessus, on l'interroge et on le force à nous dire où elle est.

- Tu penses qu'il sait où elle est ?

- Il a quelque chose à se reprocher, il s'est enfui, pour moi, c'est clair, il est son complice. Elle s'est enfuie pour qu'ils vivent leur amour comme ils l'entendent et il a attendu pour détourner les soupçons. Et maintenant qu'il voit que l'étau se resserre autour de lui, il prend la fuite. Si on le retrouve, on la retrouve.

- Et si on la retrouve, on le retrouve. Ça tombe bien, ça fait plus d'une semaine qu'on la cherche.

 

Je me fige, la tourte à mi-chemin de ma bouche. Je comprends soudain que cette dernière discussion n'avait pour but que de m'amener à cette conclusion et je laisse échapper un juron fort peu convenable. Il rit doucement avant d'ajouter :

 

- Mais c'était une brillante déduction, félicitations.

- C'est bon, hein.

 

Je bougonne pour la forme, essayant de cacher à quel point ça me fait plaisir de le voir rire à mes côtés. Puis, d'un ton toujours boudeur, je marmonne :

 

- Au moins, on sait qu'elle a disparu avant le rendez-vous, donc en début de soirée. Ça nous donne plus de précision.

- Oui, même si c'était le plus probable, nous sommes désormais fixés.

- Et comme personne n'est venu ce soir-là au campement, ça nous fait un paquet de suspects.

- Oui, ça ne change finalement pas grand-chose. Mais c'est vrai qu'interroger à nouveau Anselin nous aiderait.

- À supposer qu'il ne mente pas, cette fois.

 

C'est au tour de Louh de laisser échapper un juron et malgré la situation, je souris. Il n'en souffle pas un mot, mais je suis sûr qu'il apprécie bien peu de s'être fait rouler dans la farine de la sorte. Cela dit, moi non plus, je n'apprécie pas, parce que ça nous fait perdre un temps précieux.

 

- Louh ? Nous allons quand même aller voir ton Sieur ?

 

Je le vois distinctement se raidir et je sens que ma question le met sur la défensive. Je laisse échapper un soupir, déçu de voir à quel point ce sujet est devenu sensible. Je sais bien que j'aurais dû me taire et ne pas insister en voyant que, pour lui, son seigneur est le meilleur des hommes, parfait et intouchable. Si je ne l'avais pas autant critiqué que je l'ai fait, il ne serait pas aussi tendu à chaque fois qu'on aborde la question. Mais ma question est anodine et je n'ai nullement l'intention de médire à nouveau. Et il doit le deviner, à moins qu'il ne se sente obligé de répondre, car il me dit :

 

- Oui, je dois aller le voir, ne serait-ce que pour lui annoncer l'histoire de la vieille Berthe. Et de toute façon, je dois aller tous les matins le voir pour prendre mes consignes, s'il y en a. Je verrai si je peux demander au notaire de préparer les informations et les récupérer plus tard.

 

Je me fige à ces paroles. Tous les matins. Hier, il n'est pas allé voir son seigneur, puisque nous l'avons soigneusement évité. Je murmure :

 

- Mais... Tu n'y vas pas tous les jours.

Il esquisse un sourire crispé, voyant sans doute que la discussion dérive inexorablement vers un terrain glissant mais il me répond :

 

- Si, normalement, j'y vais tous les matins. Avant, il n'était pas présent et bon, après, il y a eu le châtiment, il ne m'attendait pas le lendemain. Le dimanche, j'en suis exempté. Mais hier, j'aurais dû aller le voir. Je ne peux pas ne pas y aller aujourd'hui. D'autant plus qu'il exige que je lui fournisse les avancées de l'enquête, c'est la moindre des choses après le délai qu'il nous a accordé.

 

Je ne réponds pas à cette dernière phrase, je ne fais aucun commentaire, mais ça me demande des efforts considérables. Pour ne pas laisser un silence pesant s'installer, j'ose poser la question qui me brûle les lèvres :

 

- Est-ce qu'il va … Se fâcher, pour ton absence d'hier ?

- Je ne pense pas. Je lui dirai que j'ai été appelé en urgence pour aller sauver la vieille Berthe.

- Il se soucie vraiment autant du sort de ses villageois ?

- Il leur doit protection et sécurité, même s'il ne peut rien contre la foudre. Après, honnêtement, je doute qu'il pleure sur le sort d'une vieille femme, mais il doit être mis au courant.

 

J'acquiesce lentement, pas convaincu un seul instant par ce discours. Le seigneur doit protection à ses villageois, certes, mais en retour, ces derniers payent une dizaine de taxes qui les laissent exsangues et, parfois, incapables de passer l'hiver. Sans parler de l'église qui se sert grassement en plus. Alors que le seigneur soit un homme qui tient ses engagements, peut-être, mais qu'il tienne à ses villageois, j'en doute fort. Il tient surtout aux taxes qu'ils lui versent, oui. Et un villageois de mort, c'est de l'argent en moins dans les caisses.

 

Je secoue doucement la tête, réalisant que mon cynisme a encore frappé. Gabor me reproche souvent de voir les choses de cette manière, prétendant que je ferai mieux de me taire que de dire de telle âneries qui pourraient me coûter cher. Gardant ses conseils en mémoire, je me garde bien de partager ma vision des choses avec Louh. Il mord dans sa tourte, mâche lentement, pensivement, avant de poursuivre :

 

- Et je crois qu'il vaudrait mieux que j'y aille seul.

- Tu es sérieux ?

- Parfaitement. On a pris des risques inconsidérés hier. Et tout à l'heure, avec Fortunat, on a frôlé la catastrophe. Alors c'est mieux que tu restes loin de mon Sieur aujourd'hui.

- D'accord, comme tu veux.

 

J'espère que mon soulagement n'était pas audible et je fais mine de me concentrer sur cette tourte qui est décidément délicieuse. Quand je relève la tête, intrigué par le silence, je découvre que Louh m'observe en souriant. Et je réalise qu'il n'est pas dupe un seul instant.

 

- Tu veux que je rentre chez toi le temps que tu ailles au château ?

- Non, ce serait une perte de temps. Je vais juste voir mon Sieur et parler au notaire, tu serais à peine arrivé chez moi que j'en aurais terminé. Tu ferais mieux de rester dans la cabane où nous nous sommes réfugiés hier.

- D'accord, je t'attendrais là-bas.

 

Nous échangeons un sourire et je ne cherche pas à lui cacher mon soulagement cette fois. Et je ne lui cache pas non plus mon inquiétude :

 

- Et si on me trouve ?

- C'est une cabane de berger qui sert uniquement en hiver. Les bergers sont bien plus haut dans le fief, dans des prairies loin d'ici, à cette période de l'année. Personne n'a de raison de venir ici.

 

J'opine lentement du chef, pas vraiment convaincu. Mais entre la menace de son seigneur et la probabilité que je croise un villageois agressif, je préfère éviter le pire des maux. Nous terminons notre repas dans un silence serein, avant d'aller nous rafraîchir le visage et nous laver les mains à la rivière. Puis nous prenons lentement le chemin qui mène au château.

Louh ne prononce pas un mot mais ça ne me dérange pas : j'admire le paysage, profitant de la tiédeur du soleil sur ma peau, apaisé à l'idée que je ne risque pas de rencontrer son seigneur. Il me fait sursauter quand il prend soudain la parole :

 

- Tu vas faire quoi, en m'attendant ?

- Je ne sais pas. Mais ne t'inquiète pas, j'ai largement de quoi réfléchir.

 

Je lui souris, espiègle, et il opine en souriant. Je ne me suis jamais ennuyé de ma vie. Si je n'ai rien pour occuper mes mains, mon esprit travail pour elles. Et si je n'ai pas d'enlèvement de jeune fille en fleur à résoudre, je m'interroge sur des détails de la vie ou je prépare de nouvelles histoires à raconter au coin du feu. Je préfère le faire mon cistre à la main, mais il est resté au repaire de Louh et ce ne serait pas bien prudent, de toute façon. Même s'il est improbable qu'un villageois aille jusqu'à la cabane, le fait de jouer d'un instrument attirera sans aucun doute des curieux.

 

Nous arrivons rapidement près de la petite cabane et Louh m'accompagne jusque-là, ouvrant grand la porte et faisant pénétrer un flot de lumière à l'intérieur. Ça ne paie pas de mine et il n'y a que l'essentiel : aucun meuble mais deux rondins de bois pour s'asseoir, et les vestiges d'un feu qui réchauffe les bergers.

 

Le tour est vite fait et je reporte mon attention vers Louh, m'attendant à ce qu'il m'annonce mon départ. Mais il ferme la porte derrière lui et m'attire brusquement à lui, avant de m'embrasser sauvagement. Il me faut quelque temps pour me remettre de ma surprise mais j'apprécie bien vite cette étreinte inattendue et je lui rends son baiser avec autant d'intensité. Il finit par s'écarter, bien trop rapidement à mon goût, et marmonne qu'il doit s'en aller. Je me contente d'opiner du chef, encore sous le coup de l'émotion. Et je me retrouve seul dans la cabane de pierre.

 

 

 

 

Me sachant incapable de supporter et la solitude et l'obscurité, je décide de laisser la porte ouverte et je m'installe contre le mur, dans l'ombre. Ainsi, si je peux profiter de la lumière, un indésirable ne verra pas, de premier abord, que la cabane est occupée.

 

Je me cale confortablement contre le mur et je laisse mes pensées divaguer. Vers Louh, qui va rencontrer son seigneur et je prie pour que tout se passe bien. Vers l'enquête, la perspective d'un échec, vers Mélisende, cette toute jeune femme qui doit être en train de roucouler avec Anselin. Du moins, c'est sous cet aspect que je veux voir les choses. Car si j'accepte l'idée qu'Anselin n'est pas lié à cette disparition, ça signifierait que quelqu'un la retient contre son gré. Et je n'ose imaginer ce qu'elle peut subir, seule à la merci de cet homme.

 

Et je pense aux miens, isolés entre deux fiefs, indésirables dans l'un, dans l'impossibilité d'aller dans l'autre sans moi. J'espère qu'ils s'en sortent bien, sans marché à proximité, sans nourriture autre que nos réserves. Et j'espère que cet arrêt forcé n'aura pas de conséquences à long terme : tant qu'ils sont cachés, ils ne peuvent gagner de l'argent avec les différents savoir-faire des uns et des autres, et ce manque à gagner pourrait nuire. Il ne reste que deux jours, de toute façon, et ensuite, mon sort sera scellé. Il faudra que j'en parle sérieusement à Louh. Il faudra que je lui fasse promettre de prévenir les miens si nous échouons dans cette enquête. Parce que dans ce cas, je serai soumis à la torture et je risque fort d'en mourir. Et il est inutile qu'ils m'attendent en vain. Et quand bien même j'en survivrais, je serais mutilé à vie et il me faudrait bien trop de temps pour m'en remettre : ils ne peuvent pas se permettre d'attendre autant. Peut-être Louh m'acceptera-t-il à ses côtés, même diminué. C'est finalement avec ces idées peu encourageantes que je sombre dans un sommeil hanté par de terribles cauchemars.

 

Je me réveille en sursaut, suffocant et écrasé par un poids énorme qui repose sur mon dos. Je sens qu'on passe quelque chose autour de mon cou et j'essaie de me débattre, mais on m'assène un coup qui me fait voir trente-six chandelles. Une partie de ma conscience essaie de se réveiller, de reprendre le contrôle de la situation, tout en se souvenant du réveil tourmenté de ce matin. Mais la partie la plus lucide a déjà compris : ce n'est pas un cauchemar. Enfin, si, mais je ne dors plus. Ce qui se passe est bien réel et les mains qui nouent un tissu rêche sur mon visage me le prouvent.

On me redresse sans douceur, me tirant par le bras et la panique m'envahit. Mes mains sont liées dans mon dos, une corde est passée à mon cou et je suis aveuglé par ce tissu. Louh est au château, sans doute, et il ne pourra pas venir à mon secours.

 

Je suis poussé hors de la cabane, d'après le soleil qui réchauffe les parties de mon visage qui ne sont pas recouvertes de tissu. L'homme se met derrière moi, dénoue le tissu en assénant :

 

- Ne te retourne pas. Ne me regarde pas. Avance jusqu'à la forêt en silence.

 

Il me semble connaître la voix mais mon esprit paniqué ne l'identifie pas. Il tire sur la corde autour de mon cou et je fais un pas en arrière pour me soustraire à ce traitement. Mais immédiatement, je sens la morsure cruelle de pointes acérées entre mes omoplates et je laisse échapper un gémissement de douleur. Je réalise que cette démonstration n'avait d'autre but que de me faire comprendre que je suis à sa merci. Les mains liées derrière le dos, tellement serré que je sens le chanvre me mordre la peau, la corde autour du cou qui menace de m'étrangler et ces pointes acérées qui me transperceront si je lui déplais. Je n'ai rien d'un héros alors j'obtempère, avançant lentement en direction de la forêt comme il me l'a ordonné. Louh me cherchera peut-être mais au moins ne retrouvera-t-il pas mon corps troué et étranglé.

 

Mon cœur bat la chamade et je peine à retrouver mon souffle. Mais je songe quand même, l'espace d'un instant, à faire remarquer à Louh qu'il s'est encore complètement trompé : la faible probabilité de croiser un villageois n'était pas encore assez faible. Mais je réalise que ce qu'il m'arrive n'a rien à voir avec le coup de colère de Fortunat, plus tôt ce matin. Ce père a agi sur une impulsion, rendu fou de désespoir par la disparition de sa fille. L'homme qui me contraint à me rendre dans la forêt agit avec calme et efficacité. Il avait prévu des cordes, du tissu pour m'aveugler et, si je ne me trompe pas, une fourche pour me menacer. Contre mon dos, les pointes ne tremblent pas, contrairement à mes mains, preuve qu'il se maîtrise parfaitement.

 

Cet homme sait ce qu'il fait et agit froidement. Serait-il possible que cet homme soit celui qui a enlevé Mélisende ? Se pourrait-il qu'il commette là son second ravissement ? Me conduit-il à l'endroit où Mélisende est retenue ?

Je suis persuadé que Louh partira à ma recherche en découvrant que je ne suis plus dans la cabane, et si je ne me trompe pas, il y a de fortes chances pour qu'il me trouve en même temps que Mélisende. Et elle est sacrément bien cachée, vu le temps qu'on a passé à la chercher. Alors, pour aider Louh à me retrouver, je secoue discrètement la tête et happe entre mes lèvres une mèche de cheveux. De mes lèvres et de mes dents, je m'acharne un moment avant de réussir à récupérer la perle rouge qui ornait cette mèche. Et tout aussi discrètement, je la crache par terre, priant pour que mon ravisseur ne la voit pas. Et pour que Louh, lui, la remarque.

 

Je parviens à laisser au sol une seconde perle faite de bronze avant que nous atteignions la forêt. J'espère que Louh a déjà entendu ce conte populaire qui relate l'histoire d'un bûcheron et sa femme qui tentent de perdre leurs enfants dans la forêt. Et le plus petit et le plus faible d'entre eux parvient à les sauver en laissant derrière lui de petits cailloux. C'est un conte que j'ai toujours beaucoup de plaisir à raconter mais il ne me semble pas l'avoir fait ici, à Âprefond. Alors peut-être que, si Louh ne le connaît pas, il se contentera de fouiller du regard les abords de la cabane pour y trouver des traces.

 

Lorsque nous atteignons l'orée de la forêt, je fais également en sorte de laisser des empreintes bien visibles dans le sol encore humide de l'orage d'hier. Je traîne les pieds, retourne malencontreusement des cailloux. Et mon ravisseur ne semble rien remarquer. Pourquoi Mélisende n'a-t-elle pas laissé de traces similaires ? N'avait-elle rien à laisser tomber ? Je me débrouille pour laisser tomber une perle rouge lorsque nous quittons le sentier principal pour nous engager dans un chemin bien plus étroit, sans doute emprunté uniquement par les animaux.

 

Mon souffle s'est apaisé et les battements affolés de mon cœur ont ralenti. J'agis pour aider Louh à me retrouver et il est très probable que je retrouve enfin Mélisende.

Nous marchons encore un long moment, qui me paraît interminable, tandis que j'essaie de me repérer et de me rappeler certaines particularités : ici un arbre tordu, là-bas une pierre ronde comme un œuf.

 

J'essaie vainement de repousser une hypothèse qui me taraude et qui m'angoisse. Et si cet homme n'avait pas seulement enlevé Mélisende mais qu'il l'avait également tuée ? Et s'il m'emmenait au milieu de la forêt pour m'occire comme il l'a fait pour elle et cacher mon corps ? Louh ne parle jamais de la possibilité qu'elle soit morte et j'ignore s'il le fait pour écarter le mauvais œil ou parce qu'il a l'intuition qu'elle est toujours en vie. Mais je redoute soudain que l'homme à qui j'obéis si gentiment ne me mène au trépas.

 

L'angoisse jaillit, incontrôlable, et mes jambes tremblent si fort que je m'effondre sur les genoux, étranglé par la corde. La fourche racle mon dos avant de s'emmêler dans mes cheveux, les tirant douloureusement. Je l'entends se rapprocher rapidement en jurant et des doigts rêches desserrent la corde avant qu'elle ne me cause de dommages trop graves. Il m'ordonne de ne pas bouger dans un bougonnement et lutte avec mes cheveux pour en extirper son arme.

 

Je tremble de tous mes membres et essaie tant bien que mal de retrouver une respiration normale. Je voudrais pouvoir me frotter le cou mais les liens m'en empêchent et je sens des larmes rouler sur mes joues.

 

- Relève-toi et avance !

 

L'ordre claque, sec et menaçant, d'une voix bourrue que je suis sûr de connaître mais que je n'identifie toujours pas. Je m'exécute lentement, le ventre broyé par la panique, à moitié aveuglé par les larmes.

J'ai essayé de me rassurer en me persuadant que Louh allait partir à ma recherche. Mais comment pourrait-il arriver avant que l'homme ne m'exécute ? Et pourquoi cet homme m'enlèverait, d'abord ? Il ne peut réclamer d'argent à personne, car nous ne sommes pas riches. Et il ne pourra jamais profiter de mes charmes comme il pourrait l'avoir fait pour Mélisende. Sans compter que je ne suis pas franchement une menace pour lui, tant je suis loin d'imaginer qui il est et quelles sont ses motivations. Alors pourquoi diable m'enlèverait-il, si ce n'est pour m'occire dans un coin reculé de la forêt ?

 

Cette certitude viscérale que je marche vers mon trépas me fait ralentir, sans parler des larmes qui coulent toujours. Mais il n'apprécie pas et me pousse de sa fourche, m'enfonçant les pointes dans la peau à travers la chemise.

Je suis incapable de prononcer un mot, alors même que j'aimerais le supplier de m'épargner ou essayer de le convaincre que je ne suis pas une menace. Mais les mots refusent de franchir ma gorge et je me contente d'avancer dans le sentier de plus en plus étroit et pentu.

 

Il me fait arrêter après quelques minutes de descente et j'observe les lieux comme un condamné sur l'échafaud observe la foule de badauds. Nous sommes dans une sorte de cuvette naturelle, où les arbres forment quasiment une voûte impénétrable. La terre est fraîche et humide, sous la frondaison, et je me fais stupidement la réflexion que ça doit être un bon coin à champignons, ici. Mon cœur se serre encore un peu plus, chassant cette réflexion stupide, quand je réalise que Mélisende n'est pas là. Il m'a bien amené ici pour me tuer.

 

Je le sens se rapprocher de moi et je tourne la tête machinalement pour le regarder. Je récolte bien vite un coup sur la tête et le tissu rêche se pose à nouveau sur mes yeux, m'aveuglant. Puis il me fait avancer à pas lents. Je trébuche à de nombreuses reprises mais il n'en a cure et continue de me faire avancer jusqu'à me faire tourner sur moi-même. Je sens contre mes mains liées l'écorce rugueuse d'un tronc d'arbre. Et je le sens nouer la corde de mon cou autour du même tronc, sans serrer mais suffisamment pour m'immobiliser.

 

Je ne comprends pas pourquoi il s'acharne à m'aveugler, puisqu'il va me tuer et que je ne pourrais pas le dénoncer. C'est dommage car c'est assurément un plus bel endroit pour mourir que les geôles du château. Comme s'il avait entendu mes doutes, l'homme déclare :

 

- Il paraît que te tuer ne lèvera pas le sortilège.

- Quel sortilège ?

 

Il m'a fallu du temps pour trouver la force de prononcer la question sans que ma voix vacille. La bouche sèche, je frémis en prononçant ce mot, devinant déjà les absurdités qu'il va m'énoncer. Et je me remets à trembler car je sais déjà que je ne pourrais pas le convaincre du contraire.

 

- Vous, les tsiganes, vous jetez toujours des sortilèges aux gens qui vous gênent. Et toi, t'en as lancé un sur messire Louh, pour qu'il ne retrouve pas Mélisende et qu'il change de coupable.

- Anselin ?

- Tais-toi ! Ne prononce pas mon nom. Et de toute façon, je sais que vous lancez vos sorts avec les yeux, pas avec la parole. Alors ça sert à rien ce que tu fais là.

 

Je reste muet, stupéfait et l'esprit en ébullition. Que ce soit Anselin ou pas, mon ravisseur est clairement convaincu de ce qu'il raconte. Et il me tuera une fois qu'il aura obtenu ce qu'il veut de moi, c'est une certitude. Je tente de maîtriser ma voix et de mettre toute ma capacité de persuasion dans mes paroles quand je lui dis :

 

- Je te jure sur la Sainte Croix que je n'ai jeté de sort à personne. Si Louh ne me considère plus comme suspect, c'est parce que je ne suis pas coupable.

- Arrête tes menteries ! Tu crois que je n'ai pas compris ? Tu es arrêté pour la disparition de ma Mélisende et voilà que je te retrouve, hier, en train d'accompagner messire Louh pour son enquête, à poser des questions aux gens alors que c'est toi le coupable.

 

Je reste silencieux, prenant le temps de réfléchir. Peut-être que si j'arrive à le convaincre que je suis innocent, il me laissera m'en aller. Peut-être que je pourrais passer encore une nuit dans les bras de Louh.

 

- Calme-toi, Anselin, et écoute-moi attentivem...

 

Un puissant coup de poing m'atteint au ventre, me coupant la respiration et envoyant des ondes de douleur dans tout le corps. Je l'entends vociférer à mes oreilles :

 

- Arrête de m'appeler par mon nom ! Et arrête d'essayer de m'entourlouper ! Tu as juste à me dire où elle est.

- Je ne sais pas, je te le jure.

 

Un nouveau coup de poing me frappe au même endroit, juste sous les côtes. Je réprime le mouvement réflexe qui veut que je me plie en deux, sous peine de m'étrangler, mais je peine à juguler la nausée. Et les propos qui suivent n'arrangent rien :

 

- Personne ne te trouvera ici, tsigane. Louh t'a pas torturé à cause du sortilège mais moi, je vais pas me gêner. Dis-moi où elle est.

 

Je n'arrive pas à réfléchir, tout mon corps s'est glacé et mon esprit semble tétanisé. Quels mots pourraient le convaincre ? D'une voix blanche, réunissant toute ma persuasion, je déclare :

 

- Me torturer ne servira à rien, j'ignore où elle est.

 

Nouveau coup de poing dans le ventre. Mes jambes ne me portent plus et je me sens glisser petit à petit contre le tronc, alors que la corde autour de mon cou se resserre sans pitié. Mais Anselin m'attrape par le col de la chemise et me plaque violemment contre le tronc.

 

- Réponds !

- Je n'ai pas lancé de sortilège à Louh et j'ignore où est Mélisende.

 

Je suis incapable de dire autre chose, tant mon esprit est pétrifié et mon corps douloureux. Quelque part au fond de moi, j'espère qu'en répétant ces paroles, il finira par comprendre. Mais je doute franchement que ça arrive un jour. Un nouveau coup m'atteint dans le ventre et je ne peux retenir la nausée cette fois. À entendre ses jurons, j'en ai mis autant sur ses vêtements que sur les miens.

 

Je m'écroule, glissant contre le tronc, m'arrachant la peau des poignets, m'étranglant lentement mais sûrement. Je sens, à travers le voile de douleur qui obscurcit ma raison, qu'il dénoue la corde de mon cou, pour la lier à nouveau quand je me retrouve assis au pied de l'arbre, recroquevillé sur moi-même.

 

 


 

.

Un coup de pied dans la cuisse me sort de ma torpeur. Je remue un peu, chaque once de mon corps hurlant de douleur.

 

- Ah ben t'es réveillé ! Ne refais pas ça. Et réponds-moi. Où est-elle ?

 

Je secoue la tête, incapable de supporter ce traitement plus longtemps, incapable d'affronter cet entêtement. J'ai perdu conscience un moment, combien de temps, je l'ignore, mais il n'est pas calmé pour autant, j'entends même dans ses paroles qu'il est de plus en plus en colère. Je sens des larmes d'impuissance rouler hors de mes yeux et mouiller le tissu qui m'aveugle. Comment pourrais-je lui avouer ce que j'ignore ? Mon esprit embrumé cherche un échappatoire et dessine, lentement, un plan. Et si je lui faisais croire que je sais où elle est ? Et si je l'emmenais directement dans les bras de Louh ? Je pourrais lui faire croire que je ne peux pas lui expliquer le lieu où elle est détenue et que je dois le conduire jusqu'à elle. Mais j'ignore où est Louh. Je suis incapable de deviner combien de temps a passé depuis que je suis entre les mains d'Anselin. Il est peut-être toujours au château. Ou alors, il est à ma recherche, quelque part dans la forêt. Par quel miracle pourrais-je lui tomber dessus ? Mais après tout, si je le fais marcher, ce sera toujours du temps de gagné, non ? Je pourrais, au pire, l'emmener au village. Non, personne ne prendra ma défense et je risque de me retrouver avec tous les villageois ligués contre moi. Et si c'était un risque qui méritait d'être pris ? Peut-être vaut-il mieux tenter au village que mourir ici suite aux coups. Je suis sur le point de répondre quand j'entends un bruit sourd, comme un corps qui tombe au sol. Je ne comprends ce qu'il se passe que lorsque j'entends une voix familière :

 

- Je suis là, Yoshka, je suis là. Tout va bien.

 

Je peine à croire que cette voix est bien réelle et il faut que je sente les liens de mes mains et de mon cou se desserrer pour que je réalise enfin. Louh est venu. Il me retire ma chemise souillée avant de s'occuper du tissu qui m'aveugle. Clignant des yeux, je le dévisage, accroupi face à moi. Et je me jette dans ses bras, secoué de sanglots de soulagement. Il me serre de toutes ses forces contre lui, me caressant tendrement le dos, et je sens la panique refluer. Il me murmure des paroles apaisantes qui réchauffent mon corps à moitié dénudé et mon cœur meurtri. Et il me tient tout contre lui jusqu'à ce que je me calme. Puis nous nous écartons l'un de l'autre et j'essuie mon visage de mes paumes, grimaçant de douleur. Je regarde, hagard, autour de moi. C'était bien la voix d'Anselin et il est désormais allongé sur le sol, une partie du visage en sang, inconscient. Je jette un regard interrogateur à Louh, qui esquisse un sourire tendre et m'explique :

 

- Quand je suis revenu du château, tu n'étais plus là et je me suis douté qu'il y avait un problème. Alors j'ai cherché des traces jusqu'à ce que trouve une de tes perles. Et j'ai pu te suivre assez facilement. C'est toi qui les as laissées ?

- Oui, j'ai pensé que ça t'aiderait.

- Tu as bien fait. Par contre, la touffe de cheveux que j'ai trouvé...

- Non, ça, c'était pas volontaire.

 

Louh esquisse un nouveau sourire avant que son visage ne redevienne grave et qu'il me demande :

 

- Comment tu vas ?

- Je ne suis pas très en forme.

