Pour ce chapitre, je vous propose comme musique : kaly jag - zöld az erdő
- Tu veux bien aller mettre ça sur le feu, s'il te plaît ? Et mettre les pois dans une petite marmite que tu laisseras sur les braises.
J'obéis sans broncher, je commence à être habitué à ses changements de sujet pour le moins brutaux. Je sais que j'aurais une réponse : Louh me le dirait, j'en suis sûr, s'il ne voulait pas me répondre. Alors j'accroche l'anse noircie au crochet prévu à cet effet et j'en profite pour remuer les bûches qui crépitent joyeusement. Lorsque j'en ai terminé, je m'assois en face de lui, oubliant son torse nu tout proche, me contentant de le regarder verser les épluchures dans le bol encore humide. Il ne croise pas mon regard quand il m'annonce :
- Mon sieur veut retrouver Mélisende. Il s'en fait un point d'honneur. Pas pour elle, mais pour ne pas perdre la face devant les villageois. Et il est convaincu que tu es mêlé à tout ça et que tu finiras par parler. Il veut que je te soumette à la question.
Mon cœur cesse de battre à cet instant et mon souffle se coupe. Il ne me regarde pas, laisse ses yeux rivés sur le plateau de la table. Je retiens mes larmes, autant que possible, les mains crispées sur mes cuisses mais la terreur qui m'envahit ne se dompte pas si facilement. Après quelques secondes de silence, alors que je suis incapable de parler, il poursuit d'une voix douce :
- Je lui ai dit que j'étais sur une piste. Je lui ai demandé un délai supplémentaire, avant de te passer à la question, et il a accepté. J'ai trois jours pour retrouver Mélisende.
La parole me revient, alors que je me remets du choc, et avec elle, une colère grandissante :
- Mais pourquoi tu ne m'en as pas parlé plus tôt, bon sang ?
- Je ne voulais pas t'inquiéter.
- M'inquiéter ? Tu te moques de moi, là ? On parle de torture, Louh ! Je suis bien au-delà de l'inquiétude ! Tu avais vaguement évoqué le fait qu'il y aurait peut-être éventuellement un peu de torture, tu n'as jamais dit que ton sieur exigeait que j'en passe par là !
- Je suis désolé, je ne voulais pas t'affoler. On a trois jours pour trouver Mélisende, c'est déjà ça.
- C'est déjà ça, tu parles ! Mais tu n'as aucune piste ! Aucun indice !
- Je trouverai.
- D'ailleurs, il me semblait qu'il n'y avait pas assez de preuves pour m'engeôler. Alors quoi, tu as découvert de nouvelles preuves ?
- Non, j'ai commis une erreur d'appréciation. D'après mon sieur, le simple fait que tu sois un tsigane est suffisant. Et les preuves, on les aura après la torture.
Je manque de m'étouffer d'indignation et la fureur qui m'envahit est telle que je n'arrive pas à prononcer un mot. Louh en profite pour marteler :
- Mais il n'y aura pas de question pour toi, Yoshka, je trouverai des indices et je mettrai la main sur Mélisende.
- De toute façon, même si tu ne trouves pas, ça ne change pas grand-chose pour toi, tu es du bon côté de l'instrument de torture !
- Calme-toi Yoshka. Je n'ai absolument pas l'intention de te passer à la question.
- Tu désobéirais à ton sieur ? Juste pour moi ?
Son silence est un aveu mais il ne me surprend pas. Entre moi, un tsigane de passage, et le sieur à qui il doit la vie, il n'hésitera pas une seconde. Sa loyauté va à son seigneur, et je suppose que vu l'état de son dos, si ce n'est pas la loyauté qui le motive, c'est la crainte d'être à nouveau châtié bien plus durement.
Il se lève, le visage fermé, et va remuer doucement la marmite sur les braises, avant de la verser dans celle qui contient la rouelle. Un épais nuage de vapeur s'élève dans un grésillement. Il se tourne vers moi et la vue de son torse ne suscite rien de plus, chez moi, que de l'indifférence. Et il m'annonce, d'une voix toujours aussi douce qui commence à m'insupporter :
- Yoshka, fais-moi confiance, s'il te plaît. Laisse-moi le temps de trouver des indices. Et si je vois que je n'arriverais à rien avant le délai, on prendra les décisions qui s'imposent.
- Comme m'engeôler ? Pour être sûr que je ne m'enfuie pas ?
- Non. Mon sieur m'a ordonné de te garder avec moi jusqu'à la fin du délai et je lui obéirai.
- Quelle grandeur d'âme ! Pour quelle raison ?
- Je suppose qu'il apprécie d'avoir une bouche en moins à nourrir.
Je le dévisage, hébété mais il est parfaitement sérieux. Ma voix se fait hargneuse quand je laisse échapper :
- Oui, vraiment, c'est un homme bon ton seigneur !
Il me jette un regard méchant avant de se détourner de moi et de se rendre dans sa chambre, sans aucune lumière. Je le laisse s'éloigner sans chercher à le retenir. J'apprécie ce répit qui me permet de me calmer. Je ne suis pas d'un tempérament colérique, habituellement, mais ce seigneur me met hors de moi. Je m'en prends à Louh parce qu'il est là et qu'il est son porte-parole, et je suppose que je ne suis pas le seul à agir de la sorte. Louh serait resté dans cette cuisine, à discuter avec moi des agissements de son sieur et à les justifier, je sais que j'aurais perdu le contrôle et que mes mots auraient dépassé ma pensée. Enfin, non, j'aurais dit exactement ce que je pense et je l'aurais blessé. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.
Et je suis presque sûr que Louh s'est éloigné pour la même raison. Lui aussi aurait fini par me dire des choses blessantes. Malgré la situation, j'en viens à apprécier son geste, preuve qu'il se soucie quand même un peu de moi.
J'aurais dû me douter que cet arrangement bancal ne tiendrait pas la route. Pas vraiment accusé, pas vraiment libre, ça devait forcément se retourner contre moi. Mais la menace du sieur est désormais parfaitement claire. Ce qui était un bancal arrangement devient un ordre précis. Et même si Louh se montre plutôt agréable comme geôlier, il suivra les ordres de son seigneur. Il ne me doit rien.
Mon regard s'est machinalement posé sur la porte de la porcherie. À nouveau, l'idée de m'enfuir m'effleure. C'est le moment ou jamais, après tout : je suis libre de mes mouvements, Louh est dans une autre pièce et trop blessé pour me courir après.
Je me lève brusquement et m'approche de la cuvette de linge sale. Je récupère mes vêtements déchirés et maculés de sang et de terre, puis je les fourre dans la sacoche de cuir qui contient la marionnette et les outils. J'attrape ensuite mon cistre, que je passe à l'épaule. J'essaie d'être le plus silencieux possible. Je m'en veux d'agir de la sorte, d'abandonner Louh. Mais la simple idée de subir la question me terrorise et je n'attendrai pas que Louh échoue dans son enquête pour me retrouver au pied du mur.
Je dois faire vite, m'éloigner le plus possible de son antre avant qu'il ne remarque ma disparition. Et ensuite, il faudra que je trouve rapidement Voel et la troupe. Louh connaît leur position exacte et c'est un sérieux avantage, mais qu'importe.
Je passe la sacoche en bandoulière avant de me diriger, à pas de loup, jusqu'à la porte. Je jette un dernier regard à cette cuisine, dans laquelle j'ai passé tant d'heures. Pas de sentimentalisme. Je dois laisser tout ça derrière moi. Je me détourne de cette vision et fais jouer la poignée.
- Ne fais pas un pas de plus.
Je me fige. La voix de Louh est glaciale et aussi acérée qu'un poignard. J'imagine que j'aurais encore le temps de me précipiter dehors, de coincer la porte, et de m'enfuir en courant. Avec Louh sur mes talons.
- Écarte-toi lentement de la porte. Et reviens vers la table.
Je me remets à respirer, tandis que mon coeur bat follement dans mes oreilles. Je reste indécis un moment, prêt à courir le risque, avant de renoncer. Il m'a surpris, c'est trop tard. Et j'ai brisé toute la confiance qu'il aurait pu avoir en moi. Je m'écarte lentement de la porte, comme demandé, et vais accrocher la sacoche et le cistre au dossier de la chaise. Mais je ne m'assois pas, je reste bien droit et je le fixe du regard, sans crainte, malgré la lueur mauvaise que je lis dans ses yeux. Et pour bien lui montrer que ma décision de rester ne doit pas lui donner de faux espoirs, je martèle d'une voix forte :
- Je ne subirai pas la question, Louh. Je m'enfuirai avant.
- Je n'aurais pas dû t'en parler.
- Pour me faire la surprise au matin du troisième jour ?
- Parce que ça n'arrivera pas, Yoshka. Je te le jure, sur mon honneur, je ne porterai pas la main sur toi.
- À combien d'autres innocents tu as fait la même promesse, avant de les passer par le fil de ta dague ?
Il accuse le coup, visiblement touché par mes propos. La colère que je croyais éteinte ne l'est pas du tout et j'enrage de le voir ainsi. Mais je prends sur moi et je fais l'effort de parler d'une voix dangereusement calme :
- Écoute-moi bien, Louh, parce que je ne me répéterai pas. J'ai accepté cette situation parce que j'avais bien conscience que c'était le meilleur compromis, pour nous deux. Mais il est hors de question je subisse la torture et que je finisse mutilé. Je suis innocent et il est hors de question que je sois accusé à la place du coupable. Alors arrange-toi comme tu veux pour trouver Mélisende, mais tiens ta promesse.
Je m'arrête avant de rajouter un « sinon » qui ruinerait tout mon effet, et je le fixe durement, essayant de montrer qu'il ne m'impressionne pas le moins du monde. Il me dévisage avec la même intensité que je le fais, et nous nous affrontons un long moment du regard. Il semble furieux mais ses lèvres sont blanches tant il les serre. Il s'écarte soudain, pour aller vérifier la cuisson de notre repas, et je prends ce geste comme un signe de reddition. Il s'affaire soudain, avec des gestes précis et rapides, à mettre la table, tandis que je reste immobile, les mains sur le dossier de la chaise. Il se mure dans le silence et ça a tendance à m'agacer, ça aussi, cette manie de fuir les discussions. Il apporte verse dans nos écuelles la viande et les légumes et je reste muet. Je n'ai pas faim, absolument pas faim, mais je n'en souffle pas un mot.
Mais je devine que ce repas sera l'occasion de faire retomber la tension entre nous et qu'il nous permettra d'enterrer la hache de guerre. Alors je fais bonne figure et je mange, même si la rouelle se transforme en cendre dans ma bouche, même si mon ventre proteste. Il ne bronche pas, lui non plus, mangeant sans un mot ce repas dominical que beaucoup, au village, nous envieraient. Le raclement des couverts, au fond de nos écuelles, est le seul son audible, avec le crépitement des flammes. Louh termine avant moi et attend tranquillement que j'ai fini mon assiette, comme si nous ne venions pas d'avoir une discussion houleuse quelques minutes plus tôt. Mais dès que mon écuelle est vide, il se lève et débarrasse la table avant de me fixer de son regard dur.
- Je vais faire la sieste.
- Bien.
- Et tu viens avec moi.
- Je n'ai pas sommeil.
- Ce n'est pas négociable. Tu viens avec moi. Je ne te laisserai pas t'enfuir, Yoshka.
Je peste à voix haute, me moquant bien de ce qu'il peut penser de mes blasphèmes. Il attrape une chandelle, qu'il enflamme dans l'âtre, et me fait signe, d'un geste du menton, d'avancer. Je n'apprécie pas spécialement de l'avoir dans mon dos mais j'obéis. Il m'a pris sur le fait tout à l'heure et il est maintenant trop sur la défensive pour que je puisse espérer le surprendre.
Je m'immobilise dans la chambre, face à son lit, et me mords les lèvres pour ne pas lui demander s'il compte m'attacher à son lit. Il pose la chandelle sur la chaise restée près du lit et me dévisage un instant avant de lâcher :
- Il faut remettre du baume sur ton épaule.
- À quoi bon me soigner, puisque je vais être torturé dans quelques jours ?
- Mais arrête avec ça, bon sang !
- Ben voyons, c'est pas important, c'est ça ?
Ma voix est mauvaise et j'ignorais que je pouvais avoir tant de fiel en moi. Il se détourne, pose les mains sur son nécessaire de toilette, comme pour se calmer. Je reste planté près du lit, les poings serrés. Et je réalise soudain la raison de ma colère envers Louh. Il m'a fait croire que j'avais le droit à un traitement spécial, alors qu'il ne savait tout simplement pas quoi faire de moi. Il m'a fait croire que je ne risquerais rien, que je n'avais qu'à attendre que la situation se tasse pour que tout s'arrange. Je suis conscient, soudain, de ma naïveté. Tout se passait bien, il y avait presque une relation de confiance entre nous, j'en arrivais presque à oublier cette relation de prisonnier/geôlier. Et cette décision absurde et stupide de rester auprès de lui, pour le soigner et pour veiller sur lui, alors que les miens s'en allaient, ne fait qu'empirer les choses. J'ai sacrifié tout ce qui m'est cher pour lui. Et lui ne lèvera pas le petit doigt pour moi. C'est la peur de la torture qui a créé cette colère, mais c'est prendre conscience que Louh ne me réservera pas de traitement spécial qui l'attise. Sa voix douce me hérisse quand il m'ordonne :
- Pas d'onguent, très bien. Va te coucher, dans ce cas.
- Et tu crois que je vais t'obéir bien sagement ?
- Tu préfères peut-être mes geôles personnelles ?
- Tu sais quoi ? Oui, je les préfère ! Au moins, ça m'évitera d'imaginer que tu crois en mon innocence ! Et ça m'évitera de voir que tu préfères suivre bêtement ton seigneur plutôt que de chercher à rendre véritablement justice. Ça m'évitera d'assister à tout ce gâchis : tu obéis à un homme cruel et stupide qui ferait mieux de ...
Il s'approche vivement de moi et la flamme vacillante de la chandelle rend son visage terrifiant. Je vois dans ses yeux plissés des envies de meurtre. Je vois dans ses poings serrés des envies de violence. Bien malgré moi, je recule d'un pas, impressionné, et mes mollets butent contre le cadre en bois du lit. Il m'attrape par le col de ma chemise et le tord, me sciant la nuque et me coupant la respiration.
Cette fois, c'est sûr, je vais mourir. Je l'ai trop provoqué. J'éprouve un vif soulagement. Je préfère encore trépasser ici, dans ce caveau, que sous la douleur indicible qu'il m'infligera pour m'extirper des aveux.
Il me pousse brusquement et, déséquilibré, je tombe à la renverse sur le matelas. Je le dévisage, furieux, prêt à l'invectiver à nouveau, quand il se laisse tomber sur moi sans douceur. Tout l'air se vide de mes poumons dans un éclair de douleur. Mais je n'ai pas le temps de protester que Louh m'embrasse furieusement à pleine bouche.
Je reste pétrifié. Incapable de réfléchir. Incapable de réagir. Incapable de trouver le moindre plaisir.
Puis mes réflexes reviennent et je cherche à me dégager ce que corps qui m'agresse. Louh s'écarte juste assez pour mettre fin à ce baiser et bloquer mes mains contre mon corps. Je peux enfin respirer plus librement. Il me fixe à nouveau mais ce ne sont plus des envies de meurtre que je lis désormais dans son regard. Je tente à nouveau de me dégager, mais il est installé à califourchon sur mes cuisses et ses mains me maintiennent fermement. Je réalise que c'est peine perdue et j'abandonne cette lutte vaine. Et j'ai beau avoir eu envie de lui, de le toucher et de l'embrasser, la soudaineté des événements m'empêche d'y trouver le moindre plaisir. A travers les battements affolés de mon cœur qui résonnent dans mes oreilles, je l'entends qui déclare, d'une voix à la fois douce et déterminée :
- C'est à ton tour de m'écouter, Yoshka. Je t'ai fait une promesse et je te la tiendrais. Crois-moi, je ne veux pas te faire de mal. Absolument pas.
Je déglutis bruyamment, troublé par le ton de sa voix et par ses propos. Dans mon esprit, le néant créé par ce baiser devient soudain une multitude de questions, si nombreuses que je ne peux en choisir une et me contente d'un :
- Pourquoi ?
Il me regarde quelques instants, ne semblant pas comprendre ma question. Puis il se penche très lentement, me laissant, cette fois, le temps de réagir, avant de déposer un baiser très léger sur mes lèvres. Et il murmure :
- Parce que tu es séduisant quand tu es en colère.
Ses cheveux me chatouillent les joues et le menton et son souffle chaud caresse ma peau. Mais je suis encore bien trop sonné par son geste pour apprécier cette proximité. Je fronce les sourcils, à défaut de pouvoir bouger plus librement, et je lui demande :
- Pourquoi tu m'as embrassé alors qu'on était en train de se disputer ?
Il se redresse à nouveau, délivre mes mains prisonnières, sans pour autant se lever. Il semble déçu, un instant, mais se reprend vite et son visage n'exprime rien de plus que d'habitude. Il penche légèrement la tête sur le côté, pensif, avant de me demander :
- Alors c'est ça qui te chagrine ? Parce que le moment n'était pas bien choisi ?
- Entre autres.
- Je ne savais pas comment te faire comprendre que je vais tenir ma promesse, Yoshka. Je ne veux pas te faire de mal. Pas du tout.
- Alors ce baiser, c'est juste pour me rassurer ?
Je l'observe, bien conscient qu'il ne risquerait pas, en se compromettant avec un homme, tout ce qu'il a juste pour me rassurer. Mais je ne peux pas accepter ces baisers sans comprendre ce qui l'anime. D'habitude, c'est tellement plus simple : juste un peu de plaisir partagé, d'un commun accord. Là, je ne sais pas pourquoi il agit comme ça, et ça m'empêche de savourer l'instant. Et puis, la dernière désillusion est bien trop récente pour que je me risque, encore, à m'imaginer monts et merveilles. Les choses doivent être claires avant de songer à l'embrasser à nouveau. Il semble comprendre que je n'accepterai pas de m'allonger et d'écarter les cuisses comme une vulgaire puterelle. Il laisse échapper un soupir à peine audible avant de me dire :
- Non, c'est pas juste pour te rassurer.
Il se tait et je l'observe sans rien dire. Il sait si bien cacher ses sentiments que je n'arrive pas à savoir ce qu'il ressent en ce moment, si ce n'est qu'il a perdu un peu de son assurance. Il semble chercher ses mots, le regard dans le vague fixé sur l'édredon terne. Puis soudain, il s'agite, visiblement prêt à s'éloigner de moi. Dans un geste réflexe, je le retiens en posant mes mains sur ses jambes. Il me dévisage, surpris, et toute la gravité de son visage fait vaciller mes résolutions. Je caresse doucement ses cuisses musclées à travers l'étoffe rêche de ses chausses, appréciant le contact et cherchant à le rassurer. Je me doute bien qu'il est déjà rassuré par le fait que je ne me suis pas enfui en poussant des cris scandalisés. Mais j'ai besoin de savoir ce qu'il en est. D'habitude, je ne suis pas aussi pointilleux mais ce que j'éprouve pour lui n'a rien à voir avec l'habitude. Alors j'ai besoin de savoir, pour ne pas me brûler les ailes. Malgré ma prudence, mon cœur se gonfle déjà de bonheur. Qu'il soit comme moi, qu'il ait envie de moi, tout ça va bien au-delà de mes espérances. Je ne me refuse pas à lui et à travers ces caresses, j'essaie de le lui faire comprendre.
Il penche encore la tête sur la droite et je lui souris doucement, l'encourageant à m'expliquer. Alors il prend une grande inspiration et me dit :
- Tu étais tellement en colère... Je ne savais plus comment te faire comprendre.
- Et tu t'es dit que m'embrasser à pleine bouche serait efficace pour me faire taire.
Il esquisse un semblant de sourire et acquiesce. Je suis convaincu que ses motivations étaient bien plus nombreuses, mais je n'insiste pas. Je lui souris à mon tour et demande :
- Et si je n'étais pas du genre à apprécier ces … Contacts ?
- Alors tu n'aurais pas réagi comme tu l'as fait quand je soignais ton épaule.
Mon visage doit refléter ma surprise parce qu'il sourit plus largement et poursuit :
- Tu croyais que je n'allais pas voir à quel point tu étais troublé ?
- Je l'espérais. Mais c'est une bonne chose, finalement, que tu aies vu.
- Vraiment ?
Je suis souris, espiègle. Mes mains n'ont pas cessé de lui caresser les cuisses et il semble apprécier le contact. Mais il garde les mains ballantes et m'observe, comme s'il voulait graver chaque trait de mon visage dans son esprit.
- Tu n'as pas peur que ça se retourne contre toi et que j'en parle à ton seigneur ?
- Ce serait ta parole contre la mienne.
- On ne ment pas, sous la torture.
Pour la toute première fois, je vois son masque impassible se fendiller et dévoiler toute sa vulnérabilité. Et je me maudis intérieurement, m'en voulant de gâcher ce moment en lui faisant peur et en envisageant le pire. Il reprend contenance, retrouve son visage inexpressif, mais c'est trop tard, j'ai vu et j'en suis touché. Alors, d'un mouvement des reins, je me redresse et plaque mon torse contre le sien. Mes mains s'agrippent à ces deux lobes que je sais blancs, tandis que ma tête se pose contre son torse musclé. Je ferme les yeux, savourant la chaleur de sa peau sous ma joue.
Je suis stupide. Il est déjà blessé et la situation actuelle est sans doute très inconfortable pour lui. J'ai les réponses que je voulais, insister plus longtemps serait cruel. Ma colère n'a pas tout à fait disparu, elle est dans un coin de moi, assommée par la surprise de ce baiser. Ce qui reste de conscient en moi se réjouit de ce baiser et de tout ce que ça implique. Et je compte bien profiter de l'instant et oublier ma colère. Sans un mot, il passe ses bras autour de mes omoplates et ses mains viennent se poser sur ma nuque. Je sens sa joue contre mon front et un étrange sentiment de plénitude m'envahit.
Lorsque j'ai des rapports avec des inconnus, nous ne perdons jamais notre temps avec ce genre de tendresse. Nous sommes là pour assouvir nos besoins respectifs, discrètement et rapidement pour ne pas se faire surprendre. Nous nous séparons dès que nous avons terminé notre petite affaire, sans chercher à discuter ou à prolonger le moment. Il m'est arrivé, à quelques reprises, d'avoir un peu de temps, quand on savait que les villageois étaient trop occupés ailleurs, ou trop saouls, pour s'inquiéter de notre absence ou passer inopinément vers notre cachette. Les mots sont rares, dans ce cas, car l'autre se retrouve souvent gêné, ne sachant pas trop quoi dire. Quand il parle, c'est pour me livrer ses angoisses, ses douleurs, et je me fais oreille attentive. Mais les caresses et la tendresse, ça ne m'est jamais arrivé. Tout simplement parce que nous sommes, la plupart du temps, assez éloignés l'un de l'autre et habillés pour avoir une bonne explication si on nous surprend.
Dans ce caveau que je détestais tant, au début, je me sens serein. Je sais que personne ne nous surprendra. Je sais que je peux profiter du moment sans tendre l'oreille, le cœur battant, à l'affût du moindre signe indiquant une arrivée indésirée. Je peux me repaître de sa chaleur, de l'odeur de sa peau, sans me soucier du temps qui passe. Alors nous restons ainsi, sans prononcer un mot, sans nous soucier du reste du monde qui poursuit sa course folle. Bercé par son souffle profond, je ferme les yeux, engrangeant cette sensation nouvelle que j'apprécie déjà énormément. Je n'ose pas remonter mes mains, de crainte de le faire souffrir, alors je me contente de caresser doucement ses fesses, à travers l'étoffe rêche de ses chausses. Et lui fait jouer doucement ses pouces sur ma nuque, déclenchant des frissons de bien-être le long de mon échine.
Ce sont les tremblements de ses jambes, le long de mes avant-bras, qui me sortent de cette béatitude. Je m'écarte légèrement pour caresser ses cuisses tétanisées par la position. Il me retient quelques instants, resserrant ses mains sur ma nuque doucement. Je redresse la tête et esquisse un sourire espiègle, les yeux voilés de bien-être et je murmure d'une voix rauque :
- On n'est pas censé s'allonger, pour faire la sieste ?
Il sourit à son tour, sans doute soulagé que je ne cherche pas à me défaire de l'étreinte pour fuir. Il déplie lentement ses membres que je devine engourdis par la position malcommode et se lève en chuchotant :
- Il me semble bien que si.
Comme suggestion de musique, je vous propose : Kalyi Jag - Keren, Savorale, Drom.
Nous parcourons le reste du chemin en silence, jusqu'à ce que l'atelier du forgeron soit devant nous. Je repense à la conversation que j'ai eu avec lui, aux deux roulottes abandonnées dans notre ancien campement, et un goût amer me remplit la bouche. Louh s'immobilise, la main sur le portillon de l'atelier et déclare d'une voix ferme :
- Je vais aller lui parler, attends-moi dans la cour et fais-toi discret.
Son ordre me surprend tellement que je ne pense pas à lui demander les raisons de cette visite. Rester discret est pour ainsi dire impossible à mes yeux. Porter les vêtements de Louh ne fait pas de moi un habitant du village. Mes perles dans les cheveux, notamment, et le simple fait de ne pas être un visage connu ici me rendent étranger. Et un étranger se fait toujours remarquer dans ce genre de fief.
Et puis, Louh me laisse là, dans la cour de l'atelier, libre de mes faits et gestes. Je pourrais largement profiter de sa visite pour m'enfuir. Qu'il me fasse assez confiance pour me permettre de rester ici est révélateur du changement de traitement qu'il m'accorde. Sans compter qu'il n'a pas menacé de m'égorger si je tentais quoi que ce soit.
Le temps que je me remette de ma surprise, et Louh a déjà disparu dans la maison du forgeron. Je m'approche de la forge, éteinte en ce jour chômé, et observe les lieux, curieux, en sifflotant. Après tout, il ne m'a pas interdit de jeter un coup d'oeil. Les outils sont soigneusement rangés, les travaux de la semaine dernière sont prêts à être rendus à leurs propriétaires, tandis que houes, socles et pièces de métal tordues sont dans l'attente de la semaine de labeur à venir. Je jette un regard peiné sur nos essieux, bien rangés mais toujours en attente de réparation. J'espère que nous ne perdrons pas ces deux roulottes, elles nous sont précieuses.
Je n'ai pas le temps de m'appesantir sur ces réflexions car Louh sort de la maison et esquisse un sourire en me voyant. J'ignore si c'est le plaisir de voir que je suis toujours ici et que je n'ai pas pris mes jambes à mon cou, ou si c'est que cette visite a été fructueuse, mais il sourit et ça suffit à alléger mes sombres pensées. Sans un mot d'explication, il se remet en marche, en direction de l'église. Et nous arrivons tout juste sur la grand-place et son chêne centenaire quand les cloches se mettent à sonner. Nous nous hâtons et nous nous retrouvons rapidement sur le parvis. Comme toujours, j'ai un instant d'hésitation sur le seuil. Une hésitation qui ne dure pas : Louh me pousse doucement, une main sur le bas du dos, pour me faire avancer et me guider jusqu'au banc du fond, sur lequel il prend place.
Le cœur battant la chamade, à la fois d'avoir franchi le seuil sans être foudroyé, mais aussi d'avoir senti la main de Louh sur mes reins, j'examine ce qui m'entoure pour me calmer. Impossible de rater les regards en coin des villageois, qui font tout, pourtant, pour avoir l'air indifférents. J'imagine sans peine leur curiosité : l'homme de main du seigneur, accompagné d'un tsigane, présents dans leur église. Je suis convaincu qu'ils savent déjà tous que notre troupe a dû plier bagage, et ils espéraient sans doute que notre présence dans leur fief n'était plus qu'un mauvais souvenir. Je me doute aussi qu'ils ont du mal à se faire à la présence de Louh. Cette présence menaçante, dans leur dos, doit les rendre nerveux. Elle me rendrait nerveux, en tout cas, si je n'avais pas appris à le connaître.
Pour ma part, je les examine sans vergogne. Ils ont tous revêtus leurs plus beaux atours, les barbes sont rasées et les cheveux lavés et lissés. Je me suis toujours interrogé sur l'utilité de s'apprêter de la sorte pour aller à la messe. Après tout, Dieu est omniscient, et Il les voit quotidiennement, crottés et puants. Est-ce uniquement par respect pour la demeure de Dieu qu'ils se préparent ainsi ? Pour montrer aux autres villageois qu'ils ont une belle tenue ? Ou parce qu'il en a toujours été ainsi et qu'ils ne remettent pas cette tradition en question ?
J'écoute d'une oreille distraite les litanies immuables, en latin, récitées par le curé. Si je crois en l'existence d'un présence supérieure, source de toute chose sur terre, j'ai plus de mal à adhérer au principe de l'Église. Je sais que ces pensées sont péché car les prêtres sont les représentants de Dieu sur terre. Mais je sais également qu'ils n'en demeurent pas moins des hommes. Et pour en avoir rencontré des dizaines, je n'ignore pas que certains sont bien plus pieux que d'autres. Et bien plus respectueux des autres.
Je ne voue pas non plus une adoration sans borne à notre Seigneur. Nous sommes Ses enfants, Il nous a créés à son image, certes. Mais Il a fait de moi un paria, que la Bible rejette. Cette contradiction ne me permet pas de Lui vouer un amour sans limite. J'en suis incapable. Mais ça, je dois le garder au plus profond de mon cœur.