 

Il m'ébouriffe tendrement les cheveux et je suppose que, de toute façon, mon visage pâle et la chemise maculée de vomi parlent pour moi. Mais je poursuis, d'un ton aussi détaché que possible :

 

- Il voulait me faire parler et il a bien failli réussir. Je crois que ton onguent miraculeux va encore servir.

 

Il me serre contre lui et m'embrasse sur le front, devinant ce que ma fierté refuse d'avouer : c'est surtout de sa tendresse dont j'ai besoin. Et d'une voix douce, il me demande :

 

- Est-ce que tu penses pouvoir rester ici encore un moment, le temps qu'il reprenne ses esprits et que je l'interroge ?

- Oui, je dois pouvoir faire ça.

 

C'est la curiosité qui a répondu à ma place, parce que pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûr d'en être capable. Mais je veux comprendre comment Anselin en est arrivé là et je tiendrai le coup.

 

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 19:21

Âprefond, chapitre 23

 

 

Pour ce chapitre, je vous propose cette chanson : Csóré Béla Lassan, Lassan

 

 

 

 

Je reste un long moment seul, devant les reliefs du repas, la gorge nouée. Moi, le conteur supposément habile de la parole, je l'ai blessé avec une comparaison malvenue. Je cherche alors les mots qui pourraient l'apaiser, lui faire comprendre que je ne le considère pas comme un animal, tant s'en faut. Je pince les lèvres, secouant la tête dans un cliquetis de perles, réalisant qu'il a dû me voir venir avec mes gros sabots, pensant que j'allais remettre cette histoire de H sur le tapis, après avoir abordé le sujet de son Sieur. Alors que j'étais loin de songer à ça. Honnêtement. Je ne pensais qu'à l'éventuel sursis qu'on aurait pu glaner après le sauvetage de la vieille Berthe.

 

Finalement, je me lève lentement, hébété par sa réaction, débarrasse la table, rajoute une bûche dans l'âtre. Je traîne, l'esprit en ébullition, essayant de gagner du temps pour que, lorsque je le rejoindrai, il m'accepte auprès de lui. L'ai-je blessé au point qu'il me refuse sa couche, ce soir, et que je doive dormir sur la paillasse près du feu ?

Je l'entends fermer une porte, puis se rendre, je suppose, dans la chambre. Je m'empare de la lanterne, me demandant encore une fois comment il fait pour se déplacer dans une telle obscurité, avant de me rendre dans la salle d'eau. L'odeur de savon imprègne encore l'air humide de la pièce et j'esquisse un pâle sourire. Je me prépare pour la nuit, prenant mon temps, retardant le moment de la rencontre.

 

Mais je ne peux pas me cacher indéfiniment alors je prends mon courage à deux mains et je le rejoins dans la chambre, poussant timidement la porte. Il est assis sur le lit, nu comme au jour de sa naissance, et une bougie l'éclaire de ses lueurs chaleureuses. Je n'ose pas m'aventurer plus loin que le seuil de la porte et il me dévisage, sourcils levés, sans prononcer un mot. Je fais un pas de plus et il s'installe dans le lit, toujours assis, en me laissant une place. Je m'enhardis un peu plus et avance jusqu'à déposer la lanterne sur la chaise près du lit et de la souffler. Il ne bronche pas. Je retire lentement mes bottes, sans qu'il réagisse, et je comprends alors qu'il m'accepte dans son lit pour la nuit. J'esquisse un sourire, qu'il me rend à peine. Je me dépêche alors d'enlever tous les vêtements, avant qu'il ne change d'avis, et je me glisse à ses côtés et je rabats l'édredon sur nous.

 

Je tripote machinalement le tissu, ne sachant comment dissiper cette tension. Je ne peux pas prétendre que je ne tiens pas à aborder ce sujet, parce que ça serait un mensonge. Lui assurer que je n'avais pas l'intention de le faire dans l'immédiat me semble un peu mesquin, comme insister sur un point de détail qui, finalement, ne change rien. Et lui promettre que je ne le considère pas comme un bestiau me semble tout simplement stupide. C'est lui qui rompt le silence, en parlant d'une voix posée et calme :

 

- Je serais mort sans lui, Yoshka. Il m'a offert cette vie en échange d'un serment de loyauté. Ma vie est dédiée à le servir et ce H n'est qu'un étendard. Je suis fier de montrer à tous que je le sers et il ne peut y avoir aucun malentendu quand je parle aux villageois : ils savent qui je suis d'un coup d'œil.

 

Je baisse la tête, serrant les dents et me pinçant les lèvres pour ne pas réitérer mes protestations : ce n'était pas la peine de graver une lettre sur sa chair pour montrer cette relation. Je suis convaincu que le seigneur a préféré cette solution à l'écusson tout simplement parce qu'un écusson peut s'enlever. Mais c'est un sujet sensible pour Louh et je ne veux pas qu'il se fâche à nouveau. Et je ne veux pas le mettre mal à l'aise. Alors j'inspire profondément, pour m'assurer que ma voix ne tremblera pas, et je laisse échapper :

 

- Tu as dû souffrir.

- Ça fait mal, oui.

 

Je devine à sa légère hésitation et au ton de sa voix qu'il minimise la douleur, et à vrai dire, mon imagination me suffit amplement. J'ai déjà vu des animaux se faire marquer et j'en ai eu la nausée des jours durant. Je n'ai pas besoin de forcer sur ma mémoire pour me souvenir de l'odeur de la chair qui grésille et de l'animal qui se débat. Je frissonne dans la tiédeur du lit, et je demande d'une voix étranglée :

 

- C'était il y a longtemps ?

- Il y a quelques années.

 

Il se tait un moment et je l'imite, incapable de déterminer si je dois continuer cet interrogatoire douloureux ou changer de sujet. Il doit cependant penser que je vais lui poser encore plus de questions, car il murmure :

 

- Mon apprentissage était quasiment terminé, je devais avoir une quinzaine d'années, peut-être un peu plus. Je savais lire, écrire, compter. Je savais suffisamment me battre pour affronter des villageois en colère et je lui avais prêté allégeance. Alors, avant qu'il ne m'envoie en service, il a fait poser cette marque. C'est Marie qui s'est occupée de moi après. Elle me préparait des soupes et soignait la cicatrice.

 

Je reste silencieux, comprenant mieux l'affection qu'il portait à la cuisinière, réalisant qu'une marque de cette taille, sur le visage, a dû être terrible à supporter et à soigner. À l'entendre, c'était juste un passage obligatoire pour pouvoir servir son sieur, une formalité difficile mais indispensable.

 

Une partie de moi se révolte contre cette vision des choses. Ce n'est ni une formalité, ni normal de défigurer de la sorte un homme, juste pour montrer qu'il sert un seigneur. Et ça me met hors de moi de voir que Louh considère ça comme étant normal. Mais je ne veux pas relancer la discussion ce soir. Je ne veux pas que nous nous querellions encore à cause de cet homme que je déteste de plus en plus, quoiqu'en dise Louh.

 

Il s'est allongé sur le flanc de manière à me regarder, même si ses yeux sont rivés sur un point du drap. Il est installé à ma droite, alors je n'ai qu'à me pencher pour déposer un doux baiser sur la chair rugueuse de sa marque. Il tressaille mais ne me repousse pas, alors je persiste et parcours lentement sa joue mutilée de baisers, comme si je pouvais effacer tout ce qu'il a subi.

 

Je me rapproche de lui, me collant contre son corps nu et brûlant, et bientôt, mes baisers couvrent l'ensemble de son visage puis son cou. Il soupire doucement de plaisir, laissant sa main libre caresser mon dos. Il bascule soudain sur moi, me faisant reprendre ma position initiale sur le dos. Et il souffle la chandelle.

 

L'obscurité se fait totale, soudain, et je suis incapable de discerner quoique ce soit. La peur commence à me serrer la gorge et je suis sur le point de le supplier de rallumer la chandelle quand il m'embrasse juste sous l'oreille. Ses mains caressent mes flancs et je réalise enfin que son corps fin et puissant est sur moi, qu'il me recouvre complètement. Ses jambes se nouent aux miennes, son bassin ondule contre le mien et je me détends. Je devrais me sentir oppressé par cette omniprésence, par ce corps qui pèse sur le mien, mais je me sens en sécurité, comme s'il était devenu un bouclier qui arrêterait tout danger. Un bouclier qui me fait un bien fou, attisant mon désir et déclenchant des ondes de plaisir sur tout mon corps.

 

Je regrette de ne pas pouvoir contempler son visage envahi de plaisir et ses yeux voilés. Mais dans l'obscurité, alors que ma vue devient inutile, j'ai l'impression de ressentir encore plus intensément ses caresses et ses baisers. Je gémis doucement, bouleversé par ces sensations inconnues, bercé par son souffle de plus en plus rapide.

 

Il est doux, cette fois, quand il écarte mes jambes pour s'y glisser, et il est attentif à mes limites. Et il a reproduit le geste que j'avais fait, la première fois, pour faciliter l'introduction, car je ne ressens qu'une fugace douleur quand il me pénètre. Et il prend garde, toujours, à ne pas me blesser et à s'aventurer lentement dans mon intimité.

 

Toute ma lucidité s'envole quand il attrape mes lèvres et les embrasse sauvagement, tout en faisant de délicieux va-et-viens en moi. Je me sens comblé, encore plus pleinement entouré de lui et je perds toute raison. Je gémis, j'ondule sous lui, tout mon corps n'est plus que divines sensations, qui m'emportent dans un tourbillon de plus en plus intense. Lorsque la jouissance nous emporte tous les deux, après de longues minutes de plénitude, nous nous écroulons sur le matelas, à bout de souffle et épuisés.

 

 

 

 

 

Je me réveille avec la certitude inexpliquée mais inébranlable qu'un arbre s'est abattu sur l'antre de Louh et que je suis coincé sous les gravats. Un poids immense m'empêche de me débattre et je manque d'air. La chaleur est infernale et je transpire comme un bœuf. La panique enfle encore quand je réalise que ma bouche est obstruée par un élément que je n'arrive pas à identifier. La panique me gagne, soudaine et puissante.

 

Un grondement résonne dans mes oreilles et je reprends pied dans la réalité. Louh s'est endormi sur moi, lové entre mes jambes, la tête nichée sur mon épaule gauche. Encore haletant, je dégage une poignée de ses cheveux de ma bouche. Il grogne encore, dans un demi-sommeil, visiblement dérangé par mes mouvements. De ma main libre, grâce à la faible luminosité qui nous parvient de la porte restée ouverte, je l'observe dormir un moment. Abandonné au sommeil, il ne porte pas son masque et je lis sur son visage un bonheur simple mais qui semble le combler. Incapable de résister, je passe une main douce sur ses cheveux, pour les remettre en ordre, puis sur sa nuque.

 

Il semble enfin se rendre compte de sa position, car il se décale en marmonnant un mot incompréhensible, que je traduis par un « désolé ». Mais il ne se décale pas bien loin, se blottissant aussitôt contre mon flanc, la tête cachée sous mon aisselle. Je peux à nouveau respirer normalement et j'esquisse un sourire. Après ce réveil, je n'ai plus du tout sommeil, et j'apprécie bien trop cette proximité pour la gâcher en me rendormant.

 

Quoiqu'il arrive dans les jours qui viennent, c'est l'avant-dernier matin où je peux me réveiller à ses côtés. Alors je me tourne sur le côté pour pouvoir l'observer et je reste de longues minutes immobile, simplement à profiter du moment présent.

Il émerge bien trop tôt, en embrassant doucement mon torse, et je souris un peu bêtement. Des réveils comme ça, j'aimerais en avoir toute ma vie. Dans la tiédeur du lit, nos corps se cherchent, se frôlent, se caressent sans qu'un seul mot ne soit échangé. Comme pour prolonger le bien-être de cette nuit de repos, sans que ce soit réfléchi, nos corps nous mènent jusqu'à la jouissance. Et nous restons encore de longues minutes lovés das les bras l'un de l'autre, à reprendre doucement notre souffle.

 

Ma vessie finit par me convaincre de sortir de cette douce torpeur et je me rends dans la salle d'eau, frissonnant dans la fraîcheur de la pièce. Lorsque je regagne la cuisine, Louh est déjà levé et ravive les braises. Nous nous activons en silence et je prépare la table le temps que Louh passe dans la salle d'eau. Puis, alors que nous nous retrouvons devant le petit-déjeuner, je demande :

 

- Qu'est ce que tu as prévu pour aujourd'hui ?

- Je ne sais pas.

 

Je fronce les sourcils, essayant de comprendre ce qu'il entend par là, l'esprit encore embrumé par le sommeil et le plaisir. Je prends une longue gorgée d'eau, perplexe, et il finit par expliquer plus en détails :

 

- Je ne sais plus quoi faire pour retrouver Mélisende. Elle semble s'être évaporée dans la nature. Elle a disparu de nuit, alors qu'elle était dans le lit de ses frères et sœurs. J'imagine mal son ravisseur entrer dans leur maison, l'arracher de force du lit, et fuir le village sans que personne ne s'en aperçoive. D'autant que ce ravisseur connaîtrait parfaitement les villageois et saurait où la trouver, et je ne vois aucun villageois capable de faire ça.

- Bah, tu sais, les personnes mauvaises n'ont pas toujours une inscription sur le front pour le signaler à tout le monde.

Mon regard se porte machinalement sur son H et je me mords les lèvres, regrettant immédiatement mes paroles qui pourraient largement faire penser à Louh. Mais il ne relève pas et poursuit :

- Bien sûr. Mais quand même, je les côtoie depuis toujours. Je connais ceux qui ont un sens moral plus bancal que les autres.

- De toute façon, je suis d'accord avec toi, c'est très improbable que quelqu'un l'ait enlevée chez elle. Donc ça ne nous laisse que la possibilité qu'elle soit sortie d'elle-même.

- Mais en plein milieu de la nuit, elle ne l'aurait pas fait sans une bonne raison.

- Donc quelqu'un l'a incité à sortir de chez elle.

- Les braves gens dorment à cette heure. Il n'y avait pas d'autres étrangers que vous dans le fief, et personne ne semble avoir disparu du château. Ni du village, d'ailleurs.

- Elle aurait pu rencontrer quelqu'un d'un autre fief et aller le rejoindre.

- C'est une possibilité, oui, même si ça me semble étrange.

- Les fiefs voisins sauraient peut-être si elle est chez eux. Je veux dire, si je voulais disparaître pour mener la vie que je souhaite, je ne resterais pas sur place. Elle doit bien se douter que tu vas la chercher ici.

- Mais ça prendrait bien trop de temps d'aller dans tous les fiefs voisins et de leur demander s'ils l'ont vu.

Il ne rajoute pas que nous manquons de temps et je l'en remercie intérieurement. La situation m'angoisse suffisamment, sans compter que son aveu d'impuissance n'arrange rien. Essayant de rester calme pour garder les idées claires, je lui demande :

- Il n'y a personne qui surveille les frontières des fiefs ?

- Non, nous sommes en temps de paix et tout le monde peut circuler librement.

- Donc tu n'as aucun moyen de savoir si elle a quitté le fief ou non ?

- J'ai demandé aux hameaux les plus proches des sorties du fief, mais ils n'ont vu personne. Un témoin est le seul moyen de savoir.

- Si je comprends bien, tu ne peux pas être sûr qu'elle est encore ici, ou qu'elle a quitté le fief ?

- Exactement. Et de toute façon, c'est bien trop vaste pour que je puisse tout fouiller. C'est pour ça que je cherche qui aurait pu l'inciter à partir ou qui aurait pu la vouloir.

- Et tu es à court d'idées.

- Oui. Cela dit, tu avais raison hier. Savoir qui a des dettes peut s'avérer utile. Et j'aimerais aussi connaître les registres des taxes : ça me permettra de connaître les villageois les plus fortunés.

- Parce que l'un d'entre eux aurait pu payer un proche de Mélisende pour l'attirer hors de chez elle en pleine nuit.

- Oui.

- Mais pourquoi ce proche, en apprenant la disparition, n'aurait rien dit ?

- Je ne sais pas. Il est peut-être payé pour se taire. Ou peut-être qu'on l'a convaincu que ce départ était ce qu'il y a de mieux pour elle.

 

Je le dévisage, l'estomac plein, peinant à comprendre ses dernières paroles. Il hausse les épaules et, face à mon incompréhension, m'explique :

 

- Admettons qu'une personne mal-intentionnée veuille faire sortir Mélisende de chez elle. Pour ça, il lui faut un proche pour l'attirer dehors et pour le convaincre de ne pas aller causer ensuite. Il pourrait lui faire comprendre que Mélisende ne sera pas heureuse en restant au village, couturière et mariée à un homme qu'elle n'aime pas. Et que, de ce fait, la faire fuir cet environnement est ce qui pourrait lui arriver de meilleur.

- Mais pourquoi le payer, dans ce cas ? Si on m'annonce que Gabor s'est marié à une villageoise et qu'il n'est pas heureux, je n'aurais aucun besoin d'écus sonnants et trébuchants pour voler à son secours.

- Bon sang, je ne sais pas, Yoshka, je ne sais pas !

 

Il se lève brusquement et fait les cent pas dans la cuisine, fourrageant dans ses cheveux. Je l'observe, muet, incapable de l'aider plus. À supposer que je l'ai un peu aidé. Je termine mon bol d'infusion avant de commencer à débarrasser la table, l'esprit en ébullition. Puis, d'une voix douce, je murmure :

 

- Et si on partait du principe qu'elle est partie de son plein gré, sans parler d'une quelconque incitation. Ça nous laisse quelles hypothèses ?

- Un rendez-vous galant. Avec Anselin, a priori.

- Personne d'autre ?

- Pas à ma connaissance. Je pense que leur amour l'un pour l'autre est sincère et je doute qu'il y ait un autre homme dans l'affaire. Mais on ne peut pas complètement l'exclure.

- Quoi d'autre ?

- On pourrait supposer qu'elle a rencontré un autre homme et qu'elle ait voulu partir avec lui, mais ça semble peu probable : nous n'avons pas eu d'autres étrangers à part vous, et personne au château ne semble avoir manifesté le moindre intérêt pour elle. Yoshka, tu me fais me répéter, ça n'avance en rien.

Je passe outre son mouvement de colère, et demande, avec un petit sourire :

- Et si son père lui avait trouvé un mari ?

 

Il s'immobilise, me fixe longuement du regard, et sourit à son tour en répondant :

 

- Ce serait possible, oui. Mais dans ce cas, il nous en aurait parlé, je suppose. Il aurait forcément fait le rapprochement entre l'annonce du futur mari et la disparition de sa fille.

- Et s'il ne lui avait pas dit ? S'il avait conclu un accord et, en trouvant une lettre ou en entendant des ragots, elle ait été au courant sans qu'il en souffle un mot ?

Il se frotte la nuque, pensif, avant d'acquiescer lentement. Et d'une voix de basse, il murmure :

- On ira lui demander. Et on interrogera à nouveau Anselin, il nous a peut-être caché quelque chose. Et ça sera l'occasion de prendre des nouvelles de la vieille Berthe.

 

J'opine doucement, résistant à l'envie furieuse de lui rappeler que je risque la torture et que l'état de santé de la vieille Berthe ne me préoccupe pas spécialement. Mais effectivement, une visite au village s'impose, et nous pouvons bien passer un peu de temps auprès de la vieille femme. Mon regard se perd sur Louh, sur cet air désemparé qu'il n'ose afficher qu'en ma présence, et mon ventre se noue. Pourquoi diable n'ai-je pas le droit de connaître une telle relation dans des circonstances plus sereines ? Pourquoi faut-il que ces instants merveilleux que je passe en sa présence doivent être souillés par l'urgence et par la peur ? J'ignore ce que lit Louh sur mon visage, mais il s'approche vivement de moi et m'embrasse sauvagement, sans douceur ni tendresse, comme mû par un besoin irrépressible. La surprise passée, je réponds à son baiser avec autant de ferveur, désireux d'oublier l'espace de quelques instants ce qui nous attend.

 

Nous nous séparons après quelques minutes, nullement rassasiés l'un de l'autre mais terriblement conscients que le temps nous est compté. Après avoir sommairement rangé la cuisine, nous nous mettons en route, sous un doux soleil. La forêt sent encore l'humidité et la chaleur est plus que raisonnable, ce qui rend cette marche plutôt agréable. Mais je ne peux m'empêcher de penser que l'isolement de Louh joue en notre défaveur : ces allers-retours nous font perdre un temps fou. Les paysans sont dans leurs champs, vacant à leurs occupations comme si l'une d'entre eux n'était pas entre la vie et la mort. Puis je réalise que, pour eux aussi, la course du temps est implacable : ils doivent semer, entretenir et récolter de quoi survivre à l'hiver et ils doivent s'adapter au temps. Difficile, s'il pleut des cordes, d'aller labourer les champs. Louh cherche du regard Anselin, mais le jeune homme n'est visiblement pas aux champs aujourd'hui. Louh ne fait pas de commentaire et poursuit sa route en direction du village, sous le regard brûlant des paysans qui ne font pourtant pas un geste pour le saluer.

Le village bruisse de ses activités quotidiennes lorsque nous y parvenons. Le marché bat son plein et les femmes se rendent en papotant à la rivière, d'énormes bacs de linge dans les bras. Louh se rend chez la famille de Mélisende, et je découvre, intrigué, ce qui fut le quotidien de celle que nous cherchons avec tant de peine. À vrai dire, je ne découvre pas grand-chose de passionnant : la modeste maison est vide de ses occupants et elle ressemble terriblement aux autres du village. Un feu couve dans l'âtre, tandis que deux grands lits remplissent quasiment l'ensemble de la pièce. Quelques ustensiles, des cordes tirées le long des murs pour y ranger les vêtements, un coffre qui doit également servir de siège, tous ces éléments viennent compléter le triste tableau. Au fond, une porte donne sans doute sur le cellier, mais nous ne poussons pas la curiosité jusque-là.

 

Louh, après avoir appelé, quitte la demeure sans faire de commentaires. Heureusement, car l'une des voisines est sur le seuil de sa porte et nous observe, curieuse. Louh lui demande si elle sait où se trouve le père de Mélisende et, bien évidemment, elle sait. Elle nous indique avec force commentaires qu'il est dans le potager. Et oublieuse de sa crainte envers Louh, elle nous regarde partir, réfléchissant sans doute à ce qu'elle racontera aux autres dès que nous serons suffisamment éloignés.

Nous nous retrouvons ensuite au marché et je suppose que Louh a fait un détour volontairement : je vois mal le potager en plein centre du village, juste à côté de la grande place. Effectivement, il s'arrête devant un étal bringuebalant,

C'est une femme d'âge mûr, aux cheveux parsemés de fils argentés, qui s'en occupe. Sa longue robe couleur pastel a connu des jours meilleurs et son visage est marqué par la fatigue et l'inquiétude. Dès qu'elle aperçoit Louh, elle se focalise sur lui et, sans même le saluer, lui demande :

 

- Vous l'avez retrouvée ?

- Non, pas encore.

 

Le visage de Louh est vierge de toute expression, tout comme sa voix, mais je sais qu'il aurait aimé lui annoncer une bonne nouvelle. La femme semble extrêmement déçue, même si elle affirme :

 

- Ce n'est guère étonnant.

 

Elle ne prononce rien de plus, et j'ignore si c'est parce qu'elle estime que Louh n'est pas capable de mener à bien cette mission ou parce qu'elle a déjà perdu espoir. Louh ne bronche pas et je me demande qui elle est, pour parler de la sorte sans crainte. Elle reporte son regard fatigué sur moi et je sens qu'elle aimerait en savoir plus sur moi, sur les raisons de ma présence. Mais Louh reprend la parole, me permettant enfin de comprendre qui elle est :

 

- Votre mari lui a trouvé un époux ?

 

Elle sursaute, jette des regards autour d'elle et répond dans un souffle :

 

- Non, pas encore. Et maintenant …

 

J'opine doucement, même si je ne suis pas son interlocuteur. Bien sûr que tant que Mélisende sera portée disparue, il serait absurde de poursuivre la quête d'un mari. Mais alors même que cette pensée m'effleure, une nouvelle question jaillit dans mon esprit : Mélisende a au moins une sœur. Pourquoi vouloir la marier elle et pas sa sœur ? Est-ce que cette décision a un lien avec la disparition ? Louh, encore une fois, ne bronche pas et se contente de grogner un son qui pourrait passer pour un assentiment. Puis, comme s'il nevenait pas de l'interroger, il sort de sa bourse quelques pièces de monnaie et achète trois tourtes à la viande.

 

Et après l'avoir saluée, il s'éloigne à grands pas, jetant des regards perçants sur les différents étals et leurs marchandises. Je me retrouve encore à trottiner à ses côtés, l'esprit rempli de questions, lui demeurant muet et inexpressif. Et j'enrage de voir la différence entre le Louh de ce matin, alangui tout contre moi, vulnérable comme jamais, et le monstre inébranlable actuel. J'ai l'impression de passer mes journées et mes nuits avec deux hommes différents et je deviendrais fou si ça devait se prolonger indéfiniment.

 

Louh se rend alors sur la place l'église et, sans un regard pour l'édifice saint, frappe à l'une des portes. C'est la guérisseuse qui lui ouvre, son visage sévère s'adoucissant à peine en reconnaissant son visiteur. Elle le laisse rentrer, sans doute bien consciente qu'elle n'a, de toute façon, pas vraiment le choix.

La pièce est plus grande que chez Mélisende et le sol est pavé. Une pièce attenante, dont la porte est ouverte, laisse deviner la présence d'un lit et donc d'une chambre. J'imagine que cette femme est bien plus aisée que la plupart des villageois, même si j'ignore tout de l'origine de cette richesse. Louh, tout en s'approchant de la chambre, demande à voix basse :

 

- Comment va-t-elle ?

 

Il reste sur le seuil de la porte, et la guérisseuse, tout en me jetant un regard sévère, lui répond sur le même ton :

 

- Ce n'est pas fameux. J'ai fait tout ce que j'ai pu. Elle est maintenant entre les mains de Dieu.

 

Je frissonne en entendant cette phrase. Resté piqué au milieu de la pièce principale, je vois les épaules de Louh se raidir, signe qu'il a parfaitement compris ce que ça signifie : la survie de cette femme ne tient à la chance, ou à la bonne volonté de Dieu. D'une toute petite voix, masquant mal son émotion, il ajoute :

 

- Faites-moi prévenir si son état évolue.

- Bien entendu.

 

Après un dernier regard en direction de la chambre, où je suppose que la vieille Berthe est soignée, il dépose une tourte à la viande sur la table près de l'âtre. La guérisseuse grimace un sourire et bougonne un remerciement. Un bref hochement de tête à l'attention de la guérisseuse et Louh quitte les lieux. Nous traversons le village dans le sens inverse, et ce n'est que lorsque j'entends les bruits caractéristiques de la forge que j'ose prendre la parole.

 

- Tu veux quand même aller interroger le père de Mélisende ?

- Oui. La mère n'est pas au courant mais ça ne signifie pas grand-chose. Je préfère avoir confirmation auprès du père.

- Le potager est loin ?

- Non, nous y serons bientôt.

 

Je n'ose pas aborder le sujet de la vieille Berthe, il n'y a rien à en dire. Et je suppose que Louh, de toute façon, ne tient pas à aborder le sujet. Il marche à grandes enjambées, les tourtes à la viande dans une main, et quitte le village, avant d'emprunter un petit sentier. Je le suis, curieux de découvrir cet endroit que je n'avais jamais vu, caché comme il est derrière un bosquet.

La pente de la colline, au sommet de laquelle est niché le village, est aménagée en terrasses, recouvertes de potagers. Dans les hameaux, ou dans les villages de plus grande taille, les potagers sont installés tout près des maisons, souvent juste devant ou juste derrière. Mais à Âprefond, les gens ont dû suivre les reliefs.

 

Je suppose que chaque terrasse est entretenue et cultivée par une famille différente. De nombreuses femmes et enfants s'occupent d'arracher les mauvaises herbes, de griffer la terre après la pluie de la veille, de récolter les légumes déjà mûrs. Louh emprunte l'escalier de pierre jusqu'à rejoindre un homme corpulent, au visage halé, qui retourne une parcelle de terre avec une houe. Il jette un regard à Louh avant d'interrompre son travail. S'essuyant les mains sur ses chausses grises, il plante son regard émeraude dans les iris sombres de Louh. Et sans piper mot, il attend les nouvelles qu'on lui apporte. À voir son visage, il semble presque convaincu qu'elles seront mauvaises. Louh déclare aussitôt, sans doute conscient de l'expression du père :

 

- Nous ne l'avons pas encore retrouvée.

 

Il hoche la tête, sans oser s'indigner de la longueur de l'enquête. Je regarde autour de moi, avisant les femmes et les enfants qui nous observent sans se cacher ni faire semblant de travailler. Puis Louh reprend la parole et je reporte mon attention sur lui :

 

- Vous lui avez trouvé un mari ?

- Non, pas encore. Ça ne court pas les rue.

- Vous n'avez aucune négociation en cours ? Aucune piste ?

 

L'homme se gratte vigoureusement les cheveux et pousse un soupir :

 

- Non, rien de rien. J'ai juste vu un homme, à Rennes, qui a un neveu à marier. Mais c'était il y a quelques mois et je n'ai plus de nouvelles depuis.

- Vous en aviez parlé à Mélisende.

- C'était trop tôt. Je voulais rencontrer le neveu d'abord.

- Mais elle savait que vous lui cherchez un époux.

- Bien entendu. C'est pas le genre de choses qu'on peut cacher.

- Et elle en pensait quoi ?

 

L'homme se redresse encore plus et relève le menton. Dardant son regard dans celui de Louh, il marmonne :

 

- Elle en pensait rien du tout. Elle fera ce que je lui dirai de faire. Je vais pas lui demander son avis.

 

Louh acquiesce gravement, se gardant bien de faire le moindre commentaire. Ma question fuse avant même que j'ai eu le temps de réfléchir aux conséquences :

 

- Pourquoi chercher un mari pour elle et pas pour sa sœur ?

 

Le père me toise, pince les lèvres et renifle, mais ne s'abaisse pas à m'adresser la parole. Louh, d'une voix sèche et cassante, lui ordonne :

 

- Répondez.

- Parce que sa sœur part dans les ordres à l'automne.


 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 19:09

Âprefond, chapitre 22

 

Voici donc un nouveau chapitre ! Pour la musique, je vous suggère : Nagyecsedi Fekete Szemek 6 - Májusi Májusi

 

 

 

 

 

Je ne m'attendais pas à poser la question de manière aussi directe, mais à vrai dire, je ne crois pas que j'aurais pu y mettre plus de formes. Depuis le temps qu'elle me trotte dans la tête, j'ai pu chercher meilleure formulation. Et je n'ai pas trouvé. Et puis, de toute façon, Louh est quelqu'un de franc et d'honnête, alors c'est une manière comme une autre de lui montrer mon respect. Parfaitement. Je cherche à me rassurer, j'en suis bien conscient, et je lui jette un rapide coup d'œil, craignant sa réaction.

 

Il marque un temps d'arrêt, l'espace d'une seconde, avant de continuer à marcher sans me répondre. Je peste entre mes dents et lui emboîte le pas, m'étant arrêté en même temps que lui, le cœur battant la chamade à mesure que le doute devient certitude.

 

- Louh ?

- Je ne peux pas.

- Tu peux quand même me répondre, quelque chose, non ?

- Oui, mais je ne peux pas te rassurer ni te dire que ça n'a rien à voir.

- Tu ne veux pas me mentir ?

- Non. Et je ne veux pas en parler, pas maintenant.

 

Il force le pas, comme pour échapper à une conversation qu'il sait déjà inévitable et j'ai l'impression de trottiner à ses côtés pour rester à sa hauteur. Mais malgré les battements de cœur qui rugissent à mes oreilles et mon souffle court, j'insiste :

 

- Louh, je suis désolé mais il va falloir m'en dire un peu plus.

- Non.

- Je vais imaginer le pire. Je l'imagine déjà, en fait.

- Et tu vas encore me faire un esclandre.

- C'est très possible, oui. Imaginer qu'il ait osé te marquer au fer rouge comme un bestiau dans un troupeau me met hors de moi.

- Ce n'est pas ça.

- C'est quoi alors ?

 

Louh s'arrête soudainement et fait volte-face, me toisant de son regard furieux. Je m'immobilise avec un temps de retard et lui renvoie un regard déterminé, qu'il comprenne bien que je ne le laisserais pas tranquille tant que je n'aurais pas obtenu gain de cause. Finalement, après avoir repoussé une mèche folle qui s'est échappé de ses cheveux noués, il martèle :

 

- C'est un étendard, Yoshka. Je suis la main armée de mon sieur et ce H le proclame à tous. Les gens le voient et ils savent que leur sieur les regarde.

- Et il ne pouvait pas te faire coudre son blason sur ta chemise, comme tout le monde, au lieu de te défigurer ?

- Non.

 

Il se remet en marche et j'en hurlerais de frustration si je n'avais pas tant conscience de l'endroit où nous sommes. Il me jette un coup d'œil avant de déclarer :

 

- Nous en parlerons plus tard.

- Tu peux y compter.

 

Il se raidit sous la menace mais je n'en ai cure. Le sujet est trop grave pour qu'on le balaie avec des omissions et des demies réponses. Je sais bien que je ne suis que de passage dans sa vie et que notre relation naissante ne me donne aucun droit sur lui. Je sais aussi que c'est presque cruel de vouloir lui ouvrir les yeux alors que, dans quelques jours, je serai loin ou mort, et qu'il restera là avec une prise de conscience douloureuse. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je ne peux pas rester là, simplement à acquiescer, quand il m'annonce que son sieur l'a volontairement défiguré pour le marquer comme étant sa propriété. Car Louh aura beau me sortir toutes les excuses possibles, je vois les choses ainsi.

 

Je le suis tandis qu'il s'avance dans les champs, allant sans doute au plus court, méditant sur cette brève conversation. Je n'ai pas vraiment le choix, nous en parlerons plus tard, même si je me doute bien qu'il fera en sorte que je n'y pense plus. Et je suis indécis. Maintenant que j'ai la certitude que c'est bien son seigneur qui l'a marqué, même si ça me révolte et m'horrifie, dois-je réellement remuer le couteau dans la plaie ? Il ne veut clairement pas en parler et j'ignore si je dois insister.

Je suis perdu dans mes réflexions quand nous entendons soudain de l'agitation. Redressant la tête, je découvre un tableau qui me fait frissonner.

 

Le chemin qui mène chez la vieille Berthe est devenu boueux à cause de l'orage et les multiples nids-de-poule sont remplis d'eau. Mais ça n'a pas empêché la moitié du village de se rendre sur place. La pluie fine qui ne cesse de tomber ne les a pas arrêté non plus.

 

L'arbre foudroyé est en train d'être déplacé, poussé et tiré par une dizaine d'hommes robustes armés de cordes et de scies. Le forgeron est présent, lui aussi, et donne le rythme, guidant les gestes des hommes.

Les femmes et les enfants ne sont pas en reste. L'une d'entre elle, sèche et âgée, est installée sur un tabouret, indifférente à la pluie. À ses pieds, un large panier, abrité de la pluie par une toile épaisse à demi-repliée, est rempli de tissus et de bocaux. Elle est en train d'entourer le poignet d'un gamin et je comprends qu'elle est là pour soigner. Les villageois, en attendant de dégager les décombres, mais surtout la vieille Berthe. Bien qu'en voyant la maison effondrée, je doute qu'elle soit encore vivante. Mais je me garde bien de donner mon avis et suis du regard l'incroyable fourmilière.

 

Les femmes et les enfants ont formé une chaîne et dégagent un par un les morceaux de torchis qui ont éclaté sous la violence du choc. C'est pourtant un matériau particulièrement résistant, mais l'énorme tronc ne lui a laissé aucune chance.

L'arrivée de Louh passe pratiquement inaperçue et il se joint à la chaîne. Je l'imite aussitôt, incapable de rester à les regarder tenter de sauver la vieille femme. Je suis quasiment en bout de file, passant les blocs de torchis à un gamin qui, au début, me dévisage avec les yeux ronds. La décision de Louh est plutôt sensée, puisqu'il a bien compris que nous n'aurions fait que gêner les hommes : ils se sont répartis sur la longueur du tronc, et deux paires de bras supplémentaires auraient déséquilibré leur organisation.

 

Le travail est vite monotone, le seul changement est la taille des blocs, pouvant parfois peser sacrément lourd. Les paroles se font rares et seuls les ahanements des hommes se font entendre. Sans même y penser, je me mets à fredonner une de ces chansons populaires qui donnent du cœur à l'ouvrage et rythment les gestes. Ça n'a rien d'un chant joyeux, mais nous l'entonnons toujours lors des grands travaux. Très vite, le gamin joint sa voix à la mienne, puis Louh et tout le reste de la chaîne. Ce n'est pas un chant subtil et délicat, qui nécessite une maîtrise parfaite des mélodies, de sa voix et des notes. Heureusement, d'ailleurs, car j'entends de nombreuses voix discordantes et en dehors du rythme.

 

Mais ça n'a aucune importance : l'essentiel, c'est que les villageois redoublent d'entrain, rythmés par cette chanson qu'ils reprennent avec enthousiasme. Je dois avouer que je suis plutôt surpris par cette solidarité, même si c'est stupide parce que je sais très bien qu'ils s'entraident pour les gros travaux comme les moissons. Mais avec ce temps, j'aurais pensé que seule une poignée de courageux aurait osé sortir. Je réalise soudain qu'ils ne sont, finalement, pas si différents de nous : ils parlent les uns des autres pour occuper leurs longues soirées mais ne rechignent jamais à donner un coup de main.

 

Je sursaute quand les hommes poussent un cri de victoire assourdissant : ils ont réussi à dégager le tronc des décombres. Restant sur le côté de la chaumière, ils s'attellent désormais à dégager les poutres en bois et les plus gros blocs de torchis. Et eux aussi ont repris le chant, qui s'étire à l'infini.

 

Après d'innombrables heures de travail, nous parvenons enfin à dégager ce qui fut la pièce principale de cette maison. Des débris de bois indiquent l'emplacement de la table et des bancs. Le lit, lui, est signalé par un tas de linge, devenu jaune de poussière.

Je réprime une exclamation horrifiée quand je découvre, à l'extrémité de la pièce, une jambe tordue et recouverte de poussière. Autour de moi, tous n'ont pas ma retenue et bientôt, un brouhaha s'élève.

 

- Sortons-la d'ici.

 

L'injonction de Louh ramène le silence et nous formons à nouveau une chaîne pour retirer les gravats. Vu la position de la vieille femme, il est probable qu'elle était en train de se rendre dans la pièce adjacente, sans doute un cellier, au moment de la chute de l'arbre.

 

La nuit commence déjà à obscurcir le ciel quand on termine enfin de dégager les décombres. La lumière orangée, filtrée par d'épais nuages, nous permet tout juste de distinguer le corps brisé de la vieille femme. Contre toute attente, lorsque la guérisseuse s'approche et la palpe, elle s'exclame :

 

- Elle vit !

 

Aussitôt, la vieille Berthe est entourée d'attentions : on la retourne précautionneusement avant de la palper à nouveau, de panser grossièrement les plaies et de poser des attelles de fortune. Malgré la situation, je souris de l'ironie du sort : c'est avec les branches de l'arbre qui l'ont blessé qu'on la soigne à présent. Mais à vrai dire, je reste en retrait, un peu à l'extérieur de la maisonnette, en compagnie d'autres villageois qui ont prêté main forte au déblayage. Je n'aime guère ce genre de spectacle et je veux surtout éviter qu'on m'accuse à nouveau de voler. Alors je reste les mains dans les poches sous la pluie qui faiblit enfin, me faisant voir des gens, l'air inquiet pour la vieille femme.

 

Tout le monde n'a pas ma considération et, très vite, les conversations commencent. Petit miracle de la situation, les spectateurs semblent avoir oublié ma présence et la méfiance qu'ils sont censés ressentir à mon égard. Je les écoute avec attention, l'air de rien, réalisant pleinement ma chance : je suis immergé au milieu d'eux et je peux entendre leurs discussions comme jamais auparavant. En présence d'étrangers, ils ne se comportent jamais ainsi, n'allant certainement pas commérer en leur présence. Bizarrement, que je sois là, libre bien qu'accusé de l'enlèvement de Mélisende ne les surprend pas. Et plus intriguant encore, ils agissent comme si je n'existais pas. Loin de me blesser, cette situation, au contraire, me soulage.

Je les écoute donc se plaindre du malheur qui s'abat encore une fois sur le fief. Après la pauvre Guillemette, une dizaine de jours plus tôt, et le terrible enlèvement de cette pauvre gamine, et voilà que c'est au tour de la vieille Berthe. Je les entends craindre une terrible loi des séries et s'interroger, à grand renfort de « Dieu nous en garde », sur une éventuelle malédiction qui les frapperait. Je souris en les entendant s'inquiéter pour la vieille Berthe, qu'ils considéraient il y a peu comme une folle qu'il ne faut surtout pas approcher ni croire. Personne n'ose se prononcer sur ses chances de survie et je les comprends : parler la mort potentielle de quelqu'un, c'est attirer le mauvais œil.

 

Finalement, les hommes hissent sur leurs épaules un brancard de fortune et, avec mille précautions, quittent les décombres pour l'emmener au village. J'imagine bien que ce transport est risqué, mais ils ne peuvent pas la laisser là. Peu à peu, alors que la pluie cesse enfin, les villageois se mettent en marche, certains portant des flambeaux judicieusement apportés par la vieille guérisseuse. Louh s'approche de moi, muet, et nous les regardons regagner le village, tel un cortège funèbre. Louh ne souffle pas un mot et je respecte son silence, n'osant pas lui demander comment il va. N'osant pas, non plus, prendre sa main pendante et la serrer la mienne.

 

Après quelques minutes de contemplation silencieuse, nous nous mettons à notre tour en marche dans la direction opposée, guidés par le crépuscule finissant. Louh ne pipe toujours pas mot et je me garde bien de le faire. Ce n'est que lorsque nous sommes dans la forêt que je me permets de lui prendre doucement la main et de la serrer dans la mienne. Maigre réconfort, mais j'espère pouvoir lui montrer mon soutien de la sorte : je sais à quel point la vieille Berthe compte dans sa vie, toute folle qu'elle soit. Et l'obscurité qui est tombée, à peine atténuée par la faible lueur de la lune, est le prétexte parfait : j'ai besoin de lui pour me guider entre les troncs majestueux et les reliefs du sentier.

Il fait trop sombre pour que je puisse voir sa réaction mais il ne retire pas sa main, c'est plutôt bon signe. Après une marche qui me paraît interminable, nous atteignons enfin son repaire, accueillis par les grognements des cochons qui protestent contre l'heure tardive de leur pitance.

 

Louh ouvre donc la porte et éclaire la lanterne judicieusement accrochée au mur, puis va faire rentrer les porcs pour la nuit, et leur donne à manger. Je l'observe, intrigué par son silence, même si je devrais commencer à y être habitué.

Ce n'est que lorsqu'il referme la porte derrière et lui qu'il se laisse tomber sur une chaise en soupirant que je réalise à quel point la journée a été éprouvante pour lui. Sans un mot, je vais raviver les quelques braises qui restent au fond de l'âtre et je prépare une marmite pleine d'eau, que je dépose tout contre le foyer. J'ignore ce que je pourrais dire pour l'aider à surmonter le choc de voir cette vieille femme dans un tel état. Je me sens détaché de la situation parce que je ne la connais pas et que, pour être honnête, son état ne me concerne que parce que ça touche Louh.

 

Je me surprends à fredonner un de ces airs apaisants que les femmes chantent quand un enfant est malade, tandis que je surveille le feu. Quand la fumée se fait moins importante, j'accroche la marmite du repas au-dessus de l'âtre et je vais chercher les couverts. Je découvre que Louh suit chacun de mes gestes du regard, mais je ne suis pas sûr qu'il me regarde vraiment. Les yeux perdus dans le vague, il semble bien loin de moi. Heureusement, car je réalise que je fais comme chez moi, m'affairant comme lorsque je suis de retour à ma roulotte après une longue journée.

Je frissonne dans mes vêtements trempés et je vais chercher ma tenue de rechange. Après une infime hésitation, j'amène également celle de Louh et je lui murmure :

 

- J'ai amené tes vêtements, si tu veux te changer.

 

Il sursaute presque en m'entendant parler mais il se lève et commence à retirer sa chemise, acceptant cette proposition sans prononcer un mot. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il se mette enfin à parler et qu'il me dise :

 

- Tu voudrais pas mettre quelque chose sur mon dos, avant que j'enfile l'autre ?

- Bien sûr. Agripaume et écorces de bouleau ?

- Oui, ce serait bien.

 

Il tente une esquisse de sourire, sans grand succès, et je me rends dans son garde-manger, armé de la lanterne, me félicitant intérieurement d'avoir déjà mis de l'eau à chauffer. Il a repris sa place assis, quand je retourne dans la cuisine, et il regarde, pensif, les dessins du bois de la table. Je vais jeter les deux poignées d'agripaume et de bouleau dans l'eau déjà frémissante, gêné par ce silence qui, contrairement à d'habitude, n'a rien de confortable. Je profite de l'attente pour me changer et je savoure la tiédeur relative de mes vêtements secs. Lorsque l'eau bout, j'en extrais deux louches que je laisse dans un bol, pour la faire refroidir, et je vais chercher un tissu propre. Louh, sans doute inspiré par mes gestes, a lui aussi changé ses chausses et reste pied nu. Je lui jette un regard rapide, le ventre noué par la vulnérabilité qu'il affiche, sans doute à son insu. Je vais étendre nos vêtements le temps que ma préparation refroidisse puis, à mon retour dans la cuisine, je trempe le linge propre dans le bol et je m'approche de Louh. Il s'est levé sans que j'ai à le lui demander et très délicatement, je m'occupe de ses plaies. Si certaines sont déjà en voie de cicatrisation, d'autres ne sont pas jolies à voir, gonflés et rouges. J'aimerais tellement avoir l'avis de Philipia, à ce sujet ! Mais je doute qu'il accepte d'aller la voir pour si peu.

 

À mesure que j'applique la préparation, je dépose de tendres baisers sur ses épaules nues et sur sa nuque. C'est une bonne idée qu'il a eue, d'attacher ses cheveux. Lorsque je nettoie la dernière lacération, je dépose le linge dans le bol et m'apprête à m'éloigner pour surveiller le repas. Mais Louh m'attrape doucement par le bras et m'attire contre son torse. Et avant que j'ai eu le temps de réaliser ce qu'il m'arrive, je me retrouve plaqué contre lui, serré par ses bras puissants, son visage enfoui dans mon cou. Je savoure ce contact pendant de longues minutes, appréciant la chaleur de son corps contre le mien, son odeur virile et la douceur de sa peau. Je noue mes mains sur son derrière, seul endroit où je peux l'enlacer sans craindre de le blesser et je dois avouer que, pour le coup, l'état de son dos m'arrange. Mais je ne pense pas à batifoler, pas alors que je le sens si tendu contre moi et que je le devine si ému. Pour le réconforter, je laisse finalement échapper :

 

- Je suis sûr que la guérisseuse est très douée.

- Oui, elle l'est. Mais elle n'est pas faiseuse de miracles.

 

Le silence retombe dans la cuisine chichement éclairée, alors que je réalise la portée de ses paroles : il faudrait effectivement que la guérisseuse fasse dans les miracles plutôt que dans les onguents, pour espérer sauver la vieille Berthe. Sauf que les miracles, il n'y a que le Très-Haut qui sache en faire, et même oser penser qu'une simple femme pourrait en réaliser s'approche du blasphème. Poursuivant ces pensées, je murmure :

 

- Les villageois vont demander au curé de faire une messe pour Berthe.

- C'est gentil de leur part.

 

Il ne dit rien de plus, mais j'entends quand même la suite de ses réflexions : si seulement elle survit jusqu'à la messe, ça sera peut-être utile. Je suis d'avis qu'elle a plus besoin d'extrême onction que de messes, mais ça, bien sûr, je me garde bien de le dire à voix haute. Finalement, pour couper court à ces réflexions malsaines, je lève légèrement la tête et embrasse délicatement son menton. Il esquisse un sourire, baisse la tête et m'offre un baiser d'une intensité incroyable. Je me colle plus encore contre lui, si c'était possible, et je me surprends à me frotter légèrement contre lui. Il interrompt son baiser, les sourcils froncés, et je me fais honte, soudain, à me comporter comme un animal en rut. Mais il me détrompe vite en déclarant :

 

- Ça sent le brûlé.

 

Je m'écarte d'un bond, toute honte envolée, et me précipite vers la marmite fumante. Je la retire avec précaution, manquant tout de même de me cuire la main au passage, et lui jette un regard penaud. Il me fait un vrai sourire, cette fois, comme si ce potage brûlé pouvait faire oublier le drame de la journée. Et d'une voix douce et amusée, il me dit :

 

- Tu sais où sont les réserves. Prends ce qui te fait envie pour qu'on puisse grignoter quelque chose.

 

J'opine du chef, gêné d'être encore la cause d'un désastre culinaire, et je m'empare de la lanterne pour me rendre dans le garde-manger. Je me sens mal à l'aise, soudain, réalisant qu'avec la vieille Berthe aux portes de la mort, toutes ces provisions risquent d'être rationnées, le temps qu'il retrouve quelqu'un pour lui vendre sa viande. Après tout, même si elle s'en sort, est-ce qu'elle pourra encore aller au marché ? S'occuper des provisions de Louh ? Ne sera-t-elle pas handicapée à vie ?

Alors je pose des regards timides sur les victuailles face à moi, n'osant rien prendre de peur qu'il se retrouve à manquer, plus tard, quand je ne serais plus là. Mon cœur se serre quand je réalise que, quoiqu'il arrive par la suite, dans trois jours, il se sera encore plus seul qu'avant. Et qu'après mon intrusion dans son intimité pendant plusieurs jours, son antre va sans doute lui paraître bien vide.

Une main se pose sur mon épaule et je sursaute, me retournant d'un bond. Louh me sourit tendrement et me demande :

 

- Eh bien, qu'est-ce qu'il se passe ? Tu hésites ?

- Non, je... Euh...

- Tu n'oses pas ?

 

Incapable de prononcer un mot, je me contente de hocher la tête, les yeux rivés vers le sol. Il m'ébouriffe les cheveux, faisant cliqueter mes perles, et s'avance dans la grotte. Et comme si de rien n'était, il demande :

 

- Jambon ou saucisson ? Fromage ?

- Comme tu veux.

- Ne t'en fais pas, Yoshka, j'ai largement de quoi tenir plusieurs semaines. Allez, prends ce qui te fait plaisir.

 

Je m'avance dans la pièce, fouillant du regard son contenu, avant de me décider pour une demi-tome de fromage. Je repère également le plus petit saucisson suspendu au plafond, mais Louh m'arrête d'un claquement de langue et s'empare d'un énorme jambon cru fumé. Il prend encore des noix avant de repartir vers la cuisine, et je le suis, comme d'habitude.

Installés à la table, grignotant l'excellent jambon, nous commençons le repas dans un silence religieux. Puis Louh, dans un sourire, déclare :

 

- Les cochons auront encore un repas de fête demain.

- Désolé. Je ne pensais pas que mon attention serait détournée de la sorte.

- Ce n'est rien. C'est le jour où tu réussiras à faire à manger que je m'inquiéterais.

 

J'ouvre la bouche, prêt à rétorquer une réplique cinglante, quand je réalise son air amusé. Si me taquiner lui permet d'oublier le sort de la vieille Berthe, alors tant mieux, je ne m'en plaindrais pas. Mais il semble suivre le même cours de pensées que moi, car il murmure :

 

- Merci pour tout à l'heure.

- Pour tout à l'heure ?

- Tu nous as aidé à sortir Berthe de là.

- Je n'ai fait que porter quelques blocs de torchis, c'est pas grand-chose.

- Si, tu as prêté main-forte à des villageois qui ont vous ont accusé, toi et les tiens, des pires maux et qui vous ont réservé un accueil glacial.

- Dans ce genre de situation, on oublie les quelques différends qu'il peut y avoir. Quand une vie est en jeu, les querelles stupides n'ont aucune valeur.

- Peut-être. Mais j'ai apprécié ton geste alors merci.

 

Je sens bien qu'il a besoin d'avoir le dernier mot, alors je finis par incliner la tête dans un cliquetis de perles, pour lui montrer que j'accepte son merci. Puis, alors que nous nous attaquons à la tome, je laisse affleurer la surprise que j'ai ressentie plus tôt :

 

- Je ne m'attendais pas à ce qu'ils m'acceptent dans la chaîne. Ils sont persuadés que j'ai enlevé Mélisende et là, ils m'ont juste ignoré.

- Ils avaient d'autres choses à penser, tu sais. Et puis, je pense qu'ils commencent à douter de ta culpabilité.

- Vraiment ?

- Ben oui, depuis le temps que tu es entre mes griffes, tu aurais déjà dû avouer. Si tu ne l'as pas fait, et que tu es en un seul morceau, c'est qu'il y a quelque chose d'autre.

- Ce soir, dans les chaumières, la vieille Berthe et moi nous disputons l'objet des conversations, non ?

- Ça ne fait aucun doute. Et je pense même qu'ils parlent plus de toi que d'elle. À son sujet, malheureusement, il n'y a pas grand-chose à dire. Alors que pour toi, il y a mille suppositions à faire. Voire même plus.

Je souris de toutes mes dents, amusé par les ragots des villageois, et plus encore par l'air amusé de Louh. Après son silence de tout à l'heure, l'entendre parler et plaisanter de la sorte est un véritable plaisir.

- Je n'en doute pas. Il n'y a qu'à voir, autour de la maison de la vieille Berthe, comme ils comméraient...

- Vraiment ?

 

Louh semble soudain très intéressé et il me demande de lui raconter ce que j'ai entendu. Je m'exécute de bonne grâce, lui répétant aussi fidèlement que possible leurs propos. Après tout, ils n'ont pas critiqué le Seigneur de Louh, ni même dit du mal de quiconque : je ne leur attirerais aucun ennui.

Quand j'ai terminé de raconter, je prends une longue gorgée de vin coupé à l'eau, et nous passons aux noix, accompagnées d'une tranche de pain. Louh s'est replongé dans son mutisme, comme si je lui avais donné beaucoup à réfléchir. J'imagine bien qu'il peut rarement assister à ce genre de scène, sa présence étant immédiatement repérée et les conversations s'interrompant aussitôt.

 

- J'ai bien fait attention d'avoir l'air le plus inoffensif possible. Et j'ai gardé les mains dans mes poches, pour qu'ils voient bien que je ne prenais rien. Mais si par malheur quelque chose a disparu …

- Rien n'a disparu. J'étais là aussi pour veiller à ça, et je peux t'assurer que personne n'a rien emmené des décombres.

 

Je souris de soulagement. Avec la certitude de Louh, je sais que je ne risque rien. Je fais lentement tourner mon gobelet entre mes doigts, cherchant le meilleur moyen d'amener la question qui me turlupine. Finalement, je me lance avec un :

 

- Tu vas en parler à ton Sieur ?

 

Il me jette un regard noir, mise en garde contre ce terrain dangereux sur lequel je m'aventure. Mais il hoche doucement la tête et répond :

 

- Oui, je vais lui en parler. Je l'informe des accidents, des blessés et des morts dans son fief.

- Et que va-t-il faire ?

- Rien. Que pourrait-il faire ?

- Je ne sais pas. Tu crois qu'il nous accordera un délai supplémentaire ?

- Non.