Je me demande si Louh ressent la même chose. Après tout, il a déjà tué pour son sieur, alors que l'un des dix commandements est « Tu ne tueras point ». Comment s'arrange-t-il avec sa conscience ? Arrive-t-il à justifier ses actes en les mettant sur le compte du bien collectif ?
J'essaie de me concentrer sur la cérémonie. Même si je ne comprends pas un mot de latin, j'ai assisté à suffisamment de messes pour savoir me repérer dans le temps. Nous en avons quasiment terminé. J'observe le prêtre, un homme d'âge mur, légèrement dégarni sur le front, qui répète inlassablement les mêmes paroles toutes les semaines, devant ce parterre de villageois. Je me demande s'il ne se lasse pas. Bien sûr, une partie de la messe change de semaine en semaine, mais le rituel est immuable. Moi, je me lasserais de raconter les mêmes histoires toutes les semaines. Mais je ne me lasse pas du théâtre de marionnettes, qui suit lui-aussi un rituel, et dont les mêmes histoires reviennent souvent. Je grimace, me demandant s'il est judicieux de faire une telle comparaison.
La messe se termine déjà, m'empêchant de poursuivre cette pensée, et Louh se lève vivement. Visiblement, il ne tient pas à rester pour la suite. Je la connais, cette suite, c'est la même dans tous les fiefs : les femmes s'attardent sur la grand-place, commentant la cérémonie et échangeant les derniers ragots sous l'ombre d'un arbre. Les hommes se rendent en taverne, où ils commentent la cérémonie et échangent les derniers ragots devant une chope. Nul doute que nous en ferons partie. Je m'empresse donc de l'imiter et de le suivre. La brusque luminosité sur la grand-place, par rapport à la pénombre de l'église, me fait cligner des yeux plusieurs fois. Je trottine un peu pour arriver à la hauteur de Louh, puis je cale le rythme de mes pas sur le sien pour quitter le village. Je ne lui demande pas s'il compte poursuivre son enquête : nous sommes dimanche et c'est un jour chômé.
Il semble encore moins bavard que d'habitude, alors que nous marchons sur le chemin cahoteux. Il ne décroche pas un mot et je n'ose pas commenter la messe, de crainte qu'il s'offusque d'une parole malheureuse. J'ignore pourquoi son sourire, lorsqu'il a quitté le forgeron, a disparu. Mais je commence à le connaître assez pour savoir qu'il me parlera quand il en aura envie. Et à vrai dire, retrouver les bruits de la vie qui s'anime autour de moi, sentir à nouveau le soleil sur mon visage, me font du bien et j'en profite en silence. Toutes demeures du Seigneur qu'elles soient, je trouve les églises sinistres, froides et intimidantes.
Il passe sans s'arrêter dans notre ancien campement, et je l'imite, peu désireux de m'attarder ici. Il passe également tout droit devant sa lanterne et je prends quelques secondes pour la récupérer, sans qu'il semble le remarquer. Je me retrouve à trottiner sur quelques foulées pour le rattraper mais il ne me jette pas un regard.
Ce n'est que lorsque s'il s'avance dans la porcherie, laissant derrière lui la porte grande ouverte, que je remarque que sa démarche pressée cachait son vacillement. Il se tient au billot, pâle et en sueur, et je lui lance un regard désapprobateur. Il lutte un instant pour essayer de retirer ses vêtements, avant de laisser retomber ses bras le long du corps, vaincu.
Je m'approche de lui, radouci, en réalisant à quel point il a dû lutter contre la douleur pour faire bonne figure à la messe tout à l'heure. Et le fait qu'il baisse le masque, face à moi, m'envoie ces étranges élancements dans le ventre. Alors, tout en douceur, je défais son pourpoint, dénoue le lacet de sa chemise et retire les deux vêtements. Pendant que je me rafraîchissais, ce matin, il a pris le temps d'enrouler une bande autour de son torse et je la défais avec mille précautions, frissonnant de le sentir si près de moi.
Je me détourne brusquement, les joues brûlantes, sous prétexte de poser ses vêtements et la bande ensanglantée sur la table. Mais la vision de son torse nu semble incrustée dans mon esprit et je vois encore son corps musclé, bien proportionné, barré une longue cicatrice. Mes amants occasionnels ont souvent des corps secs et musclés, résultat d'un dur labeur et de longs hivers avec peu de nourriture. Mais c'est la première fois, je crois, que je désire autant promener mes mains sur ce torse chaud et palpitant.
Pour me faire gagner du temps, je vais rajouter une bûche dans l'âtre et je mets un peu d'eau à chauffer. Et sans le regarder je lui demande, d'une voix que j'espère inexpressive, d'aller s'asseoir.
Je ne devrais pas penser à ce genre de choses, pas alors qu'il souffre et que son dos est en sang. J'inspire profondément, et lorsque je me tourne vers lui, je constate qu'il m'a obéi sans protester : il s'est installé à califourchon sur une chaise, le dossier masquant en partie son torse si désirable. Je trempe un linge propre dans l'eau fraîche et m'en sert pour nettoyer le sang qui a coulé de ses plaies. Il reste silencieux, n'expliquant pas son comportement, ne disant rien de ses motivations qui l'ont poussé à agir comme si de rien n'était alors que ses plaies se rouvraient. Il frissonne quand le linge passe sur son dos et je lui demande :
- Tu veux que je refasse la même préparation qu'hier ?
- Non, c'est bon, ça ira. Les plaies vont sécher toutes seules.
- Tu devrais aller t'allonger.
- Je ne suis pas fatigué.
- Tu ne tiens pas debout et tu es tout pâle. Si tu te couches, tu ne bougeras plus et tu n'aggraveras pas l'état de ton dos.
- Ça ira. Je ne vais pas rester alité juste pour ça.
- Juste pour ça ? Tu plaisantes, là, Louh ? Tu as vu l'état de ton dos ? Tu attends quoi, de t'écrouler au beau milieu du village, inconscient ? Arrête un peu de vouloir jouer au gros dur et va te reposer.
- Non. Je te l'ai dit, je ne suis pas fatigué.
Il fait sa tête des mauvais jours et j'hésite à le sermonner davantage. Mais sous mes yeux s'étale la raison de mon inquiétude et je ne peux pas le laisser comme ça. Alors qu'importent les risques que je prends, je lui réponds, d'une voix sans doute un peu trop autoritaire :
- Louh, on est dimanche, on ne va rien faire. Profites-en pour t'allonger un moment et t'occuper de toi.
- Je t'ai déjà dit non, Yoshka. Tu veux m'épuiser à me faire répéter toujours la même chose ?
Je le contourne pour lui faire face. À voir son visage pâle comme celui d'un mort et les tremblements de ses mains, je sais que j'ai raison d'insister. Alors je mets les poings sur les hanches, comme quand Djidjo se fâche, et je lui ordonne :
- Louh, ne discute pas et va te coucher. Maintenant.
- Je ne veux pas te laisser seul.
La surprise me cloue le bec et je reste de longues secondes immobile et muet. Il évite mon regard, triture le dossier de la chaise, comme honteux de son aveu. Les émotions embrouillent mes pensées. Je sais que je dois me montrer ferme, ne pas lâcher pour ne pas perdre le peu de crédibilité que j'ai pu gagner. Il me semble clair, dans ma tête, que je peux bien rester quelques heures tout seul, serein à l'idée qu'il se repose. Et pourtant, mes bras retombent le long de mes flancs et de ma bouche jaillissent ces paroles :
- Bon, d'accord, tu restes là. Mais tu ne bouges pas, je m'occupe de faire à manger.
- Je ne préférerais pas, à vrai dire.
Je laisse échapper un juron blasphématoire et il hausse un sourcil que j'espère amusé. C'est déjà une très mauvaise chose de blasphémer, alors un dimanche, en plus...
Je sens ma crédibilité s'enfuir en courant quand je rectifie, d'une toute petite voix :
- Bon, d'accord, tu me dis ce qu'il faut faire et je prépare à manger.
Il esquisse un sourire et je lui fais une grimace bien peu mature. Je ramasse son linge qui traîne encore sur la table et le jette dans la bassine où sont déjà entassés nos vêtements sales.
- Il va falloir faire une lessive, aussi, je n'ai plus aucun vêtement de rechange.
Je ronchonne pour la forme et je l'entends rire doucement. Surpris, je me retourne brusquement vers lui, juste à temps pour le voir masquer un rictus de douleur. Je ne commente pas, ne me sentant pas le droit de le sermonner plus. Et comme il a retrouvé son visage impassible, je fais comme si je n'avais rien remarqué et je lui demande :
- Pour le repas, tu veux faire quoi ?
- Dans le saloir, au garde-manger, il y a une rouelle. Tu sauras la trouver ?
Je suis sur le point de répondre que oui, bien évidemment, je saurai la trouver, quand je me ravise. Je lui ai déjà fait le coup avec la fameuse soupe que je savais parfaitement préparer, et je ne tiens pas à me couvrir de ridicule une fois de plus.
<strong></strong>
- Je t'accompagne.
Mes lèvres s'entre-ouvrent pour lui dire que non, ce n'est pas la peine, qu'il est convalescent et que je peux bien me débrouiller s'il me décrit précisément la chose, mais il me coupe la parole, avec un léger sourire :
- Je ne suis pas invalide, Yoshka, du calme. Et pour me remettre de ce long périple jusqu'au garde-manger, je te promets que j'irai faire la sieste après manger. Ça te convient ?
Je pince les lèvres, à la fois amusé et fâché par sa réaction. Mais j'incline doucement la tête dans un cliquetis de perles et je cède, encore une fois :
- D'accord. Mais tu me laisses prendre soin de ton dos avant la sieste.
- Si tu veux.
Je ne suis pas sûr d'être vraiment gagnant dans l'histoire mais je sens bien qu'il serait inutile de discuter davantage. Sur ses indications, je prends une petite marmite, que je remplis d'eau froide, et je rajoute une bûche dans la cheminée. Puis je suis sa démarche hésitante, preuve qu'il va moins bien qu'il n'essaie de me le faire croire, jusqu'au garde-manger.
Il tient bien haut la chandelle au-dessus du saloir et me guide dans mes recherches, jusqu'à ce que je trouve la pièce de viande, toute ronde, avec un os au milieu. Il me demande de la plonger dans l'eau et j'obéis sans poser de questions. Il commence à bien me connaître, pourtant, parce qu'il m'explique :
- Quand je découpe un porc, je m'en garde toujours une partie, que je me mets à tremper dans une saumure. Ça me permet de garder la viande plusieurs semaines mais il faut ensuite bien la rincer pour qu'elle soit bonne à manger. Comment vous conservez les aliments, vous ?
- C'est surtout dans la roulotte de Djidjo, il me semble. Pour la viande, on mange souvent des lanières de viande séchée. Mais pour le reste, je ne sais pas trop, je ne vais plus l'aider, maintenant que je suis adulte.
- Je suis surpris, toi qui es si curieux, tu ne t'intéresses pas à l'origine de ce que tu manges ?
Je retiens une grimace devant ce reproche à peine voilé. Mais parce qu'il semble loquace, je lui réponds :
- Djidjo n'aime pas trop qu'on aille fourrer notre nez dans ses marmites.
Je le vois sourire, à la lueur de la chandelle, et je lui souris en retour. Il attrape un grand bol, dans lequel il met des oignons, des carottes et des pois. D'un ton léger, l'air de rien, je laisse échapper :
- Tu as de sacrées réserves.
- Oui.
- Tu comptes tenir un siège ?
Mon sourire espiègle le déride, et il se décide à m'en dire plus :
- Pas forcément. Il y a une partie que je ramasse dans la forêt. Pour le reste, c'est la vieille Berthe qui m'achète ma nourriture, je la récupère quand je vais chercher l'argent de la vente de viande. Et elle prend toujours trop de provisions pour moi.
- Tu lui as dit ?
- Non. Je préfère en avoir trop que pas assez. Et puis, elle est vieille et si elle doit trépasser demain, je ne sais pas avec qui je pourrais trouver un nouvel arrangement. Alors ces réserves me permettent de voir venir en attendant de prendre une décision.
- Je suis sûr qu'il a plein de gens qui seraient heureux de te rendre service.
Il hausse un sourcil et tourne les talons, retournant à la cuisine. J'imagine que j'ai encore dit une bêtise, alors je me précipite à sa suite, l'esprit en ébullition.
- Bon, peut-être pas heureux, mais ils ne refuseraient pas, si ?
- Sans doute pas. Mais leur confier ces affaires, c'est compliqué. La vieille Berthe est veuve depuis longtemps, et la solitude l'a rendue un peu … étrange. Beaucoup la pensent folle et personne ne lui accorde beaucoup de crédit. Ce qui assure une discrétion bienvenue.
- Tu as peur que ton futur intermédiaire se révèle trop bavard ?
- Oui.
- Mais il ne saura pas grand-chose de plus que les autres, si ?
- Si. Il saurait déjà que j'ai un élevage de porcs...
- Pourquoi tu en as un, d'ailleurs ?
Je l'ai interrompu sans vergogne, alors qu'il posait tous les ingrédients sur la table, où subsistent encore quelques copeaux de bois. Il esquisse un sourire en se rasseyant et m'explique :
- Pour garder la main et m'entraîner à découper des corps en morceaux.
Je laisse tomber la marmite sur la table, bouche bée, et le dévisage. Il est tout aussi sérieux que d'habitude, rien ne prouve qu'il est en train de plaisanter. Il écarte le bol de pois, de carottes et d'oignons de la flaque qui se forme sur la table et poursuit :
- Plus sérieusement, c'était évident, pour moi. Ça me fait de la compagnie et ça me procure un peu de revenus supplémentaires.
Je me laisse tomber, à mon tour, sur la chaise la plus proche, le souffle coupé. Il plaisantait. Bon sang, il plaisantait. Il se lève pour aller chercher un petit couteau et un linge, qu'il jette sur l'eau de la marmite répandue sur le bois. Puis il entreprend de couper ces satanées carottes, comme si de rien n'était. Je m'agrippe à l'anse de la marmite, essayant de respirer normalement et de faire repartir les battements de mon cœur.
Le silence perdure pendant de longues minutes, jusqu'à ce que Louh le brise en me disant, d'une voix douce :
- Je ne voulais pas te choquer.
Il n'ajoute rien de plus, mais je devine tout ce qu'il ne dit pas : ses excuses pour cet humour douteux, dont il ne maîtrise pas tous les codes. Ce n'est pas si surprenant, après tout : Louh ne plaisante jamais, à part en son for intérieur, alors comment savoir si ça va être bien perçu par les autres ?
Je n'ai pas envie de le blesser, ni de remuer le couteau dans la plaie. Ce n'était que de l'humour mal perçu, il n'y a pas non plus de quoi fouetter un chat, si ? J'éponge l'eau sur la table, essayant de reprendre la conversation là où elle en était :
- Ton sieur ne te paie pas ?
- Si, la même solde que ses gens d'armes. Mais comme le disait Marie, il vaut mieux en avoir trop que pas assez.
- Pourquoi tu ne vends pas ta viande au château, plutôt que de t'embêter à chercher un intermédiaire pour la vendre aux villageois ?
- Il y a déjà tout ce qu'il faut, au château. Et je pense que les villageois en ont plus besoin.
Je hausse un sourcil surpris : j'avais bien compris que Louh n'est pas le grand méchant qu'il montre, mais de là à songer aux besoins des villageois...
- Va vider l'eau dehors, contre la roche. Mais ne jette pas la rouelle en même temps.
Je sursaute, surpris par le brusque changement de sujet, avant de grimacer en comprenant ses paroles. Je bougonne que je ne suis pas stupide à ce point, mais ses yeux rieurs, à défaut d'un sourire, me prouvent qu'il me taquine. Alors je me lève de bonne grâce, me souvenant que c'est moi qui lui ai interdit de se fatiguer, puis je quitte son repaire pour aller jeter l'eau.
Je me façonne minutieusement une mine penaude, quand je le rejoins, la marmite à la main. Il hausse un sourcil interrogateur, visiblement inquiet quant à sa pitance, et je lui explique :
- J'ai fait bien attention, comme tu me l'avais dit, en versant l'eau. Mais le bout de viande s'est tordu et m'a échappé des mains et il est tombé par terre. J'ai voulu le ramasser et enlever les brins d'herbe qui avaient collé dessus, histoire que tu ne remarques rien. Mais un renard a surgi de nulle part et s'en est emparé avant que je puisse faire quoi que ce soit. Je l'ai pris en chasse mais il s'est tourné vers moi, la rouelle dans la gueule. Et je ne te mens pas, Louh, il avait les yeux qui rougeoyaient, comme un démon venu tout droit de l'Enfer. Alors j'ai pensé qu'il valait mieux que je sauve ma peau plutôt que la rouelle, et j'ai opéré un repli stratégique.
Un long silence pesant ponctue ma tirade. Il me dévisage, se voulant impassible, mais je devine la stupéfaction, l'incrédulité et la suspicion dans son regard. Si j'avais eu Voel en face de moi, je sais que j'aurais pu voir, sur son visage, qu'il cherche à deviner si je plaisante ou non. Enfin, non, Voel me connaît trop bien, il aurait juste poussé un long soupir en se demandant ce qu'il a fait pour mériter ça.
Mais Louh ne me connaît pas tant que ça, et moi non plus. J'imagine que c'est de la colère, maintenant, que je perçois dans son regard. Il a dû comprendre que je lui racontais une fable, et il doit se demander qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour avoir à imaginer une telle histoire. Je laisse passer encore quelques instants silencieux, me retenant de trépigner d'impatience ou de sourire. Puis je dépose triomphalement la marmite sur la table, et d'un rapide coup d'œil à l'intérieur, il peut constater que la rouelle est toujours en place.
Il secoue doucement la tête et pousse un long soupir. Je m'assois en bougonnant :
- À chacun son humour, hein.
Il me jette un regard sévère et jette au fond de la marmite, par-dessus la rouelle, les carottes et les oignons coupés. Les pois sont en train de tremper dans le bol. Pour briser ce silence qui ne m'amuse plus, et laisser derrière moi ce moment gênant, je lui demande :
- Est-ce que ton seigneur a décidé de ce qu'il veut faire de moi ?
Pour la musique, je vous suggère Bratsch, Nane Stora et je vous souhaite une excellente lecture !
J'étouffe. La toile de jute se colle contre ma bouche alors que j'essaie désespérément d'obtenir un peu d'air. Je me débats, mais je ne récolte qu'un coup de pied dans les reins qui me coupe le souffle. J'entends des paroles et des rires autour de moi. Les coups se mettent soudain à pleuvoir, m'atteignant à la tête, au dos, aux jambes. Je crie de douleur, je supplie, j'essaie de leur faire entendre raison, mais c'est en vain. Les cordes qu'ils ont passées par-dessus le sac en toile de jute, autour de mon cou, de mon torse et de mes genoux m'empêchent de me débattre. L'air me manque désespérément. Ils s'en moquent, continuent à frapper à l'aveugle, riant de mes sursauts de douleur et de mes pitoyables tentatives d'évitement.
- Yoshka ? Yoshka ?
Je me réveille en sursaut, haletant. Louh me dévisage, sourcils froncés et masque de douleur sur la figure. L'esprit encore hanté par les sensations de douleur et d'étouffement, je peine à me souvenir où je suis. La voix de Louh me parvient et me ramène à la réalité :
- Un cauchemar ?
Je ferme les yeux et pose mon front contre le matelas, laissant échapper un soupir. Je respire lentement, essayant d'apaiser les battements affolés de mon cœur, essayant de ne pas lui répliquer vertement que non, c'était un sommeil parfaitement réparateur et classique. Je m'en veux soudain, de ce mouvement d'humeur, car sa voix ne contenait qu'une inquiétude sincère. Alors je me contorsionne sur le matelas, jusqu'à me retrouver assis, dos à la tête du lit, un oreiller calé sous mon dos. J'avais laissé la porte ouverte, hier au soir, et une faible clarté parvient depuis la cuisine : suffisamment pour voir Louh, les mains croisées sous le menton, qui m'observe. Je laisse échapper un nouveau soupir, avant de lui répondre :
- Oui, un cauchemar, il revient souvent.
Louh ne pose pas d'autres questions. À sa place, j'aurais demandé plus de détails, parce que Voel dit toujours que parler de ses mauvais rêves aide à les relativiser. J'ignore si Louh se moque complètement de mes cauchemars, ou s'il n'ose pas en demander plus, mais je lui raconte quand même :
- C'était il y a des années. Ils nous sont tombés dessus à la sortie de la taverne. Toute la soirée, ils nous avaient lancé des regards menaçants et provocateurs. Nous n'étions que trois, ce soir-là, le mari de Filippia, Gabor et moi. Nous nous étions défendus comme nous l'avions pu.
Je secoue doucement la tête, essayant de remettre les événements dans le bon ordre, m'aidant des récits des témoins pour reconstituer l'ensemble. Je poursuis d'une voix encore enrouée par le sommeil :
- J'ai su ensuite que Gabor et le mari de Filippia ont perdu connaissance suite à la bagarre. Moi, ils m'ont emmené avec eux. Je ne sais pas pourquoi ça m'est tombé dessus. Je dois avoir une prédisposition à être le bouc émissaire.
Louh esquisse un sourire, comprenant parfaitement la référence à ma situation actuelle. Je lui rends son sourire, remarquant soudain l'ombre de sa barbe qui marque ses joues et lui donne un charme indéniable. J'inspire un grand coup, me concentrant sur mon récit et je continue :
- -Ils m'ont enfermé dans un grand sac en toile de jute et m'ont immobilisé. Ils m'ont emmené quelque part, et m'ont roué de coups. Puis ils ont été interrompu et ils ont déguerpi, en me promettant de revenir me tuer. J'avais pensé que c'était Voel et les autres qui venaient à mon secours.
Je laisse échapper un rire sans joie, ironisant sur ma propre naïveté. Devant le regard interrogateur de Louh, j'explique :
- En réalité, ce n'était que le meunier, qui commençait sa journée de travail. J'étais enfermé dans l'une de ses dépendances, et il ignorait tout de ma présence. J'ai attendu une journée entière, enfermé dans ce sac, jusqu'au retour de mes ravisseurs. J'avais eu le temps d'imaginer les pires horreurs, tu t'en doutes, alors quand j'ai entendu leurs voix, j'ai cru que ma dernière heure était arrivée. En fait, Voel et les miens avaient suivi mes ravisseurs et les ont empêché de me faire du mal.
Perdu dans mes souvenirs, j'arrête mes explications à ce moment-là. Je ne doute pas un seul instant que Louh soit capable de comprendre tout ce que je ne dis pas. Il se contente de hocher doucement la tête avant de me demander :
- Quelles étaient leurs motivations ? Et ces gens s'en sont sortis sans problème ?
- Ils nous étaient hostiles et voulaient juste se défouler. Je pense que le seigneur du fief, là-bas, nous aurait peut-être écoutés. Mais on a tellement l'habitude d'entendre des « vous l'avez bien cherché, il ne fallait pas nous voler » qu'on hésite toujours à en référer aux autorités. Alors on n'a pas cherché à contacter le seigneur. Disons simplement que Voel et quelques autres leur ont fait passer l'envie de recommencer, et qu'on est partis plus vite que prévu.
Je me masse doucement l'épaule, soulagé de constater qu'elle me fait beaucoup moins mal que la veille. Un silence confortable s'installe entre nous, et je devine que Louh réfléchit à mes paroles. L'édredon a légèrement glissé de ses épaules, et je peux voir le linge qui le recouvre encore, comme s'il n'avait pas bougé de toute la nuit. Je souris en lui proposant d'une voix douce :
- Est-ce que tu veux que je m'occupe de ton dos ?
- Si tu veux, oui. Il faut juste enlever le plantain et rincer les plaies avec la préparation d'agripaume et de bouleau.
- J'utilise celle d'hier ou tu veux que j'en refasse ?
- Celle d'hier ira bien.
J'acquiesce en me levant et je vais chercher un nouveau linge propre, clignant des yeux dans la clarté de la cuisine. Les braises sont encore rougeoyantes et je prends le temps d'y jeter deux bûches avant d'enflammer la mèche de la chandelle et de retourner dans la chambre. Louh s'est décalé dans le lit et j'ôte avec précaution le linge qu'il a gardé toute la nuit et qui a viré au vert. Délicatement, j'entreprends de retirer la bouillie encore humide de ses plaies. Et pour oublier ma tâche, je lui demande :
- Et si tu me racontais ce qu'il s'est passé, pendant ton absence ?
Il reste silencieux un moment, et je comprends qu'il n'a pas envie d'en parler : ça fait plusieurs fois qu'il évite de me répondre mais je ne veux pas rester dans l'ignorance plus longtemps. Il n'a pas l'air de souffrir énormément, et il n'a pas l'air indigné par le traitement qui lui a été réservé. Je ne le connais que depuis peu, mais l'affection que je lui porte réclame des explications. Finalement, dans un murmure étouffé, il commence à me raconter :
- Je suis retourné au village, comme je te l'avais dit. Et j'ai parlé avec la grande sœur de Mélisende, celle qui travaille pour la couturière. Elle m'a dit que depuis qu'elle a commencé son apprentissage, elle s'est un peu éloignée de sa sœur. Mais elle m'a dit que Mélisende a toujours été une grande rêveuse, qui adore écouter les histoires d'amour impossible. Elle ne lui connaît aucune relation masculine qui pourrait expliquer une fugue, même si elle a insisté sur le fait qu'elle n'entend plus beaucoup ses confidences maintenant. C'est une piste que je vais creuser, en interrogeant les jeunes de son âge qui pourraient être ses amis. En repartant, j'ai tout de même essayer de trouver des indices sur le chemin, des fois qu'elle ait laissé un peigne ou un morceau de tissu pour signaler son enlèvement. Mais je n'ai rien trouvé.
Je reste muet tandis que je rince délicatement son dos avec l'infusion froide. Il frissonne sous mes doigts mais poursuit ses explications comme si de rien n'était :
- Et c'est à ce moment-là que j'ai vu passer mon sieur et son escorte. Alors je me suis hâté de regagner le château pour lui expliquer la situation. Il avait beaucoup de personnes à voir, bien entendu, alors j'ai attendu quelques heures avant de pouvoir lui faire mon rapport. Il était plutôt mécontent de l'enlèvement et plus encore de la manière dont j'ai géré ton arrestation. Il a estimé que j'avais fait une faute grave en te laissant chez moi au lieu de t'envoyer en geôles et j'ai donc été châtié.
- Mais tu m'avais dit que tu n'avais pas assez de preuves pour m'envoyer en geôles.
- Et je t'ai dit la vérité.
- Alors pourquoi est-ce que tu aurais dû m'y envoyer ?
- Parce que tu es un tsigane, ce qui fait de toi le coupable idéal. D'après lui, en te gardant suffisamment longtemps, tu aurais fini par avouer. Il estime que j'ai été trop clément avec toi.
- En me gardant et en me torturant ?
Louh bougonne une réponse que je ne comprends pas et d'une voix douce mais ferme, je lui fais répéter :
- Il n'y aurait sans doute pas eu beaucoup de torture. Juste assez pour t'impressionner et te convaincre de tout avouer.
- Oui ben je trouve que ça serait bien assez. Mais tu ne lui as pas dit que j'étais innocent ? Tu ne lui as pas dit que me déclarer coupable ne ferait pas revenir Mélisende ?
- Mon sieur avait rendu son verdict et je n'avais pas à le discuter.
- Mais bon sang, Louh, tu es son homme de main, tu as quand même le droit de justifier tes décisions !
- Mon comportement lui a déplu, Yoshka, il n'y a rien à justifier.
- Attends, attends. Tu es son homme de main, d'accord ?
- Oui.
- Donc il te fait confiance pour que tu sois ses yeux, ses oreilles, et sa main armée si besoin ?
- C'est ça.
- Mais il ne te fait pas assez confiance pour accepter d'entendre les raisons de tes actes ?
- Ce n'est pas une question de confiance, là, Yoshka. Je suis sa main armée, comme tu le disais, ce qui signifie que je dois agir en fonction de ses ordres. En ce qui te concerne, je n'avais pas d'ordres de sa part, donc j'ai improvisé et ça lui a déplu. C'est donc normal qu'il ne soit pas satisfait.
- Et c'est normal qu'il te massacre le dos ?
- Il est mon sieur, Yoshka. Il a tous les droits.
Je jette un peu trop vivement le linge dans la marmite, éclaboussant le sol. Je peste entre mes dents, entendant dans son discours une foi inébranlable en la justesse des décisions de son sieur. Je ne perçois aucune rancune, aucune plainte : pour lui, l'état de son dos est normal parce qu'il n'a pas deviné les intentions de son sieur. Et ça me met hors de moi. La fatalité que je ressens dans ses propos me met bien trop en colère pour que je puisse poursuivre cette discussion de manière calme et posée. Alors je me relève en lui annonçant, sans doute un peu trop sèchement :
- J'ai terminé. Je vais aller me rafraîchir.
Je n'attends pas sa réponse pour tourner les talons et m'enfuir dans la salle d'eau, emmenant avec moi l'unique source de lumière. Je ferme soigneusement la porte derrière moi et me précipite vers les latrines, pris de hauts de le cœur. Comment peut-il accepter d'être traité de la sorte ? Comment peut-il m'annoncer sans sourciller qu'il a été battu pour avoir pris une bonne décision que son imbécile de seigneur juge mauvaise ? Je serre les dents, à la fois pour retenir la bile que je sens monter et pour m'empêcher de hurler.
Malgré les apparences, Voel n'est pas un tendre. Si l'un de nous commet un acte grave ou s'il met l'ensemble de notre groupe en danger, Voel sévira sans hésiter. Mais la communication et la discussion sont primordiales chez nous. Même si on fait une erreur, Voel cherche toujours à comprendre les raisons qui nous ont poussées à agir au lieu de sanctionner sans nous laisser la possibilité de nous expliquer. Que Louh accepte sans sourciller son traitement, qu'il trouve même ça normal me plonge dans un abîme d'incompréhension. Et de colère.