 

Cette fois, je le sens clairement tendu. Je ne voudrais surtout pas qu'il croit que je considère ce sauvetage comme du temps perdu pour notre enquête, parce qu'il y a une vie en jeu. Mais à vrai dire, la mienne l'est aussi et, pour être tout à fait honnête, elle m'importe plus que celle de la vieille Berthe.

 

- Et pour ta gouverne, non, je ne suis pas un bestiau.

 

Sur ces paroles, il se lève, débarrasse ses couverts et disparaît dans son antre, me laissant coi.

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 18:04

Âprefond, chapitre 21

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : 100 Tagú Cigányzenekar: Boross Lajos Kossuth-díjas prímáskirály hegedű szóló 

 

 

 

 

Je n'ai pas le temps de faire deux pas dans la fournaise dehors que Louh me plaque contre le mur du château. Je me tords le cou pour apercevoir le seigneur de Louh qui emprunte un passage ouvert entre le donjon et le corps du bâtiment, à une dizaine de pas à droite de nous. Mon cœur bat la chamade, car si je peux le voir, il en va de même pour lui. C'est un homme à la carrure impressionnante, sans doute aussi haut que large, tout en muscles à part son gros ventre, témoin des festins de gibier qu'il s'octroie. Les cheveux gris tombant sur les épaules, le visage sévère, il n'est guère engageant. Et il est en colère, d'après le gamin. Il est accompagné de l'homme que j'avais aperçu, le jour de notre arrivée, son conseiller toujours austère. Ils ne nous aperçoivent pas, fort heureusement, et disparaissent de notre vue quand ils pénètrent dans le corps principal du bâtiment, sans doute pour emprunter le même chemin que le gamin. Aussitôt, nous traversons la cour d'un pas vif et nous franchissons l'entrée, non sans avoir salué Gautier et Ithier. Ils semblaient prêts à discuter encore un peu, sans doute pour rompre la monotonie de leur journée, mais il n'est pas envisageable que nous restions une minute de plus ici.

 

Je ne respire à nouveau que lorsque nous sommes à bonne distance du château, bien conscient que nous sommes passés tout près de la catastrophe. D'humeur massacrante, visiblement, le sieur de Louh n'aurait sans doute pas apprécié ma présence chez lui. Qui sait ce qu'il aurait pu décider, en me voyant ?

Je frisonne et jette un regard à Louh, imperturbable, qui scrute le ciel. Machinalement, je l'imite et je jure à mi-voix. Si le soleil est toujours aussi brûlant, d'énormes nuages noirs se sont entassés au sud, annonciateurs d'un orage imminent.

 

- Tu crois qu'on aura le temps de rentrer chez toi avant l'orage ?

- Oui.

 

Cette fois encore, il semble imperturbable et je me demande comment il peut être aussi calme après avoir évité le pire et si proche d'un déchaînement des cieux. Mon esprit tourbillonne de toutes les informations que nous avons apprises mais je me concentre sur le danger le plus proche, cet orage. Bien sûr, nous sommes toujours à la merci du temps, avec nos roulottes, et ce n'est pas la première fois que je vois de si sombres nuages. Mais nous sommes toujours à proximité d'un refuge, pour s'abriter à la fois de la pluie et de la colère divine. Aujourd'hui, je me sens désagréablement vulnérable. Sans que Louh n'ait besoin de me le dire, je force le pas, le dépassant lentement mais sûrement, pressé de retrouver la quiétude de son antre. Le paysage défile lentement, bien trop lentement à mon goût, à mesure que le temps passe.

 

Je suis donc aux premières loges quand une boule de feu s'abat sur un arbre relativement proche, aussitôt suivie par un fracas infernal. Je bondis sur mes pieds, le cœur en déroute. Je me rends compte que je tremble violemment, sous le coup de la surprise, quand j'entends Louh me dire :

 

- Viens.

 

Il me désigne d'un geste du menton une cabane terrée au milieu des champs et je m'y rends aussitôt sans poser de questions. Un autre grondement sourd résonne entre les collines, me faisant frissonner. La cabane n'est pas bien loin mais la distance me paraît interminable, rythmée par les éclairs qui illuminent le ciel devenu noir, comme si nous étions en pleine nuit, et par les grondements assourdissants.

 

Nous parvenons enfin à atteindre le refuge, en bien meilleur état que ceux que nous avions visités lors de l'enquête. Je m'y engouffre, Louh sur mes talons, soulagé de ne plus voir le ciel menaçant. Je sursaute quand un craquement sinistre déchire le ciel, faisant trembler les murs de pierre et illuminant brièvement l'intérieur de la cabane. La seule source de lumière provient d'une minuscule fente dans l'un des murs et c'est bien suffisant. Je peux distinguer Louh qui ferme la porte et la bloque avec une barre de bois, ainsi que l'intérieur dénué de tout ameublement. J'ignore à quoi servent les lieux habituellement et pourquoi on a ressenti le besoin de pouvoir se barricader à l'intérieur, mais j'apprécie ce refuge inespéré.

Un rugissement infernal retentit juste à côté de nous, me donnant l'impression qu'un monstre furieux et affamé, tout droit sorti des Enfers, nous a repérés et nous veut pour dîner. J'essaie de respirer calmement, tentant de me convaincre que rien de tout ça n'est possible, que ce n'est qu'un orage comme tant d'autres. J'essaie de me convaincre aussi que je ne suis pas mort de peur, juste pas rassuré par la furie du temps.

 

- Viens

 

Cet ordre répété me tire de mes pensées et j'obéis, rassuré d'entendre sa voix. Louh s'est assis par terre, dans l'un des recoins de la cabane, et je m'installe entre ses jambes. Lorsqu'un nouveau fracas résonne, je me réfugie dans ses bras et il me serre tout contre lui, le menton niché sur mon épaule. Je ne dis rien quand je remarque le tremblement de son corps contre le mien et je prends ses mains dans les miennes, les serrant sans un mot.

 

Nous restons blottis l'un contre l'autre pendant de longues minutes, lui parsemant parfois mon cou de baisers réconfortants, moi chantonnant un air doux et rassurant. Du moins, c'est l'idée, parce que ma voix est loin d'être assurée et monte dans les aigus à chaque coup de tonnerre.

 

Un déluge s'abat soudain sur le fief, résonnant contre le toit d'ardoise, comme si les cieux avaient décidé de nous noyer. Mais les grondements se font plus espacés, plus lointains aussi, et je me détends un peu.

Je suis obligé de hausser la voix quand je lui demande, curieux, histoire de me changer les idées :

 

- Tu vas vouloir interroger à nouveau la cuisinière ?

- Non, elle nous a appris tout ce qu'elle savait, je pense.

 

Il semble détendu, maintenant, contre moi, et je me dis que cette conversation sur l'enquête y est pour quelque chose. Est-il soulagé que je ne m'attarde pas sur sa crainte de l'orage ? Je serais bien stupide, de m'y attarder, car ça révélerait ma propre peur et j'aime autant éviter ça.

 

- Désolé, on dirait que j'ai été un peu trop optimiste.

 

Un fracas retenti à nouveau, faisant vibrer le sol, et je me raidis entre ses bras avant de demander :

 

- Concernant l'enquête ? Tu penses que nous ne retrouverons pas Mélisende avant la fin du délai ?

- Non, concernant notre capacité à rentrer chez moi avant l'orage. Je ne m'inquiète pas pour l'enquête.

- Ah oui, ça, pour être à l'abri avant l'orage, tu t'es trompé sur toute la ligne. Mais nous ne sommes pas si mal, ici.

- Et personne ne viendra nous déranger.

 

Je ne peux qu'approuver : à entendre les grondements qui résonnent toujours dans la vallée, aucune personne saine d'esprit ne mettrait le nez dehors.

 

- Sauf s'il s'est fait surprendre par l'orage, comme nous.

 

Je m'en veux immédiatement après avoir prononcé ces mots, reflets de mes pensées. Mais j'entends un sourire dans la voix de Louh quand il me répond :

 

- J'ai mis la barre. Personne ne pourra nous surprendre. Au pire, si quelqu'un se présente, nous irons lui ouvrir, ça nous laissera le temps de … Faire comme si de rien n'était.

 

Je souris à mon tour, rassuré, et je remue de manière à rester contre lui tout en pouvant le regarder. Enfin, le regarder n'est d'aucune utilité, puisque l'obscurité est telle que je le distingue à peine. Mais je peux tendre le cou et l'embrasser doucement, ce que je mets en application immédiatement.

 

La douceur de ses lèvres suffit pour faire fuir toute trace d'angoisse ou de peur. Louh est là, tout contre moi, et il m'embrasse comme si sa vie en dépendait, avec passion. Si c'était possible, j'aimerais pouvoir rester là à jamais, blotti contre lui, savourant cette étreinte pour l'éternité. Mais je suis bien conscient que c'est illusoire et je me contente de savourer l'instant, sachant que dans quelques jours, ça ne sera plus qu'un merveilleux souvenir.

 

La position n'est toutefois pas très agréable et mon cou m'élance. C'est surtout le fait que je ne puisse pas le toucher comme je veux qui me fait m'écarter lentement de lui, malgré tout le désir que je ressens.

Je cale ma tête tout contre son torse tandis qu'il me caresse doucement le dos. J'aimerais rester dans cette douce béatitude, mais je ne peux m'empêcher de demander :

 

- Tu as appris quelque chose de ces interrogatoires ?

- Pas vraiment. On savait déjà qu'on avait peu de chances de trouver un témoignage intéressant. Que personne n'ait remarqué quoi que ce soit d'étrange est assez normal. Cela dit, nous avons quasiment la certitude que Mélisende n'est pas venue au château la nuit de sa disparition.

 

Je hoche doucement la tête, en accord avec ses paroles, même si ça n'arrange rien à mes affaires. Et je murmure :

 

- Tu sais, je me disais. Admettons qu'un noble la veuille, pour une raison ou pour une autre. Est-ce qu'il serait envisageable qu'il paie un paysan du village pour l'enlever ?

 

Pendant de longues secondes, seul le crépitement du déluge sur le toit se fait entendre. L'humidité a envahi notre refuge et l'odeur de terre mouillée me prend à la gorge mais je m'en accommode puisque je suis dans ses bras. Puis Louh admet d'une voix songeuse :

 

- C'est possible, oui. Ce serait même assez logique que celui qui en a les moyens ne veuille pas être impliqué dans cet enlèvement, mais juste profiter d'elle. Le souci, par contre, c'est que cette éventualité ne change pas grand-chose pour nous. Il faut qu'on mette la main sur celui qui l'a enlevée. Si nous y parvenons, nous saurons qui est le commanditaire. Parce que chercher ce commanditaire est voué à l'échec, je pense : il aura tout fait pour ne pas être mêlé, de près ou de loin, à cette affaire.

- Sauf s'il a fait une erreur. Et dans ce cas-là, nous pourrions remonter plus facilement jusqu'à son complice.

- C'est sûr. Par contre, une personne ayant assez d'argent pour engager quelqu'un pour faire une telle chose doit forcément appartenir au château. Et nous en revenons au fait que mon sieur ne veut pas que j'aille importuner ses hôtes.

- Et personne au village ne pourrait se le permettre ?

 

Cette fois encore, il prend le temps de réfléchir à ma question. Le lent mouvement de sa main caressant mon dos s'est interrompu et j'entendrais presque les rouages de son esprit si la pluie ne s'abattait pas si furieusement au-dessus de notre tête. Finalement, il admet :

 

- Si, il pourrait bien y avoir quelques personnes. Le tavernier, peut-être, le forgeron aussi. Le maçon, peut-être aussi. Je ne connais pas assez leurs aisances respectives pour être affirmatif. Sans compter qu'il ne s'agit peut-être pas d'écus sonnants et trébuchants, mais plutôt de services, de nourriture, ou de vieilles dettes.

- Et tu n'as pas moyen de vérifier, pour les dettes ?

- Il y a bien un notaire, au château. Il faudra qu'on y retourne pour lui en parler.

 

Je ne peux qu'approuver, le laissant seul juge. Après tout, c'est lui l'enquêteur, et au moins, il a suivi mes idées. À ce sujet, il y en a une, d'idée, qui me taraude depuis que nous avons quitté le château, et qui n'a pas quitté mon esprit malgré l'orage. Mais je devine sans peine que c'est un sujet qu'il ne souhaite pas aborder, alors il va falloir que j'y aille prudemment. Comment, je n'en sais rien encore, mais je trouverai bien. Avant même que j'arrive à établir un plan d'action, je m'entends lui dire :

 

- Il était très serviable, Gautier.

 

Il ne prend même pas la peine de me répondre et se contente d'un bruit de gorge signifiant, sans doute, qu'il m'a entendu. Je ne sais pas pourquoi je m'aventure sur ce terrain, mais je ne peux m'empêcher de poursuivre :

 

- Et il est plutôt bel homme.

 

Je le sens d'abord se raidir contre moi, avant qu'il ne marmonne, d'une voix bourrue :

 

- Pourquoi tu me racontes ça ?

 

Je suis incapable de répondre, je ne connais pas la raison. J'ai parlé sans réfléchir, laissant mes idées s'extraire de moi sans avoir le moindre contrôle. Et je persiste, le titillant alors que ce n'est clairement pas nécessaire :

 

- Pour avoir ton avis, c'est tout.

- Mon avis, c'est que c'est toi qui comptes pour moi, pas lui.

- Mais tu lui as souri.

- Et alors ?

 

Je me fais l'effet d'être insupportable, à cet instant, et je m'en veux terriblement d'avoir cette discussion avec lui. D'autant qu'il vient juste de m'avouer que je compte pour lui et c'est sans doute ce qu'il peut faire de mieux en matière de communication. J'essaie donc d'atténuer la portée de mes propos en expliquant :

 

- Je pensais que tu n'aimais pas spécialement être avec eux et que tu serais sur tes gardes. Je ne pensais pas que je te verrais sourire dans la journée, c'est tout. Mais ce fut un plaisir. Tu es beau quand tu souris.

- Arrête un peu. J'ai souri parce qu'il nous a aidé sans faire d'histoires, qu'il a été agréable et serviable. Rien de plus. Et arrête de commenter les hommes qu'on croise.

 

Je sens la colère, dans sa voix et dans sa posture. Plus que les mots, c'est cette colère qui me fait réaliser la portée de mes paroles. J'ai toujours eu l'habitude de regarder les hommes, de porter un jugement sur leur physique. Et ça a toujours été totalement futile, je le sais, parce que ces beaux hommes n'ont jamais été miens. Ils ont bien malgré eux nourri mes fantasmes, quand la solitude du soir devient insupportable et que je m'imagine des relations amoureuses au fond de mon lit. Certains m'ont plus marqué que d'autres, mais tous ont pris part à ces ébats oniriques. Et je fais ça depuis si longtemps, avec une telle constance, que je n'arrive pas à m'en empêcher aujourd'hui, même si je sais que, ce soir, mon lit ne sera pas vide et que la solitude ne s'invitera pas.

 

D'une petite voix, je lui explique cette habitude, malgré la honte qui brûle mes joues. Je lui explique à quel point ils sont peu importants pour moi, que regarder ne signifie rien d'autre que regarder, comme on admire un beau paysage. Et à demi-mot, j'essaie de lui faire comprendre que ça ne me dérangerait pas s'il faisait pareil. Que je peux bien comprendre le besoin de regarder. Pour toute réponse, il bougonne des paroles inintelligibles que je n'ose pas lui faire répéter. Je n'ai pas besoin de mots pour comprendre le principal : ce n'est pas son genre, de reluquer. Le silence retombe dans la petite cabane, envahi par le fracas de la pluie qui semble décidée à tous nous noyer.

 

Je me blottis un peu plus contre lui, décidant d'arrêter de réfléchir et d'apprécier simplement le moment présent. Mais Louh ne le devine pas et il murmure, d'une voix à peine plus intelligible que tout à l'heure :

 

- Je te trouve bien plus beau que Gautier.

 

Je me mets à sourire bêtement, le cœur réchauffé par cet aveu murmuré. Et je réponds d'une voix à peine plus haute que la sienne :

 

- T'es pas mal non plus à regarder. Mais je préfère largement être dans tes bras que me contenter de te regarder.

 

Le bruit que j'entends ensuite pourrait bien s'apparenter à un rire contenu et je souris dans le noir. Il baisse la tête pour embrasser mon cou et je penche la tête, l'invitant silencieusement à poursuivre ce doux traitement. J'imaginais déjà ses lèvres sur mon cou, il y a une poignée de jours, mais je n'aurais jamais imaginé que ce soit si bon.

 

Je me sens si bien, dans ses bras, que je ne suis plus pressé de voir les trombes d'eau cesser de nous tomber dessus. Mais j'ai tout de même une pensée émue pour les miens, à la merci des éléments, cachés non loin du fief. Et comme à mon habitude, je parle avant de réfléchir :

 

- Quand tu auras trouvé Mélisende, je quitterai le fief.

- C'est plus prudent, oui.

- Et de toute façon, les miens m'attendent. Je ne pourrais pas rester loin d'eux.

- Ils te manquent, n'est-ce pas ?

- Oui, beaucoup. Mais... Ce n'est pas cher payé pour rester avec toi.

 

Il ne répond rien mais me serre plus fort contre lui. C'en est presque douloureux mais je ne bronche pas, heureux de le savoir près de moi. Et je suis sincère. Ils me manquent tous et je me sens plus vulnérable que jamais, loin d'eux. Je suis devenu l'étranger, alors que nous sommes d'habitude une troupe d'étrangers et que ça change tout. Mais ce qu'il se passe entre Louh et moi est unique et je le savoure pleinement, malgré tous les désagréments. Bien évidemment, s'il n'y avait pas cette fichue menace de torture, je la savourerais encore plus pleinement.

 

- Tu sais, je crois que c'est la première fois que j'aurais autant de mal à quitter un endroit.

- Malgré tout ce qu'il s'y est passé ?

- Oui. Parce que je t'ai rencontré. Et que je vais devoir partir bien trop vite.

 

Je suis bien conscient que c'est prématuré de parler de départ, comme si c'était un fait acquis que nous retrouverions Mélisende dans les temps. À vrai dire, même si je sais déjà que cette séparation va être déchirante, c'est toujours mieux que de m'imaginer subissant la torture.

Louh ne répond rien et j'ignore ce qu'ilpense de mes déclarations. Est-ce qu'il les choie comme j'ai choyé la sienne, un peu plus tôt ?

 

Voel a eu beau me mettre en garde en vain, je n'ai pas perdu toute raison : je sais que ce serait folie de rester ici juste pour Louh. Parce que je serais à la merci des villageois qui me sont hostiles, parce que je perdrais tous les miens, et parce que le seigneur de Louh ne nous porte pas dans son cœur. Et vu l'homme, je n'ai guère envie de m'en faire un ennemi personnel. Et puis, surtout, je ne connais Louh depuis qu'une grosse semaine et que ce serait folie de tout laisser tomber pour lui.

 

- Nous avons encore un peu de temps.

 

Sa voix est douce comme ses caresses mais je ne suis pas dupe : il essaie autant que moi de repousser ce moment. S'il est sincère, et je pense qu'il l'est, mon départ sera aussi douloureux pour lui que pour moi. Je ne pense pas qu'il soit particulièrement heureux dans cette vie d'homme de main, entre sa solitude, les villageois qui sont effrayés à sa vue, les châtiments de son seigneur pour un oui ou pour un non. Et il a tellement l'habitude d'être rejeté et craint qu'il s'est persuadé que même au château, les soldats et les domestiques le détestent, alors qu'il n'en est visiblement rien. Mais pour autant, ai-je le droit de l'inciter à tout quitter pour me suivre dans cette vie d'errance ? Moi qui ne suis pas prêt à un tel sacrifice, qui suis-je pour lui demander de quitter tout ce qu'il connaît ?

 

La main de Louh se glisse sous ma chemise et caresse délicatement mon dos. Cette présence, chaude et agréable, me fait frissonner et repousse un peu mes idées noires. Louh ne me fait pas de vaines promesses. Il ne se justifie pas non plus. Et je m'en contente.

Puis il m'embrasse et le spectre du départ, si départ il y a, s'éloigne encore un peu. Le désir, à peine éteint depuis tout à l'heure, se rallume et je glisse à mon tour une main sous sa chemise, caressant doucement son ventre. La position n'est pas bien plus pratique qu'avant, mais je m'en accommode, m'enhardissant même à aventurer ma main dans ses chausses. Mais d'une voix rauque et essoufflée, il murmure :

 

- Pas maintenant Yoshka.

 

Je m'écarte à regret, essayant de voir son visage dans l'obscurité et d'en décrypter les expressions. Mais je n'y vois rien et je dois me contenter de suppositions. L'après-midi est loin d'être terminé et Louh a sans doute d'autres projets. Et j'imagine qu'il ne tient pas à aller interroger des gens, comme si de rien n'était, sachant que moins d'une heure avant, il a pris du plaisir entre mes mains. Je tente donc tant bien que mal de calmer mon désir, respectant sa décision. Il me serre pourtant contre lui, m'empêchant de m'éloigner complètement. Et tandis qu'il m'étreint, il bougonne :

 

- On va retourner au château, interroger Gautier et Ithier. Ils ont peut-être vu des villageois aller au château peu avant l'enlèvement de Mélisende.

 

Au ton de sa voix, je comprends qu'il n'en est pas ravi. Mais de nous deux, c'est bien lui le plus lucide. Au lieu de penser au départ ou aux batifolages, je ferais mieux de m'inquiéter de cette fichue enquête qui ne mène, pour l'instant, à nulle part. Je m'éloigne de lui à regrets, vaincu par sa logique. Sur les tuiles d'ardoise, la pluie ne tombe plus que faiblement et nul grondement menaçant ne se fait entendre. L'instant de grâce est terminé et j'ai hâte d'être à ce soir pour profiter d'un autre moment similaire.

 

Louh se charge de retirer la barre de bois qui nous garantissait une certaine intimité. Si la pluie s'est calmée, le ciel reste sombre et il n'est pas exclu que nous subissions un autre orage.

 

Les trombes d'eau qui se sont abattues ont marqué la terre, traçant de profonds sillons aux endroits où elles ont ruisselé. J'espère que tout le travail effectué par Anselin et les paysans ne sera compromis à cause de ce déluge.

Mes bottes sont trempées après une dizaine de pas dans l'herbe haute et la fine pluie se charge de tremper ma chemise et mes cheveux. Et si la chaleur était étouffante à peine une heure plus tôt, il fait désormais presque froid. Je frissonne malgré moi, encore engourdi par la tiédeur de cette cabane qui nous a servi de refuge. Et je me remets en marche, suivant Louh. Il avance à grand pas, peu soucieux de ses bottes qui prennent l'eau et de la pluie qui nous tombe dessus. Agrandissant mes enjambées pour rester à sa hauteur, je lui demande :

 

- Dis, on va aller voir le notaire aussi ?

- Je préférerais éviter. On a trop de risques de croiser mon Sieur. Il vaut mieux attendre demain, il sera calmé au moins. De toute façon, c'est très probable qu'on ait à retourner au château, de toute façon.

- Ça me convient.

 

J'ignore s'il peut entendre le soulagement dans ma voix quand je lui réponds. Sans doute, mais il ne relève pas. Un silence agréable retombe entre nous, rythmé par le chant de la pluie sur le sol. Le château est encore loin quand nous sommes arrêtés par un gamin qui crie à tue-tête :

 

- Messire Louh ! Messire Louh !

 

Nous faisons volte-face d'un même ensemble : le gamin, arrivant du village, venait dans notre dos et nous ne l'avons pas vu arriver. Je me demande s'il nous a vu sortir de la cabane et s'il s'est imaginé des choses. Mais il repousse ses cheveux bruns, trop longs et mouillés qui lui tombent dans les yeux et halète :

 

- Messire Louh, on vous cherche de partout. Faut vite aller chez la vieille Berthe.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

- La foudre a tombé sur l'arbre à côté de chez elle. Et l'arbre a tombé sur sa maison.

 

Louh ne prend même pas la peine de lui répondre et s'engage à grandes enjambées derrière lui. Le gamin dépenaillé, trempé comme une soupe, repart en courant sans plus de manières. Et je me retrouve encore à suivre Louh, plus intrigué qu'inquiet. J'ignorais que ce genre de sauvetage faisait partie des attributions de Louh, même si, tout compte fait, c'est assez logique : il doit s'assurer de l'ordre parmi les villageois, et cet arbre sème clairement le désordre.

 

Louh semble préoccupé mais j'ai bien conscience que c'est le moment ou jamais de poser cette question qui me taraude depuis tout à l'heure. Après tout, s'il se met en colère ou s'il m'envoie balader, le sauvetage de la vieille Berthe sera un moyen plutôt efficace de changer de sujet. Alors qu'après ce sauvetage, il sera trop tard. Je prends une grande inspiration et je lui demande :

 

- Louh ? Ton sieur Honoré, là, ça s'écrit bien avec un H au début ? Dis-moi que ça n'a rien à voir avec la marque sur ta joue.

 

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 17:32

Âprefond, chapitre 20

 

Comme suggestion de musique pour ce chapitre, je vous propose : IFJ, KÁLLAI KISS ERNŐ ÉS ZENEKARA

 

 

 

 

Ce n'est que lorsque nous avons terminé le fromage, agrémenté d'un bout de pain, que je lui demande :

 

- Mais tu n'as pas mené l'enquête au château ?

- Non.

- Pourquoi ? Tu ne les penses pas capables de faire du mal à Mélisende ?

- Je ne sais pas s'ils en sont capables. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'apprécient pas d'être interrogés comme de vulgaires manants. Sans un ordre explicite de mon Sieur, ils ne m'auraient pas répondu.

- Et tu n'as pas demandé l'autorisation de ton Sieur ?

- Si, quand il est rentré.

- Et tu ne l'as pas eue ?

- Non.

 

Sa voix se fait plus sèche et il joue avec ses couverts, refusant de croiser mon regard. Je comprends que je m'aventure en terrain dangereux et je bats prudemment en retraite. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles il a été châtié. Après tout, le seigneur de Louh ne doit pas apprécier qu'on ose imaginer un instant que ses proches puissent avoir un lien direct avec la disparition d'une jeune fille. Pourquoi aller importuner des nobles si on a un tsigane sous la main qui fera très bien l'affaire en tant que coupable ? Je frissonne malgré moi, et ce n'est pas dû à la fraîcheur de la pièce. Louh ne semble rien remarquer mais il se lève pour débarrasser la table et nous servir une infusion brûlante. Ne tenant guère à insister sur ce sujet, je termine mes réflexions, tout en soufflant sur l'infusion :

 

- Et il y a Anselin, qui aime Mélisende mais qui ne pourra pas l'avoir pour épouse. Dans un geste désespéré, ils auraient pu planifier sa disparition et s'arranger pour se retrouver ensuite et fuir le fief pour couler des jours heureux.

- Sauf qu'Anselin ne laissera pas sa famille dans une telle situation. Il sait parfaitement que s'il abandonne sa mère et ses frères et sœurs, ils n'ont aucune chance de survivre à l'hiver. Et sa mère sera obligée de se marier avec le vieux Jehan. Il a beau aimer Mélisende, il ne peut pas fuir en laissant sa famille au bord du gouffre.

 

Je peste entre mes dents, agacé de voir que toute cette matinée n'a servi à rien et que toutes mes suppositions tombent à l'eau. Les seuls éléments qui pourraient être un début de réponse ont été balayés par la logique de Louh. Un sentiment impitoyable d'impuissance me noue le ventre : nous ne pourrons pas forcer le prêtre à nous dire ce qu'il a appris, nous ne pourrons pas forcer Ysoir à nous apprendre ce que lui a dit Mélisende, et nous ne pourrons pas forcer le seigneur du fief à accorder l'autorisation de fouiller le château et d'en interroger ses occupants. Et pendant ce temps, le délai file.