Je reste plusieurs minutes dans cette pièce chichement éclairée par la flamme de la chandelle, laissant le gazouillis de l'eau apaiser mon humeur. Lorsque je me sens suffisamment calmé, je me rends dans la cuisine, où je découvre Louh, complètement habillé, en train de se raser. Je l'observe un court instant, indécis de le voir se comporter comme si son seigneur ne venait pas de lui réduire le dos en charpie. Je me demande brièvement comment il a pu s'habiller mais mon attention se reporte vite sur lui, sa manière de faire courir la lame le long de sa cicatrice sans jamais l'effleurer. Lorsqu'il se rince les joues, je m'avance d'un pas et je lui demande d'une voix douce :
- Tu verrais un inconvénient à ce que je me rase, moi aussi ?
Il se tourne vers moi, laissant à peine échapper une grimace de douleur et m'examine : je ne me suis pas rasé depuis trois jours et une courte barbe me recouvre les joues. Je ne suis pas très assidu, concernant le rasage, ce n'est pas rare que je me retrouve avec ce genre de barbe et je sais que ça plaît aux femmes. Mais j'ai envie de me sentir net et Louh partage mon avis :
- Je t'en prie. J'allais te demander de le faire, de toute façon. Et de changer de vêtements, aussi.
- Ah ? Tu as prévu quelque chose pour aujourd'hui ?
- Oui. Nous allons à la messe.
- Hein ?
Il m'a cédé sa place, alors je m'empresse de m'avancer devant la bassine d'eau et le petit miroir posé sur la table, en équilibre contre un bol vide. Dans mon dos, il me répond d'une voix amusée :
- Oui, à la grand-messe du dimanche. Tu es surpris ?
- Non, non !
Mes mains tremblent quand je m'empare du rasoir et je le repose immédiatement. Il ne doit pas s'apercevoir de mon trouble et ce serait stupide que je me saigne à blanc pour une histoire de messe. En bons chrétiens, nous y assistons tous les dimanches, si nous ne sommes pas sur les routes. Nous avons notre propre sainte, vers laquelle nous faisons un pèlerinage tous les ans, aux Saintes-Maries, si nous sommes assez près. Ce n'est pas uniquement pour se conformer aux exigences de l'Église que nous nous y rendons : nous avons la foi. Je suis un peu plus réservé sur le sujet, tout simplement parce que la Bible dénonce et proscrit les amours masculines. À dire vrai, j'ai toujours un instant d'hésitation, au moment de franchir le seuil d'un lieu sacré : je m'imagine déjà foudroyé par la colère divine, moi, abominable pécheur qui ose souiller les lieux de ma simple présence. Alors je n'ai jamais vraiment l'esprit tranquille quand je suis dans une église, et je récite les prières d'une petite voix, pour ne pas me faire remarquer.
Et puis, nous nous rendons tous ensemble aux offices et notre nombre dissuade les villageois de se montrer intolérants. Nous voir à l'église leur prouve que nous sommes de bons chrétiens et ça aide un peu à les faire changer d'avis. Mais notre nombre les inquiète et ils sont sur la défensive la plupart du temps.
Y aller seul avec Louh m'inquiète, précisément parce que je serai seul. Les miens sont partis hier et je serai seul à affronter les regards hostiles ou méfiants.
Et puis, selon toute vraisemblance, Louh va aller à la messe à la chapelle du château : les seigneurs de fief ont souvent leurs propres prêtres à demeure. Et je ne tiens ni à mettre les pieds là-bas, ni à croiser son seigneur.
- Il y a un souci ?
- Non, non, pas du tout !
Je réalise soudain que je suis immobile devant le petit miroir et que cette attitude est loin d'être normale. Alors je m'empare du blaireau et du savon à barbe que j'étale généreusement sur mes joues. Louh disparaît de mon champ de vision tandis que je fais habilement courir la lame sur mes joues. Lorsque j'en ai terminé, de nouveaux vêtements propres, noirs sans surprise, m'attendent. Je me change rapidement pendant qu'il nettoie et range le nécessaire de rasage. Tout mon corps est douloureux à cause de la course d'hier mais je serre les dents. Il agit en masquant la douleur qu'il doit ressentir et je ne me sens pas le droit de me plaindre pour des bleus et des égratignures.
Nous prenons ensuite un petit-déjeuner copieux, à base de soupe, de pain, de noix et de pommes. Cette situation me rend mal à l'aise, car un observateur extérieur pourrait aisément nous prendre pour un couple répétant une routine dominicale bien rodée. Un couple atypique, certes, mais un couple quand même. Et le comportement de Louh ne m'aide pas à me rappeler que je suis toujours son prisonnier. Finalement, après un peu de rangement et de vaisselle, nous nous mettons en route.
La position du soleil dans le ciel me fait réaliser qu'il est encore très tôt, beaucoup trop tôt pour l'heure habituelle de la messe. Nous nous dirigeons vers le campement d'un pas tranquille, sous un franc soleil matinal. Je l'observe à la dérobée, lui qui semble si impassible. Je n'ai jamais subi le fouet, mais j'imagine sans peine à quel point son dos doit être douloureux. Mais je suppose que c'est sa fierté, et son besoin de se montrer fort et sans faille, qui le poussent à être aussi stoïque.
Les oiseaux gazouillent gaiement, après la pluie d'hier, mais je ne m'en réjouis pas. Mon cœur se serre à nouveau quand j'imagine ce que nous allons trouver au campement. Alors que nous nous en approchons, j'aperçois la lanterne de Louh, gisant de guingois sur le bord du sentier. Je me penche pour la ramasser, un peu penaud, mais Louh m'interrompt :
- Laisse-la ici, nous la prendrons au retour.
- Je suis désolé. Quand les soldats m'ont crié après, je l'ai lâché et je me suis enfui.
- Je me suis douté qu'il lui était arrivé malheur quand je t'ai vu avec une chandelle, hier au soir.
Je m'immobilise soudain, me rappelant le nombre de fois qu'il m'a interdit de toucher à quoi que ce soit chez lui. Il a bien évidemment remarqué que j'avais pris la chandelle, et donc que j'avais fouillé dans sa malle pour la trouver. Je lui jette un regard désolé, espérant qu'il comprenne les raisons de mon acte et qu'il ne m'en veuille pas trop. Il esquisse un sourire dans ma direction et tapote sur mon épaule valide. Il ne dit rien mais je comprends pourtant qu'il ne m'en veut pas. Je lâche alors un soupir de soulagement, sans pour autant réussir à sourire.
Car je m'attendais au spectacle désolé que nous découvrons dans ce qui fut notre campement. Il ne reste que deux roulottes, soigneusement calées. Un rapide coup d'œil à l'intérieur me permet de constater qu'elles sont parfaitement vides : il ne reste que les planches qui servent de lit. J'imagine sans peine que Voel a dû avoir le cœur déchiré en donnant l'ordre de les vider. Nous savons parfaitement que nous risquons de les laisser sur place, car dans l'incapacité de revenir les chercher. Et nous savons aussi qu'en les laissant ici, nous les exposons aux méfaits des villageois avides de revanche.
Il reste également, soigneusement contenus dans un cercle de pierres, les vestiges de notre feu de joie. C'est à ce moment-là que je réalise vraiment qu'ils sont partis. Je me fige, les poings crispés et les larmes aux yeux. L'idée de ne plus jamais les revoir, maintenant que plusieurs lieues nous séparent, me conduit au bord de la panique.
- Ce n'est qu'une question de jours, Yoshka, ne t'en fais pas. Tu les retrouveras, je te conduirais moi-même à eux si ça peut te rassurer.
Je me contente de hocher doucement la tête, incapable de prononcer un mot. Tout à l'heure, à la messe, je ferai entendre bien fort mes prières pour les retrouver. À nouveau, sa main s'égare sur mon épaule et je dois me retenir pour ne pas laisser aller ma détresse contre son torse. Je m'écarte lentement, prenant sur moi pour surmonter toutes les émotions qui m'envahissent. Louh semble avoir compris mon geste, car il se remet en marche, en direction du village. La surprise m'aide à garder une voix ferme quand je lui demande :
- Nous n'allons pas au château ?
- Au château ? Ah. Non, je ne vais pas à la messe là-bas, je vais au village. C'est mon rôle, après tout, d'être près des villageois.
J'essaie de prendre exemple sur Louh et de rester impassible, masquant mon soulagement. Mais je ne suis pas aussi doué que lui, ou alors il est très observateur, car il me demande :
- Tu préfères ?
Je laisse passer quelques foulées sur le chemin plein de nids-de-poule avant de lui avouer, en toute honnêteté :
- Plutôt, oui. Tu as beau faire comme si tu n'avais pas le dos déchiré par son châtiment, je n'oublie pas ce qu'il t'a fait. Et j'aurais du mal à le regarder agir sans lui dire ma façon de penser.
Son visage se ferme complètement, et je comprends soudain qu'il ne s'attendait pas à ce que je ramène cette histoire dans la conversation. Il devait espérer que je rentrerais dans son jeu et que je ferais comme si de rien n'était. Mais ce serait mal me connaître. Je lui reconnais quand même le mérite de tenter de faire la conversation, et de s'intéresser à mon ressenti, alors je change gentiment de sujet :
- Tu penses vraiment que Mélisende a fugué pour retrouver un homme qui lui aurait promis monts et merveilles ?
- Je ne sais pas. Ça expliquerait pourquoi il n'y a aucune trace de lutte, ni aucun indice nulle part. Elle semble avoir disparu comme par enchantement, et j'imagine que s'il s'agissait d'un enlèvement, il y aurait quelque chose. C'est un petit fief, tout le monde connaît tout le monde. Chaque fait et geste est épié, analysé, répété. Comment ça se fait que personne, absolument personne n'a rien vu ?
- Elle connaît parfaitement les lieux, c'est sûr qu'elle aurait su comment disparaître sans se faire voir.
- Et un villageois l'aurait su également. Je vais interroger ses amies, demain, en espérant que Mélisende se soit confiée à elles.
J'observe attentivement le paysage qui s'offre à moi, le village perché sur la butte, les champs environnants, les haies soigneusement entretenues, le chemin cahoteux. Je ne suis pas naïf au point d'espérer y trouver un indice, Louh a sans doute fait tout son possible pour en trouver. Mais j'aurais peut-être une illumination, une intuition qui pourrait l'aider dans ses recherches.
- Dis Louh, tu t'occupes souvent d'enlèvements ?
- Non, c'est la première fois.
Le silence retombe entre nous, quelques instants, avant qu'il n'ajoute, un peu sèchement :
- C'est différent mais ce n'est pas plus compliqué que de trouver un objet volé.
- Oui, oui, bien sûr, je ne voulais pas insinuer que tu n'étais pas compétent en la matière, bien sûr. C'est juste que j'espérais que tu aurais peut-être des précédents qui t'aideraient à y voir plus clair et peut-être que …
Il hausse un sourcil sceptique et je me tais brutalement. Et je retrouve assez de bon sens pour ne plus rien ajouter.
Comme musique, pour ce chapitre, je vous suggère : Silvana Armenulic - Grli me, ljubi me
Bonne lecture à tous et à toutes !
Il passe une main tremblante sur son front couvert de sueur, avant de hocher doucement la tête. Il est tout empêtré dans son édredon et je grimace en imaginant la douleur que ça doit provoquer sur son dos. Je m'éclaircis la gorge et chuchote :
- Tu pourrais me dire ce que je dois mettre sur ton dos ? J'ai pris l'onguent de Filippia mais je ne sais pas si ça ira...
- Non.
Son murmure est rauque et éraillé. Je reste immobile et silencieux, lui laissant le temps de reprendre ses esprits. Il me dévisage, plissant les yeux à cause de la chandelle à côté de moi. Il tire l'édredon contre lui, pour préserver sa pudeur ou se protéger du froid, et balbutie :
- Qu'est-ce qui est arrivé à ton visage ?
Il me faut quelques instants pour réaliser qu'il parle des nombreuses griffures causées par les ronces. Il me scrute, et je sais qu'il voit également mon bras droit contre mon corps, les vêtements déchirés et maculés de boue. Je secoue doucement la tête, chassant les souvenirs des heures passées, et réponds doucement :
- Ce n'est pas grand-chose, on en parlera plus tard. Je mets quoi sur ton dos ?
Il me dévisage toujours, semblant hésiter un instant puis cherche ses mots pour m'expliquer :
- Il y a de l'agripaume séchée dans le garde-manger, fais-la infuser avant de... nettoyer les plaies. Et … il y a aussi des écorces de bouleau. Mets les deux dans l'eau. Et il y a du plantain sur le billot. Il faut bien le nettoyer et le broyer. Et appliquer la bouillie sur les plaies.
- Je m'en occupe. Allonge-toi plus confortablement sur le matelas, pendant ce temps.
Il hoche doucement la tête tandis que je me relève. Tout mon corps est douloureux et je vacille un peu. Mais j'essaie de faire comme si de rien n'était, et Louh ne commente pas. Je vais prendre l'une des chandelles et m'apprête à sortir de la pièce lorsque je l'entends murmurer :
- Merci Yoshka.
Je me contente de lui sourire en guise de réponse. Je me rends directement dans le garde-manger et repère l'agripaume et les écorces de bouleau. Heureusement que j'ai l'habitude d'accompagner Filippia lors de ses récoltes, car ça me permet d'identifier les plantes les plus communes. Avec un seul bras valide, ce n'est pas évident de tout prendre, alors je me contente de saisir les deux sacs en jute et de les emmener dans la cuisine. L'odeur de soupe y est encore plus forte et j'entends mon estomac gronder. Mais ce n'est pas le moment de s'attarder.
Je jette deux bonnes poignées d'agripaume et de bouleau dans l'eau frémissante, puis je m'attaque au plantain. Ce n'est pas évident de piller des feuilles fraîches avec une seule main, surtout la mauvaise, alors ça me prend pas mal de temps. Mais l'odeur qui s'en dégage est très fraîche et plaisante. Lorsque les feuilles sont réduites en bouillie, j'emmène le pilon jusqu'à la chambre. Louh s'est installé, comme demandé, sur le matelas, mais il a enfilé ses braies avant, et je ne peux m'empêcher de pouffer de rire en le voyant ainsi accoutré. Il a descendu la ceinture tout en bas de ses reins, et le tissu camoufle jusqu'en bas de ses cuisses. Mais il est encore plus gênant de le voir ainsi habillé plutôt que de le voir nu. Il tourne la tête et me jette un regard furieux, et le sourire disparaît de mes lèvres. Ça doit déjà être difficile pour lui de me montrer ses blessures et de me laisser y toucher, inutile que j'en rajoute en me moquant de son habillement. Et surtout, la chandelle me montre que se lever pour s'habiller, même sommairement, n'était pas une bonne idée. Quelques plaies se sont rouvertes et de fins filets de sangs coulent sur la peau que j'avais nettoyée. Je pose le pilon sur la chaise, et j'emprunte l'air désapprobateur de Voel pour le sermonner :
- Tu saignes à nouveau. Tu n'aurais pas dû te lever.
Il bougonne une phrase inaudible et mon air désapprobateur disparaît, pour laisser place à une réelle inquiétude. Je suis sur le point d'aller chercher l'infusion d'agripaume et de bouleau séché quand sa voix me retient :
- Tu prélèveras un bol de la préparation, que tu laisseras de côté.
- D'accord.
Je ne pose pas plus de questions, lui faisant toute confiance pour se soigner. Plus confiance, en tout cas, qu'à moi-même. Devant l'âtre, je suis ses indications : dans un bol posé sur l'assise d'une chaise, puisque je ne peux pas le tenir d'une main, je verse consciencieusement quelques louches, en évitant de mettre de partout. Puis j'utilise un torchon pour protéger ma main de l'anse brûlante et j'emmène la marmite dans la chambre. Il est toujours allongé et il ne semble pas avoir fait un seul mouvement depuis que je suis parti, mais ses yeux suivent chacun de mes gestes. Je dépose la marmite fumante près du lit, en lui disant :
- J'ai laissé le bol sur la table de la cuisine.
- Tu t'es refait mal à l'épaule ?
J'opine doucement, gêné qu'il s'inquiète pour moi. Parce que c'est bien de l'inquiétude que j'ai perçue dans sa voix. Je ne veux pas qu'il s'attarde sur la question, alors j'essaie de changer de sujet et je désigne la marmite d'un geste du menton :
- Ça va être trop chaud, non ?
- Oui, il faut attendre un peu.
Un silence gênant s'installe entre nous. J'aimerais beaucoup savoir ce qu'il s'est passé pour qu'il soit dans un tel état, mais je devine qu'il n'a pas envie d'en parler. Et lui veut sans doute savoir ce qu'il m'est arrivé, sauf que j'ai esquivé ses questions et qu'il a dû en comprendre les raisons. Alors nous restons silencieux, comme si nous avions un accord tacite : pas de discussion sérieuse tant qu'il n'est pas soigné. Les minutes s'égrènent et je garde les yeux rivés sur le sol, de crainte de poser mon regard sur Louh. Le savoir quasiment dévêtu est déjà bien suffisant pour mon imagination.
- Ça doit être bon, là. Et ne t'inquiète pas, tu ne me feras pas mal.
Le son de sa voix me fait sursauter, et j'acquiesce vigoureusement. La main tremblante, je trempe un linge propre dans l'eau devenue tiède. Et je me vide la tête, évitant de penser la douleur que je vais occasionner. Parce que je ne crois pas un seul instant ça ne lui fera pas mal. Aussi délicatement que possible, je nettoie les lacérations de sa peau, ôtant toutes les saletés qui ont eu le temps de s'y déposer. Louh ne bronche pas. Il ne laisse pas échapper un seul gémissement entre ses mâchoires serrées. Il respire un peu plus fort, cependant, et ses yeux se sont fermés. Je déglutis en voyant ses poings agrippés au drap mais je poursuis ma tâche. Ma main gauche fait des allers-retours réguliers entre la marmite et son dos, et peu à peu, la préparation se teinte de vermeil.
- J'ai terminé Louh.
Il laisse échapper une sorte de grognement que je prends pour un assentiment. Puis il s'éclaircit la voix et m'indique :
- Il faut répartir le plantain sur les plaies, maintenant.
Je me lève en grimaçant de douleur et je vais me laver les mains dans la cuisine. Puis, en revenant, j'applique la mixture bouillie sur son dos. Pour finir, suivant ses instructions, j'essore longuement le linge qui a servi à nettoyer ses plaies et je le pose délicatement sur lui. Alors que je m'attendais à ce que ce soit terminé, il me dit :
- Maintenant, va chercher le bol que tu as laissé de côté, s'il te plait.
Je me demande brièvement s'il compte le boire en infusion mais je m'exécute sans poser de questions. Mais je reviens dans la chambre, il me jette un long regard menaçant et m'ordonne :
- Maintenant, tu nettoies toutes tes plaies.
Et il a beau être épuisé, pâle comme une pâte et en sueur, ridicule avec ses seules braies pour tout vêtement, je lui obéis. Je retire mon pourpoint en grimaçant et prends un nouveau linge propre pour nettoyer le sang séché et la boue qui maculent toutes les petites plaies qui couvrent mon corps. Je sens son regard sur moi et j'essaie de le distraire :
- Je suis désolé, j'ai abîmé tes vêtements.
- Ce n'est pas le plus grave. Les tiens étaient mouillés quand je suis arrivé tout à l'heure.
- Oui.
J'essaie d'imiter la technique de Louh, qui consiste en une réponse brève, avec un air peu engageant qui dissuade l'interlocuteur d'insister. Enfin, sauf quand je suis l'interlocuteur. Mais là, pour le coup, c'est lui qui me regarde avec un air peu engageant, clairement insatisfait de ma réponse. Je prends le temps de réfléchir sérieusement à ma réponse, frissonnant dans l'air frais de la pièce tandis que le linge parcourt ma peau, et j'avoue :
- Je suis allé voir Voel ce matin. Je sais bien que je n'étais pas censé sortir d'ici, mais je me faisais du souci pour toi.
Il reste muet, mais son regard ne me quitte pas un seul instant, m'incitant à poursuivre.
- Donc je suis allé le voir, pour savoir s'il avait des nouvelles de toi.
- Pourquoi est-ce qu'il en aurait eu ?
- Pourquoi pas ? Il aurait très pu te voir passer, ou il aurait pu entendre des rumeurs du village.
Je grimace en jetant le linge dans le bol et je vais m'asseoir sur la chaise près du lit, poussant la chandelle sur le meuble de toilette.
- Je dois m'étaler de la bouillie verte dessus, moi aussi ?
- Non, pour toi, ça devrait suffire. Mais tu devrais mettre de l'onguent sur ton épaule. Voel n'avait pas de nouvelles, je suppose.
- Non. Mais c'est lui qui m'a conseillé de t'attendre ici.
- Vraiment ? Et quelles étaient tes autres solutions ? T'enfuir ?
- Partir à ta recherche.
Louh me dévisage intensément, et se redresse machinalement sur ses coudes, avant de se laisser retomber dans un gémissement de douleur. Le linge et la bouillie verte ont commencé à glisser et je me précipite pour les remettre sur ses blessures. Et ce n'est que parce que je suis tout proche que je l'entends murmurer :
- Tu es sérieux ?
- Oui. Je m'inquiétais vraiment et rester à t'attendre ici me rendait fou. Alors j'étais prêt à partir à ta recherche, sauf que je ne savais même pas par où commencer.
- Tu ne connais même pas ce fief.
- Je sais.
- Et tu n'aurais jamais pu me trouver, Yoshka.
- Je sais, bon sang ! Mais c'était ça ou t'imaginer agonisant et …
Je me mords les lèvres, souhaitant de tout mon cœur ne jamais avoir prononcé ces mots. Mais c'est trop tard, et Louh me jette un nouveau regard indéchiffrable. Je me passe une main dans les cheveux en marmonnant des justifications qu'il ne peut pas entendre. Je me lève d'un bond, allant chercher l'onguent de Filippia sur le petit meuble de toilette, cherchant désespérément comment rattraper ma bourde. J'enduis généreusement mon épaule, soulagé de voir que, si la douleur est forte, elle est différente de la première fois. J'espère juste que je ne devrais pas attendre de voir à nouveau Filippia pour qu'elle me la remette en place.
- Je suis désolé, Yoshka, je ne voulais pas t'inquiéter. Je n'avais pas prévu de ne pas rentrer de la nuit. Et … merci.
Je me retourne, les yeux plissés. Merci ? Pour m'être fait un sang d'encre et m'être enfui ? Mais je garde le silence, évitant soigneusement une autre maladresse, et je ressasse ses paroles. Sauf que je ne peux pas aller bien loin dans mes réflexions qu'il reprend la parole :
- Et pour ta seconde excursion ?
Je sens mes joues chauffer et je songe, un instant, à nier. Puis je réalise que ce serait une erreur : il m'a vu avant et après, et il n'a pas pu rater le changement, entre mes blessures et ses vêtements. Alors je murmure :
- Quand j'ai vu dans quel état tu étais, je suis retourné au campement, et j'ai voulu voir Filippia pour qu'elle te soigne. Sauf qu'ils étaient sur le départ et que les soldats de ton seigneur m'ont pris en chasse.
Il pousse un long soupir et ferme les yeux un instant, avant de murmure :
- Je suis désolé, j'aurais aimé que tu l'apprennes autrement. Mais quand je suis rentré, je … Eh bien, je n'avais pas la tête à ça.
- Je me doute, oui.
- Tu as rentré les cochons ?
Je marque un temps d'arrêt, cessant tout mouvement en le dévisageant. Mais il ne délire pas et il doit suivre une idée, car il attend visiblement une réponse. Décontenancé, je réponds machinalement :
- Oui, ils sont à l'intérieur et le loquet est fermé. Mais je ne leur ai pas donné à manger, puisqu'ils ont dévoré le restant des châtaignes et des glands.
- Tu as bien fait. Merci. Il n'y a plus rien dans l'âtre ?
- Non, la marmite est ici.
- Il reste assez de bois ?
Je pince les lèvres et retient un mouvement de colère. Pourquoi est-ce qu'il me parle de ça, au lieu de m'expliquer les derniers événements ? D'une voix un peu trop sèche, je lui réponds :
- Je suppose que je pourrais aller en remettre.
- S'il te plaît, Yoshka.
Je récupère la marmite devenue froide et vais la poser sur la table de la cuisine. Une chandelle y brûle encore, oubliée, et je la souffle machinalement avant d'aller rajouter une bûche. J'en profite pour boire une longue rasade d'eau et je retourne dans la chambre, agacé. S'il m'envoie encore à droite ou à gauche, au lieu de me fournir des explications, je risque de lui exploser à la figure. Mais quand je rentre à nouveau dans la chambre, Louh s'est décalé dans le lit. Il est toujours allongé sur le ventre, mais il est tout près d'un bord du lit, et je déglutis. Que diable a-t-il à l'esprit ?
- Viens.
L'édredon le couvre, mais il reste une place dans le lit et l'édredon est replié, comme une invitation pour que je le rejoigne. Je secoue vivement la tête, la gorge nouée. Je suis toujours torse nu mais une chaleur gênante envahit mes joues et l'ensemble de mon visage, jusqu'au haut du torse. Seigneur, qu'a-t-il en tête ? Je laisse finalement échapper, d'une voix étranglée :
- Non, non, non, ce n'est pas une bonne idée.
Je vais chercher sa chemise et son pourpoint déchirés, que j'enfile sans prêter attention à la douleur. Dormir avec lui serait une folie. J'oublie qu'il me reste encore mille questions à lui poser. Je ne pense plus qu'à sa demande, et toutes les idées les plus folles traversent mon esprit. Incapable de croiser son regard, je balbutie :
- Je dois aller me rafraîchir.
Et je détale sans demander mon reste, emportant avec moi la chandelle et le laissant seul dans le noir. Dans la salle d'eau, je tente de reprendre mon souffle et de calmer les battements affolés de mon cœur. Et j'essaie d'ordonner mes pensées. La douleur lui a peut-être fait perdre l'esprit, mais il ne donne pas l'impression de délirer. Il n'avait l'air ni agité ni fou quand il m'a proposé de dormir avec lui. Il était parfaitement sérieux et ça me colle des frissons dans tout le corps. Je m'asperge longuement le visage et le cou, l'esprit en ébullition. Il n'avait pas l'air aguicheur non plus. Un regard appuyé, un signe discret, un sourire entendu, ce sont souvent ces signes qui me prouvent que l'homme en face de moi a envie d'un moment de plaisir. Louh ne manifestait rien de tout ça, juste de la fatigue, de l'épuisement même, et de la douleur.
Les explications de Ysayo pourraient être explication logique à cette demande surprenante. Dans les auberges, où nous n'allons jamais, les voyageurs dorment à cinq ou six dans un même lit, souvent infesté de vermine. Les paysans, eux aussi, dorment souvent à plusieurs dans le lit, parents et enfants réunis. Il n'y a que les plus riches qui peuvent se permettre des pièces suffisamment chauffées pour que dormir à deux dans un lit soit possible. Et les tsiganes, car les roulottes sont trop petites pour accueillir un grand lit. Nous nous contentons d'une simple planche, pas très large, garnie d'un matelas de fougères ou d'herbes hautes séchées. Il y a bien longtemps que je n'ai pas partagé ma paillasse avec quelqu'un, depuis que je suis sorti de l'enfance, en fait, il y a une dizaine d'années. La chaleur corporelle, dans nos petites roulottes, nous permet de dormir seul. Mais il fait froid, dans la chambre de Louh, et un peu humide. Souhaite-t-il que je reste avec lui juste pour lui tenir chaud ?
A dire vrai, ce ne sont pas ses motivations qui m'inquiètent le plus. Mais ma réaction. Serai-je capable de rester stoïque et de ne rien montrer de mon trouble si nous sommes si proches ? Louh est blessé et épuisé de toute façon, et je doute fort qu'il puisse faire autre chose que s'écrouler de sommeil. Et moi aussi, je suis à bout de forces. Alors peut-être qu'il ne remarquera rien. Et puis, je pourrais le pousser à me raconter ce qu'il s'est passé, et ça l'obligerait à penser à autre chose. Et moi aussi.
Résolu, je termine de me préparer pour la nuit et je le rejoins dans la chambre. Il a poussé l'édredon pour être parfaitement enveloppé dans la chaleur et ses yeux sont fermés. Mais dès qu'il s'aperçoit que je suis de retour, ses paupières se soulèvent et il darde son regard noir sur moi. Je déglutis avant d'aller poser la chandelle sur la chaise. Je voudrais faire une plaisanterie pour lui dire que j'accepte son offre, mais je redoute bien trop d'être maladroit pour oser me lancer. Alors je me contente d'ôter mon pourpoint et ma chemise, lentement à cause de mon bras douloureux. Puis je retire mes bottes, que je vais poser au pied du lit, sous son regard attentif qui me met mal à l'aise. Je prends ensuite une longue inspiration et je m'approche du lit. Il m'adresse un grand sourire, malgré sa pâleur, et je sens un long frisson remonter mon échine. Alors j'écarte l'édredon et je me glisse dessous, m'allongeant sur le ventre par précaution.
Je suis d'abord surpris par la chaleur qui règne dans le lit, avant d'écarquiller les yeux en sentant le moelleux sous ma peau. Je passe les doigts sur la surface, intrigué, avant de la renifler machinalement. J'entends une sorte de ricanement qui se mue très vite en gémissement de douleur. Puis d'une voix rauque, Louh murmure :
- C'est de la laine de mouton cardée. Ce sera plus confortable que ta paillasse.
- Ça, c'est sûr.
Il me semble que ce genre de matelas n'est pas à la portée des bourses les plus modestes, mais je n'épilogue pas à ce sujet : Louh n'a sans doute pas envie de s'y attarder, de toute façon. Ce qui est sûr, par contre, c'est que je m'habituerais bien vite à ce genre de confort. Cette simple idée me fait réaliser que je risque, effectivement, d'avoir à m'y habituer, maintenant que les miens sont partis. Alors je lui demande :
- Ton seigneur n'a pas voulu que nous restions, n'est-ce pas ?
- Il n'a pas voulu, non. Son conseiller s'est pris de sacrées remontrances, d'ailleurs.
- Mais il ne pouvait pas tolérer leur présence ici jusqu'à ce que la disparition de Mélisende soit résolue ?
- Non, les tiens devaient être partis dans la journée.
Je hoche doucement la tête mais, du fait de ma position, il semblerait plutôt que je frotte ma joue contre le matelas. Je me redresse légèrement et je lui demande :
- Tu penses qu'ils pourront s'arrêter dans le fief voisin ?
- Aiguecourbe ? J'en doute fort, leur seigneur tolère tout juste les colporteurs.
La panique n'a pas le temps de me gagner qu'il poursuit d'une voix douce :
- Je suis passé au campement avant de rentrer : je devais leur annoncer la décision de mon sieur. Je leur ai indiqué un lieu sûr, relativement proche, où ils pourront s'arrêter le temps que l'affaire soit résolue. C'est une petite zone entre deux fiefs et les seigneurs n'ont aucune autorité dessus.
- Pourquoi tu as fait ça ?
- En tant qu'homme de main, c'est mon travail d'aller annoncer les décisions de mon seigneur.
- Non, je voulais dire : pourquoi est-ce que tu leur as indiqué un endroit où m'attendre ?
- Parce que je trouve que te faire perdre les tiens serait un châtiment bien cruel pour un innocent.
- Merci.
Je me trouve ridicule, soudain, avec mon pitoyable « merci » alors qu'il s'arrange avec les ordres de son seigneur pour moi. Je me redresse maladroitement, perché sur mon coude gauche, et je lui demande :
- Tu sais s'ils pouvaient partir avec toutes les roulottes ?
Il me jette un regard d'incompréhension alors je lui explique :
- Nous avions des essieux à réparer, alors nous les avons confiés au forgeron du village. Il nous a fait payé d'avance, mais quand la rumeur à propos de la disparition de la vache s'est propagée, il a refusé de poursuivre les réparations. Et il a refusé de nous les rendre.
- Vraiment ?
Sa voix s'est faite glaciale, malgré son épuisement, et je frissonne malgré moi. Je me contente de hocher la tête, sachant qu'il est inutile de répondre à cette question qui n'en est pas vraiment une. Il n'épilogue pas à ce sujet, lui non plus, et me dit :
- Je ne sais pas s'ils ont pu emmener toutes les roulottes. Il faudra aller voir.
Je me contente, encore une fois, de hocher doucement la tête. Mes paupières se font lourdes et mes yeux piquent et je devine que lui aussi commence à s'endormir. Je souffle la chandelle, espérant que l'obscurité complète m'aide dans ma tâche, et je lui demande de but en blanc :
- Qui t'a flagellé ?
Un long silence me répond et je redoute un instant qu'il se soit endormi. Mais très vite, mes yeux se ferment et le sommeil s'empare de moi.
Pour ce chapitre, je vous suggère d'écouter "Papiers D'Armenies - Yare Martou Yara Gouda".
Voici donc un nouveau chapitre, je vous souhaite à tous et à toutes une excellente lecture !
Il s'immobilise sur le seuil de la porte, l'épaule contre le chambranle et observe les lieux. Il n'a pas pu manquer le sac déchiré que j'ai laissé sur le muret de séparation, dans la porcherie. Ici, il ne peut pas manquer la chaîne, vestige de mes entraves, que j'ai roulé soigneusement dans un coin, pas plus que mes vêtements qui gouttent lentement sur le sol, le tas conséquent de bûches près de la cheminée, et la pagaille monstre que j'ai mis sur la table.
Il scrute chaque recoin de la pièce avant de poser son regard inexpressif sur moi. Et moi, je l'observe avec attention, cherchant une blessure, un air désolé ou triomphant sur son visage. Mais il est impénétrable et je ne parviens à lire aucune expression. Je remarque quand même sa pâleur, qui fait ressortir sa cicatrice, et ses vêtements noirs qui collent à sa peau à cause de la pluie. Sa main qui tient une grosse poignée d'herbes et qui m'intrigue. Aurait-il pris le temps d'arracher quelques mauvaises herbes avant de rentrer ? Je devine à ses traits tirés la fatigue qui doit l'envahir, et je suppose que si je peux la voir, c'est qu'il doit être épuisé. Il n'est pas du genre à montrer ses faiblesses.
- Tu t'es libéré.
- Oui.
Ce n'est pas une question mais j'y réponds quand même, pour ne pas montrer à quel point sa voix, rauque et éraillée, m'a troublé.
- Mais tu es encore là.
- On dirait.
Je lui adresse un petit sourire espiègle mais il n'y répond pas. Il reste contre le chambranle de la porte, peu décidé à bouger, alors je commence à ranger mes outils. Je meurs d'envie de savoir où il était, ce qu'il s'est passé mais je sens que ce n'est pas le moment de le harceler de questions. Il est là, vivant et entier, alors ma curiosité peut bien attendre un peu.
- Tu as nourri les cochons.
- Oui, hier au soir. Mais je n'ai pas bien rangé le sac, il semblerait, puisqu'ils ont réussi à le trouver et le dépecer. Désolé. Je vais mettre la soupe à chauffer.
- Non.
Je m'interromps alors que j'étais prêt à me lever, la table sommairement rangée. Je l'interroge du regard et il se décide à rentrer dans la pièce, déposant ses herbes sur le billot, pour aller jusqu'au tonneau d'eau et se servir une grande chope qu'il boit d'un trait. Puis il se tourne vers moi, légèrement vacillant et m'annonce :
- Je vais aller me reposer, je mangerai plus tard. Mais mange, toi, si tu ne l'as pas encore fait.
Comme si l'affaire était entendue, et que j'allais le laisser partir sans en savoir plus, il commence à rejoindre sa chambre. Mais je l'interromps avant qu'il atteigne l'arche en lui demandant :
- Que s'est-il passé, Louh ? Pourquoi tu n'es pas rentré de la nuit ?
- Mon sieur est rentré.
Il s'est tourné vers moi le temps de lâcher cette information et repart aussitôt en direction de sa chambre, comme si tout s'expliquait. Je le suis en trottinant, le harcelant de questions :
- Ton sieur est rentré ? Nous allons pouvoir rester, alors ? Et c'est pour fêter son retour que tu as découché ? Louh ?
Le battant de la porte me répond. Il l'a fermé sans violence mais le geste est clair : il veut aller se reposer et mes questions l'embêtent. Je l'appelle une dernière fois avant de renoncer face à son silence.
Je retourne à mon ouvrage, enfoui sous la sciure, et je lui accorde encore moins d'attention qu'avant. J'essaie de me calmer : la colère n'est pas compatible avec le travail délicat du ponçage. Mais je lui en veux terriblement : il a fêté le retour de son seigneur toute la nuit, me laissant là, à imaginer le pire. Parce que sa démarche vacillante, là, ne prouve qu'une seule chose : il a abusé de la boisson récemment. Et quand je lui pose des questions qui me paraissent légitimes, il coupe court à la discussion. Parce que notre sort était suspendu au retour du seigneur du fief et que c'est bien normal d'en être informé. Même si les choses ont changé, même si nous partirons dès que nous le pourrons, il pourrait encore nous refuser le droit de rester. J'essaie de calmer la panique grandissante que m'inspire cette idée : je risque de me retrouver coincé ici, alors que tout les miens sont obligés de partir. Et il ne me semble pas si déplacé de lui demander quel sort son seigneur nous réserve.
J'ai faim. L'heure du déjeuner est largement passée et je n'ai rien mangé depuis la soupe de ce matin. Et puisqu'il est rentré pour aller se coucher, je ne tiens pas spécialement à l'attendre pour manger avec lui.
Je peste entre mes dents, m'en voulant de cette réaction si peu mature. Je me fais l'effet d'être un monstre d'égoïsme, à exiger des explications et une attention de sa part. Il n'est que mon geôlier, même si j'ai tendance à l'oublier. Il ne me doit aucune explication et il n'a pas à se soucier de m'avoir inquiété.
Je range mes outils, nettoie la sciure qui a envahi la table. Je grimace en regardant le résultat de mon travail : quiconque le connaît pourrait reconnaître Louh. Il ne manque plus que le H sur sa joue comme preuve ultime. Je suis tenté, un instant, de le graver dans le bois, avant de renoncer : s'il tombe dessus, ça risque d'être très compliqué à expliquer. Là, tant que la marionnette reste relativement anonyme, je pourrais toujours faire valoir une terrible coïncidence à l'insu de mon plein gré. Et ce ne serait pas tout à fait un mensonge.
Une fois que tout est rangé dans le sac de cuir, que je vais poser sur ma paillasse, je vais me chercher une écuelle de soupe. J'ai du mal à avaler mon repas : malgré ma faim, la boule qui me noue la gorge rend difficile toute absorption de nourriture.
Ce n'est qu'en nettoyant mon écuelle que je remarque qu'il ne reste presque plus de soupe. Djidjo a l'habitude de varier les repas et nous ne mangeons que très rarement la même chose plusieurs fois de suite, mais Louh ne semble pas avoir ce genre d'exigence. Et de toute façon, c'est la seule chose que je sache faire. Enfin presque. Donc je profite de son sommeil pour aller dans son garde-manger, lanterne à la main, bien résolu à lui mitonner une soupe.
J'en découvre, ébahi, le contenu. Il a de quoi tenir un siège. Tout est parfaitement ordonné sur les différentes étagères en bois brut et solide : des sacs d'épeautre, de lentilles, de seigle et de son, des raves, des panais et encore une multitude de légumes que je peine à identifier. Il a aussi une sacrée réserve de noix et de pommes, ainsi que des pots en terre que je n'ose pas ouvrir. Il y a de la nourriture partout où je pose mes yeux et ça me donne presque le vertige.
Je suis impressionné, car tous ces vivres représentent une sacrée somme d'argent et c'est très rare d'avoir autant de réserves. Je secoue doucement la tête et je me sers avec soin, prenant quasiment les mêmes ingrédients que ceux utilisés pour la soupe précédente.
Je me surprends à chantonner, de retour dans la cuisine. Je reproduis les gestes de Louh, me souvenant de chacun d'entre eux avec précision, pour confectionner ce qui nous servira de repas. La mélodie s'emballe et le rythme du couteau aussi.
Je n'ai pas le droit de lui en vouloir. La manière dont il m'avait parlé de son sieur, l'attachement et l'affection qui transpiraient dans sa voix, me prouvent à quel point il tient à lui. Et c'est bien normal, après tout, de fêter le retour de quelqu'un qu'on apprécie après une absence.
Je remue distraitement la soupe, à peine intéressé par l'odeur alléchante qui s'en dégage. Djidjo serait fière de moi, si elle me voyait à cet instant précis. Mon cœur se serre à l'idée de ne plus jamais la voir. Elle, et tous les autres. Si le seigneur de Louh nous interdit de rester, ils devront partir. Et moi, je serai obligé de rester ici. Et comment diable pourrais-je les retrouver, s'ils partent ? Comment pourrais-je deviner dans quel fief ils auront l'autorisation de s'installer ? Tout ce que je sais, c'est que s'ils partent, les retrouver serait long et laborieux. Si tant est que je les retrouve.
Mais Louh m'a permis d'avoir un regard nouveau sur son seigneur. Un homme capable de recueillir un enfant des rues pour lui offrir une vie décente serait capable de nous séparer ? N'attendrait-il pas que mon sort soit réglé pour leur demander de partir ?
Il n'y a rien que je puisse faire d'autre pour la soupe, alors je la laisse à son sort dans la marmite, et je retourne m'asseoir. Mais je ne reste pas bien longtemps sur ma chaise. Je n'arrive pas à mesurer le temps qui s'est écoulé depuis son retour, mais ça doit bien faire plusieurs heures. J'ai besoin de savoir si son seigneur a rendu son verdict. Alors j'attrape la lanterne et enflamme la mèche. Si ça se trouve, il ne dort même plus, mais préfère s'isoler. Et s'il dort, eh bien, j'aurais au moins le plaisir de voir son visage détendu et naturel.
Je me fige soudain, la lanterne à la main. S'il dort, le réveiller juste pour connaître notre sort pourrait l'agacer. Je réfléchis quelques secondes avant de décider qu'au pire, je pourrais toujours lui dire que je viens récupérer ses affaires trempées pour les faire sécher, que j'ai besoin de conseils pour la soupe ou encore lui demander s'il faut rentrer les cochons et les nourrir. S'il ne dort pas, je pourrais prétexter avoir entendu du bruit et avoir voulu m'assurer que tout allait bien. J'ai envie de le voir, j'ai envie de lui parler : il a suffisamment dormi ces dernières heures, il n'aura qu'à se coucher un peu plus tôt. Il n'avait qu'à pas me laisser seul sans prévenir.
Déterminé, je m'avance jusqu'à sa porte et colle mon oreille contre le battant. Pas un seul bruit, si ce n'est les battements de mon cœur qui résonnent dans mes tympans. J'appuie doucement sur la poignée et la porte pivote sur ses gonds en silence. Il fait noir comme dans un four, dans cette chambre, et je me demande brièvement pourquoi il n'a pas pris de lanterne pour s'y rendre. Puis je réalise qu'il est chez lui et qu'il doit connaître les lieux comme sa poche.
J'avance de deux pas dans la pièce avant de me figer, le bras gauche tenant bien haut la lanterne. Ses bottes sont au pied du lit, laissées comme il les a quittées, et l'une d'entre elle gît couchée. Ses vêtements forment un tas informe juste à côté, jetés par terre sans aucune considération. Louh a réussi à atteindre son lit, cependant, et il y est allongé sur le ventre, par-dessus son édredon, nu comme au jour de sa naissance. Mon regard se perd tout d'abord sur ses fesses, deux lobes blancs comme une pâte que je brûle de caresser. Je n'y suis pas insensible, mais mon attention est très vite détournée par son dos. Je laisse échapper une exclamation de surprise et me précipite vers le lit, tombant à genoux face à lui. Son visage tourné vers moi n'a rien de détendu ni de reposé, il grimace de douleur dans son sommeil et je ne peux m'empêcher de faire de même.
- Louh ! Réveille-toi Louh !
Mon regard ne cesse de revenir sur l'amas sanglant qu'est devenu son dos tandis que je surveille son réveil. Mais il ne réagit pas, pas même lorsque je pose une main sur son épaule et que je la secoue doucement. Ma voix se fait plus pressante quand je l'appelle encore et à encore, le cœur tambourinant dans ma poitrine.
Mon attention se rive volontairement, cette fois, sur son dos. La lueur vacillante de la lanterne fait apparaître une multitude d'ombres parmi ses plaies, comme autant de menaces qui rôdent, à l'affût. Je me concentre pour les ignorer, me focalisant sur la respiration qui gonfle régulièrement sa poitrine. Je soupire de soulagement avant de l'appeler à nouveau, sans qu'il montre le moindre signe de réveil.
Je peste entre mes dents, maudissant sa fierté qui l'a retenu de me parler de ces blessures. Il est inconcevable que je le laisse ainsi. Je replie l'édredon sur ses jambes et ses bras en évitant soigneusement ses blessures. Il ne fait pas bien chaud dans cette pièce, inutile qu'il tombe malade en plus.
Et je me redresse, la gorge nouée. Je suis incapable de le soigner. Une petite coupure, une brûlure légère, je sais m'en occuper. Mais ce carnage, là, sur son dos, c'est bien au-delà de mes compétences. Filippia saura ce qu'il faut faire, quel onguent appliquer pour éviter toute infection. Elle saura me dire s'il faut bander les plaies ou les laisser sécher à l'air libre, et elle saura me donner les infusions qui pourraient soulager un peu sa douleur.
Je ne perds pas une seconde et me précipite dans la porcherie, gardant machinalement la lanterne à la main. Je passe à nouveau par la trappe des cochons, non sans les avoir laissés passer d'abord. Et je m'empresse d'enjamber la barrière de bois qui entoure l'enclos. La pluie a cessé, la nuit est quasiment tombée et je réalise que prendre la lanterne avec moi n'est pas si idiot que ça, même si ce n'était pas vraiment un acte réfléchi.
Et tandis que je galope dans les bois, mon esprit est entièrement dirigé vers Louh. Je jure comme un charretier en pensant qu'il a dû s'écrouler inconscient à peine déshabillé. Et je l'attendais stupidement dans la pièce à côté, à poncer une stupide marionnette et à jouer au stupide cuisinier. Il aurait pu trépasser pendant que je remuais la soupe sans me douter de rien et la peur rétrospective me ferait hurler si je ne m'inquiétais pas de la discrétion.
Je revois chacun de ses gestes depuis son retour, sa manière de se tenir à l'encadrement de la porte pour ne pas s'effondrer, ses pas vacillants, sa soif et son manque d'appétit, mes questions insupportables alors qu'il était sur le point de s'écrouler. Et je comprends que ce n'est certainement pas parce qu'il fêtait le retour de son seigneur qu'il a découché.
Je freine soudain des quatre fers alors que je débouche de la forêt, juste à côté du campement. Je bats précipitamment en retraite face au spectacle qui s'offre à moi.
Les bœufs sont attelés aux roulottes et les conducteurs ont déjà les ont déjà tournées pour qu'elles soient dans le sens de la marche. Voel supervise les opérations, tel un chef d'orchestre inflexible, mais cette fois, il est secondé par des hommes armés, à la mine patibulaire. Les soldats du seigneur de ce maudit fief, obéissant sans doute à l'ordre de nous faire déguerpir immédiatement. Mes jambes ne supportent plus mon poids et je m'adosse à un arbre, la bouche sèche et la respiration coupée. Ils s'en vont en m'abandonnant.
- Il en reste un, là !
Tous les soldats se tournent dans un même ensemble vers moi et je bondis sur mes pieds. La panique me donne des ailes et je laisse tomber au sol la lanterne qui m'a trahi : la garder leur indiquerait à chaque instant ma position. Je détale dans les sous-bois, m'empêtrant dans les ronces, me prenant de plein fouet des branches basses sournoises. Je ne vois pas grand-chose dans l'obscurité qui s'épaissit, alors je me laisse guider par mon instinct. Filippia ne pourra pas m'aider pour soigner Louh. Ils sont en train de partir. Et je leur cause encore plus de problème maintenant que j'ai été repéré.
Des halètements et des imprécations me suivent dans ma fuite. Je me retourne quelques instants, le temps de voir quelques lanternes qui se frayent un chemin entre les arbres. Misère, ils me prennent en chasse. Je redouble d'effort, écarquillant les yeux dans l'espoir d'y voir suffisamment clair pour trouver mon chemin dans le noir. Mais je réalise soudain que je les conduis droit au repère de Louh et que c'est une terrible erreur. Je bifurque alors sans ralentir, manquant de m'étaler de tout mon long sur les feuilles humides, les perles dans mes cheveux cliquetant follement. Mes foulées s'allongent quand je devine que mes poursuivants se rapprochent. Je ne me retourne plus pour confirmer mon impression, je cours de toutes mes forces, ignorant les brûlures de mes poumons et de mes cuisses. La terre nue, détrempée par la pluie de la journée, se fait soudain traîtresse et je tombe sur mon épaule blessée en hurlant de douleur. Je me relève tant bien que mal, chute à nouveau, m'écorchant mains et genoux. Et je reprends ma course folle et insensée.
J'ignore où je fuis. J'ignore pourquoi je fuis. Que peuvent-ils faire, au pire ? Me jeter dans une roulotte, après m'avoir généreusement tabassé, pour que je parte avec les miens ? Les larmes me brouillent la vue et je m'étale de tout mon long dans un buisson de ronces. Je tremble de toutes mes membres et mon épaule irradie une douleur intenable. Je lutte pour me redresser, pour m'éloigner de la brûlure des épines, mais je sens mes forces m'abandonner. Je tombe à genoux quelques mètres plus loin, prêt à renoncer : qu'ils m'arrêtent, après tout. Ils me conduiront manu militari à ce qui fut notre campement, en prenant peut-être le temps de me rouer de coups avant, pour les avoir fait courir un peu. Et je quitterai ce maudit fief, affalé sur mon lit, dans ma roulotte bringuebalant au rythme des cahots de la route. Et je laisserais Louh, blessé et inconscient, dans son repaire fermé de l'intérieur, dont personne ne connaît l'existence. Je le revois, allongé sur son lit, nu, vulnérable et souffrant, et l'idée que ce soit la dernière vision de lui m'est insupportable.
Alors je me remets à courir, ignorant les douleurs qui se diffusent désormais dans l'ensemble de mon corps. Mes poursuivants sont tout proches, je les entends distinctement haleter et pester. Je redouble d'efforts, lance une jambe après l'autre, le regard fixé devant moi, au rythme des cliquetis de mes perles.
Lorsque je m'arrête à nouveau, à bout de souffle et les jambes tremblantes, je me laisse tomber contre un mur. Le visage en feu, le cœur proche de l'explosion, je les entends pourtant approcher. Et leurs paroles me parviennent distinctement :
- J'm'approche pas, moi. Qu'il se fasse bouffer par les morts.
Un mince croissant de lune émerge soudain des nuages et je réalise que je suis contre l'une des ruines de l'ancien village. Mon inconscient m'a guidé jusqu'ici, alors même que je serais incapable d'y aller en pleine journée. Des grognements sourds lui répondent, ses comparses se ralliant à son avis sans, pour autant, avouer qu'ils ont la trouille de s'avancer dans les ruines. Aux aguets, j'entends leurs pas s'éloigner, puis le silence retombe sur le village, uniquement troublé par ma respiration sifflante. Qu'importe que ce village soit prétendu hanté, il m'offre un refuge inespéré. Les minutes passent, je fais l'inventaire de mes nombreuses douleurs, aux genoux, aux mains et aux bras, au visage, à l'épaule. Sans que je puisse y faire grand-chose.
Lorsque ma respiration s'est apaisée, je me relève en gémissant. Et je me remets en marche, priant pour que mon sens de l'orientation ne me fasse pas défaut.
J'ai peut-être fait une erreur. Une terrible erreur. J'ai fui, écoutant mon instinct, comme j'ai pu fuir toute ma vie à la vue d'hommes armés qui crient en me repérant et se mettent à me poursuivre. Sans même chercher à savoir ce qu'ils me veulent, je fuis, taraudé par une peur animale. Aujourd'hui encore, en les voyant, j'ai pris mes jambes à mon cou, laissant mon esprit loin derrière moi. J'aurais peut-être dû m'avancer, au contraire, j'aurais retrouvé Voel et tous les miens, et nous aurions repris la route, laissant ce fief derrière nous. Mais peut-être aussi qu'ils étaient au courant de mon arrestation, peut-être qu'ils me cherchaient pour m'emmener dans les geôles du château. Peut-être que je n'aurais pas pu reprendre la route avec les miens.
Et de toute façon, j'aurais laissé Louh, blessé, derrière moi. Et même maintenant, alors que le calme est revenu dans la forêt chichement éclairée par ce mince croissant de lune, je ne regrette pas mon choix. Je pourrais encore rôder dans la forêt, jusqu'à rejoindre le convoi de roulottes, me glisser discrètement dans l'une d'entre elles et disparaître. Mais avant de partir, je veux m'assurer que Louh va s'en sortir. Je dois prendre soin de lui, m'occuper de son dos, veiller à ce qu'il mange correctement. Quand il ira mieux, peut-être que je pourrais m'en aller. Pas avant. C'est impensable.
Cette fois encore, mes pas m'ont conduit jusqu'à la porcherie et mes réflexions ont apaisé la douleur qui pulse dans chaque partie de moi. Je trouverai une solution pour rejoindre les miens, qu'importe le temps que ça me prendra.
Mes jambes protestent quand je m'accroupis devant la trappe, le bras droit collé au ventre. Je pousse le battant et m'affale dans la paille, déséquilibré. Je suis à bout de forces. Un groin humide vient se coller dans mon cou et je glapis de surprise. Je me redresse vivement, me rappelant que les porcs sont rentrés et qu'ils doivent attendre leur repas du soir. Je me relève tant bien que mal en bougonnant :
- Vous avez déjà dévoré le restant du sac tout à l'heure, je n'ai pas oublié. Alors vous n'aurez rien ce soir.
Je referme la trappe derrière moi, tirant le loquet à tâtons. Puis j'avance très lentement, faisant de petits pas, jusqu'au muret. L'obscurité est totale et je redoute de me prendre les pieds dans l'un des cochons, ou dans un obstacle invisible. Mais je parviens, indemne, dans le petit couloir, et c'est avec soulagement que je pousse la porte de la cuisine. Un soulagement qui ne dure pas bien longtemps, car mon nez m'informe immédiatement qu'il y a un souci avec la soupe. La soupe ! Je suis parti en catastrophe et j'ai complètement oublié qu'elle mijotait sur le feu. Je me précipite pour la retirer de l'âtre, constatant que l'odeur de brûlé est moins atroce que la dernière fois. Je la dépose sur le sol, heureux de retrouver un peu de lumière grâce aux flammes dansantes.
La lanterne est restée dans la forêt et je cherche du regard de quoi la remplacer, me promettant que j'irais la récupérer demain. Je fouille à nouveau dans la malle posée contre le mur et découvre, bien cachées sous les tissus, quelques chandelles en suif. Je vais en allumer une avant de la poser sur la table. Je dois faire chauffer de l'eau pour nettoyer le dos de Louh. Et je dois absolument nettoyer mes mains maculées de terre. Je jette un regard à ma tenue, grimaçant en découvrant les vêtements de Louh déchirés et mouchetés de boue. Tant pis, je me changerai plus tard. Je puise un peu d'eau dans le tonneau pour me rincer sommairement, puis je remplis une petite marmite, que j'accroche dans la cheminée. J'emmène la chandelle dans la chambre de Louh, espérant le voir réveillé. Mais il n'a pas bougé, partiellement recouvert de son édredon, son dos mutilé apparent. Bon sang, et moi qui espérais l'aide de Filippia pour soigner ça !
J'ignore l'odeur de soupe grillée qui s'est infiltrée jusque dans la chambre. Je dépose la chandelle sur le petit meuble qui sert de nécessaire de toilette, ramasse les vêtements qui baignent dans une flaque d'eau. De retour dans la cuisine, je les étends à côté des miens, avant de vérifier la température de l'eau. Je dois ignorer mon épuisement. Je ne peux pas me permettre de m'apitoyer maintenant sur mon sort. Louh a besoin de moi. Alors j'emmène dans la chambre des torchons propres et le petit pot d'onguent que Filippia avait laissé pour mon épaule. Elle est toujours douloureuse et m'élance à intervalles réguliers, mais j'ai bien conscience que ce n'est rien par rapport aux blessures de Louh. Je fais encore plusieurs allers-retours, emmenant ses bottes, ramenant l'eau chaude, une chandelle supplémentaire, mettant à chauffer une autre marmite d'eau chaude, cherchant mon courage. Lorsque je n'ai vraiment plus rien d'autre à faire, j'emmène une chaise que je dépose tout près du lit. J'y installe la cuvette de rasage, remplie d'eau chaude, dans laquelle trempe un torchon propre. J'y installe également une chandelle, qui éclaire parfaitement son dos. Je ne peux plus faire semblant, maintenant, et je l'examine avec soin, agenouillé devant le lit.
Les plaies ont cessé de saigner mais le sang s'est répandu : je distingue nettement la trace de ses chausses, qui ont absorbé le liquide vermeil et empêché qu'il dévale le long de ses jambes. Les marques de flagellation s'étendent du bas des reins jusqu'aux épaules, me prouvant qu'il ne s'agit pas d'une lutte contre l'homme qui a enlevé Mélisende. J'essore le torchon, avant de commencer à nettoyer le sang sécher sur ses flancs, le plus loin possible de la peau éclatée. Inconsciemment, je me mets à fredonner, et je reconnais l'air que chantent les femmes, au campement, pour apaiser le sommeil agité d'un enfant. Il ne réagit pas, ni à la mélodie, ni à mes gestes, alors je poursuis mon labeur, lavant ses épaules, ses flancs, la chute de ses reins. Je recouvre ses fesses d'un torchon, pour épargner sa pudeur et pour ne pas être déconcentré. L'intérêt que j'ai ressenti, la première fois que je suis rentré dans la pièce, s'est envolé, mais mon regard ne cesses d'y revenir. Je vais changer l'eau vermeille, en remettant à chauffer, puis je reviens en respirant calmement. J'ai fait le plus facile et je ne suis pas pressé de m'atteler aux plaies en elles-mêmes.
J'inspire profondément, essore le torchon, puis très délicatement, le passe sur la longue striure de l'épaule, la main tremblante. Le gémissement de douleur de Louh me broie le cœur. Mais soudain, il s'éloigne de moi, se recroqueville sur le côté, me cachant son dos. Et ses deux prunelles noires se rivent sur moi, réfletant douleur et panique. Alors je murmure d'une voix douce :
- Ce n'est que moi, Louh. C'est Yoshka. Tu veux bien que je soigne ton dos ?
Pour ce chapitre, je vous suggère : Ciganine sviraj, sviraj - Mostar Sevdah Reunion i Ljiljana Buttler.