Louh est bien trop observateur pour manquer les émotions que suscitent ces constatations et qui apparaissent clairement dans ma voix quand je demande :

 

- Et alors quoi ? On a fait tout ça pour rien ?

- Non. Déjà, bien que ce soit improbable, on ne peut pas exclure tes suppositions. Tu as eu de très bonnes réflexions et elles peuvent s'avérer exactes. Après tout, mes arguments se basent sur le comportement logique d'une personne saine d'esprit. Mais est-on sain d'esprit quand on est capable d'enlever une jeune femme ?

- Non, sans doute pas. Mais le ravisseur n'est pas stupide : il n'a laissé aucune trace et personne ne peut t'apprendre quoi que ce soit. Donc on peut imaginer qu'il est au moins sensé.

 

Louh hoche doucement la tête, se rangeant à mon argument, abandonnant cette pitoyable tentative de me rassurer. Je n'ose pas lui demander directement ce qu'il pense réellement de la situation. Après tout, il tient toujours un discours très serein, plein d'optimisme et d'espoir, mais y croit-il réellement ? J'ai bien trop peur de cette réponse pour oser lui demander. Louh se lève soudain et s'approche de moi. Surpris, je le regarde faire un instant avant de me lever à mon tour. D'une voix fragile, il me demande :

 

- Est-ce que t'embrasser pourra faire taire tes inquiétudes ?

 

Bien malgré moi, je souris : sa demande et sa voix pleine d'incertitude réchauffe mon cœur et c'est d'un air espiègle que je lui réponds :

 

- Essaie, tu verras bien.

 

Il sourit à son tour avant de s'approcher encore, jusqu'à me frôler. Puis il se penche sur moi et ses lèvres effleurent les miennes. Il n'y a pas de miracles, mes soucis ne disparaissent pas d'un coup comme par magie. Mais la sensation est suffisamment agréable pour que je repousse toutes ces inquiétudes au fin fond de mon esprit et que je savoure l'instant présent.

 

Il s'écarte trop vite à mon goût. J'aurais aimé que ce baiser dure encore bien plus longtemps. Et qu'il se termine par un moment d'intimité dans sa chambre. Mais j'ai bien conscience que l'heure n'est pas au batifolage et Louh l'est sans doute également. Il caresse doucement ma joue et je lui souris. S'il n'y avait pas cette menace au-dessus de ma tête, je serais heureux. Il s'écarte soudain de moi et va mettre la vaisselle à tremper avant de se diriger vers la porte, sans un mot. Je lui emboîte le pas en demandant :

 

- On va où ?

- Au château.

- Comment ça, au château ?

 

Je me fige, tétanisé. Il s'immobilise sur le seuil de la porte et se tourne vers moi, le visage fermé, son masque impassible de retour.

 

- Nous allons au château de mon Sieur. Il n'y en a qu'un dans ce fief.

- Mais pour quoi faire ? On ne peut pas interroger les résidents.

- Les résidents de haute naissance, non. Les gardes et les domestiques, si.

 

Si je n'étais pas aussi inquiet à mon propos, j'apprécierais grandement son sens de la subtilité, qui lui permet de contourner une partie des ordres de son seigneur. Mais je ne peux m'empêcher de lui dire :

 

- Ce n'est pas une bonne idée que je t'accompagne. Vraiment, Louh, il vaudrait mieux que je reste ici. T'imagine si ton Sieur change d'avis et décide que je serais mieux en geôles dès maintenant ?

- C'est un homme de parole, il ne reviendra pas sur sa décision.

- Mais si d'autres gens en décident autrement ?

- Lui seul peut te faire enfermer.

- Et si on m'accuse encore d'un truc ? Genre d'avoir volé une poule ou d'avoir reluqué une femme ?

- Reste à mes côtés et tout se passera bien.

- Mais si …

- Tu ne veux pas venir ?

 

Je me pince les lèvres pour ne pas répondre spontanément. Non, je ne tiens pas à y aller, c'est bien trop risqué. Mais en même temps, ça me permettra d'en apprendre plus sur le château et de suivre l'enquête au plus près. Et je serai en compagnie de Louh, au lieu de rester enfermé ici tout l'après-midi. Nous n'avons que trois jours à passer ensemble, autant en profiter. Et j'ai envie de le croire quand il me dit que son seigneur ne changera pas d'avis. Je prends une longue inspiration avant de répondre :

 

- D'accord, je viens. Mais promets-moi que je ne risque pas de finir en geôles.

 

Il reste silencieux, la tête légèrement penchée sur le côté. Je le fixe du regard, bien déterminé à obtenir cette promesse coûte que coûte. Mais il finit par lâcher dans un souffle :

 

- Je ne peux pas te promettre ce genre de chose, Yoshka. Mon Sieur n'a, a priori, aucune raison de revenir sur ce délai. Mais s'il le fait, je ne pourrais pas m'opposer à lui. Mais nous ne devrions pas le rencontrer : nous allons interroger les hommes d'armes, pas les résidents.

- Merci pour ton honnêteté.

 

J'esquisse un semblant de sourire, le ventre noué par l'appréhension. Au moins, Louh n'a pas fait de promesse qu'il sait ne pas pouvoir tenir. Même si je n'apprécie pas ses propos, je dois bien lui reconnaître son honnêteté. Je hoche doucement la tête et déclare :

 

- Je viens avec toi.

 

Il esquisse un sourire et je vois dans ses yeux toute la joie qu'il ressent à l'idée que je l'accompagne. C'était un paramètre que je n'avais pas considéré mais je réalise qu'il compte beaucoup pour moi : Louh avait envie que je l'accompagne. Et rien que ça justifie tous les risques que je pourrais prendre. Il fait une chaleur infernale dans la clairière, après la fraîcheur de l'antre de Louh mais nous avançons sans ralentir jusqu'au couvert des arbres. Je demande, curieux :

 

- Tu penses que les soldats voudront bien parler avec toi ?

- J'espère. Ils ne sont pas nobles, donc ils ne devraient pas faire de scandale. Mais ils n'apprécieront sans doute pas que je les questionne.

- Je ne comprends pas pourquoi.

- Parce qu'ils valent mieux que les villageois que je côtoie d'habitude. Eux s'assurent de la sécurité de gens importants, tandis que moi, je m'occupe des gueux.

- Mais il faut bien que quelqu'un s'en charge, non ?

- Oui, bien sûr. Mais c'est pas pour autant qu'ils vont apprécier la personne en question.

- Donc ils ne t'apprécient pas ?

- Je ne sais pas. Ce n'est pas aussi simple.

 

Il se mure dans le silence et je ne le relance pas. Nous émergeons de la forêt et nous marchons d'un bon pas en direction du château, sous un soleil de plomb. Je n'insiste pas, devinant qu'il ne tient pas à s'attarder sur le sujet. Là encore, il reste muet quant à son ressenti et je ne me sens pas le droit de le pousser à parler.

Nous traversons les champs désertés par les travailleurs, qui ont regagné la fraîcheur de leurs logis. En sentant la transpiration dégouliner le long de mon dos et perler sur mon front, j'en comprends la raison. Et je les envie.

 

- Ton dos, ça va ?

- Ça va.

 

Je fronce les sourcils, imaginant sans peine la douleur que doit lui causer la sueur roulant sur ses plaies encore à vif. Mais il ne veut pas en parler et, là encore, je respecte son silence. Même si j'aurais bien besoin d'une conversation légère pour éloigner le spectre d'une rencontre avec son seigneur. À défaut, je repense à cette décision d'aller avec lui. Ça aurait été si simple de rester planqué chez Louh. Si sécurisant. Mais j'ai besoin de prendre part à cette enquête, même si je ne suis pas très utile pour les questions. Je vois les choses différemment, avec un regard nouveau. Je ne connais pas les habitants du fief et je n'ai aucun préjugé sur eux. Et puis, en tant que conteur, j'ai suffisamment d'imagination pour essayer de deviner les motivations du ravisseur de Mélisende.

 

Je me demande si c'est bien pertinent de penser que je suis utile à l'enquête. Nous allons où Louh le décide, quand il le décide, et c'est lui qui pose les questions. Mais rester inactif, le laisser gérer tout seul cette enquête qui déterminera mon avenir proche est impensable. Même si je ne sers à rien, au moins, je n'aurais pas à rester chez lui, à tourner en rond en l'attendant.

 

Je lève les yeux au ciel, à la recherche d'un nuage qui nous accorderait un peu de répit. Mais le soleil règne en maître et écrase tout le fief de sa chaleur implacable. Je sens une goutte de sueur rouler sur ma tempe et se perdre sur ma chemise. Louh fouille dans sa bourse avant de récupérer un lien de cuir dont il se sert pour se nouer les cheveux sur la nuque. Je peux voir que lui aussi transpire et quelque part, ça me rassure : même s'il n'en montre rien, il subit la chaleur tout comme moi. C'est la première fois que je le vois avec les cheveux noués et ça lui va bien. Ça dégage son visage sévère, mettant en relief tous ces détails que cachent habituellement ses cheveux, et ça le rend plus séduisant encore.

 

Je me mets à fredonner, spontanément, chantonnant ces airs qui accompagnent toujours nos déplacements. Ils sont joyeux et pleins d'entrain, quand la route est bonne et agréable. Ils grondent de détermination et d'entêtement, nous donnant du courage quand elles sont plus pénibles à pratiquer. Louh ne laisse pas transparaître la moindre émotion sur son visage, quand les notes s'envolent, mais je vois son pas s'accélérer et je souris doucement.

 

Mais mon sourire disparaît bien vite quand nous sommes en vue du château Je n'y avais pas spécialement prêté attention, le jour de notre arrivée, parce que je savais que Voel s'en chargerait parfaitement. Et que, pour être honnête, ce château me collait la trouille. Mais je n'ai plus bien le choix, maintenant que je sais que je vais devoir y entrer. Alors j'observe ces pierres rendues grises par les siècles, les herbes folles qui y ont élu domicile. J'observe ce fossé défensif, rempli de ronces et d'orties. C'est étrange, de voir que ce château n'a subi aucune modification. À notre époque, ce genre de forteresse ne se fait plus. Ses murs ont beau avoir trois mètres d'épaisseur, ils ne résisteraient pas à la poudre. De même que ce fossé, où se tapissent pièges et pieux sous les ronces, ne sert plus à grand-chose : les attaques se font à distance, désormais. Je suppose cependant que le fief est suffisamment calme pour ne pas engager des frais excessifs dans l'amélioration du château.

 

Des maçons s'affairent sur une partie du mur d'enceinte, éboulé par le temps et les intempéries. Comme partout, les réparations se font au compte-goutte, se concentrant sur l'urgent. Quelques fissures ou éboulements de moindre gravité attendront encore.

 

Louh ne prononce pas un mot, n'hésite pas un instant quand il s'avance sur le pont puis qu'il franchit l'entrée. Je le suis, restant près de lui, n'ayant pas assez d'yeux pour voir tout ce qui m'entoure. Nous nous arrêtons cependant dès la large porte en bois brut franchie.

 

Niché dans l'épaisseur du mur, une simple guérite accueille deux gens d'armes, qui saluent poliment Louh et qui m'observent avec attention. Je leur souris, espérant les amadouer, mais ils ne réagissent pas et concentrent leur attention sur Louh.

J'en profite pour les observer, intrigué. C'est que j'ai rarement l'occasion d'être ignoré par des hommes qui représentent l'autorité. Les deux sont vêtus d'habits simples, aux couleurs ternes. Peignés et rasés de près, malgré leur tenue rudimentaire, ils semblent soignés. Les deux arborent un ventre grassouillet qui tend le tissu de leur tunique et des bottes presque neuves, me laissant penser qu'ils sont plutôt privilégiés. Pas riches ni puissants, mais ils mangent à leur faim et ne redoutent pas les hivers trop longs ou trop rigoureux. Je repense à Anselin, qui pourrait condamner sa famille s'il décidait d'aller voir ailleurs. Et si la disparition de Mélisende était liée à l'argent ? Et si une personne, au village, était suffisamment aux abois pour accepter de se faire complice d'un personnage riche et influent ? Cette idée ne me semble pas insensée : un homme riche, qui ne souhaite pas se salir les mains, embauche un villageois désespéré, qui connaît Mélisende, pour l'enlever. C'est une idée à creuser, j'en suis convaincu, et je note mentalement d'en parler à Louh quand il aura terminé son interrogatoire. D'ailleurs, après les salutations d'usage, il demande aux deux hommes :

 

- Vous vous souvenez qui était de garde la nuit de lundi à mardi dernier ?

 

Ils prennent le temps de réfléchir, visiblement nullement offensés par cette question. Et c'est le plus jeune qui répond, d'une voix étonnamment aiguë pour sa carrure large et épaisse :

 

- J'étais de garde avec Dambert. Ithier était de repos cette nuit-là.

 

Le concerné hoche la tête sans piper mot et je focalise mon attention sur le jeune garde. Il n'est pas laid, loin de là, mais bien loin de la beauté rugueuse de Louh. J'observe brièvement ses iris marron, avant de me concentrer sur ses lèvres pleines qui s'agitent quand il demande :

 

- C'est le soir de la disparition de la gamine ?

- Oui. Tu sais à quoi elle ressemble ?

- D'après ce que j'ai entendu dire, elle travaillait avec la couturière, non ? Une jolie plante, aux longs cheveux bruns. J'étais là quand elles sont venues pour prendre les mesures.

 

Je souris, heureux de cette coïncidence. L'homme saura parfaitement qui est Mélisende et à quoi elle ressemble. S'il l'a vu le soir de sa disparition, voire avant, il saura la reconnaître sans qu'aucun doute ne vienne fragiliser son témoignage.

 

- Tu te souviens de cette visite au château avec la couturière ?

- Oui Elles sont restées une bonne paire d'heures. Je les ai juste vues franchir la porte et aller dans le château, puis ressortir.

- Elles ont croisé quelqu'un dans la cour ?

- Oui, quelques personnes, mais elles les ont juste salué, sans s'arrêter.

- Et en partant ?

- Elles nous ont salué poliment, mais sans s'attarder.

- Tu as eu des échos après cette visite ?

 

Cette fois encore, il prend le temps de réfléchir. Et loin de m'impatienter, je suis ravi qu'il le fasse : au moins, je sais qu'il ne dira pas n'importe quoi. Louh semble en être conscient, lui aussi, car il ne le presse pas. Ithier s'est un peu éloigné, sans doute conscient qu'il ne sert pas à grand-chose dans cette affaire, et a repris sa veille vigilante.

 

Ils ont beau avoir un salaire régulier et l'assurance de ne pas avoir faim l'hiver, je ne les envie pas. Je crois que je serais déjà mort d'ennui, si je n'avais rien d'autre à faire de mes journées et de mes nuits que d'observer la campagne environnante.

 

- On en a juste discuté avec Dambert, parce qu'il était aussi de garde avec moi ce jour-là. Et on était d'accord pour dire que les deux étaient sacrément mignonnes. Mais rien de plus. Tu sais bien, c'est pas les nobles qui vont nous en parler, hein ?

- Je sais bien, oui. Mais en cuisine, personne n'en a discuté ?

- Non. C'est pas si rare, ce genre de visite. Et les domestiques n'allaient pas parler d'une chose aussi banale que la visite de la couturière.

 

Je les écoute, fasciné par ce monde dont j'ignore tout. Vu la question de Louh, j'imagine bien que la cuisine est le point central de tous les potins qui alimentent le château : tous ceux qui travaillent ici s'y retrouvent à un moment ou à un autre et discutent. Mais je comprends bien que cette visite soit passée assez inaperçue. Et de toute façon, même si un noble avait remarqué Mélisende, il ne serait pas allé en parler à son domestique. Sauf à lui poser des questions sur elle, mais dans ce cas, ça signifierait qu'il faudrait aller interroger la moitié du château, bafouant l'ordre explicite du seigneur de Louh. Je retiens une grimace, pas sûr que Louh accepte de prendre ce risque, pas sûr non plus de l'utilité d'une telle démarche.

Louh ne laisse rien transparaître de ses émotions, récoltant ce témoignage sans broncher, et demande :

 

- Et la nuit du lundi au mardi ?

- Ben on a fait notre ronde, comme d'habitude. Rien à signaler. De toute façon, le ciel était couvert, on n'y voyait pas grand-chose. Mais j'ai pas vu la gamine. Et y'a personne qui est sorti du château, cette nuit-là.

- D'accord, merci beaucoup.

- Dambert est à la caserne, si tu veux lui parler. Il a peut-être remarqué autre chose.

- On va aller y faire un tour, merci.

 

Le jeune garde sourit largement avant d'aller rejoindre son collègue, arrachant un mince sourire à Louh. Je fronce les sourcils, intrigué. Louh m'avait pourtant plus ou moins dit que son statut rendait les gardes méfiants et hostiles à son égard mais je ne l'ai jamais ressenti pendant cet échange.

 

Je m'empresse cependant de suivre Louh, repoussant cette remarque dans un coin de mon esprit. Nous traversons la cour d'un pas vif, ne croisant pas grand monde, mais attirant des regards curieux. Je suis finalement soulagé de m'engouffrer dans ce que le garde a pompeusement nommé « la caserne ». Il s'agit en réalité d'un dortoir d'une dizaine de paillasses, sombre et puant la sueur et le renfermé. Mais il y fait frais, raison pour laquelle une poignée d'hommes s'y sont réfugiés pour jouer aux dés, et on échappe à la brûlure des regards curieux et du soleil impitoyable.

 

Louh n'en laisse rien voir mais je suis convaincu qu'il est mal à l'aise, face à la dizaine de regards qui se braquent sur nous. Il m'a dit qu'il n'est pas apprécié ici et j'imagine sans peine que se retrouver face à tous ces hommes doit le crisper. Après tout, s'il fait le poids face à autant de villageois, la donne est tout autre dans ce cas. J'aimerais pouvoir glisser ma main sur son épaule, pour lui montrer que je suis là, avec lui et que je le soutiens. Mais ce n'est pas possible, bien sûr, et nous gardons une distance convenable.

 

Les soldats se contentent de le saluer par son nom, sans enthousiasme délirant mais sans hostilité. Louh les observe sans broncher, mais je sens, à l'imperceptible relâchement dans ses épaules, qu'il est soulagé de voir un tel accueil. À mon tour d'être soulagé et de me détendre un peu.

 

Les hommes nous dévisagent poliment, sans impatience, attendant simplement que Louh explique les raisons de notre présence. Ils sont de tout âge, de toute corpulence, et s'ils ne paient pas de mine, je suis convaincu qu'ils doivent être redoutables au combat. À vrai dire, je ne tiens pas à m'en assurer et je me contente de rester près de Louh, aussi discret que possible.

 

- Dambert ?

 

L'homme se lève aussitôt, révélant sa présence. Louh regardait dans sa direction et j'en déduis qu'il l'avait repéré dans cette pièce sombre. Le soldat, plus tout jeune, s'approche en claudiquant et se dirige vers la porte. Il répétera sans doute notre entrevue à ses collègues mais pour l'heure, il tient à donner un minimum d'intimité à cette discussion. Louh apprécie le geste et incline doucement la tête, avant de demander d'une voix douce :

 

- Gautier m'a dit que tu étais de garde avec lui le jour où Mélisende et la couturière sont venues ici. Et que vous étiez aussi de garde la nuit de sa disparition.

- C'est exact.

- Il m'a dit qu'il n'avait rien remarqué de particulier mais peut-être que toi, tu as vu quelque chose de suspect ou d'étrange ?

- Bah non. Tu sais, les va-et-viens, on en voit tout le temps et les gens n'y prêtent plus vraiment d'attention. Bon, sauf s'il s'agit d'étrangers mais on connaît la couturière donc …

 

Il me jette un regard au moment où il parle des étrangers mais détourne rapidement les yeux. Il semble presque gêné, en réalité, comme s'il avait prononcé ces mots sans réaliser que je faisais partie de ces étrangers. Et qu'il le regrette maintenant qu'il s'en est rendu compte. Louh ne relève pas, se contentant de hocher doucement la tête. Dambert, le crâne dégarni luisant de sueur, poursuit :

 

- Et cette fameuse nuit a été très calme. Personne n'a bougé.

- Tu n'as pas eu vent de rumeurs ou de commérages suite à cette visite ?

- Non, rien du tout. Essaie plutôt de demander en cuisine, ils savent tout là-bas.

- D'accord, merci beaucoup pour ton aide.

 

Dambert assène une vigoureuse claque d'encouragement sur l'épaule de Louh, qui blêmit mais ne laisse échapper aucune plainte. Le soldat est robuste et sa main large comme un battoir, ce geste affectueux n'a pas dû être sans douleur, pour le dos maltraité de Louh. Puis Dambert se tourne vers moi et incline doucement la tête dans une salutation qui tait son nom. Je lui souris avant de lui rendre la pareille. Surprenants. Ces soldats sont surprenants. Mais je n'ai pas le temps de m'attarder sur la question, Louh quitte la caserne pour s'avancer dans la cour, sous le soleil brûlant.

 

Je le suis, essayant de me faire le plus petit possible, restant proche de lui pour ne pas donner l'impression que je rôde dans les parages. Nous nous engouffrons dans la cuisine, dont l'épaisse porte en bois est ouverte sur la cour. Ici, pas de fraîcheur, la cheminée et le four à pain se chargent de rendre les lieux encore plus suffocants que l'extérieur. Mais l'odeur y est infiniment plus agréable que dans la caserne et la salive me monte à la bouche. Nous restons prudemment sur le seuil de la porte, ne voulant pas gêner l'incroyable ballet qui se déroule sous nos yeux.

 

Ils ne sont pas si nombreux, à travailler dans la cuisine : une énorme matrone, trois jeunes femmes et une poignée de commis. Mais ils travaillent ardemment, l'un courant chercher des ingrédients, l'autre abattant bruyamment son hachoir pour découper une viande. Je n'ai pourtant pas à me plaindre des repas que m'offre Louh mais j'avoue que je ressens soudain une faim dévorante. Avide, j'observe les plats sur l'immense table de bois, ne sachant lequel je pourrais bien choisir si on m'en donnait l'occasion.

 

L'activité ne cesse pas, mais le brouhaha des murmures se tait quand on nous repère. Louh se fraye alors un chemin jusqu'à la matrone et je l'imite, gardant les mains croisées sur mon ventre, prenant garde à ne rien renverser et à ne déranger personne. Lorsqu'il s'arrête devant elle, je me réfugie derrière lui, essayant cette fois encore de me faire le plus petit possible. Elle me dévisage longuement mais ne pose aucune question et reporte son attention vers Louh.

Je réalise soudain que personne n'a jamais demandé qui j'étais. Pourtant, dans ce fief où tous les visages sont connus, la présence d'un étranger doit susciter bien des curiosités et bien des questions. D'autant plus que je me promène avec Louh, l'homme de main solitaire qui ne se lie à personne. Est-ce parce qu'ils craignent trop Louh pour oser lui demander qui je suis ? Ou est-ce parce que mes vêtements, mes perles dans mes cheveux, tout indique que je suis un tsigane et qu'ils sont forcément au courant des soupçons qui pèsent sur moi ?

 

- Elles sont pas passées par là. Elles avaient rien à y faire, de toute façon.

 

J'ai raté le début de l'interrogatoire alors je me focalise sur la suite, comme si ça pouvait faire revenir ce que j'ai manqué. La matrone a une voix puissante, sans doute habituée à couvrir le bruit ambiant et à se faire respecter. Mais sa voix, cette fois encore, n'est pas hostile et elle ne fait que constater l'évidence. J'ai même l'impression de déceler une pointe de regret, lorsqu'elle énonce que la couturière et Mélisende n'avaient rien à faire ici. Aurait-elle aimé avoir de la visite ? Apprécie-t-elle de nous recevoir, ici et maintenant, quand bien même nous les dérangeons en plein travail ? Aucun moyen d'en être sûr.

 

- Et les filles n'en ont pas parlé ?

 

Elle hausse ses épaules massives et bougonne, du mépris plein la voix :

 

- Tu parles. Elles, tout ce qui les intéressait, c'était de savoir qui avait commandé quelle tenue. Elles ne l'ont pas dit, mais elles sont sûrement jalouses. Mais pour le reste...

- Rien qui sorte de l'ordinaire, donc ? Aucun ragot ?

- Des ragots, j'en entends des dizaines chaque jour. Mais rien les concernant, si ce n'est qu'elles ont trouvé les vêtements de la petite un peu trop simples. Des vêtements de villageoise, quoi.

- Et est-ce que tu as …

 

L'irruption d'un tout jeune garçon, hirsute, à la figure barbouillée de suie, interrompt Louh dans sa question. Le gamin jaillit par la porte intérieur de la cuisine, dérape sur le sol pavé et galope jusqu'à la matrone, à bout de souffle. Et il murmure d'une voix pressante :

 

- Le Sieur Honoré arrive. Il est en colère et veut absolument vous parler.

- Allons donc.

 

La matrone retrousse ses manches, se préparant à la confrontation à laquelle nous n'assisterons pas. Louh l'a déjà saluée et s'éloigne à grand pas, tandis que je l'imite, le cœur battant la chamade et l'esprit en ébullition.

 

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 17:29

Âprefond, chapitre 19

 

 Comme musique pour ce chapitre, je vous suggère : cigány himnusz eredeti nyelven

 

 

 

 

Cette constatation me laisse sans voix. Lui aussi pense à notre avenir. Bien sûr qu'il n'envisage pas un mariage, ce serait stupide et il est loin d'être stupide, mais il pense à un avenir avec moi. Et lui aussi, d'après son regard noir, sait pertinemment qu'il n'y a rien à espérer, pas seulement à cause de nos différents modes de vie. Mon cœur se serre quand je réalise que lui aussi doit lutter contre l'espoir fou qu'on puisse faire un bout de chemin ensemble. Lui aussi doit essayer de refréner son imagination et ses illusions. Et finalement, quelque part, ça me soulage, car ça signifie que ce que je ressens pour lui n'est pas à sens unique. Que je ne suis pas, pour lui, une occasion rêvée de franchir le pas avec un homme, et ce quel que soit l'homme.

 

Ma pitoyable tentative d'humour doit être suivie d'une discussion plus sérieuse. Ce qu'il m'a laissé entr'apercevoir ne peut pas rester dans le silence et dans le déni. Mais déjà les premières maisons du village approchent et je comprends qu'aucune conversation ne sera possible. Alors je pince les lèvres, essaie de reléguer cette histoire au fond de mon esprit, et je reporte mon attention sur ce qui m'entoure.

 

Louh nous conduit, à travers d'étroites ruelles, jusqu'à une modeste chaumière, aux murs vacillants et aux volets délabrés. Des cris d'enfants se font entendre depuis la ruelle mais Louh ne renonce pas et s'avance vaillamment, poussant la porte après avoir frappé.

 

Une toute jeune femme, échevelée, court après deux gamins qui hurlent à s'en arracher les cordes vocales. Ils se figent en voyant Louh entrer et les deux petits se réfugient derrière le lit familial qui occupe une bonne partie de l'unique pièce de la maison. La jeune fille recoiffe brièvement ses longues boucles brunes, les joues rouges et déclare :

 

- Ma mère n'est pas là, messire, elle est à la rivière avec les autres femmes pour la lessive.

 

Louh opine doucement, tandis que je vois deux frimousses émerger du lit et quatre prunelles vertes me scruter avec une curiosité dévorante. Louh poursuit d'une voix inexpressive :

 

- C'est toi que je viens voir, pas ta mère. Quand as-tu vu Mélisende pour la dernière fois ?

- Oh. C'était euh... à la grand-messe du dimanche, il me semble.

- Tu dois en être sûre, Ysoir.

 

Elle lui jette un regard craintif et les deux gamins disparaissent derrière le lit. Louh n'a pourtant pas haussé la voix mais cette réprimande est bien réelle et ils l'ont senti. Elle tripote sa jupe d'un marron terne en répondant :

 

- Je l'ai aperçue le lendemain, mais on n'a pas pu se parler, parce qu'elle était pressée. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Mais la dernière fois que je lui ai parlé, c'était après la messe.