Je retourne à ma place, après avoir vérifié que la soupe ne brûlait pas en la touillant avec précaution. Jouant machinalement avec la cuillère, je me demande ce qu'il fabrique. Je me relève d'un bond. Il n'est pas encore rentré, c'est l'occasion idéale pour retirer la bande qui ceint mon épaule et y appliquer l'onguent. Ça m'évitera toute situation embarrassante plus tard dans la soirée. Je vais récupérer le pot d'onguent et je retire ma chemise. Puis, laborieusement, je déroule le tissu.
Alors que j'étale le baume, je me surprends à regretter l'absence de Louh. C'est stupide, sans doute, parce que je me mets en danger, mais je dois quand même avouer que sentir ses doigts sur ma peau…
Je pousse un long soupir. Louh est un bel homme, surtout quand il sourit. Il me fait de la peine, aussi, car je ne pourrais pas supporter sa solitude. Il ne s'en plaint jamais, certes, mais à sa place, je serais devenu fou, je crois. J'aimerais tellement que, si on lui posait à nouveau la question, il dirait qu'il est proche de moi. J'aimerais être cet ami qu'il n'a pas, qui l'apprécie pour l'homme qu'il est et non pour le rôle qu'il endosse. Et si je devais être tout à fait honnête, je m'avouerais que j'adorerais le prendre dans mes bras, l'embrasser et le couvrir de caresses, juste pour lui faire oublier à quel point il est seul.
Mais cette honnêteté serait bien trop cruelle. C'est impossible. Je ne serais jamais l'ami de Louh. Et je ne serais jamais son amant. J'ai bien trop à perdre s'il découvrait mes penchants. Et je demeure un mort un sursis. Et dans le meilleur des cas, si jamais Mélisende était retrouvée saine et sauve et pouvait nous indiquer le nom de son ravisseur, je quitterai dans la foulée ce fief, avec les tous les miens. Et je ne reverrais jamais plus Louh.
L'onguent a largement eu le temps de pénétrer, depuis le temps que je l'étale. Je remets ma chemise en grimaçant de douleur, maussade, et retourne m'asseoir.
Louh n'est toujours pas rentré. Peut-être que la sœur de Mélisende a été d'une grande aide et qu'il a réussi la retrouver. Peut-être qu'il est, en ce moment même, chez les parents des jeunes filles, recevant, avec son impassibilité coutumière, des remerciements déchirants. Ou peut-être qu'il est en train de parcourir le fief, suivant les indications de la sœur, sur la piste du ravisseur. J'esquisse un semblant de sourire. Ce ne serait pas étonnant.
Sauf s'il a croisé le ravisseur. J'aimerais croire qu'il est un redoutable combattant, mais je ne l'ai jamais vu en action. La plupart du temps, il se contente de terrifier les gens pour obtenir ce qu'il veut. Est-ce que ça suffirait, pour un homme prêt à enlever une jeune fille ?
Je l'imagine, avec son grand corps noueux, lutter contre ce ravisseur sans visage. Et je le vois nettement, soudain, allongé au sol, répandant son sang sur la rocaille, mortellement blessé.
Mon cœur s'emballe soudain et c'est comme si un vent glacial soufflait en moi. Louh ne peut s'être perdu, malgré la nuit, il connaît parfaitement ce fief, depuis le temps qu'il l'arpente. Son retard ne peut s'expliquer que par un empêchement majeur : soit une bonne nouvelle, soit un drame. Et si je suis prêt à l'attendre toute la nuit s'il s'agit d'une bonne nouvelle, je risque de le laisser mourir, en restant là les bras croisés. S'il a problème, sur qui peut-il compter, au juste ?
Je bondis de ma chaise, le souffle court et me précipite vers le billot. A côté des couteaux, un fusil est rangé. Qu'importe si sa vocation première est d'aiguiser les lames, avec l'effet de levier, je devrais m'en sortir. Je glisse l'extrémité du fusil dans l'anneau du cadenas et j'appuie de toutes mes forces. Le métal gémit et résiste avant de s'avouer vaincu. Fébrilement, je me délivre de mes entraves, attrape la lanterne et me précipite dans la porcherie.
La porte qui donne sur l'extérieur est verrouillée, et aucun fusil n'en viendrait à bout. Je n'ai cependant pas l'intention de me laisser arrêter par un simple bout de bois. Levant bien haut mon bras gauche pour avoir le plus de lumière possible, je cherche une autre issue et laisse échapper un petit cri de victoire. Il existe une trappe, d'un mètre de haut environ pour autant de large, qui permet le passage de la porcherie à l'enclos. Je me précipite dans la paille pour l'examiner de plus près. Les bords sur le côté sont sales, marqués par le passage régulier des porcs. Et là, un simple loquet à l'intérieur tient lieu de serrure. Je m'empresse de le faire coulisser, puis, tenant la lanterne dans ma main droite, je fais pivoter la trappe. Mais je n'ai pas le temps de faire un pas que les cochons se ruent à l'intérieur, manquant de me renverser. Et ils se précipitent directement vers leur auge vide.
Lorsque les battements de mon cœur s'apaisent enfin, et que le gros de la frayeur est passé, mon premier réflexe est de profiter qu'ils soient loin de moi pour prendre la poudre d'escampette. Puis je m'immobilise. Louh tient à ces bestioles. Et quelques minutes ne devraient pas changer grand-chose à la situation, si ?
Je pends la lanterne à un crochet fixé dans le mur, puis fouine jusqu'à trouver un sac en toile, soigneusement dissimulé près du couloir. J'y découvre, à l'intérieur, un petit seau en bois et un mélange de glands et de châtaignes, vestiges de la récolte de l'automne dernier. J'ignore quelle quantité Louh leur donne habituellement, alors j'opte pour une ration d'un seau par bête. Leurs groins humides frémissent tandis que j'apporte leur pitance, et leurs yeux noirs brillent d'envie. Malgré la situation, je leur souris et me mets à leur parler. J'essaie de les rassurer, même si le seau les intéresse bien plus que mes paroles. Mais je sais que Louh a l'habitude de les faire rentrer pour la nuit, et je suppose qu'il leur donne toujours à manger à ce moment là. J'ignore à quel point ils peuvent avoir conscience des horaires et des habitudes humaines, mais de toute façon, quelques paroles rassurantes ne nuiront pas, si ?
Je les regarde manger pendant quelques instants avant de me remettre en route. Mais alors que je suis sur le point de m'agenouiller pour franchir cette trappe, je me fige. Où est-ce que je vais, exactement ? Je n'ai strictement aucune idée d'où il peut bien être. Le fief est vaste et le chercher comme ça, au petit bonheur la chance, ne serait qu'une perte de temps. Il fait nuit, je ne connais pas les lieux, et je n'ai qu'une lanterne pour éclairer mon chemin. Elle n'est pas assez puissante pour me permettre de voir à plus de trois ou quatre mètres de moi. Je risque fort de passer juste à côté de lui et de ne pas le voir.
La seule solution qui s'offre à moi serait d'aller au village, de trouver la maison des parents de Mélisende et de parler à sa sœur pour qu'elle me répète ce qu'elle a dit à Louh. Puis d'aller à sa recherche.
Et je sais que je n'ai absolument aucune chance d'y parvenir. Il faudrait déjà que j'atteigne le village entier, ce qui, malgré la nuit, n'est pas gagné d'avance. Il faudrait que je sache qui sont les parents de Mélisende et où ils habitent, et pour ça, il faudrait que je demande à quelqu'un. Là, les choses se compliqueraient fatalement, parce que même s'ils ne savent pas exactement que je suis le suspect, ils ne pourront pas manquer le fait que je suis un tsigane. Ensuite, bien sûr, il faudrait que les parents de Mélisende acceptent de parler à l'homme suspecté de l'enlèvement de leur fille, un homme libre de ses mouvements alors que Louh leur a dit que j'étais en geôles.
Et puis, s'il s'avère que je m'inquiète pour rien et que Louh va parfaitement bien, il risque de rentrer alors que je serais toujours dehors. Là, il s'imaginera que je me suis enfui et il devra partir à ma recherche. Et ce serait une boucle sans fin.
Un groin humide et maculé de poussière se colle contre ma main et je sursaute en glapissant. Je jurerais que le cochon me regarde avec des yeux rieurs, si seulement j'étais convaincu qu'il puisse ressentir ce genre de sentiments. Il n'a pas l'air menaçant pour l'instant, mais je n'oublie pas qu'il peut être dangereux. Je referme prudemment la trappe et fait à nouveau glisser le loquet. Puis lentement, à reculons, sans jamais les quitter des yeux, je quitte la porcherie pour me réfugier dans le couloir.
Ce n'est pas une lâche fuite, juste un prudent repli. Je ne servirais à rien à Louh, si je finissais dévoré par ses porcs. Alors que je pose la lanterne sur le muret, regardant sans voir les cochons, je me demande s'il a vraiment besoin de moi. Il vit seul depuis longtemps, il a l'habitude de se débrouiller par lui-même. Il ne cherche visiblement pas à devenir proche de quiconque, et je suis sans doute rien de plus qu'une épine dans son pied. Je n'ai pas besoin d'en rajouter en partant à sa recherche au beau milieu de la nuit. Sauf s'il est grièvement blessé.
Je fais les cents pas dans le couloir, remarquant à peine qu'il n'y a plus de cliquetis de chaîne pour rythmer les pensées. Je ne sais plus ce que je dois faire. Rester ici à l'attendre, quitte à le laisser mourir tout seul s'il est blessé ? Ou partir à sa recherche, sachant que je n'ai strictement aucune idée de l'endroit où il est et que je suis fini si on me voit ?
J'opte finalement pour un compromis et je retourne m'asseoir à la table. Je lui accorde encore quelques heures avant de partir à sa recherche. Cette cuisine, plongée dans un silence étouffant que les crépitements du feu ne parviennent pas à meubler, est soudain lugubre.
Je me lève d'un bond, attrape la lanterne et me rends dans les lieux d'aisance. Après avoir fait ce que j'avais à faire, je me rafraîchis longuement le visage, espérant y voir plus clair. Mais ça ne m'aide pas vraiment. Je retourne dans la cuisine et dédaigne le siège. Je fais lentement le tour de la table, essayant de me convaincre, à voix haute, qu'il ne peut rien lui arriver de mal. Mais l'angoisse revient et je me tais. Si jamais je disais à haute voix mes pires craintes, elles pourraient bien se réaliser.
Je tourne encore un bon moment autour de la table avant de me résigner à sortir la marmite de l'âtre. Puis je retourne m'asseoir, et je tape du pied au rythme du temps qui défile. L'heure du dîner est largement dépassée et je suis convaincu que Louh ne m'en voudrait pas s'il revenait et que j'ai déjà mangé. Mais l'appétit m'a déserté, remplacé par une boule au fond de la gorge.
Le temps s'allonge à l'infini, comme si chaque heure durait des journées entières. Mais toujours aucune nouvelle de Louh.
Un bruit de ruissellement me réveille brusquement. Je bondis sur mes pieds, réalisant qu'il fait jour et que j'ai dû m'assoupir. Je jure à voix basse, incapable de comprendre comment j'ai pu m'endormir dans ces conditions. Armé de la lanterne que j'enflamme à la hâte, je me précipite vers sa chambre, mais l'édredon est toujours parfaitement tiré sur le lit. Je l'appelle doucement et ma voix résonne dans le réseau de grottes. Mais je n'obtiens aucune réponse. Par acquis de conscience, je m'avance et scrute l'intérieur de chaque grotte aménagée. Je ne profite pas de son absence pour fouiller les lieux, ni pour m'attarder plus que nécessaire sur les trésors qu'ils renferment. Louh n'est dans aucune des pièces.
De retour à la cuisine, je prends le temps de rallumer la cheminée et de faire réchauffer la soupe. Je me permets aussi de me couper une large tranche de pain et quelques rondelles de saucisson, mais mes mains tremblent tellement que je manque de me couper un doigt dans l'opération. Abandonnant le couteau, je respire doucement et tente de calmer les battements affolés de mon cœur. La petite voix qui me murmure qu'il est trop tard, que Louh doit déjà être mort, lâchement abandonné de tous, ne veut pas se taire, elle.
Ma décision est prise et c'est précisément pour ça que je me prépare à manger. Je vais avoir besoin de forces aujourd'hui. Je me mets donc à table et me force à avaler une écuelle de soupe et la tranche de pain, même si le cœur n'y est pas. Je prends aussi le temps de me changer pour remettre mes vêtements à moi, cette vieille chemise verte qui a vu des jours meilleurs et mes chausses marrons. Enfin, je nettoie rapidement les couverts que j'ai utilisé, puis je souffle la flamme de la lanterne.
Les cochons s'agitent en m'entendant ouvrir la porte mais je les distingue à peine dans la pénombre. J'avance lentement, à tâtons, essayant de ne pas penser aux corps qui se massent autour de moi et qui peuvent à tout moment me faire chuter. J'accède enfin à la trappe et, après quelques instants angoissants, je parviens à faire jouer le loquet. Malgré la pluie qui tombe de bon cœur, ils n'ont aucune hésitation et se précipitent dehors. Je les suis à quatre pattes et me relève, les bottes dans la boue. Je tire la trappe derrière moi et je quitte l'enclos, enjambant la barrière de bois humide, sous le regard intrigué des porcs. Et ce n'est qu'une fois en sécurité de l'autre côté que je reprends mon souffle.
Je m'étire, essayant de décontracter mon corps devenu douloureux à cause de mon sommeil sur la table. J'offre mon visage à la pluie, la laissant me rafraîchir et me purifier. Puis je m'enfonce dans la forêt.
J'ai toujours aimé la pluie, et je respire à plein poumons les odeurs d'humus, de terre et de bois mouillés. Certains oiseaux piaillent dans leurs repaires, comme une longue litanie à l'encontre du ciel défavorable. Mais le bruit des gouttes d'eau qui tombent sur les feuilles remplit la forêt, et je me surprends à chantonner.
Avec nos roulottes, nous sommes à la merci des éléments. La neige, le froid rendent notre situation précaire : il nous est difficile de nous déplacer, et la vie à l'extérieur devient rude. Nous rapprochons au maximum les roulottes et nous tendons des toiles de cuir entre leurs toits. Nous en tendons également sur les côtés, afin de couper le vent glacial et de conserver un peu de chaleur. Les braseros tournent à plein régime, et nous parvenons à conserver une chaleur correcte. Mais nous évitons de trop nous déplacer.
La pluie, lorsqu'elle s'abat sans pitié sur nous pendant des jours, rend les routes impraticables et si nous sommes en voyage à ce moment-là, chaque mètre se fait dans la douleur, car il faut seconder les bœufs qui ne parviennent pas à extirper les roues des bourbiers. Dans ces moments-là, j'aime beaucoup moins la pluie.
Mais lorsqu'elle tombe après plusieurs jours de soleil, comme aujourd'hui, j'ai l'impression de revivre. D'avoir retenu mon souffle jusqu'à ce que le ciel abreuve la terre. Je sens tout ce qui m'entoure, les arbres, l'herbe, les cultures, frémir autour de moi. Et j'entends presque leur râle de soulagement et de plaisir, le même que pousse un homme assoiffé après avoir bu d'une traite une grande chope d'eau fraîche.
J'approche déjà de la lisière de la forêt, un sourire aux lèvres. Ces divagations m'ont permis d'oublier, l'espace de quelques minutes, que Louh n'est pas rentré de la nuit. Et j'ai envie de voir dans cette pluie un signe encourageant : la pluie apporte la vie autour de moi et ne peut être annonciatrice de malheur.
J'aperçois déjà les premiers toits des roulottes et je presse le pas. J'aperçois au loin Djidjo, entourée de gamins, installée sous le auvent de sa roulotte, supervisant la séance d'épluchage de légumes. Je souris de toutes mes dents et je dois faire un effort pour ne pas aller me vanter de savoir faire une soupe, maintenant. Sous un autre auvent, installés sur des tabourets, Gabor, Ysayo, les maris de Filippia et de Djidjo discutent avec animation, le regard rivé sur un point éloigné. Intrigué, je contourne discrètement une roulotte, mais l'un des chiens se rue vers moi et me fait la fête. Je le caresse machinalement en tendant le cou. Voel est en pleine discussion, une main posée sur l'épaule d'Ostelinda, le visage grave. Face à lui, les parents de Jehan, visiblement furieux, ont caché leur fils derrière eux et invectivent Voel. Le gamin leur a sans doute encore faussé compagnie et ils ne sont pas ravis d'avoir à venir le chercher ici.
Je reste immobile, patientant sans bruit le temps qu'ils aient terminé de s'en prendre à Voel. Puis, le chien sur les talons, je contourne les roulottes et m'approche d'un Voel a l'air soucieux. Ostelinda a été renvoyée vers sa mère et il reste là, le regard rivé vers les parents de Jehan qui s'éloignent à grands pas. Je l'appelle dans un murmure et il se tourne brusquement vers moi. Il fronce les sourcils en me voyant là, mais son visage s'éclaire très vite. Il fait signe à Gabor qu'il revient, et s'écarte du campement.
Je sais qu'il a compris pourquoi je me suis fait discret. Il a compris que si ma présence ici était découverte, tout le monde serait en danger. Je le rejoins à la lisière de la forêt où les arbres nous cacheront des regards.
Il me prend dans ses bras et me serre de toutes les forces, me faisant grimacer de douleur. Mais je lui rends son accolade, maladroitement à cause de mon épaule et profite de ces quelques instants de sécurité et de tendresse qu'il m'offre.
Il s'écarte légèrement et ses sourcils se froncent lorsqu'il me demande :
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi tu es là ?
- Je suis désolé, je sais que c'est dangereux pour vous, mais j'ai besoin de ton aide.
- Ne t'inquiète pas pour nous. Qu'est-ce qu'il se passe ?
Je lui offre un sourire pitoyable, ne sachant pas par où commencer. J'apprécie qu'il ait compris que je ne suis pas innocenté, que je ne suis toujours pas libre. Devoir le détromper, s'il m'avait accueilli avec la joie de me savoir libre, m'aurait fendu le cœur. Il me connaît, il sait que je ne ferais pas cette tête si c'était le cas. Et je ne me serais pas approché du campement comme un voleur.
La pluie ruisselle sur ses cheveux, formant de minuscules gouttes hésitantes au bout de ses mèches, mais il ne s'en soucie pas. Il est suspendu à mes lèvres, attendant que je lui explique les raisons de ma présence. Je prends une grande inspiration et lâche :
- Louh n'est pas rentré cette nuit.
J'ai voulu parler sans mettre d'émotions, pâle imitation de Louh qui cache ses sentiments. Mais Voel plisse les yeux et penche légèrement la tête sur le côté. Il a entendu mon inquiétude. Il a compris que je ne suis pas là pour profiter de cette absence et m'enfuir avec eux. Je sais pourtant que si je lui demandais, le campement serait rangé dans l'heure et nous serions sur le départ. Mais il comprend, avec ces quelques mots, que je m'inquiète pour le sort de Louh et qu'il n'est pas envisageable de fuir dans ces conditions. J'ignore cependant s'il mesure toute l'étendue de mes sentiments pour cet homme qui nous a tant effrayé, et je préfère ne pas savoir. Je poursuis d'une voix pressée :
- Il est toujours rentré avant la nuit. Mais pas hier. Je l'ai attendu toute la nuit et il n'est pas revenu chez lui.
- Chez lui ?
!
Voel prend un air très intéressé et je me mords les lèvres. J'ai surestimé son omniscience. Il ne savait pas que j'étais retenu chez Louh, il me pensait en geôles. Et de ce fait, je n'aurais même pas dû m'inquiéter de l'absence de Louh, puisque je n'aurais pas pu savoir qu'il était absent.
L'eau me ruisselle sur le visage et ma chemise me colle désormais au corps. Les arbres n'offrent qu'une protection dérisoire face à la pluie. Je passe une main dans mes cheveux trempés, hésitant à poursuivre mes explications : Louh ne voudrait pas que Voel sache que je suis retenu dans sa maison. Enfin, il le sait, maintenant, mais je ne devrais pas trop insister à ce sujet. Mais Louh est peut-être blessé et je sais que Voel n'ira pas attaquer son repaire pour me délivrer. Alors je hausse les épaules et explique :
- Louh ne voulait pas que vous soyez au courant, il vit seul et je ne suis pas sûr qu'il ait vraiment le droit de faire ça, mais je suis chez lui.
Je lui raconte tout : les villageois prêts à me lyncher, cette arrestation sans preuves, les journées passées chez lui, à tuer le temps. Alors que je lui en parle, je réalise que, si j'avais été retenu dans de vraies geôles, j'aurais bien dû prendre mon mal en patience et rester des journées entières sans rien faire, et sans personne à qui parler. Et ça ne fait que renforcer ma détermination à découvrir ce qu'il s'est passé.
Voel m'écoute attentivement, même lorsqu'il va s'asseoir sur un tronc d'arbre. Je l'imite sans cesser de parler. Je sais qu'il comprendra plus de choses que mes simples paroles mais ça n'a pas d'importance. Si ça peut m'aider à retrouver Louh, qu'importe si Voel comprend à quel point je me suis attaché à lui.
Le silence s'abat sur nous, lourd et oppressant, lorsque je me tais enfin. Puis Voel murmure :
- Mais dans quel pétrin tu t'es fourré, Yoshka ? On pourrait partir maintenant et laisser toute cette histoire derrière nous…
- Nous ne ferions pas trois arpents avant que les villageois ne nous voient partir. Mélisende n'a toujours pas été retrouvée et je doute qu'ils acceptent si facilement notre départ.
- Bien, tu as toujours la tête sur les épaules.
Je l'observe plus attentivement. Il a beau être dégoulinant d'eau, il reste Voel, mon mentor, et je réalise qu'il n'aurait jamais proposé une chose si absurde, sauf pour me tester. Voel est le plus prudent de tous, il calcule toujours les implications de ses actes et il sait très bien que partir maintenant serait une folie. S'il me l'a proposé, je m'en rends compte maintenant, c'est pour me tester. Pour s'assurer que je n'ai pas complètement perdu la tête. Ma main gauche gratte inconsciemment l'écorce pourrie alors que je réplique :
- Bien sûr. Je ne suis pas stupide, Voel. Et ces petits tests sont inutiles. Je suis venu te voir pour savoir si tu avais des nouvelles de Louh. Si tu as entendu parler d'un incident ou… je ne sais pas.
- Nous n'avons pas mis les pieds au village depuis ton arrestation. La seule visite que nous ayons eu, c'est Jehan, mais il n'en a rien à faire des histoires des grands. Quant à ses parents, ils sont venus m'accuser de débaucher leur fils alors ils n'allaient pas me raconter les derniers potins du village.
Incapable de parler, je me contente de hocher la tête. Je ne sais pas ce que j'espérais exactement mais je suis déçu. Ce n'est pas avec ces informations que je vais pouvoir le retrouver. Pourtant, une partie de moi savait très bien que les chances de trouver des indices étaient minimes. Je frissonne quand une bourrasque de vent, accompagnée d'une rafale de pluie, s'abat sur nous malgré les arbres. Et je laisse échapper dans un murmure :
- Qu'est-ce que je dois faire, Voel ?
Je réalise en prononçant ces mots que c'est la raison de ma présence ici : je suis venu lui demander conseil. Je me doutais bien qu'il ne pourrait pas m'apprendre grand-chose. Je voulais juste savoir ce qu'il ferait, lui, à ma place. Écouter son cœur en dépit du bon sens ou se ronger les sangs en attendant ?
- Tu le sais déjà, Yoshka. Tu ne dois pas t'attacher à lui et tu dois le laisser se débrouiller. Il a survécu sans toi jusqu'à présent et il survivra après notre départ.
Je serre les poings et les dents. Voel est la voix de la raison. Louh n'est qu'une brève rencontre dans notre vie d'errance. Ma question n'était pas précise et il n'a pas répondu à ma véritable interrogation. Pas tout à fait du moins. Voel m'attire contre lui et je pose ma tête sur son épaule.
- Rentre chez lui, Yoshka, et essaie de t'occuper. Laisse-le gérer cette enquête et fais-lui confiance. Finis les marionnettes ou invente d'autres histoires. Attends sagement qu'il rentre, il a sans doute été retardé pour une raison ou pour une autre.
- Et si ce n'est pas le cas ?
- Reviens demain soir, à la nuit tombée.
Je me contente d'acquiescer : si demain soir, je suis toujours sans nouvelle de Louh, alors nous devrons réfléchir sérieusement à notre situation et à notre avenir. A qui pourrions-nous expliquer que l'homme de main du Seigneur a disparu ? Et surtout, qui pourrait nous croire ? Fuir serait comme un aveu de notre culpabilité, avec de grands risque d'être pris sur le fait, mais ça nous laisserait au moins une chance de nous en tirer. Parce que si nous restons, nous serons à nouveau considérés comme principaux suspects, c'est une certitude. Avec des charges encore plus lourdes pesant sur nous.
Voel frissonne à son tour et se dégage de notre étreinte.
- Rentre chez lui, Yoshka. Et prends soin de toi.
Je me lève, le cœur serré mais ne prononce pas un mot. Il sourit tendrement face à mon air piteux, essayant de me rassurer. Et en me regardant droit dans les yeux, il me certifie :
- Nous t'attendons, Yoshka, nous ne partirons pas sans toi. Et je vais voir si je peux trouver des informations concernant cette affaire.
- Merci Voel. Mais ne prends pas de risques inutiles.
C'est un merci qui englobe bien des choses mais il semble le comprendre. Nous nous séparons ainsi, le cœur lourd. Car même s'il n'en souffle pas un mot, je sais que la séparation est difficile pour Voel aussi.
Les cochons me surveillent, intrigués par cet étranger qui rentre dans leur enclos. Ils semblent pourtant me reconnaître car ils ne se montrent pas hostiles. Peut-être se souviennent-ils que je les ai nourri hier ?
La trappe que j'avais soigneusement refermé derrière moi est désormais béante. Je m'y faufile, pour découvrir que les porcs ont trouvé le sac de glands et de châtaignes : il ne reste que le seau et le sac déchiré. Louh va me tuer. Il ne restait pas grand chose dedans, mais je suppose qu'il comptait dessus pour les nourrir. Il ne pourra pas rater l'état du sac et le fait qu'il est totalement vide désormais. Il saura que je l'avais mal rangé, et que les cochons ont pu rentrer à l'intérieur. Il saura donc que j'ai ouvert cette trappe.
Mais je ne m'attarde pas. Il est peut-être rentré avant moi, et il pourrait bien m'attendre de pied ferme, son rude visage sévère comme la mort, assis à la table de la cuisine. J'espère presque sa fureur, car ça voudrait dire qu'il est de retour. Mais quand je pousse la porte de la cuisine, rien n'a bougé et le feu se meurt dans la cheminée. Par acquis de conscience, je retourne dans la galerie de grottes en l'appelant, vérifiant dans chaque pièce s'il est là. Mais c'est peine perdue. Alors je remets du bois dans la cheminée et vais boire un grand verre d'eau. Puis je retourne dans les grottes pour ramener du bois : le tas de bûche près de la cheminée fond à vue d'œil. J'étends mes vêtements trempés sur les dossiers des chaises que je dispose près de la cheminée, remettant les vêtements que Louh m'avait apporté.
Je redoutais qu'il rentre pendant que j'étais au campement. Je suis légèrement soulagé de constater que ce n'est pas le cas, même si ça signifie qu'il n'est toujours pas là.
Je sors mes outils et reprends la confection de la marionnette, mais mon esprit est à mille lieues d'une nouvelle pièce de théâtre. J'essaie tant bien que mal de me raisonner, d'apaiser mon cœur affolé, de me convaincre que cette absence n'augure pas forcément le pire.
Absorbé par mes pensées, je travaille machinalement, utilisant le rabot avec précaution pour peaufiner les traits du visage avant d'attaquer le ponçage. Je suis soudain dérangé par un bruit inhabituel, et je redresse la tête. Tout le haut de mon corps est douloureux et mon estomac crie famine : je suis resté un sacré moment penché sur mon ouvrage. Mais alors que je tends l'oreille, espérant que ce bruit se renouvelle pour que je puisse en déterminant l'origine, la porte de la cuisine s'ouvre et Louh apparaît.
Comme suggestion de musique, je vous propose : Bratsch - Eghnatios Tetrakosia Exi
Je souris pour la première fois depuis des heures. Je me rends compte que son opinion m'importe beaucoup. Je n'aurais pas aimé qu'il me prenne pour un type capable d'enlever une jeune fille pour la marier de force. Et je sais qu'il est honnête. À travers ses explications, à travers ses non-dits, il m'a prouvé qu'il cherchait la vérité, et non la facilité. S'il ne me croit pas coupable, même s'il ne cherchera pas forcément à m'innocenter à tout prix, il enquêtera ailleurs. Et je suis convaincu qu'il trouvera.
Cette certitude fait disparaître le poids qui pesait dans ma poitrine. Même si la situation est loin d'être réglée, je sais que je peux compter sur Louh, et je sais que Voel m'attendra autant que possible. Il se lève soudain et m'annonce :
- Je vais aller me rafraîchir. Est-ce que je peux te faire confiance, ou est-ce que je dois t'attacher ?
- Tu peux me faire confiance.