- Et vous avez parlé de quoi ?

 

La gêne d'Ysoir grandit encore et elle baisse la tête, tandis que les deux garnements gloussent à l'abri du lit. Louh ne pose pas la question une seconde fois, laissant un silence pesant envahir la pièce, au point que les rires des garçons se tarissent aussi. Ysoir n'a visiblement pas envie de parler devant ses frères, et je la comprends. Pour avoir vécu entouré d'enfants de tout âges, je sais qu'ils peuvent vite nous faire tourner en bourrique. Et les deux garnements semblent adorer cette occupation avec leur grande sœur. Qu'elle refuse de dévoiler la conversation avec Mélisende, devant eux, me semble parfaitement normal. Et je suis convaincu qu'elle parlera plus librement s'ils ne sont pas là. Alors d'une voix douce, je propose :

 

- On pourrait peut-être en parler dehors.

 

Elle sursaute et me dévisage de ses grands yeux verts comme si elle découvrait ma présence. Très vite, pourtant, elle hoche la tête, acceptant d'emblée cette proposition. Louh ne me regarde pas, lui, comme s'il ignorait mon intervention et je suis bien incapable de deviner ce qu'il en pense. Mais il se tourne vers le lit et gronde :

 

- Ne vous avisez pas de bouger de là, vous deux.

 

On entend les gamins promettre qu'ils ne bougeront pas et je réprime un sourire : je suis convaincu qu'ils ont tellement peur de Louh qu'ils n'oseront même pas se parler. Ysoir se glisse entre nous deux pour sortir dans la ruelle et nous lui emboîtons le pas. Instinctivement, elle se rapproche de moi, pas beaucoup, juste un pas, mais Louh et moi le remarquons. Je retiens une grimace, m'empêchant de lui dire que je ne pourrais certainement pas la protéger de Louh, vue ma situation actuelle. Elle semble à peine plus calme, maintenant que nous sommes à l'extérieur, mais elle ne fait pas répéter Louh et raconte, d'une voix douce :

 

- On a parlé jusqu'au repas. On est très proches. J'ai râlé après mes frères, parce qu'ils font tout pour me rendre chèvre. Et elle m'a parlé de son apprentissage.

- Et comment ça se passe, cet apprentissage ?

- Très bien. Elle est vraiment contente. La couturière est pas commode pour le travail mais pour le reste, elle est plutôt gentille. Et puis, c'est quand même moins fatiguant que le travail des champs. Mélisende était toute contente d'apprendre à faire une chemise, vous pensez.

 

Ysoir s'interrompt soudain, réalisant sans doute à qui elle parle, et son regard se rive au sol. Louh, le visage fermé, sans rien faire pour la mettre à l'aise, lui demande d'une voix de basse :

 

- Elle t'a parlé d'inquiétudes qu'elle avait ? De rencontres avec un homme en particulier ?

- Des inquiétudes, elle en a, bien sûr, parce que sa mère n'est pas très en forme. Et puis parce que son père veut la marier et elle veut pas épouser n'importe qui, vous comprenez. Et bon, pour les hommes, elle en a vu plein, parce qu'elle est allée au château avec la couturière pour prendre des mesures et préparer des vêtements.

 

Louh hoche doucement la tête, comme si ça n'avait rien de surprenant. Moi, je suis surpris, parce qu'il me semblait que les seigneurs avaient leurs propres tailleurs et leurs propres couturiers. Mais je n'ai pas le temps de m'appesantir sur la question que Louh demande :

 

- Et tout s'est bien passé, au château ?

- Bien sûr !

 

Elle a répondu trop vite. Elle a parlé trop fort. Louh ne commente pas mais je suis persuadé qu'il n'a pas loupé ces informations. Bien sûr qu'elle n'allait pas critiquer le comportement des habitants du château. Évidement qu'elle n'allait pas en dire du mal devant Louh, l'homme de main du seigneur. Elle est tout mince, Ysoir, et pas bien grande. Mais je sais que ce n'est pas seulement de se retrouver face à deux hommes plus grands qu'elle, et plus costauds, qui la met mal à l'aise. Que Louh l'observe avec attention y est pour beaucoup. Sans sourciller, il poursuit ses questions :

 

- Alors elle ne t'a rien dit à propos du château ?

 

Elle se contente de secouer nerveusement la tête. Avant de réaliser qu'il ne la croira pas, parce qu'une villageoise qui se rend dans la demeure du seigneur du fief, elle ne reste pas muette à ce sujet. Elle finit par dire, d'une petite voix :

 

- Elle a été très impressionnée par le château, et par toutes les nobles personnes qui y vivent. Elle m'a beaucoup parlé des tenues des dames.

 

Mais c'est tout ce que la jeune fille ajoute et Louh hoche doucement la tête, comme s'il comprenait enfin qu'il n'en tirera rien de plus.

 

- D'accord. Merci d'avoir répondu.

 

Elle sourit, enfin soulagée de voir que cet interrogatoire prend fin, et rentre chez elle sans se faire prier. Je jette un regard interrogateur à Louh, qui hausse les épaules et s'éloigne de la ruelle. Il ne fera pas de commentaires ici, pas alors que ses paroles peuvent être entendues des villageois. Mais j'imagine sans peine à quel point ça doit le frustrer de n'avoir que des demi-réponses.

 

Je lui emboîte le pas et le suis alors qu'il s'avance dans le dédale de ruelles et qu'il se dirige vers la taverne. L'espace d'un instant, je me demande s'il compte réellement aller boire une chope, avant de réaliser que ce n'est absolument pas son genre. Et effectivement, s'il se dirige bien vers le comptoir, c'est pour demander à parler à Roland. J'observe les lieux, m'imprégnant de l'air enfumé et graisseux, me rappelant avec une douloureuse acuité qu'il n'y a pas si longtemps que ça, nous entrions, Voel, Gabor, Ysayo et moi, dans cette auberge, pleins d'espoir. Nous étions ensemble et heureux. Maintenant, ils sont loin, mais je découvre une autre sorte de bonheur dans les bras de Louh.

 

C'est un tout jeune homme qui arrive, appelé par l'aubergiste. Jeune mais déjà fort comme un bœuf, les cheveux ras et les joues rouges. Il est plus petit que Louh et semble se tasser davantage quand il découvre qui l'a fait appeler.

Roland nous propose, dans un bredouillement, quelque chose à boire et, gêné, j'examine la salle commune de la taverne. Je sais que Louh ne fera rien pour le mettre à l'aise et j'ai le plus grand mal à ne pas m'en charger. Pourtant, je devine que ça ne plairait pas Louh. D'autant que je suis convaincu que les villageois n'accorderaient pas grand crédit à des paroles rassurantes venant de tsiganes.

 

Alors j'observe les chandelles en suif qui ornent les tables, les chopes cabossées et les brocs qui sont alignés derrière le comptoir, juste au-dessus de tonneaux et de pichets. Louh vient juste de demander quand Roland a vu Mélisende pour la dernière quand le tavernier bougonne d'un ton mauvais :

 

- T'avises pas de voler, étranger.

 

Je sursaute et rive aussitôt mon regard au sol, tandis que je mets mes mains dans le dos. Après coup, je me sens ridicule d'avoir eu une telle réaction, et je m'en veux, car tout semble indiquer que j'avais de mauvaises intentions. Louh se tourne très lentement vers lui, délaissant le jeune Roland qui ne sait plus où se mettre, et laisse tomber d'une voix glaciale :

 

- Surveille tes propos, tavernier. Cet homme est sous ma responsabilité et il ne commettra pas le moindre vol. En douter, c'est douter de mes compétences. Et je ne le tolérerai pas de la part d'un homme qui vole régulièrement ses clients en coupant son vin avec de l'eau.

 

J'entends distinctement l'homme rubicond déglutir. Je relève la tête juste à temps pour le voir s'enfuir vers la cuisine en marmonnant qu'il doit préparer le repas du midi. Et je masque un sourire : Louh m'a défendu. Je ne suis pas sûr que Roland interpréterait correctement ce sourire. Et je ne suis pas sûr que Louh apprécierait que j'affiche si ouvertement mes émotions. Alors je garde ce sourire en moi, précieusement, et je chéris l'émotion qu'il a suscitée.

 

Louh reprend son interrogatoire où il l'avait arrêté, comme s'il n'y avait jamais eu la moindre interruption. Mais je n'arrive pas à y prêter attention. Mes pensés dérivent, après cette intervention en ma faveur, et j'observe Louh à la dérobée. Louh, cet homme si froid et hautain avec les gens, qui s'est montré dans toute sa vulnérabilité hier au soir. Louh, qui m'a offert un cadeau inestimable en se montrant sans son masque inexpressif. Qui fait de moi, étranger indésirable sans richesse, un être privilégié. Louh qui, ce soir encore je l'espère, acceptera de perdre toute retenue entre mes mains et laissera son souffle chaud parcourir mon cou en d'intenses gémissements de plaisir. Sous cette chemise noire lacée jusqu'au cou, on ne devine pas la finesse de ses muscles et de son torse, la douceur de son ventre. Moi, j'apprends à connaître tout ça et j'en redemande.

 

C'est encore Louh qui me sort de mes pensées plaisantes en tournant les talons et en s'éloignant du jeune homme pour se diriger vers la sortie. Encore engourdi, je le suis, laissant derrière moi un Roland soulagé et l'atmosphère graisseuse de la taverne.

 

Nous nous retrouvons sous un soleil de plomb et je réalise que la matinée est presque terminée. Je cligne des yeux, le temps de m'habituer à cette brusque luminosité et je jette un regard à Louh, qui secoue doucement la tête. Il n'a rien appris, semble-t-il. Je lui demanderai plus tard, de toute façon.

Sans me faire part de ses intentions, il se remet en marche, semblant insensible à la chaleur étouffante. Et il se dirige vers le centre du village.

 

Je ne suis pas vraiment surpris quand je le vois s'avancer d'un pas déterminé vers l'église : après tout, c'est l'une des dernières fois que les villageois ont pu voir et discuter avec Mélisende, avant son enlèvement.

Sans hésiter un instant, il pénètre dans le lieu saint et je l'imite, oubliant ma crainte instinctive de ce genre de lieu. Je suis curieux de voir quelles relations il peut entretenir avec l'homme de Dieu. Après tout, le curé n'est pas sous l'autorité du seigneur de ce fief, mais de l'Église. Louh ne peut pas le menacer ni l'intimider.

 

Et je me demande à nouveau à quel point Louh est croyant. C'est une question très intime, j'en suis bien conscient : mais entre son rôle d'homme de main et ses penchants, peut-il réellement être dévot ? Je ne l'ai jamais vu prier, je ne l'ai jamais vu rendre grâce avant le repas, je ne l'ai jamais vu louer le Seigneur à tout propos. Peut-être est-ce par pudeur, parce que ce sont des choses qui ne s'étalent pas en public, selon lui. Peut-être que, tout comme moi, il assiste aux messes parce qu'il faut le faire.

 

Le curé est en train de s'affairer autour de l'autel, nimbé de la lumière qui tombe des vitraux. Il se retourne en entendant nos pas et nous offre un sourire serein. Mais il se fige bien vite en découvrant qui lui rend visite, lui qui devait s'attendre à une de ses fidèles. Il nous scrute avec curiosité et inquiétude, un sourire crispé sur le visage.

 

- Soyez les bienvenus. Que puis-je faire pour vous ?

 

Son sourire retrouve son naturel alors qu'il nous contemple toujours. Je suis presque sûr que, si j'avais été seul, il aurait couru jusqu'au tronc pour mettre en sécurité les offrandes des fidèles. Mais là, avec Louh, il doit penser que nous formons une paire improbable. Et que son statut le rend intouchable.

 

- Avez-vous discuté dimanche, après la messe, avec Mélisende ?

- Dimanche... Je suis allé saluer les fidèles, comme à mon habitude, bien sûr. Mais je n'ai pas eu l'occasion de parler à Mélisende, elle s'était écartée et discutait avec Ysoir. Je n'ai pas voulu les déranger.

- Et vous l'avez revue depuis ?

- Non. Hélas non. Mais soyez assuré que j'adresse quotidiennement des prières à notre Seigneur Tout Puissant pour qu'on la retrouve saine et sauve.

- C'est gentil. Vous a-t-elle paru inquiète ou exaltée, ces derniers temps ?

- Me parlez-vous d'éventuelles impressions que j'aurais eu en écoutant ses confessions ?

 

Je retiens mon souffle en attendant la réponse de Louh. L'acte de confession est privé, et le prêtre ne dévoilera jamais ce qu'il a entendu. Louh lui répond d'une voix douce, comme s'il n'avait pas vu le piège tendu :

 

- Non, bien sûr que non. Je parlais de son comportement global.

- Je suis au regret de vous dire que je n'ai rien remarqué qui sorte de l'ordinaire. Peut-être Ysoir pourrait vous en apprendre plus.

- Et vous n'avez remarqué aucun mouvement suspect la nuit de sa disparition ?

- Je n'étais pas au village, cette nuit-là. On m'avait fait venir dans une ferme, pour une extrême onction et je n'ai croisé personne sur mon chemin.

- D'accord. Merci d'avoir répondu, mon père.

- Je vous en prie. Mes prières vous accompagnent !

 

L'homme d'Église se détourne de nous et retourne à ses occupations, tandis que nous quittons le lieu saint. Louh traverse le village sans prononcer un mot et je le suis, perdu dans mes pensées. C'est la première fois que j'assiste à ce genre d'interrogatoire, du moins en étant du côté de ceux qui posent les questions.

Je suis un peu mal à l'aise, suite à cette matinée, car j'ai l'impression d'être entré de force dans l'intimité des gens. D'avoir entendu leurs activités, les propos qu'ils ont tenu en privé, les motivations de chacun, sans en avoir le droit. J'ai plongé au cœur de leur vie sans rien leur donner en retour. Et sans rien récolter d'autre que de multiples zones d'ombres.

Mon esprit fourmille de suppositions et de constatations après tout ce que j'ai entendu, comme enivré par tant de rencontres et de confidences après tant de jours passé en tête à tête avec Louh. Je remarque à peine que nous venons de quitter le village et que nous nous dirigeons d'un bon pas vers l'antre de Louh. Ce n'est que lorsque nous atteignons l'ancien campement que je reprends pied dans la réalité, en entendant Louh me demander :

 

- Tu en penses quoi ?

 

J'aimerais avoir le temps de tout mettre au clair dans mon esprit, de réfléchir à tête reposée à ce que j'ai appris. Mais je suis bien conscient que mes compétences en matière d'enquête sont proches du néant. Alors je lui livre mes réflexions comme elles viennent :

 

- Je suis surpris. Anselin, Ysoir, le curé. Ce sont des gens proches de Mélisende et tu viens juste de les interroger. Pourquoi ne pas l'avoir fait avant ?

 

Il ne modifie pas son allure et continue à marcher comme si de rien n'était. Mais je vois bien les contractions de ses mâchoires et ses doigts qui se plient. Il me répond pourtant, d'une voix un peu plus sèche que d'ordinaire :

 

- Parce que j'ai pensé qu'elle serait cachée à l'extérieur du village. Qu'elle soit en fuite ou enlevée, ce serait logique qu'elle ait quitté l'endroit le plus fréquenté du fief. Alors j'ai passé du temps à fouiller les lieux où elle aurait pu se réfugier.

- Mais tu as cherché à l'aveuglette, non ?

- Oui.

- Tu n'avais pas de moyens pour que ça aille plus vite ? Je ne sais pas, demander de l'aide aux hommes d'armes du château ou utiliser les chiens de chasse ?

- Pour détacher des hommes armes sur l'enquête, il aurait fallu l'accord de mon Sieur. Chose impossible puisqu'il n'était pas là. Et pour les chiens, ils chassent le gibier, pas les donzelles disparues. De toute façon, le veneur a refusé de prêter ses chiens pour l'enquête. Et maintenant, c'est trop tard.

- Le veneur ?

- Jehan, celui qui s'occupe des chiens.

 

Je hoche doucement la tête, comprenant soudain que mes réflexions ont été ressenties comme étant des accusations. Et comprenant aussi qu'il a fait du mieux qu'il a pu compte tenu des circonstances. Je reprends, ignorant les arbres majestueux qui nous entourent, ignorant le faible craquement des feuilles sous nos pas mais appréciant tout de même la fraîcheur relative que nous offre la forêt.

 

- Alors tu as cherché des traces de passage récent, mais tu n'as rien trouvé ?

- Je n'ai rien trouvé, non.

- Donc tu te reportes sur d'autres éléments et tu interroges les proches de Mélisende ?

- Je l'avais déjà fait avec sa famille proche. Avec ses frères et sœurs, la couturière, les gens que j'ai croisés pendant mes recherches.

- Mais ça n'aurait pas été plus efficace de le faire avant ?

 

Il ne ralentit toujours pas, mais il prend le temps de me jeter un regard lourd de reproches. Je m'empresse d'avouer :

 

- Je suis désolé, Louh, je ne connais rien aux méthodes d'enquête. C'est juste que ça me paraissait logique. Je veux dire, on a appris plein de choses aujourd'hui et ça aurait pu t'aider à chercher Mélisende, non ?

- Il aurait fallu faire les deux en même temps. Sauf que je ne peux pas me dédoubler. Tu trouves vraiment qu'on a appris plein de choses aujourd'hui ?

- Oui !

 

Nous reprenons notre marche tandis que je réfléchis à ce que j'ai appris. Et je lui explique :

 

- Enfin, j'en ai sans doute appris beaucoup plus que toi. Même si, au final, j'en sais toujours moins que toi.

 

Il hausse un sourcil et je souris, heureux de le voir réagir à cette déclaration. Je poursuis d'une voix souriante :

 

- Je ne connais pas ce fief, ni ses habitants. Grâce à ces rencontres, j'ai pu en savoir plus sur eux. Et donc en savoir plus sur l'enquête. Mais toi qui vis ici depuis des dizaines d'années, tu en sauras toujours plus que moi.

- Qu'as-tu appris de si intéressant ?

- Que le curé ne te dira rien de ce qu'il a entendu en confession, par exemple, même s'il s'agit de sauver quelqu'un. Mais je ne sais pas si c'est qu'il a quelque chose à voir avec cet enlèvement ou qu'il prend son rôle trop au sérieux.

- Peut-être qu'il n'avait tout simplement rien entendu. Et peut-être qu'il a entendu quelque chose mais qu'il refuse de le dire : si les villageois savaient qu'il répète ce qu'il entend à confesse, il n'aurait plus personne.

- Mais si les villageois apprennent qu'il aurait pu sauver Mélisende en répétant ces confessions et qu'il ne l'a pas fait ?

- Ils n'apprécieraient sans doute pas. Mais le prêtre sait très bien qu'il y aura des mauvaises langues pour le critiquer, alors il doit préférer se ranger du côté de l'Église et appliquer au pied de la lettre les consignes. Ce qui est dit à confesse reste privé.

 

Je hoche doucement la tête, réalisant que le prêtre doit se trouver dans une situation bien embarrassante. À moins qu'il ne sache rien du tout, ce qui réduirait considérablement ses états d'âmes. Poursuivant mon idée, je suggère :

 

- Au pire, tu pourrais toujours insister pour en savoir plus. Tu n'as pas été très persévérant avec lui.

- C'est délicat de s'obstiner avec lui. Je ne suis pas sûr que mon sieur lui-même pourrait le faire parler, s'il le refuse.

- Ah bon, pas de torture pour le curé ?

 

Louh s'arrête brusquement et me dévisage avec gravité. Et d'une voix grondante, il me dit :

 

- Ne recommence pas avec ça.

- Tu connais le moyen de me faire taire.

 

Je lui adresse un sourire espiègle, espérant masquer l'amertume de ma question précédente. Il n'est sans doute pas dupe mais prend en considération ma provocation. Et dans un grondement, il murmure :

 

- Pas ici.

 

Je hoche doucement la tête, pas vraiment surpris. Ce serait folie que de prendre ce genre de risque. Mais je souris un peu bêtement à l'idée qu'il ne refuse pas totalement cette idée. Nous reprenons notre marche, lui silencieux, moi souriant, et je poursuis :

 

- Je n'ai pas grand-chose à penser de la discussion avec le fils du tavernier. Si ce n'est que je n'aime pas le père.

- Parce qu'il t'a traité comme un voleur ?

- Parce qu'une taverne est censée être un lieu convivial et que cet homme n'a rien de chaleureux ou d'accueillant. Mais je suppose que ça n'apporte pas grand-chose à ton enquête.

- Non, en effet.

 

Je hoche doucement la tête, nullement surpris, absolument pas blessé par la confirmation de Louh. Ce ressenti est tout personnel et ne change effectivement rien au cours de l'enquête. Après tout, les gens antipathiques ne sont pas forcément coupables d'enlèvement, de meurtres ou de viol. Je poursuis mes réflexions, remontant dans le temps :

 

- Ysoir n'a pas été très bavarde, mais tu l'impressionnes vraiment.

- Ce n'est pas nouveau.

- Et ça ne te dérange pas ?

- Pas spécialement. C'est comme ça, c'est tout.

 

Malgré ce lien que nous partageons, malgré notre intimité, ou du moins ce que je considère être comme une intimité, il ne me dit pas tout. Je suis convaincu qu'une partie de lui-même aimerait que les gens l'apprécient plus. Mais c'est inutile d'insister alors je continue à parler :

 

- Je suis sûr que Mélisende a parlé, en long, en large et en travers du château. Je suis convaincu qu'elle lui a raconté exactement tout ce qu'elle a vu et entendu. Mais qu'Ysoir ne te l'a pas répété parce que ce n'est pas forcément flatteur pour les résidents du château.

 

Il hoche doucement la tête alors que nous arrivons à la clairière. Je ne lui apprends rien, bien sûr, il est arrivé aux même déductions que moi. Et je suppose qu'il n'a pas insisté car il n'aurait pas eu de réponses. Ou Ysoir lui aurait dit ce qu'elle pense qu'il veut entendre, c'est-à-dire que tout le monde a été charmant avec elle. Je garde le silence le temps qu'il ouvre la porte et que nous avancions jusqu'à la cuisine. Et sans un mot, je l'aide à faire chauffer le repas et à mettre la table. Nous buvons une grande chope d'eau fraîche, assoiffés après une telle matinée en pleine chaleur. Et je reprends :

 

- Il s'est peut-être passé quelque chose au château. Des avances ou des propositions déplacées. Des regards trop appuyés sur une jeune fille du village. On pourrait imaginer qu'un des résidents a jeté son dévolu sur elle et s'est arrangé pour la retenir auprès de lui. Et en étant un peu plus cynique, on pourrait imaginer que le père de Mélisende est de mèche et voit cette affaire comme étant l'occasion de la marier à un bon parti.

- Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle.

- Qu'un résident du château soit le coupable ?

- Non. Que son père s'arrangerait de cette situation. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Déjà parce qu'il tient à sa fille et qu'il ne veut pas la marier à n'importe qui. À quelqu'un qui a une certaine influence, d'accord, mais pas n'importe qui ayant une certaine influence. Et puis, s'il s'agit de la marier, quel est l'intérêt de l'enlever ? Il faut bien que ce soit officiel, et la faire disparaître n'a rien de logique.

 

J'acquiesce, songeur, bien conscient qu'il vient de marquer un point important. Mais je ne démords pas totalement de mon idée et j'insiste :

 

- Mais sans parler de l'épouser, personne au château n'aurait pu avoir un faible pour elle ?

- Avoir un faible pour elle est une chose, et j'en connais plusieurs au château qui apprécient les jolies femmes. Mais on n'enlève pas une femme parce qu'on a un « faible » pour elle, et je doute qu'en l'apercevant dans un couloir, un homme ait pu avoir plus qu'un faible pour elle. Et puis, c'est compliqué au château, parce qu'il y a toujours du passage et que rien n'échappe à la surveillance collective.

- Mais tu n'as pas fouillé le château ?

- Non.

- Et tu penses que l'un d'entre eux aurait pu lui faire miroiter une vie de rêve et qu'il l'aurait convaincu de fuir loin de sa famille pour vivre leur amour ?

 

Il sourit de toutes ses dents, trouvant sans doute ma formulation ridicule. Je me contente de hausser un sourcil, comme il sait si bien le faire, et j'attends en silence qu'il me réponde. Il ne perd pas son sourire mais m'explique sans s'appesantir sur cette soudaine bonne humeur :

 

- Ce serait possible, sans doute. Même s'il aurait beaucoup à perdre en quittant le château pour partir au loin. C'est une bonne situation, que de vivre auprès de mon Sieur, et y renoncer juste pour une femme... D'autant que, contrairement à toi, ils ont du mal à concevoir l'idée d'aller s'installer loin du fief.

 

La marmite bouillonne doucement et Louh se lève pour nous servir à manger, comme pour mettre un terme à cette idée aberrante. Le repas se déroule dans un silence songeur, unique troublé par le bruit des couverts sur les écuelles.

 

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 17:25

Âprefond, chapitre 18

 

 

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Kalyi Jag - Fáni 

 

 

 

 

Je reste sans voix face à cette déclaration. Non seulement, pour lui, c'est normal que son seigneur le châtie, mais en plus, s'il le tuait sur un caprice, Louh ne trouverait rien à redire. Certes, il serait mort, mais quand bien même : il m'annonce ça sans sourciller, comme si sa vie n'avait aucune valeur, comme si son seigneur pouvait en disposer comme il dispose de la réserve de gibier dans la forêt. Puis je me rappelle soudain ses explications : Louh était gamin quand son seigneur l'a repéré et emmené ici, quand il lui a appris tout ce qu'il sait aujourd'hui. Serait-ce à force de privations et de coups que ce maudit seigneur lui a inculqué ces notions? N'aurait-il pas modelé l'esprit du jeune Louh, en même temps que son corps, de la même manière qu'un forgeron donne au métal incandescent la forme désirée ?

Ce doute me fait froid dans le dos, car je prends conscience qu'il faudrait un miracle pour que Louh entende vraiment mes propos. Et j'ignore comment je pourrais le convaincre. Mes pensées suivent leur court et c'est sans réfléchir que je murmure :

 

- Jusqu'à sa mort.

- Pardon ?

- Tu es lié à ce serment jusqu'à la mort de l'un d'entre vous deux, non ?

 

Il se relève brusquement dans un fracas de vaisselle et je le découvre absolument furieux. Surpris, tétanisé par cette réaction, je reste figé tandis qu'il me crie :

 

- Je t'interdis ! Tu m'entends ? Je t'interdis de faire du mal à mon sieur ! D'y songer, même. Je te jure, Yoshka, que si tu ne touches qu'à un seul de ses cheveux, je te ferai connaître une fin longue et particulièrement douloureuse !

 

Il me pointe de son doigt accusateur et je sens, en même temps qu'une boule qui enfle dans ma gorge, les larmes dévaler mes joues. Je balbutie quelques mots incompréhensibles, incapable de trouver les paroles justes pour tenter de le convaincre que je n'ai jamais pensé à faire du mal à son seigneur. Après tout, Louh doit avoir dans les vingt-cinq ans, comme moi, et il a dû être recueilli par son seigneur il y a une vingtaine d'année. Un homme, déjà à l'époque, presque un vieillard aujourd'hui. Certes, un vieillard en forme, s'il peut blesser à ce point Louh, mais un vieillard tout de même, au crépuscule de sa vie. Et stupidement, je ne faisais qu'imaginer ce qu'il arrivera dans un, cinq ou même dix ans, quand son seigneur ne sera plus de ce monde.

 

D'un geste agacé, j'essuie du bout de mes manches les larmes qui roulent sur ma peau. Il croit que je serais capable de tuer un homme et ça me blesse plus que je ne l'aurais cru. J'ai été surpris par cette brusque colère mais ce sont ses propos qui expliquent mes larmes. Et je m'en veux de lui avoir montré à quel point ça me touche.

Mais je n'ai pas le temps de clamer mon innocence, ni même d'essayer de trouver les mots justes : Louh est là, juste devant moi, son torse nu sous mes yeux, et il me serre contre lui en murmurant :

 

- Je suis désolé, je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que tu voulais la mort de mon sieur. Je sais que tu ne ferais jamais de mal à quiconque.

 

C'est le geste, plus que les paroles, qui apaise l'angoisse et l'injustice que je ressentais. C'est ce geste qui me fait réaliser à quel point j'ai besoin de sentir sa peau contre la mienne. Nous avons trois jours devant nous. Et nous avons surtout aujourd'hui, ce jour chômé où nous ne pouvons rien faire d'autre que rester ici, pieusement.

 

Je suis stupide de parler de son seigneur au lieu de profiter de ces moments avec Louh, au lieu de le serrer contre moi et d'embrasser son corps. Je serre doucement le haut de ses cuisses pour le rapprocher encore de moi, craignant de lui faire mal. Et je frotte doucement ma joue contre son ventre, inspirant l'odeur de sa peau, savourant ce contact.

 

Je sens tout contre moi sa virilité se tendre, comme réclamant de l'attention, et je souris. Je redresse la tête, espiègle et croise le regard troublé de Louh. Alors j'entreprends, tout doucement, de dénouer ses chausses. Il a compris et retire ses bottes tandis que je laisse le tissu glisser jusqu'à ses chevilles. Je l'écarte un peu pour mieux savourer cette vue, et je détaille son corps sans la moindre gêne. Le désir enfle en moi : cet examen visuel me donne terriblement envie de caresser chaque parcelle de lui, avec mes mains et avec ma bouche. Sa virilité fierté dressée, juste à hauteur de mon visage, est une provocation à laquelle je répondrais bien volontiers. Mais quand je redresse la tête, je découvre son visage fermé, aux joues roses, et je devine que cet examen a dû le mettre mal à l'aise. Je réalise soudain que ça doit être la première fois qu'on l'observe de la sorte. Les filles de joie se plaisent sans doute à admirer son corps, mais sans lui montrer, se contentant d'évaluer la marchandise avant de l'accueillir en elles. Je me lève doucement pour ne pas l'effaroucher davantage et je l'embrasse délicatement sur la joue. Je le sens se détendre et je poursuis mes baisers, parcourant sa gorge et ses oreilles avant de l'embrasser sur les lèvres.

 

Il finit par répondre à ce baiser, comme s'il se retrouvait enfin en terrain connu. Puis ses mains se dirigent lentement vers mes hanches, effleurant mes flancs, et je devine qu'il me laisse le temps de me reculer, si jamais je refusais ses gestes. Mais je ne m'écarte que pour lui offrir un sourire encourageant.

 

Ses doigts s'attaquent aux lanières de mes chausses. Il peine à les dénouer et je sens ses doigts devenir tremblants. Je lui attrape doucement la main et je lui fais effleurer mon membre tendu. Il esquisse un sourire crispé mais il se détend un peu.

Je ne prononce pas un mot quand je lâche sa main, de crainte de briser la magie du moment. Je me contente de sourire tendrement, l'encourageant du regard. Alors il s'attaque à nouveau aux lanières, maladroitement mais avec persévérance, et parvient enfin à les dénouer. Mes vêtements tombent sur mes chevilles et je retire mes bottes, me délivrant de tout le tissu par la même occasion. Et je recule d'un pas, lui laissant tout le loisir de me détailler que je l'ai fait pour lui.

Et je rougis à mon tour face à son regard avide. Je ne suis pas pudique, pourtant, mais ses yeux parcourent mon corps et son visage d'habitude si inexpressif dévoile tout le désir qu'il a pour moi. Et malgré ma gêne, je sens mon membre se raidir encore davantage. Je n'y tiens plus.

 

Je m'écarte de Louh et vais allumer une chandelle dans l'âtre, avant d'y jeter une grosse bûche. Qu'importe la vaisselle sur la table, qu'importent les reliefs du repas : mon excitation est devenue maîtresse exigeante qui réclame une attention immédiate.

 

Je l'attrape doucement par la main, sans prononcer une parole, et je l'entraîne dans sa chambre. Et sa main serre fort la mienne, comme s'il craignait que je change soudain d'avis et que je le laisse en plan, nu et excité au milieu de sa cuisine.

La flamme de la chandelle se reflète sur les parois de la chambre et sublime le corps de Louh. À nouveau, je le scrute sans vergogne et il fait de même. Je réalise que je souris depuis tout l'heure, un de ces sourires apaisé et tendre. Mes mains se tendent lentement vers son torse et je l'effleure du bout des doigts, lui faisant pousser un faible gémissement. Nos corps se rapprochent et nos lèvres se rencontrent à nouveau, tandis que nos mains se caressent mutuellement. Je me laisse finalement tomber à genoux et je frotte mon visage contre le haut de sa cuisse. Puis ma langue parcourt son membre tendu tandis que j'inspire son odeur.

 

Mais Louh, d'une main douce sur le crâne, me fait cesser. Il me relève doucement le menton, sans utiliser de force superflue, et prend ma main pour me faire redresser. Puis, toujours sans me forcer, il m'incite à m'allonger sur le lit, face à lui.

Je sais ce qui m'attend quand il s'allonge au-dessus de moi, se faisant léger, et que mes cuisses s'écartent pour qu'il vienne se nicher entre elles. Je ne redoute pas ce qui vient. Donneur ou receveur n'a guère d'importance dans mon cas : ce serait stupide de tourner les talons à un partenaire potentiel juste pour ça. Et aujourd'hui, j'ai envie, j'ai hâte même, de le recevoir en moi.

 

Je me contente de caresser ses bras, ses flancs, ses fesses, de crainte d'effleurer son dos blessé. Et j'ai peur, terriblement peur qu'il se fasse encore plus mal en voulant me donner du plaisir. Mais Louh ne semble pas s'en soucier un seul instant. Ses lèvres parsèment mon corps de légers baisers, déclenchant de délicieux frissons. Je me laisse faire, savourant ces attentions que je n'espérais pas.

 

Il s'approche lentement mais sûrement de cette zone si sensible qui réclame son attention. Si ses gestes sont agréables lorsqu'il s'agit d'attiser mon érection, il devient bien plus maladroit quand il s'aventure plus loin, rendant ses caresses douloureuses. Cette légère douleur me sort de cette béatitude dans laquelle je baignais. Alors, bien qu'appréciant son contact, je prends la précaution d'enduire son sexe de salive : j'ai connu des impatients qui s'engouffraient dans mon intimité sans songer un seul instant à la douleur que ça pouvait m'occasionner et je ne tiens pas à réitérer l'expérience avec Louh. Je ne suis pas sûr qu'il ait conscience de mes actes, ni de leur portée, car il gémit au contact de mes doigts. Puis il écarte un peu brusquement mes jambes, étirant douloureusement mes muscles, me faisant grimacer, et j'ai soudain en tête l'image de Djidjo qui écartèle un poulet pour le garnir d'herbes aromatiques. Bien malgré moi, sans même avoir le temps de penser aux conséquences, j'éclate de rire. Il s'interrompt immédiatement, sourcils froncés. J'ai l'impression de l'avoir vexé, alors je murmure :

 

- Doucement, je ne suis pas une poupée de chiffon. Et je ne suis pas très souple.

 

Il se fige, les bras ballants, agenouillé face à moi. Je me tortille dans le lit, m'offrant à lui de manière parfaitement indécente, écartant les cuisses autant que possible. Et d'une petite voix, je lui annonce :

 

- C'est le mieux que je puisse faire. Tu penses pouvoir t'en accommoder ?

 

Il hoche doucement la tête mais reste immobile et je crains, l'espace d'un instant, d'avoir tout gâché. Alors je me redresse vivement et attrape ses mains pour les poser sur moi. Et si ma fierté m'empêche de le supplier de reprendre ses caresses, mon regard s'en charge. Il le comprend car soudain, des ondes de plaisir m'envahissent et j'oublie tout du poulet et des poupées de chiffon. Puis, un peu tremblant, précautionneux, il me pénètre lentement sans me faire mal et je perds toute pensée cohérente.

 

Tout n'est plus que sensations, soudain : celle d'être comblé, comme s'il trouvait naturellement sa place, celle d'un plaisir que je n'aurais même pas imaginé. Il tremble encore tandis qu'il s'immobilise tout au fond de moi. Je ne peux pas le serrer dans mes bras comme j'aimerais le faire mais je l'encourage d'un murmure, lui assurant que j'aime ce qu'il me fait. Il se détend, laisse le plaisir remplacer l'inquiétude sur son visage, et entame de lents va-et-viens. Les sensations sont exacerbées et je me cambre pour m'offrir encore davantage à ses attentions, gémissant sans retenue. Mais après quelques minutes au même rythme, je me redresse et lui jette un regard intrigué. Quelque chose ne va pas. Il est penché sur moi, le regard rivé sur mon entrejambe, le front plissé, les sourcils froncés, et semble tout concentré sur sa tâche. Il me besogne minutieusement, gardant toujours ce même rythme lent et lancinant. Un rythme terriblement frustrant. Et je réalise soudain. Vu la manière dont je l'ai rabroué, un peu plus tôt, il doit être pétrifié à l'idée de me faire mal et doit déployer toute son énergie à me ménager. Les rapports charnels de ce genre ne sont pas tolérés, bien sûr, et Louh ne les a sans doute jamais expérimentés auprès des filles de joie. S'il y a pensé, forcément, en imaginant les pratiquer avec un homme, il a dû songer à la douleur du receveur, et pas à son plaisir. A-t-il pris mes gémissements comme l'expression de ma douleur ?

 

- Louh ?

 

Il sursaute et me regarde, un éclair de panique dans le regard, cessant immédiatement tout mouvement en moi. Je lui souris doucement et, tout en lui prenant les mains pour le tirer vers moi, je murmure :

 

- Approche.

 

Il se retire de moi et s'allonge sur mon torse. Instinctivement, il enfouit son visage dans mon cou et je caresse tendrement la base de son crâne. Je n'avais pas l'intention de le faire arrêter, je voulais juste le serrer contre moi, pour le guider. Mais je suppose que s'il a agi de la sorte, c'est qu'il en ressentait le besoin. Alors j'accepte cette interruption, un peu coupable, et je réfléchis. J'ai du mal à comprendre sa soudaine retenue. Lui a-t-on déjà reproché son manque de prévenance ? L'a-t-on déjà accusé d'avoir blessé, ou de s'être montré trop brusque ? Mais si je trépigne face à ce rythme trop lent, désirant que ces ondes de plaisir aillent crescendo, je doute que lui prenne le moindre plaisir. Sans jamais cesser de caresser ce corps tremblant blotti contre moi, je cherche mes mots. Et finalement, je lui murmure à l'oreille :

 

- Je suis vraiment très touché par ta prévenance, Louh. Mais tu t'inquiètes pour rien. Tu ne me fais pas mal, bien au contraire. Ne te retiens pas, laisse ton plaisir te guider.

 

Il me répond des paroles inaudibles et je n'ai pas la cruauté de lui faire répéter : je suis convaincu qu'il est déjà bien assez mal à l'aise comme ça. Je le caresse doucement pour l'aider à retrouver toute sa vigueur et le guide en moi, le retenant contre mon torse de ma main libre. Je n'ai jamais laissé échapper plus que des gémissements, lors de rapports charnels, de crainte d'attirer l'attention. Mais là, sans jamais cesser de caresser sa nuque et ses fesses, je lui murmure à quel point j'aime ce qu'il fait. Et si je le fais d'abord consciemment, pour le guider et le rassurer, les ondes de plaisir m'empêchent rapidement d'aligner des pensées cohérentes. Je continue donc à le guider, d'une voix rendue rauque par le plaisir, enivré de l'entendre grogner contre mon cou. Je ne sais pas si mes paroles sont cohérentes mais il me comprend et suit mes instructions, me faisant franchir tous les paliers du plaisir. Sa peau contre la mienne, son odeur qui m'enveloppe, sa respiration hachée qui balaie ma peau, le délicieux frottement de son corps contre et dans le mien, tout m'amène à une jouissance éblouissante. Et je suis dans un tel état d'hébétude que je réalise à peine qu'il jouit quelques minutes après moi, dans un râle rauque.

 

Nous restons de longues minutes sans parler, reprenant nos esprits, retrouvant une respiration plus calme. Il finit par se lever, sans vraiment me regarder, et regagne la cuisine. Je me lève à mon tour, gêné par sa réaction, et décide de lui laisser un peu de temps. Je prends donc ma chandelle pour aller dans la salle d'eau. Lorsque j'en ai terminé, je rejoins Louh dans la cuisine. Il a enfilé ses braies et referme tout juste la porte menant à la porcherie. J'en conclus qu'il a fait rentrer les cochons pour la nuit. Il vérifie que le feu brûle bien, prend une gorgée d'eau, et m'adresse un petit sourire. Mais comme il ne semble pas décidé à parler, je lui demande :

 

- On va se coucher alors ?

- C'est l'heure, oui.

 

J'opine doucement et regagne la chambre. Il me rejoint quelques minutes plus tard et se déshabille avant de se glisser dans le lit. Je l'attendais, allongé sur le dos, prêt à discuter avec lui, mais il se blottit contre moi et enfoui son visage dans mon cou. Et même si j'adore cette sensation, je n'arrive pas à le laisser dans cet état sans le rassurer. Et alors que je cherche mes mots, mes lèvres se mettent en mouvement et je m'entends lui dire :

 

- Tu sais, la première fois que j'ai... Mené la danse, ça a viré au désastre. J'étais tellement enthousiaste que je donnais de grands coups de reins. J'arrêtais pas de sortir du chemin et ensuite je ratais l'entrée à chaque fois. Et à chaque fois, je cognais dans ses parties sensibles. Et j'avais beau essayé, je n'arrivais pas à rester en lui. Je ne sais pas lequel de nous deux avait le plus mal, mais après trois ratés, il m'a collé un coup de poing et s'est rhabillé avant de filer sans demander son reste.

 

J'entends Louh rire doucement contre moi et je souris à mon tour, même si ce souvenir est particulièrement humiliant et que je n'en avais jamais parlé à personne. Caressant doucement ses cheveux, je murmure :

 

- Je n'avais jamais ressenti quelque chose d'aussi intense. C'était vraiment très bien, Louh.

 

Il ne me répond rien mais s'agite jusqu'à venir m'embrasser tendrement. J'ignore si c'est sa manière à lui de me remercier d'avoir partagé ce moment gênant ou si c'est pour me faire taire. Mais j'accepte ce baiser, j'y réponds même avec plaisir, acceptant de tourner la page. Lorsqu'il s'écarte de moi, c'est pour se blottir contre mon torse. Et c'est ainsi que nous nous endormons.

 

 

 

 

 

Je suis réveillé par une sensation étrange, et il me faut quelques instants pour comprendre qu'il s'agit de Louh qui embrasse mon torse. Je souris doucement, heureux de constater que tout ça n'était pas qu'un rêve. Je ne prononce pas un mot mais je lui caresse les cheveux et il se redresse pour me sourire à son tour. Alors nous faisons l'amour, tendrement, Louh se montrant bien plus habile de son corps qu'hier.

 

Nous finissons par nous extirper de notre cocon de bien-être pour satisfaire nos besoins naturels et assouvir notre appétit. Et alors que nous sommes assis autour de la table de la cuisine, autour d'un morceau de pain et d'un peu de saucisson, je vois qu'il redevient peu à peu le Louh des premiers jours. Finis les sourires intempestifs, finis les regards doux et aimants, fini cet air comblé affiché sur son visage. Alors qu'il enfile ses vêtements noirs, encore un peu humide, il retrouve son masque froid et inexpressif.

 

Je ne souffle pas un mot à ce sujet, bien conscient que c'est un mal nécessaire, bien conscient qu'il ne pourra pas terroriser les villageois avec un air aussi heureux sur le visage. Mais ça me fait de la peine, car j'ai l'impression d'avoir découvert le vrai Louh, celui qui sourit, celui qui aime prendre soin de l'autre.

Je repense aux paroles de Voel, qui me conseillait de ne pas trop m'attacher à cet homme en noir, de prendre du recul et de toujours garder à l'esprit que ce n'est que temporaire. Je sais, au plus profond de moi, que c'est trop tard. Que malgré ses mises en garde, malgré ma prudence, je me suis attaché à lui au-delà du raisonnable. Et bien que j'ai conscience de n'avoir que trois jours avec lui, je n'arrive pas à prendre du recul.

 

- Il va falloir que tu t'habilles.

 

Je sursaute et je le garde, interloqué. Puis je me regarde, et je me rends compte que je suis nu comme au jour de ma naissance. Malgré mes sombres pensées, je sens un sourire espiègle fleurir sur mes lèvres. Et avec un regard aguicheur, je murmure :

 

- Tu as peur que je te détourne de ton devoir si je reste comme ça ?

 

Un léger sourire vient effleurer sa bouche. Il secoue doucement la tête et me reprend :

 

- J'ai peur que les villageois ne s'offusquent et crient au scandale.

 

Mon sourire disparaît brusquement et je m'entends lui demander :

 

- Les villageois vont venir ici ?

 

Cette fois, il sourit franchement de ma naïveté, tandis que je vois déjà les villageois défiler dans cette cuisine, moi parfaitement nus et eux totalement offusqués. Louh me répond, amusé :

 

- Non. C'est toi qui vas aller à eux. Je vais enquêter sur la disparition de Mélisende et tu viens avec moi.

 

Je le dévisage, abasourdi, essayant de deviner s'il me fait marcher ou pas. Inconsciemment, je m'étais préparé à passer une journée enfermé chez lui, à faire les cent pas en attendant son retour. Profitant de mon silence, il poursuit d'un ton léger :

 

- Bien sûr, si tu préfères rester ici à exhiber tes parties intimes à mes marmites, libre à toi. Mais maintenant que ton existence est officielle auprès de mon sieur, autant que tu restes avec moi.

 

Je lui jette un regard noir, du moins c'est ainsi que je le veux, mais je doute qu'il ait le moindre effet sur Louh. Et je me précipite pour aller chercher mes vêtements encore humides, les enfiler et les lacer. Il m'attend patiemment, prenant le temps de débarrasser la table et de nettoyer la vaisselle. Et quand je suis prêt, nous faisons sortir les cochons et nous quittons son antre.

Il est encore très tôt mais le soleil est déjà chaud, rendant cette sortie bien plus agréable encore. Je marche joyeusement à ses côté alors que nous nous engageons dans les bois, et je laisse échapper :

 

- Tu sais, je n'avais pas l'intention de m'exhiber devant tes marmites. C'est bien plus intéressant de le faire face à toi.

 

Je le vois marquer un temps d'arrêt, rater un pas, avant de reprendre sa marche comme si de rien n'était. Mais le regard noir qu'il me jette est une mise en garde et je ne l'ignore pas : ce qu'il s'est passé chez lui doit rester chez lui, et je ne dois pas y faire allusion dehors, même si nous sommes au milieu de nulle part.

 

 

 

 

 

Nous traversons mon ancien campement et une bouffée de panique m'envahit. J'espère que les miens ont pu rester à l'endroit que Louh leur a indiqué. J'espère qu'ils vont tous bien. Et je prie ardemment de pouvoir les retrouver un jour.

Louh me jette un regard indéchiffrable mais ne prononce pas un mot. Je suppose que c'est le risque d'être entendu par un villageois qui le rend si peu loquace, du moins je l'espère. Mais je suis sûr qu'il est conscient de mes pensées et qu'il aimerait pouvoir me rassurer. Et même s'il ne me montre rien, je me sens soulagé. J'ai confiance en lui, après ce qu'il s'est passé hier. Je sais qu'il ne m'a pas menti en m'assurant que les miens étaient arrêtés non loin, hors de danger. Et je sais qu'il fera son possible pour m'éviter la torture.

 

Il ne ralentit pas et nous nous retrouvons rapidement sur le chemin cahoteux. Les sombres pensées restent derrière moi alors que je contemple ce paysage magnifique et que j'observe les paysans travailler la terre.

 

Louh s'arrête face à un champ, où un jeune homme guide une charrue traînée par un bœuf. Je m'immobilise à côté de lui, admirant le travail conjugué de l'homme et de l'animal pour retourner la terre et la préparer pour les semailles. Lorsqu'il arrive au bout du champ, juste contre le chemin, il s'arrête et va flatter l'animal, tout en jetant un regard nerveux à Louh. Il ne me jette qu'un bref coup d'œil, reportant son attention sur la véritable menace. Je devine à quel point il le redoute et que la caresse au bœuf n'a d'autre but que de se donner contenance.

 

C'est un tout jeune homme, à peine arrivé à l'âge adulte. Il a relevé ses manches à cause de la chaleur, dévoilant des bras musclés et dorés par le soleil et des mèches folles sont collées sur son front en sueur. Il est beau garçon et je me demande si Louh pense la même chose. S'il n'était pas coincé dans son rôle d'homme de main, s'il avait la possibilité de mener ses relations sentimentales librement, aurait-il tenté sa chance avec ce jeune homme ?

 

-Comment ça se passe, avec le vieux Jehan ?

 

Ils se sont à peine salués et Louh entre dans le vif du sujet, faisant sursauter le jeune homme. Il jette un coup d'œil rapide à son bœuf et murmure d'une voix à peine audible :

 

- On a pas eu d'autres soucis, messire.

- Quand est-ce que tu as vu Mélisende pour la dernière fois ?

 

Cette fois, le paysan se crispe franchement et ses doigts s'agrippent à l'encolure de son animal. Est-ce seulement dû à la crainte que lui inspire Louh ? Ou est-ce qu'il a quelque chose à se reprocher ? Il parle plus fort, cette fois, et plus rapidement, quand il affirme :

 

- J'y suis pour rien, messire. J'ai rien vu. Et ça fait longtemps qu'j'ai pas vu Mélisende.

- Combien de temps ?

 

Je frémis en voyant Louh toujours aussi sombre et menaçant. Instinctivement, j'aurais essayé de rassurer le jeune homme, de lui assurer qu'il n'est pas considéré comme suspect. Mais Louh ne s'en soucie pas et poursuit son interrogatoire sans tenir compte de ses craintes.

 

- Aux semailles d'orge. Elle allait à la rivière, on a parlé un peu.

- Est-ce qu'elle t'a parlé d'un autre homme ?

- Non, messire.

- D'une crainte qu'elle aurait pu avoir ?

- Non, messire.

- Vous avez parlé de quoi ?

 

Je devine que Louh perd patience. Et que le jeune homme devient de plus en plus crispé, d'après les regards fréquents qu'il jette à droite et à gauche, dans l'espoir d'une aide providentielle. Les autres paysans dans les champs n'ont pas arrêté leur labeur mais regardent fréquemment dans notre direction. Ils doivent être soulagés de ne pas être la cible de Louh, cette fois, et se garderont sans doute bien de s'en mêler.

 

- Du temps, messire. Des semailles. Et un peu de la couturière. Elle a dit que du bien d'elle.

- Elle t'a paru nerveuse ?

- Non, messire, elle avait l'air content.

- Rien d'autre ?

- Non, messire.

- Bien. Reprends ton travail alors. Merci d'avoir répondu à ces questions.

 

Le jeune homme ne se le fait pas répéter deux fois et fait vite tourner le bœuf pour reprendre le labour. Louh ne s'attarde pas et reprend son chemin. Je m'empresse de lui emboîter le pas, sidéré par sa manière de faire. Je savais bien, pourtant, qu'il n'était pas tendre avec les villageois. Que son air menaçant n'était pas anodin. Mais maintenant que je le connais plus intimement, c'est presque choquant de le voir si froid et si autoritaire.

Après quelques pas, il m'explique :

 

- Le père d'Anselin n'a pas passé l'hiver à cause d'une mauvaise grippe et le gamin se retrouve à devoir assurer la survie de sa famille. Et le vieux Jehan a essayé de profiter de la situation.

- Et tu t'en es mêlé ?

- Oui. L'un des villageois m'a appris que le vieux Jehan allait régulièrement piller leurs réserves de nourriture pour les affamer. Et qu'il donnait une plante nocive au bœuf pour qu'il tombe malade.

- Mais pourquoi il leur en voulait tant ?

- Il espérait pouvoir épouser la mère d'Anselin. Veuve, elle est beaucoup plus vulnérable mais elle s'est toujours refusée à lui. Il voulait la mettre au pied du mur.

- Et toi, tu es intervenu ?

- Oui. Après tout, une famille trop pauvre ne paie pas beaucoup d'impôts. Et ce n'est pas sain d'avoir de tels comportements au village.

 

Je lui jette un regard en biais et je comprends qu'il ne me dit que les raisons officielles. Je suis convaincu qu'il est intervenu pour faire cesser cette malfaisance et protéger cette famille. Mais ça, bien sûr, il ne l'avouera pas. Un rapide regard autour de moi m'assure que nous sommes assez éloignés pour parler librement, alors je le titille :

 

- Et puis, Anselin est beau garçon.

 

Louh me jette un regard noir mais ne répond rien. Et presque imperceptiblement, ses joues se colorent de rose. Je souris de toutes mes dents tandis que nous approchons du village. Et pour ne pas rester sur cette provocation, je lui demande :

 

- Et Anselin connaît Mélisende ?

- Oui. Ils ont le même âge, quasiment. Pendant quelque temps, ils se fréquentaient. Mais la famille de Mélisende espère la marier à un homme plus riche qu'Anselin. Et Anselin, depuis la mort de son père, ne peut plus se permettre d'aller conter fleurette.

- Mais ils s'aiment ?

- Ça n'a aucune importance. Le père de Mélisende lui constitue une dot depuis des années, il a payé pour qu'elle soit en apprentissage chez la couturière, ce n'est pas pour qu'elle épouse un paysan sans le sou.

 

Sur ces paroles définitives, nous marchons pendant quelques minutes en silence. Troublé par ce raisonnement que je peine à comprendre, je lui dis :

 

- Ben tu vois, nous, on n'a pas d'argent. On n'a aucune économie de côté et à peine assez de provisions pour tenir la semaine. Mais on est libre d'épouser qui on veut.

- Tant que c'est une tsigane, non ?

 

Je marque un temps d'arrêt et m'immobilise au milieu du chemin. Il poursuit sur quelques pas avant de s'arrêter à son tour et de me regarder. Et je marmonne :

 

- Oui, si c'est une tsigane. De toute façon, aucun villageois ne voudrait en épouser une. La culbuter dans une grange, d'accord, mais se marier avec … Et bon, qu'une villageoise accepte notre vie d'errance par amour, se fasse rejeter par les siens, subisse le déshonneur familial, c'est assez rare.

- Donc vous n'êtes pas libres d'épouser qui vous voulez. Il n'y a personne pour vous l'interdire formellement, mais dans les faits, c'est la même chose.

 

Je bougonne, cherche à trouver les arguments qui pourraient le convaincre que si, nous sommes libres d'épouser qui nous voulons. Mais je me rends compte que c'est mission impossible et je préfère lui donner raison plutôt que de m'embarquer dans une argumentation sans fin.

 

- Si tu y tiens. Mais de toute façon, je ne sais pas si ça fonctionnerait. Nous avons des modes de vie et des coutumes si différents que je ne suis pas sûr que ça marcherait.

 

Le visage de Louh se ferme encore plus, si c'est possible, et il se remet en route à grandes enjambées. Il me faut plusieurs minutes de marche silencieuse avant de comprendre. Et après avoir vérifié que personne ne pouvait nous entendre, je lui demande :

 

- Tu voulais demander ma main à Voel ?

 

Il jure entre ses dents et me jette un regard noir sans me répondre. Mais son visage m'en a dit suffisamment pour que je puisse me passer de paroles. Oui, il pensait à nous deux.