Je suis sincère. L'idée de m'enfuir ne m'effleure même plus. Rassuré par ma réponse, il quitte la cuisine et disparaît dans les grottes. Resté seul, je vais jeter un coup d'œil à la marmite et la préparation me semble bien plus engageante que celle de ce matin. L'odeur est déjà appétissante et je sens mon estomac gronder de satisfaction : je commence à avoir faim. Je m'occupe de mettre la table, puis je vais jeter les épluchures dans l'auge des cochons. J'en profite pour ramener mes vêtements secs et les poser sur ma paillasse. Je suis en train de nettoyer les couteaux que nous avons utilisés quand il revient. Il remarque que la bassine d'épluchures est vide désormais, mais il ne souffle pas un mot à ce sujet. Je m'absente à mon tour quelques minutes pour me rafraîchir. Lorsque je reviens, je trouve Louh assis à la table devant deux verres de vin coupé à l'eau, et c'est tout naturellement que je le rejoins.
Naturellement. C'est la première fois que je partage aussi longtemps l'intimité d'une personne extérieure à notre campement. Je suis chez lui, je mange sa nourriture, je gaspille ses légumes en ratant la soupe, et je me sers de son eau. Et tout semble naturel. Cette petite routine du soir qui s'est installée commence à me plaire. Louh me surprend en engageant la conversation, mais je réponds de bonne grâce :
- Quand vous pourrez partir, vous irez où ?
- On remonte vers Rennes, vers le nord. Mais nous n'avons pas d'itinéraire fixe. On croise régulièrement d'autres tsiganes et on s'échange les noms des fiefs où nous sommes bien accueillis et ceux qu'il faut éviter. Mais en réalité, nous découvrons souvent au dernier moment si nous pouvons rester ou pas. Alors on ne fait pas d'itinéraire, on s'arrête où nous sommes les bienvenus.
Il hoche doucement la tête, comme si mes paroles lui donnait à réfléchir, ou comme si ma longue tirade avait apaisé toute sa curiosité. Voyant qu'il ne répond rien, je lui demande :
- Tu connais Rennes ?
- Un peu.
- C'est ton sieur qui t'envoie là-bas ?
- Non. C'est …. Enfin, j'ai passé une partie de mon enfance là-bas.
Je le dévisage, surpris. C'est très rare, de migrer d'une ville pour s'établir au fin fond d'un fief pareil. Pour la première fois depuis que je le connais, lui qui semble toujours si sûr de lui, paraît soudain gêné. Son malaise est communicatif car je n'ose plus lui poser d'autres questions, devinant que les réponses ne seront ni faciles à dire, ni faciles à entendre. Mais il poursuit de lui-même, après avoir bu une gorgée de vin :
- En fait, je suis né là-bas. Ma mère était une ... fille de joie. Elle n'a pas eu recours à une faiseuse d'anges parce que l'homme qui l'a engrossé lui a promis de s'occuper d'elle et de son enfant à naître. Mais il a vite décampé et elle n'a plus jamais eu de nouvelles. La présence d'un jeune enfant avait tendance à gêner les clients alors, dès que j'ai eu l'âge de me débrouiller tout seul, elle m'a fait comprendre qu'elle me préférait ailleurs. Au début, c'était en journée, puis quelques jours hors de notre logement. Au final, elle y a pris goût et j'ai grandi dans la rue.
Mon regard est fixé sur la rainure de la trappe à pain. Ce n'est pas facile, comme prévu. Je devine, à la manière dont il cherche ses mots, à ses hésitations, qu'il n'en parle pas souvent. Mais je devine aussi, à ses confessions qui ne répondent à aucune question, qu'il a besoin d'en parler. Alors je le laisse vider son sac, auditoire silencieux mais concentré.
- J'ai travaillé un peu, j'ai mendié, j'ai volé. Et je me suis fait attraper par la prévôté. C'est ce jour-là que j'ai rencontré mon Sieur. Je hurlais et je me débattais, faisant un raffut de tous les diables qui l'a intrigué. Il a négocié avec les gardes et m'a ramené à son château.
Je n'ose pas parler. Je n'aurais jamais cru que ce Seigneur, vivant dans un château aussi austère, tolérant parfois les tsiganes s'ils ne sont pas trop tsiganes, puisse avoir un tel comportement. Un peu hâtivement, un peu radicalement, je l'avais classé dans les hommes à éviter, rustre et peu intéressant. Mais qu'il prenne sous son aile un gamin des rues, lui évitant ainsi un dur châtiment, me donne à réfléchir. Je ne parle pas parce que je sais que ma voix va refléter ma surprise, et je ne veux pas qu'il comprenne tout le mal que je pensais de son Seigneur. Mais c'est peine perdue, car il déclare :
- Je t'entends penser, Yoshka. De ce que tu en as vu, tu as jugé mon Seigneur un peu négativement. Mais c'est un homme bon. Il m'a nourri, logé, il m'a offert des vêtements et la chaleur d'un foyer en hiver. Il m'a donné de l'instruction, j'ai appris à lire, à écrire, à compter, un peu. J'ai appris à me tenir en bonne société, à faire la conversation et à asseoir son autorité sur son fief. Sans lui, je serais mort. Alors oui, mon sieur est un homme bon que je respecte profondément.
Je hoche doucement la tête, vaincu par l'amour que j'entends dans ses mots. Et qui suis-je pour polémiquer, moi qui ne connais pas son Seigneur ?
Comme s'il regrettait soudain d'avoir tant ouvert son cœur, il se lève et va chercher la marmite : la soupe est déjà prête. Une fois que nous sommes servis, il se rassoit et change complètement de sujet :
- Au moins, maintenant, tu sauras faire la soupe.
J'hésite un instant. En lui jetant un bref regard, je me rends compte, à son attitude crispée, qu'il espère de tout son cœur que j'accepte ce changement de sujet, et que je ne m'attarde pas trop sur son histoire personnelle. Je suis conteur et c'est mon gagne-pain d'avoir une excellente mémoire. Et Louh est un sujet qui m'intéresse tout particulièrement. Alors, ayant noté avec soin dans un coin de mon crâne ces confessions, j'accepte le changement de sujet en répondant dans un sourire :
- Oui. Même si j'ai peu de chances d'une faire une un jour.
- Tu ne prépares jamais à manger ?
- Non. C'est Djidjo qui s'en occupe et elle fait ça très bien. Nous avons chacun nos rôles, et nous laissons chacun s'épanouir dans son domaine de prédilection.
- Mais vous êtes dépendants d'eux.
Je fronce les sourcils, peinant à comprendre ce qu'il veut dire, encore sous le coup de ses confessions. Face à mon incompréhension, il m'explique :
- Si un jour, tu te retrouves isolé du camp, tu ne pourras pas t'en sortir seul.
- Bien sûr que si !
Il hausse un sourcil, mais ses yeux sont rieurs quand il déclare :
- Oui, enfin, je ne suis pas sûr que la soupe de ce matin t'aurait permis de survivre.
- Mais ne te moques pas ! Je ne me ferais pas de la soupe ! J'irais au marché, j'achèterais des tourtes ou des plats déjà prêts.
- C'est ce que je dis : tu ne pourrais pas t'en sortir tout seul. Tu achèterais la nourriture au lieu de la préparer, à condition qu'il y ait un marché proche et que tu aies de l'argent.
- Mais je pourrais parfaitement me contenter d'un peu de viande séchée et d'un quignon de pain.
- Oui, pour quelques jours. Mais si ça dure des mois ?
Je frissonne à l'idée de vivre loin des miens de manière prolongée. Ces quelques jours sont déjà difficiles, alors plusieurs mois... Louh, devenant mon trouble, poursuit :
- Mais tu ne vivras jamais loin d'eux, je me trompe ?
- Non, tu ne te trompes pas. Je ne conçois pas ma vie sans eux.
Louh mange sa soupe sans répondre alors je me livre un peu, à mon tour :
- C'est tout ce que j'ai toujours connu. Je suis né dans une roulotte. Ma mère est tombée malade peu après ma naissance et toutes les connaissances de notre guérisseuse n'ont pas pu la sauver. Mon père a veillé sur moi, à sa manière, et il m'a transmis son savoir. Mais c'est la mère de Gabor qui s'est vraiment occupée de moi. De toute façon, les enfants sont à tout le monde : on les surveille, on les occupe, on leur apprend, même si leurs parents restent les principaux responsables. Comme tu le disais, nous ne laissons jamais personne derrière nous. Nous ne sommes jamais seuls, toujours unis, toujours ensemble. Nous sommes les pièces d'un seul et même mécanisme, chacun différent, chacun utile. Et si je devais me retrouver loin d'eux, je serais comme le morceau isolé d'un mécanisme perdu : inutile.
- Tu te sens inutile, maintenant ?
- Oui. Je ne te sers à rien, et je ne sers à rien pour Voel. Je suis peut-être une source de complications pour toi, sans doute une source d'inquiétude pour Voel, mais je n'ai aucune utilité.
Il semble se concentrer sur son potage, alors que je mets les mots sur ce malaise qui titille ma conscience depuis quelques jours. Après tout, le temps poursuit sa course. Voel et les autres s'activent pour être prêts à partir au plus vite, avec des provisions si possible. Louh se démène à la recherche de Mélisende. Et moi, ma vie est comme en suspens, dans l'attente. J'ai l'impression que je n'ai plus ma place, que je n'ai plus de rôle. Que je suis inutile. Louh laisse échapper une phrase inaudible et je dois le faire répéter avant de comprendre :
- Peut-être que si tu me racontais une histoire, tu te sentirais moins inutile.
Je le dévisage, hébété. Il me réclame une histoire ? Je me souviens, soudain, qu'il m'a avoué aimer nos histoires. Le soleil se couche tout juste, j'ai largement le temps. Alors sans me faire prier davantage, je vais chercher mon cistre tandis que Louh débarrasse la table et apporte la lanterne. Je ne suis pas dupe, je sais bien que, derrière sa demande apparemment altruiste, se cache surtout l'envie de s'évader à travers un récit. Mais le fait qu'il me le réclame, en se gardant bien d'avouer son envie, rend les choses touchantes.
Il s'installe confortablement et je retrousse ma chemise pour avoir la main droite disponible. Je n'hésite pas très longtemps avant de décider du récit, et je me lance.
Comme toujours lorsque je raconte une histoire, je perds la notion de ce qui m'entoure. Je ne vis plus qu'à travers mes mots, me propulsant dans le monde imaginaire. Cette fois-ci, je nous emmène dans le sud de notre Royaume, tout près de la mer. Je prends le temps de bien la décrire, car je sais que, souvent, mes auditeurs ne l'ont jamais vu. Les péripéties d'un groupe de marins, qui profitent d'être loin de chez eux pour s'amuser dans les tavernes du port, se transforment soudain en moments graves : l'un d'entre eux, le plus jeune, tombe ivre mort dans l'eau du port et manque de se noyer. Lorsque l'un de ses compagnons tente de le sauver en lui lançant une bouée, il l'assomme et il faut finalement qu'un courageux se dévoue pour aller le repêcher. Puis, alors qu'ils regagnent, tant bien que mal, leur navire, ils croisent la route de jeunes femmes. J'esquisse toujours avec plaisir la rencontre entre ces hommes et ces femmes, si différents, mais animés des mêmes tentations. Il y a encore bon nombre de péripéties avant d'arriver au final : deux marins préfèrent finalement renoncer à l'ivresse de la mer pour se noyer dans celle, délicieuse, de l'amour d'une femme.
Mes doigts cessent de virevolter d'une corde à l'autre et le silence retombe dans la cuisine. Louh me regarde sans vraiment me voir, encore sur le quai, là-bas, près de la mer. Ses prunelles brillent comme celles d'un enfant et je souris discrètement : j'ai réussi ma prestation. J'ai choisi ce texte car il est drôle et porteur d'espoir. Et après une si longue journée, un peu de légèreté est la bienvenue.
Le discret sourire qui étirait ses lèvres disparaît quand il réalise qu'il est dans sa cuisine. C'est toujours comme ça : le retour à la réalité est difficile. Louh pousse dans ma direction un bol de tisane : j'ignore quand il est allé à le chercher mais il est déjà tiède. Son visage s'est refermé et il a remis son masque impassible. J'ignore ce qu'il ressent et, soudain, je me demande si je n'ai pas fait une erreur en choisissant cette histoire. Mais il ne me laisse pas le temps de m'interroger plus longtemps et déclare :
- Puisque tu es presque torse nu, autant s'occuper de ton épaule.
Je hoche doucement la tête et me lève pour aller déposer mon cistre contre le mur. C'est le moment que je redoutais le plus, même si j'ai tout fait pour l'occulter de mon esprit. Il va, à nouveau, être proche de moi et je vais, à nouveau, tenter de lutter contre mon désir. Je sais que je n'y couperais pas, de toute façon, et qu'il est déjà tard. Si nous avons l'habitude de nous coucher tard, au campement, Louh semble vivre au rythme du soleil. Il va bientôt aller se coucher et il veut me soigner avant.
- Yoshka ?
- Hum ?
- Que vois-tu de si intéressant sur le mur ?
- Oh ! Euh... Rien, désolé, je repensais à l'histoire.
J'achève de retirer ma chemise et je lui fais face. Je ne suis pas sûr de l'avoir convaincu, avec mes explications, mais son masque impassible empêche toute certitude. C'est lui qui fait les derniers pas vers moi, tandis que je reste pétrifié. Je sais que je dois oublier sa présence, oublier qu'il va me toucher et que pour ça, j'ai besoin de penser à autre chose. J'essaie d'imaginer la vieille Berthe qui vend la viande sur le marché. En plus de la vieillesse, je lui rajoute un nez crochu, et quelques verrues par-ci par-là. Je lui rajoute aussi un accent à couper au couteau. Des phrases en patois qui jaillissent en postillonnant. Et puis, bien sûr, des …
Bon sang. Les doigts froids de Louh courent sur ma peau. Il est dans mon dos, tout proche, si proche. Il insiste sur l'arrondi de l'épaule, étale le baume avec application. Et mon corps me trahit à nouveau : je frissonne de plaisir. Bien malgré moi, je penche la tête sur la gauche, comme pour l'inciter à poursuivre ses caresses, et mes yeux se ferment à demi. Mon esprit s'y met aussi : oubliée la vieille Berthe, j'imagine Louh en train de déposer un baiser dans mon cou offert. J'imagine ses lèvres remonter doucement ma gorge pour atteindre ma mâchoire. Et je l'imagine tellement fort que j'ai l'impression de le sentir. Une partie de mon anatomie s'est redressée et lutte vaillamment contre mes chausses pour se montrer au grand jour. Louh s'écarte de moi et je prends une longue inspiration, réalisant seulement à ce moment-là que j'avais retenu mon souffle.
Et puis, comme hier, je reprends mes esprits. Et je panique. Comme hier, je me suis excité pour rien, juste parce qu'il m'étalait un onguent sur l'épaule. Et comme hier, je mets ma vie en péril à cause de mon incapacité à me contrôler. Mon joues me brûlent soudain et je braque mon regard sur le sol. Demain, je lui dirais que je n'ai plus besoin de soins. Demain, je lui dirais que ça va bien mieux et qu'il ne doit plus me mettre d'onguent. Mais là, ce soir, je suis coincé face à lui, le souffle court et les mains tremblantes.
Il enroule avec précision la bande autour de mon torse, dans un silence parfois interrompu par le crépitement des flammes. Moi, j'entends aussi mon cœur battre la chamade, mais il semble ne s'apercevoir de rien. Son pied gauche s'est niché entre les miens, et sa chemise me frôle parfois lorsqu'il immobilise mon bras. Il coince l'extrémité de la bande sous une couche de tissu, achevant ainsi les soins. Mais il reste immobile et je devine son regard sur moi. Je voudrais qu'un gouffre s'ouvre sous mes pieds et m'engloutisse. Je voudrais disparaître de son regard scrutateur et lui cacher mon émoi.
- Ne sois pas si gêné.
Mon cœur rate un battement. Puis un deuxième. Lorsqu'il se remet à battre normalement, Louh s'est déjà éloigné de moi et se dirige vers sa chambre. Il y disparaît sans un mot et je me retrouve seul dans la cuisine. Je me laisse tomber sur la paillasse, réalisant à peine qu'il m'a laissé libre de mes mouvements. Que signifiaient ces paroles ? A-t-il seulement compris la raison de ma gêne ? Et s'il l'a compris, que dois-je en conclure ?
Les dernières braises meurent dans la cheminée et je ne dors toujours pas, mille questions tourbillonnant dans mon esprit.
Il n'oublie pas de m'entraver, le lendemain, lorsqu'il s'en va pour la matinée. Le petit-déjeuner se déroule dans le silence le plus complet, moi encore troublé par sa phrase, lui impassible, comme à son habitude. Il m'annonce qu'il va aller parler aux parents de Mélisende et je parviens à négocier une longueur de chaîne supplémentaire, qui me permet d'aller jusqu'à la porte principale de son habitation, sans pouvoir en sortir pour autant.
Il ne me confie aucune tâche et j'essaie de tromper l'ennui en inventant une nouvelle histoire. Mais mes pensées reviennent toujours à ces cinq petits mots, qui peuvent être anodins comme très révélateurs.
C'est dans un état second que je nettoie la seconde fenêtre, que je pose la marmite près de la cheminée, puis que je m'installe sur ma paillasse. Je finis par m'endormir sans m'en rendre compte et c'est le retour de Louh qui me réveille en sursaut.
Je me précipite pour mettre la table, tandis qu'il pose un sac en cuir sur une chaise. Il ne fait aucun commentaire sur cette sieste avant l'heure et commence à manger sans un mot. Cette situation devient insupportable et je finis par rompre le silence en lui demandant :
- La matinée a été fructueuse ?
- J'ai parlé aux parents de Mélisende. Ils se retournent les sangs en imaginant ce qu'il arrive à leur fille.
Je ne trouve rien d'intelligent à lui répondre : je me mets à la place des parents et je peux parfaitement comprendre leur inquiétude. J'aimerais pouvoir les aider, mais il n'y a rien que je puisse faire. Louh poursuit, peut-être conscient de ma gêne :
- Ils n'avaient aucune information supplémentaire à me donner. J'ai pu aussi parler aux frères et sœurs de Mélisende, du moins ceux qui travaillent avec leurs parents. Ils dormaient quand elle a disparu et n'ont rien entendu. Il reste la sœur aînée, qui est apprentie chez la couturière du village et que j'irai voir tout à l'heure, elle en saura peut-être un peu plus.
- Je l'espère.
Il ne fait aucun doute dans mon esprit que Louh fait de son mieux pour remettre la main sur la jeune fille, et qu'il connaît bien mieux ces gens que moi. Comme j'ignore ce que je pourrais rajouter, je me contente de rester silencieux. Et il poursuit de lui-même :
- En rentrant, je suis passé par ton campement.
Je lâche ma cuillère et me redresse de toute ma taille pour lui demander :
- Tu leur voulais quoi ?
- Juste savoir comment ils vont et si les villageois les laissent tranquilles.
Je laisse échapper un soupir de soulagement. C'est stupide, je sais, car Louh n'a aucune mauvaise intention. Mais le savoir aller là-bas, seul, pendant son enquête, me rend mal à l'aise. Et jaloux. Car j'aurais tellement aimé les voir, les entendre, les serrer dans mes bras...
En essayant de masquer mes sentiments, je lui demande :
- Et ils vont bien ?
- Oui, ils vont tous bien. Filippia s'inquiète pour ton épaule mais je lui ai que ça allait beaucoup mieux et que tu peux te servir de ta main sans souci. Elle pense que tu peux quasiment enlever la bande. Mais tu dois continuer à mettre de l'onguent et tu ne dois surtout pas forcer. Si ça te fait mal, tu n'insistes pas. Elle s'est plantée devant moi, l'index en l'air, pour me dire qu'elle espérait que je ne t'ai pas enfermé à nouveau.
J'éclate de rire. J'imagine tellement ce petit bout de femme défier Louh sans trembler que j'en éclate de rire. Avant que ma gorge se noue. Elle me manque tellement...
- Gabor m'a demandé de te dire que la roulotte était bien vide sans toi, surtout que les rencontres se font rares. Il n'en a pas dit plus, il m'a dit que tu comprendrais.
Je hoche doucement la tête, un sourire amusé sur les lèvres. Puis je lui explique que Gabor aime beaucoup les femmes et qu'il doit s'ennuyer, maintenant que les villageois nous fuient. Louh ne semble pas vraiment amusé, mais il prend bonne note de l'information. Et il poursuit :
- Voel te fait savoir qu'ils ne quitteront pas les lieux sans toi et qu'ils t'attendront autant qu'il le faudra. Et aussi qu'il pense beaucoup à toi.
Cette fois, je suis techniquement incapable de répondre. Car connaissant Voel, ces quelques mots ont beaucoup plus de signification qu'il y paraît. Et les savoir avec moi me réchauffe le cœur. Louh termine son repas avant de continuer :
- Et il y a un homme qui m'a donné du travail pour toi.
- Du travail ? Qui ?
- Je ne connais pas son nom.
Louh se lève et récupère le sac en cuir. Et il pose face à moi deux pièces de bois assez fines mais longues d'une vingtaine de centimètres, un petit maillet, des couteaux à bois, un rabot et le nécessaire pour poncer. Un large sourire naît sur mes lèvres quand je comprends de quoi il s'agit. Louh ne laisse rien deviner de ses sentiments, mais j'apaise tout de même son éventuelle curiosité en expliquant :
- C'est Ysayo, notre menuisier, qui t'a donné tout ça. Comme il est courant que je ne sais pas rester là à rien faire, il m'a confié un projet qu'on reporte depuis un bon moment. Je ne sais pas si je vais y arriver avec mon épaule mais c'est pour fabriquer de nouvelles marionnettes.
Je redresse la tête, cessant mon observation de ces bouts de bois qui prendront bientôt vie, et je le regarde avec un sourire. Il se contente d'acquiescer, comme si ces explications le laissaient insensible. Et pourtant, à sa manière de plisser les yeux en examinant le travail qui m'attend, à son corps tendu vers l'avant, je pourrais presque jurer que ça l'intéresse bien plus qu'il ne l'admettra jamais. Voyant qu'il ne répond rien, je poursuis :
- C'est la première fois que je me retrouve à en fabriquer tout seul. D'habitude, j'assiste Ysayo. Enfin, ce n'est pas vraiment une habitude, c'est plutôt rare, parce que celles que nous avons me suffisent largement pour les histoires : je change leurs vêtements et elles endossent un nouveau rôle. Il faut que je trouve quels rôles vont endosser ces marionnettes pour savoir à quoi je dois les faire ressembler. Bon, ça devrait aller parce que …
Je me tais, réalisant soudain que je parle plus pour moi-même que pour Louh. Et que Louh doit bien se moquer de savoir tout ça. Je me lève un peu brusquement en disant :
- Enfin bref. Merci beaucoup de m'avoir ramené tout ça. Et merci d'être passé au campement, ça me fait très plaisir d'avoir de leurs nouvelles.
Il détache, comme à regret, son regard de la table. Il hausse les épaules et s'approche de la porte de la porcherie en disant :
- Ce n'est rien. Je reviens ce soir, je dois retourner au village.
La porte se referme derrière lui et j'ai la désagréable impression de l'avoir mis dehors. Si j'avais continué mes explications, est-ce qu'il m'aurait écouté avec plaisir ? Il ne manifestait aucun ennui ni aucun agacement. Peut-être qu'il aurait aimé en savoir plus sur la création de marionnettes. Ou peut-être, tout simplement, que son visage rude et sans expression est un masque parfait pour se sortir de telles situations sans faire preuve d'impolitesse. Je me laisse retomber sur ma chaise, bien conscient que toutes ces supputations ne mèneront à rien.
Je termine la fin de mon écuelle, où la soupe a refroidi, avant de me rendre compte que Louh est parti en laissant ses couverts sur la table. Je ne le connais pas depuis bien longtemps, mais ça ne me semble pas être dans ses habitudes. Finalement, c'est peut-être bien moi qui l'ai fait partir. Je rassemble la vaisselle et l'emmène jusqu'à la bassine. J'essaie d'ignorer cette chaîne que je traîne derrière moi et m'attelle à laver les écuelles et les couverts.
Lorsque j'en ai terminé, je retourne m'asseoir face à mon ouvrage, un léger sourire aux lèvres. Ce soir, j'expliquerai à Louh en long, en large et en travers comment ces deux bouts de bois peuvent devenir des personnages. Et cette fois, je prendrais bien garde à ne pas couper court à la discussion. S'il en a marre, il saura bien me le dire, non ?
Il me manque un étau, pour pouvoir travailler correctement, et Ysayo ne pouvait pas me le fournir : il n'en a qu'un et il lui est utile. Après avoir hésité un moment, je décide de coincer le premier morceau de bois entre mes genoux et j'aviserai en fonction. Le couteau à bois dans une main, le petit marteau dans l'autre, je tente une première incision. Et manque de m'ouvrir la cuisse.
Je me lève, essayant d'ignorer la douleur à l'intérieur de ma jambe. Je cherche du regard ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à un étau, mais c'est peine perdue. Finalement, puisque la longueur de ma chaîne me le permet, je fouille dans le billot. Les couteaux bien rangés dans la fente prévue à cet effet ne m'intéressent pas.
L'étagère, juste sous la planche de découpe, ne recèle rien de bien intéressant : quelques longueurs de tissu, un tablier en cuir, une cuvette presque plate. Mais dessous, à même le sol, je découvre plusieurs briques et le sourire revient sur mon visage.
Je peine un peu pour les extirper de leur cachette parce qu'elles pèsent leur poids mais je parviens à en déposer quatre sur la table. J'en pose deux à plat, et je glisse le bâton de bois entre les deux. J'utilise la troisième pour la poser à la verticale entre les deux autres, elle servira de cale pour éviter que le bois s'échappe. Et enfin, je pose la dernière à plat sur les deux premières.
Tout est bien calé désormais et je fais une nouvelle tentative. Le bois bouge un peu, mais pas assez pour risquer d'endommager mon ouvrage. Précautionneusement, pour épargner mon épaule, je commence à donner forme à la marionnette. Je ne travaillerai qu'une moitié de la pièce, car l'autre servira de corps et sera masquée par les habits. Au début, ça lui donne un air bizarrement disproportionné, mais en réalité, une fois habillée, la marionnette ressemblera à un vrai personnage.
Je creuse grossièrement le bois, pour le cou, les yeux, la bouche. C'est la partie la plus délicate, car je ne dois pas trop en enlever. Il vaut mieux supprimer le reste en rabotant et en ponçant que se retrouver avec une pièce de bois inutilisable, car trop coupée.
J'œuvre avec beaucoup de précaution, car c'est Ysayo qui s'en occupe normalement. Il est tellement doué que je me contente, en général, de le regarder. Il n'a aucun problème pour manier le rabot : ses doigts, usés par des années de pratique, on acquit une corne bienvenue. Moi, pour éviter de trop me blesser le bout des doigts, je dois utiliser un tissu, sans quoi je ne pourrais plus jouer du cistre.
Je retourne m'asseoir dans cet agaçant cliquetis de chaînes et je m'empare du rabot. Et alors que je m'attelle à façonner le cou de manière réaliste et symétrique, j'essaie de voir quel avenir je souhaite pour cette marionnette. Les circonstances de la création la rendent particulière. Et puis, les autres ont l'habitude d'endosser plusieurs rôles, et je ne me vois pas leur voler la vedette.
La douceur des fibres sur mes paumes, les traits qui se dessinent au rythme des coups de rabots, tout m'inspire. Lorsque j'en ai terminé avec cet outil et que je me mets au ponçage, mon esprit fourmille d'idées et j'ai déjà une amorce d'histoire.
Finalement, je suis obligé de m'arrêter car je n'y vois plus assez clair. Je me redresse en bougonnant et fais jouer les muscles de mon dos. Mon épaule m'élance : j'ai trop forcé, sans même m'en rendre compte. Un long frisson me traverse. Il fait bien froid, dans cette cuisine. Un rapide coup d'œil à la cheminée m'apprend que les braises sont en train de mourir. Je me redresse en gémissant, tout ankylosé d'être resté trop longtemps dans la même position. Je vais jeter quelques brindilles dans le feu. En attendant qu'elles prennent j'enflamme la mèche de la lanterne. Et ce n'est qu'à ce moment-là que je réalise qu'il est déjà tard.
Dans un sursaut, je bondis jusqu'à la table et la nettoie de toute la sciure. Je rassemble les outils, et les pose sur la chaise que Louh avait utilisée. Le morceau de bois inutilisé et la marionnette, presque terminée, sont sur le point de rejoindre les outils quand je me fige. Les mâchoires carrées, les traits anguleux, le visage sévère, tout en elle me fait furieusement penser à Louh. J'ignore comment j'ai pu réussir à faire ça. J'avais essayé, une fois, de faire une marionnette ressemblant à Filippia et je n'avais obtenu qu'un vague simulacre peu flatteur. Alors comment diable ai-je pu reproduire les traits de Louh ?
Je secoue vivement la tête et cache la marionnette sous les outils : c'est inutile qu'il voit ça et son retour n'est plus qu'une question de minutes. Les brindilles se sont enflammées, alors je rajoute deux bûches de bois et je place la marmite au-dessus. Puis je mets la table à la hâte, espérant qu'il ne rentrera que quand tout sera prêt.
Je vais me tremper les mains dans l'eau froide du tonneau, remue la soupe dans la marmite, et j'arrive même à trouver un faisceau de branches de genêts, qui me permet de balayer la sciure et d'en faire un tas sous la table.
Lorsque j'en ai terminé, je me rassois, le souffle court. La lanterne, posée sur la table, éclaire chichement les lieux. Intrigué, je me relève, traîne une chaise jusqu'à la petite fenêtre. Un bref regard à l'extérieur me confirme mes craintes : la nuit est tombée. Alors pourquoi Louh n'est pas encore rentré ?
Comme suggestion de musique, je vous propose : les rois du tzigane - yoska nemeth (vinyle numérisé)
C'est Louh, bien sûr, qui revient et qui s'avance désormais à grandes enjambées, avec sa tête des mauvais jours, en bougonnant :
- Ça sent le brûlé dans toute la clairière.