 

 

 


 
 
posté le mardi 30 août 2016 à 17:21

Âprefond, chapitre 17

 

Comme suggestion de musique, je vous propose : Cigány Himnusz Magyarul 

 

 

 

Je profite qu'il se soit éloigné pour retirer mes bottes d'un coup de talon, puis je me lève à mon tour, juste le temps d'ôter ma chemise et de repousser l'édredon au pied du lit. Je m'allonge enfin sur le dos, bien calé contre les oreillers, et je l'invite du regard à me rejoindre.

 

Il ne se fait pas prier et se couche sur le ventre, tout contre moi. Il cale sa tête contre mon épaule valide, passe son bras autour de mon torse, et soupire doucement. Ma main gauche se perd dans ses cheveux et caresse tendrement la base de son crâne. Je le dévore du regard avec un appétit insatiable. Je ne m'attarde pas sur son dos aux plaies encore à vif, mais j'examine avec gourmandise la courbe de son épaule, ces deux lobes appétissants, les reliefs de ses jambes rendues musclées par une vie à arpenter le fief. Je me perds dans les détails de son visage, la ligne sévère de ses traits, ce H qui n'a de cesse de m'intriguer. Je m'enivre de son odeur et de la douceur de sa peau sous mes doigts.

 

Louh serait un inconnu, nous serions déjà en train de forniquer. Mais Louh est Louh, et avec lui, j'ai envie de passer des heures à sentir son souffle chaud contre ma peau, à me rassasier de cette vue magnifique, à sentir sa peau contre la mienne. Enivré par les douces sensations qui m'envahissent, je sens mes paupières se faire lourdes. Un rapide coup d'œil à Louh me confirme que lui a déjà sombré dans un sommeil apaisé, et je me laisse glisser dans les bras de Morphée.

 

Lorsque j'émerge, la chandelle a fondu de moitié et Louh a les yeux ouverts. Je reste immobile quelques instants, observant son regard dans le vague. Il ne sait pas que je l'observe et son visage, d'habitude si impassible, reflète une douce quiétude. Je souris, heureux de le voir ainsi. Soulagé, aussi, de voir que ce n'était pas qu'un simple rêve. C'est pourtant difficilement croyable. Lui, l'homme de main taciturne et menaçant, qui a dormi enlacé contre moi, parfaitement nu. Cet homme dangereux, assassin à ses heures perdues, qui terrorise le fief, m'a montré toute sa vulnérabilité et s'est blotti tout contre moi pour dormir. Comment est-ce possible ?

 

Mes doigts se remettent à caresser doucement la base de son crâne, pour m'assurer que je ne rêve pas. Il sursaute et redresse vivement la tête. Nos regards se croisent et je me perds dans ses iris sombres. Il se contorsionne jusqu'à ce que nos visages soient à la même hauteur. Et nos lèvres se frôlent timidement.

Tout conteur que je suis, les mots me manquent pour décrire la suite. Comme si mon cerveau s'était tu, enfin, et que seules les sensations avaient subsisté. Je ne crois pas qu'il existe de mots assez puissants pour refléter l'extase que j'ai ressentie.

Plus tard, alors que nous sommes là, tous les deux, à tenter de reprendre notre souffle, enivrés par le parfum de nos jouissances respectives, je cherche à identifier les sensations. Mais les mots sont trop ternes. Ses mains ont longuement … caressé... non, le mot est trop faible. C'était comme si... comme un... un peu comme un souffle d'air frais, par une journée de forte chaleur... non, même pas. Chaque pouce de ma peau qu'il effleurait m'envoyait des ondes de plaisir. Et quand ses lèvres se sont posées dans mon cou, c'était …

 

Mon corps réagit au simple souvenir de cette caresse et Louh me jette un regard interrogateur, un sourire en coin. Son visage semble toujours aussi austère mais je l'ai vu, les yeux voilés de plaisir, ahanant contre moi, les traits métamorphosés par les caresses que je lui prodiguais, et je sais que je ne me laisserais plus jamais duper. Louh est magnifique quand il laisse ses sentiments transparaître sur son visage. Il effleure à peine mon membre et je laisse échapper un soupir de contentement. Nous nous sommes donnés du plaisir de la sorte, tout à l'heure : uniquement des caresses sur l'autre, nos corps enlacés, et j'ai failli perdre la raison tant c'était bon. Bon... Que le mot est fade, encore une fois !

 

- Tu es bien songeur.

 

C'est l'une des premières fois qu'il amorce une discussion et je le regarde, surpris. Et je souris, heureux de sentir son corps contre le mien, heureux de sentir sa poitrine se soulever en même temps que la mienne. Parce que je n'ai pas pour habitude de taire mes pensées, je murmure :

 

- J'ai du mal à croire en ma chance.

- D'être aussi vigoureux ?

 

Je sais qu'il parle de cette partie de moi, dure et palpitante, sur laquelle repose ses doigts légers et qui m'empêche de réfléchir clairement. Je ris doucement et me penche pour l'embrasser sur la tempe, caressant de la paume sa joue et sa nuque. J'ai besoin de le toucher, j'ai besoin de me convaincre que tout ça est bien réel.

 

- Que tu sois là, tout contre moi.

- Je pourrais en dire autant.

 

Nos regards se croisent et je me perds dans la contemplation de ses iris noirs, encore brillants du plaisir que nous avons ressenti. J'inspire une pleine bouffée de son odeur avant de m'écarter et de murmurer :

 

- Pourquoi tu as tant attendu ?

- J'avais remarqué ton trouble dès la première fois que je t'ai appliqué l'onguent mais …

 

Il se tait et j'opine doucement. Inutile qu'il poursuive, j'ai compris ce qu'il veut dire : dans notre situation, il faut être parfaitement sûr que l'autre a les mêmes penchants. Il poursuit, sur le ton de la confidence, et sa voix grave me fait frissonner :

 

- Je n'en ai été sûr que la seconde fois.

 

J'attends un autre « mais » qui ne viens pas. Ce n'est guère surprenant, à vrai dire : Louh n'est pas franchement un grand bavard et, comme pour tout le reste, je vais devoir lui arracher des paroles. Souriant, je murmure :

 

- Mais tu es allé te coucher, ce soir-là, me laissant mortifié et frustré.

- Ce n'était pas facile. Tu étais tout tremblant et tout gêné.

 

Il se tait à nouveau et je retiens une grimace. Mais j'imagine que, s'il est comme moi, il devait être touché par la vulnérabilité que je montrais bien malgré moi. Je me souviens très bien de ce moment fort embarrassant. S'il se tenait face à moi dans le même état que moi ce soir-là, alors j'aurais une féroce envie de le serrer contre moi, de l'embrasser et de le rassurer. Je suis convaincu qu'il lui fallait de fortes motivations pour se détourner de moi. Alors d'une voix douce, j'insiste :

 

- Pourtant tu l'as fait.

- Oui. Je ne voulais pas que tu ailles t'imaginer des choses.

- Des choses comme le fait que tu pourrais avoir les mêmes penchants que moi ?

- Non. C'est... Enfin, tu sais, au début, les villageoises me proposaient des... euh... relations charnelles pour que je me montre plus clément. Bon, elles ont compris maintenant que ça ne m'intéressait pas. Mais je ne voulais pas que tu croies que je t'impose ça en échange d'un traitement de faveur. Tu vois ? Genre « Montre-toi gentil avec moi et tu auras un quignon de pain en plus dans ta ration du soir ».

 

Je pouffe de rire en imaginant la situation, sachant que Louh ne m'a jamais donné une ration du soir. Mais je reprends très vite mon sérieux, intrigué. S'il m'avait fait des avances ce soir-là, je n'aurais rien imaginé du tout : j'aurais profité du moment. J'aurais sans doute cogité après, bien sûr, mais jamais je n'aurais imaginé qu'il fasse ça par intérêt. Mais son rôle d'homme de main l'a rendu tellement méfiant qu'il n'accepte rien sans se demander quelle contrepartie l'autre lui va lui demander. Et je suppose qu'il pense, de ce fait, ne rien pouvoir donner sans que les autres s'attendent à une contrepartie. Difficile de le blâmer, nous sommes les premiers à offrir quelques babioles à un garde ou à un conseiller pour réussir à obtenir un droit de séjour plus rapidement. Plongé dans mes réflexions, j'en ai oublié de répondre, car il se sent obligé de rajouter, d'une voix à peine audible :

 

- Et puis, ce n'est pas facile.

 

Je hoche doucement la tête. Ça, je le sais bien, que ce n'est pas facile. La toute première fois que j'ai vu un homme qui me plaisait et que je lui ai fait un signe discret pour qu'il me rejoigne à l'abri des regards curieux, j'ai cru que mon cœur allait exploser dans ma poitrine. J'avais peur qu'il hurle au scandale et que je finisse lynché. Pourtant, là, Louh savait très bien que je partageais ses penchants. À moins que …

 

- Je ne t'aurais pas dénoncé.

- Je m'en doute, oui. Tu n'es pas vraiment en position de le faire. Et même si tu avais clamé à qui veut l'entendre que j'aime ce genre de choses, tu n'aurais fait qu'aggraver ton cas. Personne ne t'aurait cru et tu aurais été accusé de diffamation en plus du reste.

- Quoi d'autre, alors ?

- Je... Peut-être que je ne suis pas ton genre.

 

Il ne rajoute rien, estimant sans doute que cette réponse me suffira pour tout comprendre. À moins que sa fierté l'empêche de mettre des mots sur ce qu'il l'a vraiment bloqué. Mais ça me suffit. Il a eu peur d'être rejeté. Il a eu peur que, même si nous partageons les mêmes penchants, je ne daigne pas poser ses lèvres sur les siennes. Et je comprends sans peine pourquoi. Il est mon geôlier, d'abord, homme que je suis censé détester. Il a l'habitude d'être craint, aussi, que ce soit au village ou au château. Et peut-être bien aussi que son manque de relations sociales fausse sa confiance en lui. Je souris doucement et me penche pour l'embrasse doucement en murmurant :

 

- Je te rassure, tu es tout à fait mon genre.

 

Je ne rajoute pas, cependant, le fait que je n'ai pas spécialement de genre. Ma vie d'errance, ma préférence pour les hommes, tout est réuni pour que je ne sois pas exigeant. J'ai toujours souri à l'idée qu'on dise d'une femme, qui cumule les partenaires, qu'elle est une femme de mauvaise vie et qu'au contraire, un homme qui cumule les femmes est un séducteur. Je ne sais pas de quelle catégorie je pourrais bien faire partie, mais ce qu'il a de sûr, c'est que je ne fais pas la fine bouche pour mes partenaires tant qu'ils ont les mêmes inclinaisons que moi. Il m'est même déjà arrivé d'avoir des rapports avec un vieil homme bedonnant, juste pour assouvir un besoin qui me brûlait les reins. Mais ça, il est hors de question que je l'avoue à Louh. Quelle que soit la catégorie dont je fais partie, ce genre de comportement n'est pas bien vu, et il est hors de question que j'étale ces histoires peu flatteuses. Je me rapproche encore plus de lui, essayant de mettre chaque parcelle de ma peau en contact avec la sienne, et je murmure :

 

- Tu es bel homme, Louh, et il faudrait être aveugle ou dément pour refuser tes avances.

 

Il me jette un regard presque surpris, avant d'avancer une main nerveuse vers sa joue marquée du H. Je me mords les lèvres pour ne pas lui demander ce que c'est, comment il l'a eu et quand. Ses iris sombres me laissent apercevoir toute son incertitude et je me fais un devoir de le rassurer. Je hausse les épaules, grimaçant quand celle de droite m'envoie une pointe de douleur, et lui affirme :

 

- Tu es beau, Louh, même avec cette cicatrice. Tu dégages un charme certain. Et si tu n'étais pas blessé, je me ferais un devoir de t'épuiser à force de te donner du plaisir.

 

Et d'ici à trois jours, soit je serais torturé, soit Mélisende aura été retrouvée et je devrais partir. Et ses plaies n'auront pas eu le temps de guérir. Alors je n'aurais pas le temps de l'épuiser au lit. Ne voulant pas m'attarder sur le sujet, je rajoute, d'une voix que j'espère enjôleuse :

 

- Ne me dis pas que personne ne te l'a jamais dit ?

- Marie me le disait. Mais c'était différent. Les filles de joie me le disent, mais c'est pour avoir un peu plus d'argent après.

 

J'écarquille les yeux, stupéfait. Ses doigts lestes courent sur mon ventre et s'attardent sur mon nombril, comme s'il ne venait pas de m'annoncer l'impensable, et je parviens à balbutier :

 

- Les filles de joie ?

- Ben oui. Je suis un homme, après tout.

- Mais tu n'as jamais trouvé une jolie fille par ici pour …

- Non. Je ne peux pas. Mon sieur n'aimerait déjà pas que je cours après les gueuses de son fief. Et puis, je ne veux pas qu'elles s'imaginent avoir un traitement de faveur. Et je ne veux pas que mes prouesses au lit deviennent l'objet de ragots.

- Et tu crois que les filles de joie sont moins commères ?

 

Il rit doucement contre mon flanc et je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. Après quelques secondes, il me répond :

 

- Je ne suis pas sot. Bien sûr qu'elles parlent. Mais elles ne connaissent pas Âprefond, et les villageois d'ici ne vont pour ainsi dire jamais à Rennes.

- Mais tu m'avais dit que tu n'allais pas souvent à Rennes.

- Et c'est le cas.

 

Je ne pose pas la question suivante, à savoir comment il fait le reste du temps, de crainte d'être indiscret, et je me contente de hocher doucement la tête. J'ai beaucoup à réfléchir, avec tout ce qu'il vient de me dire, mais une autre question me taraude et celle-là, je refuse de la taire :

 

- Et avec des hommes ?

- Jamais. C'est bien trop risqué. Et si mon sieur le découvrait...

 

Il frissonne et je dois me retenir pour ne pas le serrer contre moi, pour ne pas le blesser davantage. Je le comprends. Il s'imagine déjà tellement de choses s'il couche avec une villageoise, alors s'il s'agissait d'un homme.

 

- Mais tu les désires parfois ?

- À Rennes, oui. Ici, c'est différent, je les connais tous.

- Alors tu ne les désires pas ?

- Si, parfois. Mais je sais que ce serait folie, alors je fais taire mes envies.

- Et moi ?

- Toi ? Ça fait longtemps que je te désire. Mais c'était compliqué. Et hier au soir, tu as quasiment refusé de dormir avec moi alors …

- En fait, j'avais terriblement peur d'être incapable de me contrôler et que mon corps te montre clairement mon désir pour toi.

- Un peu comme maintenant ?

 

Mes joues s'empourprent et je me retrouve incapable de lui répondre, alors je me contente de hocher doucement la tête. Je sais bien, de toute façon, que mon membre qui frôle son avant-bras est une réponse en soi. Je grimace, pourtant, réalisant soudain que, d'après ses dires, il n'a jamais eu de relation avec un homme. Et moi, même si je connais la chose, je n'ai jamais eu l'occasion de faire l'amour pour de vrai, avec une personne que j'apprécie réellement, avec l'envie farouche de lui faire du bien, plutôt que de me soulager moi.

 

Je ne sais pas comment ça se passe, avec les filles de joie de Rennes, mais Louh est entreprenant et le fait que je sois son premier homme ne semble pas le déranger. De ses longs doigts habiles, il se saisit à nouveau de mon membre et le caresse délicatement. Ses lèvres parcourent mon torse nu, ma gorge et mes mâchoires, me laissant pantelant. Je ne sais pas comment le toucher, à mon tour, sans le blesser, et je dois avouer que les caresses qu'il me prodigue me font perdre toute envie de bouger. Alors je le laisse faire, je le laisse m'embrasser et me caresser, m'envoyant des ondes de plaisir jusqu'à ce que la jouissance me dévore de l'intérieur. Et ce n'est que lorsque je reprends mes esprits que je réalise que je ne l'ai quasiment pas touché.

 

Il est allongé sur le flanc, tout contre moi, et je l'embrasse à perdre haleine, tandis que mes doigts effleurent son torse. Puis je lui murmure à l'oreille de ne pas bouger, et je glisse lentement dans le lit, jusqu'à ce que mon visage soit à la hauteur de son bas-ventre. Me donner du plaisir lui a éveillé les sens, car son membre est tendu face à moi. Sans hésiter un instant, je fais courir ma langue sur toute la longueur, avant de le prendre en bouche. J'entends un hoquet de surprise, rapidement suivi par un râle de plaisir. Alors je poursuis mes douces attentions, jusqu'à ce que son corps se tende et qu'un cri d'extase lui échappe.

 

Nous restons encore de longues minutes, dans les bras l'un de l'autre, simplement à savourer sa présence et sa chaleur. Puis à regret, nous nous séparons pour nous lever. L'après-midi touche déjà quasiment à sa fin et nous avons encore à faire. Nous regagnons la cuisine différents, bien conscients que ce qu'il s'est passé dans la chambre change beaucoup de choses. Mais il est trop tôt, encore, pour en parler. Pour songer à notre avenir, à ce que nous ferons ce soir, et à ce que nous ferons dans trois jours. C'est donc en silence que je m'affaire, faisant chauffer de l'eau, préparant les vêtements et la cendre pour la lessive. Louh s'est installé à la table et me regarde faire. En temps normal, au campement, j'aurais râlé après l'importun qui se serait contenté de me regarder au lieu de m'aider. Mais Louh est blessé et je n'ai pas raté la grimace de douleur qui a déformé, l'espace d'un instant, ses traits. Et Louh est Louh et je sens déjà que je suis prêt à lui pardonner énormément de choses.

 

C'est un silence confortable, qui s'est installé dans la cuisine, et je chantonne doucement en frottant les vêtements maculés de terre et de sang. Je me fige de surprise en entendant Louh joindre sa voix à la mienne. Et je dois déployer toute ma volonté pour continuer à fredonner comme si de rien n'était. Je tente de faire abstraction de son chant, terriblement faux, et de l'envie soudaine d'éclater de rire. Je poursuis mon labeur, concentré sur les taches récalcitrantes, bercé par la voix de Louh qui suit un rythme totalement chaotique et désordonné. J'entends pourtant qu'il y met tout son cœur, qu'il prend du plaisir à chanter et à partager ce moment, alors je n'ose rien lui dire, de peur de briser l'instant.

Mon épaule n'est plus très douloureuse, mais je peine à essorer les vêtements. Et c'est tout naturellement que Louh me rejoint pour le faire, sans que je n'ai rien à lui demander. Je marque un temps d'arrêt en le voyant faire, et en imaginant le tableau que nous montrons. Lui et moi, unis pour nous occuper du linge sale. Comme un couple. Il m'adresse un sourire un peu crispé, et je suis quasiment convaincu qu'il ressent la même chose que moi. Mais au-delà de la gêne, je n'arrive pas à ressentir de joie. Car tout ça est très éphémère.

 

Finalement, nous allons dans la porcherie pour étendre le linge sur le muret et Louh se charge de rentrer les cochons et de les nourrir. Je souris en l'entendant leur parler, exactement comme je l'avais fait plus tôt. Lui aussi donne un petit seau de châtaignes par cochon, et je suis rassuré de constater que je ne me suis pas trop trompé, pour une fois. Mais lui prend le temps de les gratter derrière l'oreille et ils semblent apprécier.

Nous retournons finalement à la cuisine, pour faire chauffer la soupe. Le silence confortable qui s'est installé ne dure pas bien longtemps, car je pose la question qui me taraude depuis un bon bout de temps :

 

- Ça lui arrive souvent, à ton seigneur, de te châtier ?

- Quand il l'estime nécessaire.

- Tu ne réponds pas à ma question, là.

- Tu attends quelle réponse exactement ?

- Quelque chose d'un peu moins vague.

 

Il me fixe un instant du regard, et je vois bien que ça le chagrine de parler de ça. Je devine sans peine qu'il aimerait qu'on parle d'autre chose. Il préférerait sans doute même qu'on parle de ce qu'il s'est passé tout à l'heure, en toute franchise, sans se voiler la face, plutôt que d'aborder ce sujet. Mais désormais, je ne peux plus me contenter des non-dits. Ça ne me suffit plus. Alors j'esquisse un petit sourire, et j'espère qu'il comprend que je ne suis pas ravi d'aborder le sujet. Il incline doucement la tête, comme s'il avait compris, et me dit :

 

- Beaucoup moins maintenant. Je connais ses attentes, la plupart du temps.

- Mais avant ?

- Ma formation a été rude, mais il avait du travail à faire avec moi. Ensuite, il m'a fallu du temps pour m'adapter, pour apprendre ce qu'il attend exactement de moi, pour me faire à la vie du fief.

- Mais comment tu peux accepter ça, Louh ? C'est ton seigneur, d'accord, mais quand même ! Ce genre de blessure peut te conduire à la mort.

- Il n'applique jamais de châtiment trop difficile.

- Tu veux dire que ton dos, là, c'est le résultat d'un petit châtiment gentillet ?

 

Il pince les lèvres et je sens son agacement. Je ne retire pas mes propos pour autant, je ne m'excuse pas non plus. Il prend une inspiration profonde avant de répondre :

 

- Non. C'était mérité. Mon sieur sait faire la différence entre une sanction mortelle et une sanction plus bénigne. Et crois-moi, ses décisions sont toujours justes.

- Cette flagellation n'était peut-être pas mortelle, c'est vrai. Sauf en cas d'infection. Filippia pourrait te sermonner des heures durant à propos d'une plaie non soignée. Comment tu contais t'y prendre, pour nettoyer ton dos ?

 

Je vois ses doigts blanchir autour du manche de la cuillère et je m'en veux d'insister. Mais j'ai besoin de cette conversation. Et j'aimerais tellement qu'il comprenne que la manière dont le traite son seigneur n'est pas normale !

 

- J'aurais fait couler la préparation le long de mon dos. Et j'aurais étalé le plantain sur un linge, puis je me serais allongé, de dos, sur le linge.

 

À ses propos, je comprends que ce n'est pas la première fois qu'il doit se soigner seul, qu'il le fait sans doute régulièrement, et qu'il n'avait certainement pas besoin de moi pour s'occuper de lui. Qu'il accepte de me laisser le toucher dans ces conditions, de voir sa faiblesse et l'état de son dos, me prouvent bien plus que ses mots à quel point je suis particulier pour lui. Je ne me laisse cependant pas distraire et je bougonne :

 

- Et ça t'aurait fait un mal de chien. N'y a-t-il personne, au château, pour te soigner après le châtiment ?

- Non. Mon sieur n'a pas que ça à faire, et il est hors de question que je me montre dans cet état au premier venu.

- Il te fouette en personne, alors ?

- Oui.

- Donc il n'a pas le temps de te soigner, mais il a le temps de te fouetter ?

 

Cette fois, Louh m'envoie un regard noir et je comprends que je suis sur une corde raide. Non seulement il n'accepte pas de voir son seigneur sous son vrai jour, mais en plus, il prend sa défense. Et si je ne fais pas preuve d'un peu plus de subtilité, il va finir par se braquer. Je ravale donc le ton acerbe que j'ai employé un peu plus tôt et je murmure :

 

- C'est un comportement que je ne comprends pas, Louh, désolé. Moi aussi, j'ai dû apprendre mon métier de conteur. C'était auprès de mon père, certes, mais il n'a jamais levé la main sur moi. Il me faisait répéter chaque phrase dix, quinze fois si je ne mettais pas le ton désiré, mais jamais il ne m'aurait fait fouetter pour une erreur de jugement.

- Tu ne peux pas comparer, Yoshka, ça n'a rien à voir. Dans mon cas, il s'agit de défendre les intérêts de mon sieur.

- Un bon conteur défend les intérêts de sa troupe. Il attire des spectateurs et, s'il offre un récit digne de son nom, il lui fait gagner de l'argent. Alors certes, je n'ai pas à tuer, ni à terroriser des pauvres hères pour ce faire, mais ne viens pas dire que je ne sers à rien.

- Je n'ai jamais dit ça.

- Mais tu le laissais entendre. Et je ne le tolère pas. Ton rôle est très important pour ton sieur, c'est vrai, mais rien ne justifie qu'il te traite comme il le fait. Et certainement pas le fait que tu défends ses intérêts. Parce qu'on le fait tous, Louh, chacun à son niveau. Un paysan défend ses intérêts en omettant un ou deux sacs de blé au moment de payer les impôts.

 

La tête baissée, il fait doucement tourner sa cuillère dans son écuelle vide et je réalise que je suis allé trop loin, cette fois. Radouci par son expression, je lui avoue :

 

- Je suis désolé, Louh. C'est juste que ça me rend fou de te voir blessé de la sorte.

- Mais tu n'y es pour rien.

 

Je hausse un sourcil et considère avec attention sa phrase. À aucun moment, je ne me suis senti coupable de l'état de Louh. Dès que j'ai su, avec certitude, qu'il s'agissait de son seigneur, j'ai considéré qu'il était l'unique responsable de cet état. Mais après tout, si Louh a été flagellé, c'est parce qu'il a essayé de bricoler un compromis me concernant.

 

- Bon sang, Yoshka, ne fais pas cette tête. Je suis sérieux, ce n'est pas de ta faute. Tu n'y es pour rien dans mon erreur de jugement, et ce châtiment n'est rien dont je ne pourrais me remettre.

 

Je grimace en réalisant qu'en ce jour saint, nous avons tous les deux blasphémé et nous nous sommes livrés, à deux reprises, au péché de chair, entre hommes qui est plus. Pas sûr que Dieu apprécie. Cette distraction me permet d'avoir un léger sourire et je vois Louh se détendre visiblement, sans doute convaincu que ses paroles m'ont touché. Et je ne le détrompe pas. Je m'arrangerai avec ma conscience plus tard.

 

- Pourquoi tu restes avec ton seigneur, Louh ? Il n'y aurait personne d'autre qui voudrait de tes services ?

- Mais qu'est-ce que tu as, avec mon sieur ? Tu y reviens toujours !

- C'est juste qu'il est important pour toi, il fait partie de ta vie. Et je veux mieux te connaître, et ça passe donc par mieux connaître ton seigneur.

 

Il incline doucement la tête, les yeux plissés. J'entends distinctement la cuillère gémir entre ses doigts. Mais il me répond quand même, d'une voix grinçante :

 

- Parce que c'est mon sieur, Yoshka. Est-ce que tu quitterais ta troupe juste parce que tu n'apprécies pas une décision de Voel ?

 

Je prends le temps de réfléchir à sa question. À vrai dire, il ne m'est jamais venu à l'idée de quitter notre petit groupe. Je sais que ça se fait parfois, à l'occasion de mariages ou lorsqu'une querelle entre individus se révèle insoluble. Ce n'est pas si rare et la personne est toujours bien accueillie. Et c'est vrai que, parfois, il y a des tensions au sein du groupe. Des décisions qu'on peine à comprendre et à accepter, des broutilles à propos de notre conduite à tenir face à certaines situations. Nous sommes humains, après tout, et nos désaccords font aussi partie de nos richesses. Pourtant, je n'ai jamais eu l'envie de les quitter. Et la raison principale jaillit de ma bouche :

 

- Ils sont ma famille. Ils sont tout ce que j'ai et je les apprécie avec leurs défauts.

- Est-ce que tu peux comprendre alors pourquoi je reste avec mon sieur ?

- Non. Parce que dans ton cas, il ne s'agit pas seulement de ne pas apprécier une décision. Il te punit pour des choses dont tu n'es pas responsable. Et ce n'est pas une petite tape sur les doigts.

- C'est à la mesure de ma faute.

 

Je me mords les lèvres, agacé de voir qu'il ne démord pas de son idée, que ça ne sera vraiment pas facile de lui faire comprendre ma vision des choses. Voyant que cette discussion ne mène à rien, j'essaie par un autre biais :

 

- De toute façon, tu as dû prêter un serment quelconque ?

- Oui, je me suis engagé sur mon honneur à le servir. Si je partais voir ailleurs si l'herbe est plus verte, non seulement je salirais mon nom, mais en plus, je pourrais être accusé de trahison. Et sans même parler du fait que je lui dois la vie et qu'il peut, de facto, en faire ce qu'il veut.

 

 


 
 
 

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