Je recule prudemment pour lui laisser libre champ, le cœur battant la chamade, et il m'arrache l'instrument des mains sans un regard pour moi. Toute son attention est tournée vers la mixture fumante. Il tire sur la manche de sa chemise pour se saisir de l'anse brûlante et retire la marmite de l'âtre. Il la laisse tomber tout près et enfonce prudemment la cuillère dans la préparation bouillonnante. D'une habile torsion du poignet, il retourne les légumes et je découvre avec horreur que l'autre face est noire comme de la suie. Il se redresse, me fixe de son regard furieux et me demande d'une voix grondante :
- Tu n'avais pas mis d'eau ?
Je me fige. Que dois-je répondre ? Je n'hésite qu'un instant, parce qu'il s'impatiente et que j'imagine que ce n'est pas le moment de l'agacer encore plus, et je me décide pour la vérité :
- Si... si, j'en ai mis... un peu.
- Pas assez, visiblement. Et tu n'as pas coupé les légumes ?
Mon ventre se noue. J'ai voulu lui faire croire que j'étais capable de préparer à manger et c'est un échec cuisant. Je vais passer pour un incapable, doublé d'un fanfaron. Et si la préparation n'est pas récupérable, j'aurais gâché de beaux légumes et du lard. Mon regard se rive sur mes bottes et je murmure d'une voix fluette :
- Je suis désolé, Louh. Je ne pensais pas que c'était aussi compliqué à faire.
- Tu n'en avais jamais fait avant ?
- Non. Éplucher les légumes, ça va, mais pour le reste ….
Je me tasse sur moi-même, redoutant une explosion de colère. Rien ne vient. Je l'aperçois, dans mon champ de vision, en train de brasser à nouveau le contenu de la marmite. Puis le verdict tombe :
- Les cochons auront un repas de fête ce soir.
Mon cœur cesse de battre. J'ai gaspillé de la nourriture, je lui ai menti en prétendant savoir faire à manger, et il n'y a rien de prêt pour le repas. Il emmène la marmite dehors, sans doute pour qu'elle n'enfume plus l'intérieur. Lorsqu'il revient, il part directement dans les méandres de la grotte. Je suis pétrifié. D'accord, il ne s'est pas énervé pour le moment, mais ce n'est qu'une question de minutes, le temps qu'il réalise l'ampleur de la catastrophe. Et là...
- Allez, assieds-toi.
J'obéis dans la seconde. Il me faut plus de temps pour réaliser que sa voix n'est pas froide comme de la glace ou remplie de colère. Elle est presque douce. La surprise me fait redresser la tête au moment où il ouvre la trappe de la table et y prend le pain, quelques pommes et quelques noix. Il a rapporté de son garde-manger des lamelles de viande séchée, un petit saucisson, un gros morceau de fromage.
- Je suis vraiment désolé, Louh. Je ne …
- Ce n'est pas si grave. Tu aurais dû me le dire, c'est tout. Ça m'aurait évité de traverser le fief en pensant au festin qui m'attendait.
Mon cœur s'emballe. Qu'est-ce qu'il vient de dire ? Est-ce qu'il vient de reconnaître qu'il a pensé à cette fichue soupe, et donc à moi, une partie de la matinée ? D'une petite voix, tandis qu'il coupe des tranches de saucisson et de fromage, je lui explique le rôle des enfants dans nos campements, et le fait que j'ai toujours pensé qu'il suffisait ensuite de mettre les légumes dans la marmite pour qu'ils deviennent de la soupe. C'est avec un sourire attendri qu'il va prendre place et je n'arrive plus à le quitter des yeux, les étranges élancements dans mon ventre se manifestant à nouveau. Un sourire attendri, alors qu'il devrait être furieux. Puis, comme si l'odeur de brûlé n'envahissait pas la pièce, il me demande :
- La matinée n'a pas été trop longue ?
- Si, un peu, mais la soupe m'a donné du fil à retordre, alors ça a été. Et toi, ta matinée ?
J'ai hésité un peu avant de lui poser la dernière question. Mais il ne semble pas m'en vouloir pour la soupe et ce serait stupide de remettre encore ça sur le tapis, des fois qu'il change d'avis. Nous commençons à manger, tandis qu'il me répond :
- Pas trop mal. Il y a plusieurs petits hameaux disséminés sur les collines et je suis allé les visiter. Personne n'a vu Mélisende. Il n'y a qu'un paysan qui m'a annoncé que les chiens avaient jappé une partie de la nuit de sa disparition. Mais sa femme est intervenue pour lui rappeler que c'était au moment où son beau-frère, passablement ivre, essayait de rentrer chez lui.
Cette anecdote m'arrache un sourire et ce n'est qu'à ce moment-là que je me détends vraiment. Il poursuit, entre deux bouchées :
- Je me doutais bien que les interroger ne serait pas concluant. Si on doit faire disparaître quelqu'un, je suppose qu'on évite les coins habités. Et les endroits vierges de toute habitation ne sont pas ce qui manque, dans ce fief. Mais il fallait que je m'assure qu'ils n'aient rien vu. C'est chose faite.
- Tu as d'autres pistes alors ?
- Quelques-unes, oui. Il y a plusieurs pavillons de chasse et des cabanes de berger abandonnées. Je vais aller voir s'il y a eu des traces de passage par là-bas.
- Mais ça voudrait dire que le coupable connaît bien la région.
- Je n'en suis pas aussi certain. Je préfère garder toutes les possibilités en tête.
- Et si ça ne donne rien ?
- J'irais interroger à nouveau les parents. Ils me disent qu'elle dormait quand ils sont allés se coucher, et qu'ils n'ont rien entendu. Peut-être qu'avec le temps, d'autres souvenirs leur seront revenus à la mémoire.
- Et si ça ne donne rien ?
Il me jette un regard d'avertissement avant de hausser les épaules et de répondre :
- Je vais déjà commencer par ça, j'aviserai ensuite.
- Et moi ? Je vais faire quoi ?
- Tu vas venir avec moi dans les pavillons de chasse et les cabanes de berger.
Je le regarde, surpris par cette décision qui va à l'encontre de toute logique. Je me garde bien de protester, pourtant, sentant mon cœur s'emballer à l'idée de pouvoir enfin marcher à la lumière du soleil.
- Je pensais que j'allais avoir le droit à une salve de questions.
- Au risque de te faire changer d'avis ?
- Je ne changerai pas d'avis, Yoshka.
- Sûr ?
- Sûr.
- Pourquoi tu m'emmènes ?
- Parce que tu vas finir par creuser les dalles à force de faire les cent pas ici. Et parce que j'aimerais éviter de mourir empoisonné : je ne te confierai plus de repas à préparer.
Je le dévisage, stupéfait. Il plaisante ? Est-ce qu'il est vraiment en train de me taquiner, là ? Face à mon absence de réaction, son visage se referme et il continue d'une voix glaciale :
- C'est juste qu'on ne risque pas de rencontrer de villageois. Mais tu n'es pas obligé de venir si tu ne le veux pas.
- Non ! Si ! Je veux venir, s'il te plait ! Je... je suis désolé, je veux venir. Et... je ne m'attendais tellement pas à ce que tu plaisantes que je n'ai pas réagi sur le moment mais … enfin, c'était à mes dépends mais c'était drôle et …
Je me tais, réalisant que je ne fais que m'enfoncer dans un bourbier inextricable d'explications malavisées. Rire maintenant ne serait pas crédible un seul instant. Et je n'ai pas envie de rire, là tout de suite. D'autant qu'il me semble bien que dans mes justifications désordonnées, j'ai laissé échapper qu'il n'est pas du genre à plaisanter et il pourrait mal le prendre. Mais je le sens se détendre et je me détends à mon tour. C'est même avec un demi-sourire qu'il me répond :
- Je penserai à te prévenir, la prochaine fois.
Je laisse échapper un rire léger, presque naturel, et il sourit complètement. Mon ventre fait à nouveau des siennes et ça commence à m'inquiéter un peu. Je note dans un coin de mon esprit qu'il faudra que j'en parle à Filippia, quand je la reverrais. Je suis également intrigué par l'étrange joyeuse humeur de Louh, qu'une soupe complètement ratée n'a pu défaire. Je ne m'en plains pas, bien au contraire, mais je me demande d'où elle vient. Est-ce qu'il a trouvé, dans l'un de ces hameaux perdus, une jolie jeune fille qui lui a prodigué de douces attentions ?
Nous terminons le repas par une pomme et quelques noix, suivi d'un grand verre de vin coupé à l'eau. Il me laisse le temps d'aller me rafraîchir avant que nous quittions son repaire. Le passage dans la porcherie me permet de constater que mes vêtements sont étendus contre le mur du couloir, et sans doute sec depuis la veille. Je me demande s'ils sentent vraiment la porcherie et à quel point Gabor va se moquer de moi si c'est le cas. Mais j'oublie bien vite ces questions quand je me retrouve à l'air libre. J'inspire à pleins poumons. Les rayons du soleil caressent mon visage et je ferme les yeux de bonheur. Le chant des oiseaux, l'odeur de la forêt, le vent frais, tout me donne l'impression de revivre et j'adresse un grand sourire ravi à Louh. Il sourit à son tour et je me demande ce qu'il me cache : c'est déjà la troisième fois aujourd'hui, c'est louche.
Nous nous mettons en marche et si lui semble vouloir rester silencieux, ce n'est pas mon cas. Après avoir ramassé une petite branche morte, que je triture dans la main gauche, je lui demande :
- Dis-moi, Louh, ce fief doit bien avoir des légendes, non ?
- Des légendes ? Non, pas spécialement.
- Allons, il doit bien y avoir de vieilles histoires, non ?
- Quelques-unes, oui, mais ce ne sont pas vraiment des légendes.
- Lesquelles ? Tu comprends, c'est important pour moi, ça m'aide quand j'invente des histoires.
Il me lance un bref regard inexpressif avant de hocher doucement la tête et de lâcher du bout des lèvres :
- Le village, déjà.
- Celui où tu m'as enfermé dans la cave ?
- Celui où je t'ai fait attendre Filippia, oui.
Je lui jette un regard mais il garde son attention concentrée sur le chemin. Je me demande s'il serait judicieux de polémiquer sur la nuance qu'il tient à instaurer et je me dis qu'il vaut sans doute mieux préserver sa bonne humeur. Conciliant, je rétorque :
- Si tu le dis … Alors, cette histoire ?
- Rien de surprenant. Des silhouettes fantomatiques qui rôdent la nuit tombée, pleurant et geignant. Certains disent qu'ils sont inoffensifs mais que leur peine est contagieuse et que le promeneur qui les croise ne s'en remettra jamais. D'autres disent qu'ils sont, au contraire, avides de vengeance car ils sont partis trop jeunes et en veulent aux vivants d'être vivants.
Je frissonne en repensant à ce village abandonné. Même de plein jour, j'avais eu l'impression de sentir des esprits me frôler et je n'ose pas imaginer ce qu'on peut ressentir là-bas à la nuit tombée. Mais je suis curieux, alors je lui demande :
- Et tu en penses quoi, toi ?
- Je pense que c'est un endroit parfait pour y cacher quelque chose ou quelqu'un. Quant aux fantômes … je ne sais pas trop. Mais dans le doute, j'évite d'y aller la nuit.
- C'est plus prudent, oui. Et les autres histoires ?
Il hausse les épaules, laisse quelques minutes de silence s'installer entre nous, avant de me raconter dans un chuchotement :
- Les survivants de la Grande Peste ont brûlé le Logis Seigneurial lorsque la maladie a cessé de tuer. Ils étaient affamés, fous de douleur, et tenaient le Seigneur pour responsable de la peste. Il y a eu beaucoup de victimes au Logis, et la répression en a fait encore plus. Le Seigneur de l'époque a obligé les survivants à l'aider à reconstruire son logis. Il a voulu un château, qui brûlerait bien moins facilement qu'une simple demeure et qui assoirait son autorité. Mais très rapidement, la quantité de pierres disponibles n'était plus suffisante pour assurer la construction. C'était peut-être deux ans après la Grande Peste, et il a obligé les survivants à aller démolir des maisons dans l'ancien village pour en récupérer. Il leur a fait brûler les pierres, puis les immerger dans l'eau. Mais malgré ces précautions, aujourd'hui encore, ils sont nombreux à penser que les esprits des morts hantent aussi le château. C'est pour ça qu'ils n'y vont que s'ils y sont vraiment obligés.
- Et c'est pour ça que tu sais qu'ils n'iront pas vérifier que je suis bien dans les geôles là-bas.
- Oui.
Je reste silencieux de longues minutes, digérant tout ce qu'il vient de m'apprendre. Ce n'est pas étonnant que cette période de l'histoire ait tant marqué les gens. Dans tout le royaume, l'épidémie a décimé quasiment la moitié de la population. Absolument toutes les familles ont été touchées, certaines ont même été complètement décimées. Les tsiganes n'ont pas été épargnés : nous étions touchés par la maladie, nous aussi. Et aucun village ne voulait de nous. Les bûchers funéraires nous avertissaient toujours, de loin, des villages atteints et nous ne nous en approchions jamais. Mais les rares villages qui n'étaient pas touchés refusaient tout étranger.
Ce fut une période difficile, dont on parle encore parfois, autour du feu, les soirs où la joie n'est pas au rendez-vous. Et le fait que la peste resurgisse régulièrement, même si elle fait moins de victimes, empêche les gens d'oublier.
Alors ce n'est pas étonnant que les légendes de ce fief concernent la peste. À vrai dire, c'est la même chose dans beaucoup de fiefs.
C'est la première fois que je l'entends autant parler, alors j'oublie de profiter d'être à l'extérieur et je poursuis mes questions :
- Ce sont tes parents qui t'ont raconté cette histoire ?
- Non.
Je m'aventurais dans un terrain dangereux et j'ai la confirmation, à travers sa réponse tranchante, qu'il ne souhaite pas en parler. Tant pis, je trouverais bien un moyen pour en savoir plus. Alors que nous émergeons de la forêt et que nous avançons à flanc de colline, sur un sol rocailleux parsemé d'herbes rares, je change de sujet :
- Tu la connais bien, Mélisende ?
- Je la connais de vue.
- Tu n'es pas proche d'elle, alors.
- Non, nous ne nous sommes jamais parlé.
- Et tu es proche de qui, ici ?
Il peste entre ses dents et je devine que mes questions doivent commencer à l'agacer. Mais je suis tellement content de ne plus être seul et d'être dehors que je n'y prête pas vraiment attention : de toute façon, il saura bien me dire quand il en aura marre. Il accélère le rythme de ses foulées mais je le suis sans peine et je reste à sa hauteur en attendant sa réponse. Finalement, il lâche :
- Il y a la vieille Berthe, qui vend ma viande au marché.
- Elle vend ta viande ?
- Tu me vois derrière un étal à haranguer le chaland ?
- Non, pas du tout.
- Moi non plus. Alors c'est elle qui s'occupe d'écouler la viande que je découpe, moyennant rétribution.
- Mais tu ne la vois pas souvent, si ?
- Juste quand j'ai de la viande à vendre.
Je me mords les lèvres avant de lui dire que ce n'est pas ce que j'appelle « être proche » de quelqu'un. Je le vois mal aller boire une bière en taverne après une journée de travail avec la vieille Berthe, que j'imagine rabougrie, édentée et à moitié aveugle. Sénile sans doute, aussi. Cela dit, je le vois mal aller boire une bière en taverne pour se détendre tout court. Et de tous les gens qu'il côtoie, bien peu aurait envie d'y aller avec lui.
Je réalise soudain que son statut d'homme de main, et plus encore celui de bourreau occasionnel, lui ôtent toute possibilité de nouer des relations. Il rôde comme une sombre menace dans le fief, et les villageois osent à peine prononcer son nom. Alors être ami avec lui...
- Et au château ?
- Non. On se connaît, c'est tout.
Il reste silencieux, comme si la discussion était close, et mon instinct me souffle de me taire et de ne pas poursuivre sur cette lancée. Mais c'est lui qui poursuit :
- Il y avait bien Marie. C'était la cuisinière du château. Elle me donnait toujours à manger et elle aimait bien me faire goûter les plats. C'est elle qui m'a appris les rudiments de la cuisine. Comme elle savait à quel rôle j'étais destiné, elle n'arrêtait pas de me répéter que j'aurais besoin de savoir me débrouiller seul, de me faire cuire un repas chaud et que ce serait quand même bien dommage que je meurs de faim à cause de mon ignorance. Elle était douce et patiente.
- Mais elle n'est plus de ce monde.
- Non. Elle nous a quittés il y a des années.
C'est à mon tour de me taire. La peine que je ressens dans ses paroles m'impose un silence que je ne suis habituellement pas capable de respecter en sa présence. Je m'en veux un peu, de lui avoir fait parler d'elle, alors qu'il était de si bonne humeur.
Nous arrivons en vue d'une cabane délabrée et, d'un geste, il me demande de rester silencieux. J'espère que ça le détournera de ses souvenirs et que ça me permettra de changer de sujet sans gros sabots. Le temps a rendu les planches de la porte d'un gris terne, qui se fond dans le paysage rocailleux. Seuls les oiseaux se font entendre, et je mettrai ma main à couper qu'il n'y a pas âme qui vive dans le coin, mais Louh porte la main à sa ceinture, sur la garde de sa dague, et avance prudemment. Sur les murs de pierres courent d'innombrables lézards qu'il fait fuir en s'approchant. Lorsqu'il pousse la porte, une résistance inhabituelle lui fait enlever la main de la garde de sa dague. Il fait le tour de la cabane, puis grimpe sur un rocher tout proche. En revenant vers moi, il m'annonce :
- Une partie du toit s'est effondrée, on ne peut plus rentrer à l'intérieur. Et il n'y a pas d'autre accès que la porte.
J'ignore ce que je pourrais répondre, alors je me contente d'un signe de la tête pour lui montrer que j'ai bien pris note de son information. Nous reprenons notre marche et je me perds dans la contemplation de nos deux ombres qui se mêlent et se démêlent au gré de nos pas.
Nous visitons ainsi plusieurs cabanes pendant l'après-midi. Elles se ressemblent quasiment toutes : délabrées, abandonnées, remplies de vestiges d'une vie âpre et solitaire. Poussière, toiles d'araignées, tables et bancs vermoulus, poterie brisée sont tout ce que nous trouvons. Pas la moindre trace d'un passage récent, si ce n'est, peut-être, ce terrier de rats qui grouille de boules de poils.
Louh reste impassible, allant d'une cabane à l'autre sans montrer la moindre frustration. Je me sens obligé de l'imiter, même si, à mesure que le temps passe et que nos ombres grandissent, je sens comme un étau qui se resserre autour de moi.
Ce serait stupide de le nier : j'avais vu cet après-midi d'errance comme un moyen d'être à l'air libre et de rester avec Louh. Mais je n'ai jamais oublié que c'est aussi, peut-être, l'occasion de trouver une trace de Mélisende, voire même de la retrouver elle. Et ça m'innocenterait.
Je me surprends à apprécier Louh bien plus que je l'aurais imaginé. Mais je suis lucide : ce temps passé ensemble est éphémère. Quoiqu'il advienne par la suite, il restera ici et je reprendrais la route, ou je serais mort. Cette découverte mutuelle est vouée, au mieux, à devenir une sorte d'amitié. Et à choisir, je préfère être libre et innocenté, sur les routes avec ma grande famille, que coincé avec Louh dans son caveau.
Alors même si cet après-midi est fort sympathique, je préférerais qu'il soit fructueux. Et chaque nouvel échec réduit mes chances.
Je suis donc Louh avec un air maussade, oubliant de l'interroger, oubliant de m'extasier sur ces paysages magnifiques que nous traversons.
Lorsque les deux derniers pavillons de chasse se révèlent vide de toute trace de vie, Louh décrète qu'il est temps de rentrer. Mon orteil, où la boîte de théâtre s'était écrasée quelques jours plus tôt, est devenu douloureux. Et l'étau s'est resserré autour de ma poitrine.
Je suis muet quand nos pas nous ramènent jusqu'à la porcherie. Je regarde Louh donner aux porcs la marmite de soupe brûlée sans broncher. Et je le suis dans les entrailles du réseau de grotte pour qu'il prenne des légumes sans piper mot.
Lorsqu'il m'assigne à la corvée d'épluchures, je m'exécute sans rechigner. Le silence dans lequel nous préparons la soupe du soir est soudain brisé par Louh :
- Tu es bien silencieux, qu'est-ce qu'il t'arrive ?
J'hésite un instant. Puis je me souviens lui avoir fait des remontrances parce qu'il ne me répondait pas, alors je lui demande franchement, sans tourner autour du pot :
- Que se passera-t-il si on ne retrouve jamais Mélisende ?
- Nous la retrouverons.
- Mais si ce n'est pas le cas, que se passera-t-il ?
Il me jette un regard amusé, avant de laisser échapper du bout des lèvres un « têtu » que je ne nie pas. Puis, alors qu'il fait dorer le lard au fond d'une nouvelle marmite, il m'explique :
- Tu seras obligé de rester ici quelque temps. J'ignore si tes … amis pourront rester aussi, mais toi, comme tu es suspecté, tu n'auras pas le choix. Je demanderai de l'aide au château pour explorer toutes les pistes expliquant sa disparition. Et si nous ne trouvons rien, eh bien, nous te relâcherons, puisque nous n'avons aucune preuve contre toi.
- Mais je croyais que j'étais en état d'arrestation seulement pour apaiser les esprits.
Il me dévisage un long moment. Quand le crépitement du lard devient trop fort, il détourne son attention de moi et jette l'épeautre et les lentilles dans la marmite. Il remue avec la longue cuillère en bois puis va remplir le pichet d'eau au tonneau. Il reste proche de la cheminée tandis qu'il me répond :
- C'est en partie vrai. Mais tu es quand même un suspect.
- Juste parce que je suis tsigane ?
- Juste parce que cette disparition coïncide un peu trop avec votre arrivée.
- Mais tu nous as vus le soir de sa disparition, nous étions tous au campement, personne n'est allé enlever une jeune fille.
- Je vous ai vu en début de soirée, oui. Mais ça ne suffit pas à vous innocenter. Imaginons que vous voulez vraiment une jeune fille pour la marier à l'un d'entre vous. Vous pouvez l'arracher à sa famille, c'est vrai. Vous la garderiez prisonnière jusqu'à ce que la distance entre son village et votre campement soit si élevée qu'elle renonce à s'enfuir. Qu'elle ne sache même plus comment s'enfuir, en fait. Mais il y a plus efficace pour garder quelqu'un. De belles promesses et un discours approprié séduiront une jeune fille qui ne rêve que de voir du pays, loin de ce fief qu'elle a toujours connu. Vous êtes des séducteurs, vous savez charmer les villageois avec vos musiques, vos contes, vos tenues. Vous pouvez parfaitement charmer cette jeune fille pour la convaincre de vous rejoindre. De ce fait, vous n'auriez pas à l'enlever. Elle viendrait à vous comme une grande, à l'insu de tous, et vous rejoindrait au bon moment.
Il s'interrompt le temps de verser de l'eau dans la préparation puis revient à table pour couper les légumes avec habileté. Je reste muet, assommé par ses explications. Et il poursuit :
- Mais ce serait quand même un enlèvement, car cette enfant n'est pas encore en âge de prendre ses propres décisions. Et que vous l'auriez attiré, par la ruse, à une vie qu'elle ne désire pas réellement. Alors le fait que vous soyez restés au campement prouve uniquement que vous n'êtes pas allés chez elle pour l'enlever. Rien de plus. C'est pour ça que je ne peux pas te laisser partir.
- Mais pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ?
- C'était pour éviter que les villageois te lynchent. Ça s'est fait comme ça, tu étais là et ils te désignaient coupable. Mais, pour être honnête, toi ou un autre, ça ne change pas grand-chose. Voel ne veut pas partir sans toi. Votre groupe est soudé, et j'imagine que vous n'avez pas pour habitude de laisser l'un des vôtres derrière vous. Alors ça me permet de tous vous garder sous la main.
Je devrais m'indigner. Hurler à l'injustice. Mais son discours est sensé. Nous n'avons rien fait mais ça ne suffit pas à occulter la suspicion qui nous suit où que nous allions. Je le regarde jeter les légumes coupés dans la marmite, puis rajouter encore de l'eau. Et je lui demande :
- Et pourquoi tu t'embêtes à chercher la vérité ? Tu tiens un coupable parfait et les villageois seraient heureux de me voir pendre au bout d'une corde. Ça t'éviterait d'arpenter ce fief à la recherche d'indices qui n'existent pas.
- Parce que ta mort ne ramènera pas Mélisende à ses parents. Et parce que celui qui a fait ça resterait impuni et libre de recommencer à tout moment.
- Tu sais, Louh, j'ai été très maladroit la première fois qu'on s'est parlé. Je t'ai dit que voler une vache serait plus utile qu'enlever une jeune fille. Maintenant que tu as retrouvé la vache, et que tu sais que nous ne sommes pas coupable de ce vol, tu vas me croire quand je te dis que nous n'y sommes pour rien. Mais si nous avions des intentions malhonnêtes, ce serait plus une vache que pour une femme. Parce qu'une vache est un outil utile. Nous n'avons aucun problème pour trouver des femmes. Nous en fréquentons régulièrement, dans les villages que nous traversons ou lorsque nous rencontrons d'autres tsiganes. Gabor et moi ne sommes pas en couple parce que nous ne le souhaitons pas, pas parce que nous ne savons pas séduire une femme.
Je déforme un peu la vérité mais mes propos sont sincères et j'espère qu'il le ressent. Il m'écoute attentivement, sans me couper, alors je poursuis :
- Notre vie actuelle nous convient parfaitement, et enlever une femme pour la marier serait une folie. Nous savons bien que les villageois se défendraient. Si quelqu'un enlevait une de nos femmes, nous ferions pareil. Et nous savons aussi que les sentiments qui animent un couple ne peuvent pas se forcer. Nous vivons différemment, nous nous habillons différemment, mais nous sommes des hommes, comme vous. Et pour nous, ravir une femme pour la forcer avec nous serait non seulement immoral, mais aussi une source de problèmes immenses. Et le gain, au final, serait bien mince, parce que jamais cette femme ne s'épanouirait avec nous.
Je laisse le silence retomber dans la pièce, espérant que ma plaidoirie fera mouche. J'ai laissé entendre, dans mes propos, que Gabor et moi étions des coureurs de jupons. Qu'importe s'il me considère comme ça, l'essentiel, c'est qu'il comprenne que jamais nous ne commettrions un tel geste. Il hoche doucement la tête, et déclare d'une voix douce :
- Je comprends ce que tu veux dire et je te crois.
Voici donc un nouveau chapitre, où nos deux compères apprennent encore à se connaître. En suggestion de musique, je vous propose deux titres (à force de faire des exceptions, il n'y aura plus de norme) de Bareh Droma : The Little Hut et Opai Dad.
Je vous souhaite une excellente lecture à tous et à toutes !
Je décide de passer outre les sentiments qui surgissent en moi face à cette réponse. S'il n'a pas de questions, moi, j'en ai encore beaucoup. Alors, tout en me massant la cheville, je lui demande :
- Pourquoi tu as cherché la vache avant Mélisende ?
- Je cherchais les deux en même temps. Après tout, si on peut cacher une vache quelque part, on peut tout autant y cacher une jeune fille.
- Tu penses qu'elle aussi, elle a été enlevée pour nous accuser ?
- Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être qu'il s'agit d'une coïncidence. Ou peut-être qu'elle est retenue quelque part dans votre campement.
- Non. Nous n'avons vu personne le soir de sa disparition. Nous sommes restés tous ensemble autour du feu, personne ne s'est éloigné. Je me demande d'ailleurs pourquoi tu ne m'as pas posé la question plus tôt. Je veux dire, quand tu enquêtes, comme ça, tu interroges bien les gens, non ?
- Est-ce que tu cherches à m'apprendre mon travail ?
Sa colère, qui semblait s'être apaisée, ressurgit soudain et j'opère un repli prudent, un sourire doux sur le visage :
- Mais non, voyons, pas du tout. Je suis juste curieux, c'est tout. Peut-être un peu trop.
Je hausse les épaules avant de grimacer de douleur, puis je lui lance un regard désolé, ponctué d'un sourire contrit. Il m'observe encore quelques instants avant de secouer doucement la tête et de me répondre, plus serein :
- Oui, tu es trop curieux. Mais je suppose que je vais devoir faire avec. Et oui, j'interroge des gens pour mes enquêtes. J'ai déjà questionné Voel à ce sujet, je te l'ai dit. Mais de toute façon je savais que vous n'aviez vu personne, et que personne n'avait quitté le camp.
- Tu nous observais encore ?
Cette fois non plus, il ne répond pas, et je considère son silence comme un aveu. Il était présent les deux premiers soirs, pourquoi pas le troisième ? J'en viens donc à la question qui coule de source :
- Pourquoi tu nous surveillais ?
C'est à croire que, soudain, quelques brins d'herbe flottant dans de l'eau sont bien plus intéressants que moi, car il fait mine de ne pas m'avoir entendu. Le silence perdure, uniquement brisé par le crépitement de la cheminée et les clapotis de l'infusion dans la marmite. Enhardi par les réactions plutôt positives qu'il a eu dans la journée, oubliant un peu vite que sa colère est encore toute proche, je laisse échapper :
- Ce n'est pas très poli, de ne pas répondre. Si tu ne veux pas parler, tu pourrais au moins me le dire.
Là encore, je m'attendais à de la colère ou des cris, mais certainement pas au « pardon » qu'il murmure quand il revient s'asseoir avec l'infusion. Il s'éclaircit la gorge et me répond d'une voix claire et audible :
- Non, je ne vous surveillais pas.
- Ah. C'est une bonne nouvelle, alors, parce que nous ne sommes pas une menace pour ton Sieur, ni pour les habitants de ce fief. Nous ne faisons qu'apporter un peu de joie et de dépaysement. Et puis, tu sais, c'est ça, aussi, apprendre à connaître les gens. On apprend à ne pas s'arrêter aux préjugés.
- Je sais, oui.
- Alors pourquoi tu nous observais ?
Il fait tourner le bol entre ses longs doigts et le silence dure si longtemps que je crains qu'il ne me réponde pas. Mais finalement, il laisse échapper du bout des lèvres :
- Parce que j'aime bien vous écouter.
- Tu... Tu aimes bien nous écouter ?
- Et pourquoi pas ?
Il délaisse l'observation intense de son bol et c'est du défi qui brûle dans son regard, désormais. Je lui souris de toutes mes dents, heureux de cette réponse inespérée et réponds prudemment :
- Un admirateur secret ! Voilà une bonne surprise !
À cet instant précis, lui avouer qu'il n'a pas spécialement le profil type de notre public habituel m'apparaît déplacé. Et ce n'est pas son défi à peine voilé qui me retient, mais l'intuition que cet aveu lui coûte beaucoup. Il hausse les épaules, reste silencieux quelques instants avant de s'expliquer :
- J'ai toujours aimé vos chants et vos musiques.
Mon silence stupéfait doit le mettre mal à l'aise, car il reprend, comme pour combler le vide de la conversation, d'un ton moins assuré :
- Il y a de la joie... et de l'espoir... et aussi un peu de nostalgie. On dirait que la vie est une fête permanente pour vous, que vous savez composer avec le quotidien et en tirer tout ce qui est beau. Et … j'aime beaucoup les histoires qui racontent des vies différentes et des paysages lointains.
Il s'est redressé sur la chaise, les yeux brillants. C'est à mon tour de rester silencieux : je prenais sa présence pour une menace, il n'était là que pour profiter du spectacle, comme tant d'autres. Je ne sais plus très bien qu'en penser, et me retrouve à lui dire :
- Tu aurais dû venir avec nous, au lieu de rester cacher ! Tout le monde est le bienvenu.
- Je n'en suis pas si sûr.
- Nous t'aurions accueilli les bras ouverts !
- Vraiment ? Vu les regards que tu me lançais, tu n'avais pas l'air ravi de me voir. Je vous aurais rendus nerveux. Et les villageois auraient été pétrifiés.
- Ça aurait été l'occasion de modifier le regard qu'ils portent sur toi.
Il laisse échapper un « tss » entre les dents, et je comprends que je viens de dire une bêtise. Quelques secondes de réflexion me suffisent pour réaliser que rendre les gens nerveux est sa spécialité, et qu'il l'entretient sciemment. Il s'éclaircit encore la voix, et se souvenant sans doute de ma douce remontrance, poursuit :
- Ce ne serait pas la meilleure chose à faire. Et de toute façon, mon sieur n'aime pas beaucoup les tsiganes.
- Et alors ? Quel rapport ?
Il me jette le même regard que Ysayo me jette parfois : à la fois patient et agacé de devoir expliquer l'évidence. Il prend une longue gorgée d'infusion et je l'imite. Puis, dans le silence dans la cuisine, il m'explique l'évidence :
- Mon sieur n'aime pas les tsiganes. Il vous tolère parfois, mais exige des nouvelles du royaume et des chansons classiques. Si je montre, moi, que j'aime vos musiques nouvelles, je désavoue mon sieur, je donne l'impression que je suis en désaccord avec lui. Il n'a, bien évidemment, pas besoin de mon accord pour prendre ses décisions, mais je dois montrer que je suis ses ordres sans contester. Tu comprends ?
Je hoche doucement la tête. Son monde est très éloigné du mien, mais je comprends ce qu'il essaie de me dire. Son rôle est de faire appliquer les décisions de son Seigneur, quelles qu'elles soient. Et s'il montre, un seul instant, qu'il pense différemment, alors il perd toute crédibilité. Il hausse les épaules et se lève pour débarrasser la table, déclarant à sa manière que le temps des confessions est terminé. Je l'imite puis, gêné, je lui annonce :
- Il faut que j'aille … euh... dehors.
Il hausse un sourcil puis, après avoir jeté un coup d'œil dans le sceau d'aisance vide qu'il avait amené et face à ma mine penaude, il comprend. Il me regarde encore quelques secondes puis déclare :
- Pas dehors, non. Viens, suis-moi.
Je ne suis pas spécialement rassuré mais je lui obéis. Il m'a montré à plusieurs reprises qu'il avait de bonnes intentions à mon encontre et, peu à peu, je commence à lui faire confiance. Presque. Armé de sa lanterne, il s'aventure sous la falaise, jusqu'à une petite grotte aménagée. L'odeur de terre humide me prend à la gorge mais je m'y habitue vite, surtout que le spectacle me déconcentre. Une petite cascade s'échappe du cœur de la roche pour remplir une vasque creusée par des années de ruissellement. Puis l'eau se répand contre la paroi, jusqu'au sol, où elle poursuit sa course dans une petite rigole. Elle disparaît ensuite sous une boite en bois, avant de s'engager dans le ventre de la terre. La boîte en bois, dont le haut est percé d'un couvercle, s'avère être des latrines.
Louh accroche la lanterne à un crochet au plafond, tandis que j'admire les lieux. Ce ne sont que des latrines, certes, mais l'écoulement de l'eau est une douce mélodie, nimbée de cette lumière vacillante. Et l'installation est une véritable richesse : de l'eau courante à volonté, pure, et des latrines dans l'enceinte même de l'habitation ! Après avoir respecté mon silence, Louh déclare :
- Je te laisse te rafraîchir et faire ce que tu as à faire. Je t'attendrai dans la cuisine.
- Merci.
J'ai vraiment du mal avec une seule main, et je prends mon temps pour me rafraîchir, j'ai l'impression que ça m'éclaircit un peu les idées. Quand j'en ai terminé dans cette pièce, je récupère la lanterne qu'il m'avait laissé et le rejoins dans la cuisine.
La vaisselle est faite et sur la table m'attend le pot d'onguent de Filippia. Il termine de récurer la marmite de soupe puis se tourne vers moi en disant :
- Je vais défaire ton bandage pour y mettre de l'onguent, comme Filippia l'a demandé.
Je hoche doucement la tête et m'approche timidement de lui. J'espère de tout mon cœur que la proximité avec lui n'aura pas les mêmes effets qu'hier. Il ne doit pas voir qu'il me trouble. Surtout pas. Je défais mon pourpoint, la lanière de la chemise, les doigts tremblants, fuyant son regard que je devine posé sur moi. Je retire difficilement les vêtements et il ne fait pas un geste pour m'aider.
Je reste torse nu face à lui, les yeux rivés au sol. Un ange passe. Puis il m'annonce dans un chuchotement qui me fait frissonner :
- Je vais défaire le bandage, dis-moi si je te fais mal.
- D'accord.
L'émotion rend mon murmure à peine audible, mais il est déjà proche de moi et je ne doute pas qu'il l'ait entendu. Avec des gestes précis et doux, il enlève le tissu qui retient mon bras prisonnier. Lentement, je fais jouer les articulations de mes doigts et je retiens un soupir de soulagement quand je constate que c'est beaucoup moins douloureux que ce matin.
Mais ces considérations futiles disparaissent vite. Toute mon attention est focalisée sur la présence de Louh dans mon dos. Je peux sentir son souffle balayer ma peau. Quand ses doigts se posent sur mon épaule, je ne peux retenir un long frisson, qu'il ne rate pas. Lorsqu'il me demande s'il me fait mal, je me retrouve incapable de lui répondre et dois me contenter d'un signe de la tête cliquetant pour le rassurer. Mon ventre m'élance à nouveau étrangement tandis qu'il étale le baume sur ma peau. Et j'ai beau essayer de penser à tout autre chose, je n'arrive pas à oublier qu'il est si proche de moi que je peux percevoir sa chaleur corporelle. Et à mon plus grand désespoir, ça ne me laisse pas indifférent.
Je frissonne à nouveau. Il ne doit pas s'apercevoir de mon trouble. Surtout pas. S'il remarque la bosse qui déforme mes chausses, il comprendra tout de suite à qui il a affaire. En tant qu'homme de main, il ne pourrait pas éviter de le signaler. Et ce Seigneur inconnu, qui n'aime déjà pas beaucoup les tsiganes, se fera un plaisir de châtier un tsigane qui a l'outrecuidance de cumuler les tares et d'ajouter la bougrerie à la liste de ses crimes.
Ma gorge se noue mais mon ventre continue de m'élancer. J'ai beau songer à ma mort prochaine, je n'arrive pas à me défaire de cette excitation. Et je ne vois nulle échappatoire : si j'esquive les soins, il voudra savoir pourquoi, et il ne tardera pas à en voir la raison. Si je n'esquive pas, si je dois sentir encore ses doigts contre ma peau, je ne réponds plus de rien. Mes joues chauffent terriblement, irradiant ma gorge et ma nuque que je devine rouge brique. Je sens mes doigts se mettre à trembler et je serre les poings pour les cacher.
C'est à ce moment là qu'il s'écarte de moi pour aller chercher la bande qu'il avait posée sur la table. Son éloignement me soulage le temps que je réalise qu'il me verra de face et qu'il ne manquera pas de voir cette fameuse bosse. Je voudrais me frapper, de toutes mes forces, pour la faire disparaître. Je me contente de baisser la main gauche, naturellement je l'espère, pour qu'elle repose sur mon bas-ventre. Il me fait face, glisse ses doigts le long de ma peau pour enrouler la bande. Je dois relever le bras et je déglutis. Mes yeux restent fixés sur un point au sol. Je me demande soudain s'il peut ressentir les battements affolés de mon cœur quand ses mains passent sur mon torse. Il reste impassible, poursuit sa tâche, concentré. Je voudrais que ce soit déjà terminé et je voudrais que ça dure encore pour toujours.
Une fois la bande nouée, il m'ébouriffe les cheveux en me disant :
- Voilà, c'était pas si terrible, si ?
Je suis incapable de répondre. Je sens mes jambes vaciller et je vais prendre appui sur la table pour garder l'équilibre. Cette fois encore, je me contente de secouer doucement la tête en signe de dénégation.
- Je l'ai refait à l'identique, j'espère que ça ira.
- Merci.
Ma voix me paraît ridiculement frêle. Il ne relève pas. Il va se rincer les mains dans l'eau de la vaisselle avant de m'annoncer :
- Je vais aller me coucher. Tu dormiras ici ce soir. Je te remets la chaîne, par contre.
J'acquiesce d'un mouvement de tête, pétrifié. Je le laisse faire, immobile puis je me retrouve seul dans la pièce. D'un pas mal assuré, je vais m'allonger et me blottis sous la couverture. La lumière vacillante du feu dans l'âtre ne m'est d'aucun secours.
Je me déteste. À cet instant précis, je déteste cette partie de mon anatomie qui n'en fait qu'à sa guise, me mettant en danger. Je suis comme je suis, j'accepte cette fatalité qui m'a faite différent. Mais cette attirance, là, que je ressens pour lui, se fait au mépris de tout bon sens. Je risque ma vie avec l'enlèvement de Mélisende. Je ne dois pas en rajouter en m'excitant comme un puceau juste parce qu'il me frôle.
Ça fait plusieurs mois que je n'ai pas eu l'occasion de partager un moment intime avec un homme. C'est tellement risqué que je me hasarde rarement à faire des avances à ceux qui me plaisent. Les rapports sont rapides, discrets. Silencieux, la plupart du temps. Rarement avec un homme qui m'attire : je m'estime déjà heureux de trouver un de mes semblables, je ne vais pas faire la fine bouche.
Quand la tension devient insupportable, je me soulage seul. Mais avec Gabor qui partage la roulotte, c'est compliqué de trouver le moment approprié. Je n'osais pas le fait pendant son sommeil, par gêne. Maintenant que je sais que ça le met mal à l'aise, je m'y risquerais encore moins.
J'essaie de me convaincre que c'est normal que mon corps réagisse après tant d'abstinence. J'essaie de me dire qu'un homme qui se ferait soigner par une femme séduisante réagirait pareil. Mais cet homme risquerait au pire une gifle, pas la torture ou la mort.
Mon corps me trahit. Même encore maintenant, allongé sur cette paillasse à l'odeur de terre humide, une chaîne à la cheville, je sens mon désir qui pulse entre mes jambes. Je ne peux l'assouvir, de peur d'être découvert. Mon corps me trahit et mon esprit est perdu. Je ne sais plus quoi penser de Louh. Il était une menace, au début. Une silhouette noire que nous devions éviter à tout prix. Maintenant que je suis coincé avec lui, maintenant que j'apprends à le connaître, je perçois sous son apparence hostile bien plus de nuances. J'ai envie d'en savoir plus. J'ai envie de voir ce qui se cache sous ce masque. Et j'ai terriblement envie de le voir sourire.
Mais s'il doit me soigner encore, si nous apprenons à nous connaître plus, il finira fatalement par découvrir cette partie de moi. Je suis surpris que ce ne soit pas encore le cas, d'ailleurs. Comment a-t-il pu manquer mon émoi ? L'a-t-il seulement manqué ? S'il s'en est rendu compte, il ne dira peut-être rien. Du moins jusqu'à ce qu'il m'envoie dans les geôles du château, avec de sérieux argument pour remplir le registre cette fois.
Mais est-ce qu'il m'aurait ébouriffé les cheveux en faisant cliqueter les perles, s'il avait deviné ? Ou est-ce que ça pourrait signifier qu'il est courant mais que ça ne le dérange pas ?
Les doutes et les questionnements sans réponse finissent par m'assommer et je plonge dans un sommeil sans rêve.
Ce sont des mouvements dans la pièce qui me réveillent. J'ai dormi recroquevillé contre le mur, blotti sous la couverture. J'ai la tête lourde et la bouche pâteuse mais mon épaule me fait moins mal. Je remue un peu, me redresse en me frottant les yeux. Louh s'approche de moi sans un mot et me délivre de ma chaîne. Puis, de toute sa hauteur, les bras croisés sur la poitrine, il déclare :
- Je croyais que tu n'avais presque rien touché, hier.
Je le dévisage, incrédule, encore ensuqué par le sommeil, et je ne comprends pas un mot de ce qu'il me dit. D'un geste du menton, il me désigne la petite fenêtre. Le soleil est déjà levé depuis peu et de la lumière filtre à travers la peau tendue. Bon sang, je n'y suis pour rien, dans le lever du soleil. Puis je regarde l'autre fenêtre et je comprends. La différence de luminosité est importante et ce n'est pas dû à leurs expositions respectives. Je me lève difficilement et je lui fais face. Et je marmonne :
- C'était presque rien.
Il hausse un sourcil et secoue doucement la tête, ses cheveux dansant autour de son visage sévère. Pourtant, je suis presque sûr de lire de l'amusement dans son regard. Il n'insiste pas et me fait signe de m'asseoir.
Le bouillon est avalé sans que nous ayons prononcé un seul mot. Il m'autorise ensuite à me rendre aux latrines, et il me suit dans les entrailles de la falaise, sauf qu'il bifurque avant moi. Lorsqu'en j'en ai terminé, je le retrouve dans la cuisine : il a déposé sur la table un panier bien rempli. Curieux, je m'approche et découvre tout un assortiment de légumes : poireaux, raves, panais, épeautre et fèves. Il laisse le panier sur la table et va décrocher la poitrine fumée qui pend au-dessus de la cheminée. Je l'observe découper de fines tranches de lard avec fascination, impressionné par sa dextérité avec un couteau, oubliant presque que cette même dextérité peut servir à mutiler ou à tuer un homme. Lorsqu'il en a terminé, il dépose ensuite, près du panier, un petit couteau et la marmite, y jette le lard, et m'annonce :
- Je vais aller faire un tour dans les hameaux, tu ne peux pas m'accompagner. Ton travail de ce matin sera de faire la soupe pour déjeuner. Tu vas t'en sortir ?
J'acquiesce avec enthousiasme et il semble satisfait. Je suis beaucoup moins confiant qu'en apparence, mais si je lui dis la vérité, je vais me retrouver à m'ennuyer toute la matinée. Il hésite un instant avant de rajouter :
- Tu laisseras les épluchures dans la bassine, on les donnera aux cochons tout à l'heure. Pour l'eau, prends celle du tonneau, j'en ai apporté de la fraîche tout à l'heure. Des questions ?
Environ mille mais je me garde bien de lui dire. Il m'annonce qu'il rentrera donc à midi, puis passe à nouveau la chaîne autour de ma cheville. Puis il s'en va et je l'entends encore s'occuper de faire sortir les porcs dans l'enclos avant que le silence retombe dans le repaire. Je m'assois lourdement sur la chaise. Bon sang.
Le travail des enfants au campement est assez rudimentaire et il consiste souvent à aider Djidjo à préparer le repas. Laver et éplucher les légumes, trier les lentilles, casser les noix sans trop en manger. Je l'ai fait, gamin, et j'y prenais beaucoup de plaisir parce que nous travaillions à plusieurs. Mais une fois les légumes prêts, Djidjo s'occupe toujours du reste. Comme par miracle, ces bouts de tubercules deviennent d'excellents potages dans nos écuelles.
J'observe les légumes, perplexe : je vais devoir m'occuper de cette phase miraculeuse et je ne sais pas comment je vais m'y prendre.
Je tergiverse un long moment avant de me décider à commencer par le commencement. Je nettoie soigneusement les légumes dans un peu d'eau que je laisse au fond de la cuvette qui m'a servi pour le linge hier.
Un nouveau problème se pose quand il faut éplucher les légumes : avec une seule main, je suis censé m'y prendre comment ? Après plusieurs essais infructueux, le légume calé sur la table et ma main gauche s'attaquant à la peau, j'avoue mon échec.
Je fais bouger mes doigts sous la chemise et je constate avec plaisir que ce n'est pas trop douloureux. Je retrousse donc le tissu jusqu'en haut de mon ventre et frissonne quand l'air frais vient caresser mon nombril. Ça devrait fonctionner.
La cuvette posée sur mes genoux, le couteau dans la dextre et ma victime dans la main gauche, je m'attelle à la tâche. Je fredonne doucement, l'une de ces chansons que nous chantons tout le temps au campement, et ça me permet de me détendre. C'est long et laborieux, cet épluchage, mais je parviens, après de longues minutes de bataille, à un résultat correct.
Et dire que c'était la partie la plus facile. Bien. Louh a parlé d'eau. Était-ce pour nettoyer les légumes, ou est-ce que je suis censé en mettre dans la marmite ?
J'hésite un long moment, avant de me décider à en mettre juste un peu. S'il n'en fallait pas, il ne le remarquera peut-être pas. S'il en fallait, eh bien, il y en aura.
Heureux d'avoir trouvé ce compromis, je m'exécute, avant de jeter pêle-mêle les poireaux, les raves, les panais, les fèves et l'épeautre. Les deux poireaux dépassent du rebord de la marmite et je me demande soudain si je n'aurais pas dû les couper. Bon sang, est-ce que Djidjo coupe les légumes avant de les faire chauffer ? Je voudrais tant aller lui demander conseil, qu'elle me dévoile l'inestimable secret de son miracle...
Je ne l'ai jamais vu couper les légumes. Certes, dès que nous étions libérés de notre corvée, nous nous dispersions comme des moineaux, sans chercher à savoir ce qu'elle faisait ensuite. Mais couper des légumes ?
Je décide que ça restera tel quel et de laisser la magie opérer. Dans un cliquetis de chaînes, je vais donc suspendre la marmite sur le feu que Louh a ravivé avant mon réveil. Je remets ma chemise en place, savourant la douce chaleur sur mon ventre. Je nettoie ensuite la table, le couteau, range ma paillasse et plie la couverture. Puis je tourne en rond un moment en comptant les minutes.
Mon cistre, soigneusement posé contre le mur, me fait soudain de l'œil. Si j'ai pu éplucher des légumes, est-ce que je pourrais faire courir mes doigts sur les cordes ? Cette fois, je n'hésite pas longtemps avant de m'emparer de mon instrument et de m'installer à la table. Je retrousse ma chemise sans sourciller et cale mon cistre contre moi.
Un sourire victorieux éclaire mon visage lorsque je constate que c'est légèrement douloureux, mais pas insupportable. Juste quelques notes. Je ne dois pas forcer, mais quelques notes ne peuvent pas faire de mal, si ?
Je ne suis pas un grand musicien. Je connais les notes, je sais reproduire une mélodie, mais je n'arrive pas à donner vie à la musique. Tout comme Gabor sait raconter ses péripéties, sans pour autant réussir à captiver un auditoire comme un conteur peut le faire.
La musique est un support pour mes histoires. C'est avec elle que j'ai grandi et elle est aussi rassurante qu'une mère pour moi. Alors, lorsque les premières notes s'élèvent dans la cuisine et envahissent l'espace, je me sens à nouveau vivant.
Je me contente de reprendre deux mélodies que j'aime tout particulièrement avant de reposer mon cistre. Je ne dois pas insister et je sens déjà mon épaule protester. Je me lève donc, traînant derrière moi la chaîne, et je vais jeter un regard à la mixture que j'ai préparée.
Les légumes n'ont pas encore fondu et on distingue parfaitement les formes de chacun. Je me demande combien de temps ça peut prendre, cette histoire. Il n'y a presque plus d'eau et j'en suis soulagé : s'il n'en fallait pas, Louh ne saura jamais qu'il y en a eu.
Je n'ai aucune idée de l'heure. Le temps me semble bien long, mais il ne faudrait pas Louh rentre maintenant, avec les légumes qui commencent tout juste à fondre. Je tire la chaise jusqu'à la fenêtre, l'ouvre en grand. Le vent s'engouffre et me fait frissonner. J'ai beau me tordre dans tous les sens, je n'arrive pas à voir la position du soleil. Je vois juste de lourds nuages blancs, bedonnant, qui s'avancent paresseusement dans le ciel. Mais je reste quand même perché sur la chaise, à savourer la caresse du vent et à observer un couple de merles qui transporte des brindilles pour le nid. Je me demande ce qui les anime. Le besoin de reproduction, bien sûr, celui d'avoir un endroit sûr et douillet pour leurs œufs si précieux. Mais peuvent-ils seulement planifier l'avenir, comme de jeunes mariés planifient l'arrivée de leur premier enfant ? Ont-il la possibilité de voir à long terme ce qui les attend ? Est-ce vraiment Dieu qui a voulu que tous les êtres vivants aient ce même instinct de reproduction, de sécurité, qu'ils soient doués de raison ou non ? Et moi alors, suis-je condamné à être malheureux, car incapable de procréer ?
Je secoue doucement la tête, un léger sourire sur les lèvres. Ysayo marmonne souvent que je réfléchis trop et que je pose des questions impossibles. J'ai l'impression de l'entendre, en ce moment même, l'esprit perdu dans d'étranges suppositions alors que je devrais être en train de réaliser un miracle. Finalement, je me secoue et me sors de ma contemplation rêveuse.
Lorsque je redescends, la marmite laisse échapper des veloutes de fumée. Je m'approche, penche le nez dessus et observe les légumes. Ils n'ont pas l'air bien différents de tout à l'heure. Je me demande à quoi correspond cette fumée. C'est peut-être comme la combustion du bois : une solide branche devient poussière après avoir laissé échapper une sorte de vapeur.
Rassuré, je m'éloigne et je mets la table. J'arpente la pièce, dans un bruissement de chaînes, pendant un temps interminable avant que la marmite ne m'inquiète. La vapeur est devenue une fumée noire. Je m'y précipite. Tout semble normal pourtant : les légumes sont toujours intacts, un peu luisant mais rien de grave. L'odeur ne vient pas de là. Les feuilles de poireaux, par contre, commencent à roussir. Mauvais signe, ça, il me semble. Est-ce que cette odeur de brûlé peut venir de là ?
Je cherche du regard un instrument qui me permettrait de replier les feuilles dans la marmite. Je trouve finalement une sorte de longue cuillère en bois. Délicatement, je plie les poireaux en deux, mais ça fait bouger toute la préparation et je me fige.
On remue bien le bois dans l'âtre, pour attiser les flammes. Est-ce que les légumes fondraient aussi si je les remue ? Ou est-ce qu'il faut éviter d'y toucher, comme bon nombre de préparations de poterie ou de menuiserie qui ont besoin de temps pour se concrétiser ?
Je suis penché au-dessus de la marmite, la cuillère à la main, indécis. Et c'est à ce moment-là que je réalise que je ne suis plus tout seul dans la cuisine.
Comme musique pour accompagner ce chapitre, je vous propose une longue vidéo de 44 minutes de morceaux de violon ( je suis fan du premier morceau, je suis toujours stupéfaite d'entendre le monsieur imiter des oiseaux) : Violon Tzigane - Pal Rakosi
Bonne lecture à tous et à toutes !
Louh reste immobile, lui aussi, jusqu'à ce que la jupe écarlate de Filippia disparaisse entre les arbres. Au loin, en me penchant un peu, j'arrive à apercevoir nos roulottes. Je veux les rejoindre. Je veux retrouver ma famille, la joie et la sécurité qu'ils me procurent. Je veux entendre à nouveau les rires des enfants, les chants de nos instruments, les éclats de voix et de rire. Je veux retrouver ma vie normale et insouciante. J'ai avancé d'un pas, sans m'en rendre compte, et tout mon corps se tend vers le campement. Mais, sans un mot, Louh pose une main sur mon épaule valide et je m'immobilise. Je laisse échapper un soupir de frustration et il fait claquer sa langue contre le palais. Alors je me tourne vers lui, la tête basse, et je le suis quand il rebrousse chemin en direction de son repaire.
Silencieux, il marche à grandes enjambées, évitant les buissons de ronces et les branches mortes qui traînent au sol. Il n'en montre rien mais je sais qu'il me surveille, qu'il s'assure que je le suis bien. J'évite de trop penser au campement qui s'éloigne de plus en plus, c'est trop douloureux. Alors, pour distraire mes idées noires, je me focalise sur le comportement de Louh ce matin. Et après plusieurs minutes de réflexion intense, je lui demande :
- Tu sais, je me dis que tu m'as enfermé dans cette cave pour que Filippia puisse me soigner sans qu'elle aille chez toi. Et sans que tu m'emmènes au camp, parce que nous aurions été trop nombreux face à toi, tout seul. Il fallait que tu puisses me garder dans un lieu neutre, mais sans que je puisse m'enfuir, ni que je puisse être trouvé par un villageois. Est-ce que je me trompe ?
Il me jette un regard presque surpris avant de me répondre, dans un marmonnement à peine audible , un simple « non ». Je souris un peu, content d'avoir réussi à percer ce mystère. En réalité, ce qui me donne le sourire, c'est de savoir qu'il ne m'a pas enfermé dans cette cave hantée juste par plaisir. Je lui ai en voulu, énormément, mais l'arrivée de Filippia a effacé tout le reste. Comme il continue de marcher sans ralentir ni rien rajouter, j'accélère mes pas pour rester à sa hauteur et je poursuis :
- Merci. Vraiment, je tiens à te remercier pour ce geste. Tu as pris de grands risques, et tu t'es cassé la tête pour me faire soigner. J'apprécie vraiment ta prévenance.
Cette fois, il se contente de me jeter un rapide regard, sans même prendre la peine de me répondre. Je n'ose pas parler plus. Je n'ose pas lui poser de questions. Et je n'ose pas insister en lui disant à quel point son geste m'a touché : j'ignore s'il me croit vraiment sincère mais je ne veux pas qu'il me pense hypocrite. Et de toute façon, il n'a clairement pas envie de discuter et je n'ai aucun intérêt à le contrarier.
Je me contente donc de cheminer à ses côtés, silencieux, observant ce qui m'entoure avec ravissement. Les arbres centenaires s'étirent jusqu'à toucher le ciel tandis qu'à leurs pieds, buissons et bosquets s'épanouissent. Il n'y a pas beaucoup de sentiers, et je devine que ce sont principalement des animaux qui viennent jusqu'ici. La chasse doit être fructueuse. Mais comme les terres appartiennent au Seigneur du fief, tout ce qui s'y trouve est sa possession. S'il tolère que les paysans exploitent les champs, sous réserve de lui donner une partie de la récolte et de payer des impôts, bien sûr, il refuse qu'ils prennent son gibier. C'est courant, même si je trouve que c'est injuste : après tout, il y a bien assez pour que les villageois puissent agrémenter leurs dîners. Et Louh, en tant qu'homme de main du Seigneur, doit s'assurer que personne ne vienne voler ce précieux gibier.
Je suis sur le point de lui demander confirmation quand nous arrivons soudain à la clairière. Je peste entre mes dents, car je n'ai prêté qu'une attention distraite au chemin que nous avons parcouru. C'était pourtant l'occasion rêvée de voir comment rejoindre le campement à partir d'ici. Sauf que... Pour être parfaitement honnête, cette envie de fuite est de moins en moins forte.
Bien sûr que j'ai envie de retrouver ma liberté. Évidemment que j'aimerais être à nouveau avec les miens. Mais fuir ne m'innocentera pas, bien au contraire. D'autant que le campement sera le premier endroit où Louh cherchera. Et à mesure que le temps passe, je me rends compte que je ne suis pas si mal traité que ça, avec Louh. D'autant que, si je fuis, les problèmes se retourneront contre lui, c'est une évidence. Parce que les villageois seront sur son …
- Assieds-toi là.
Je sursaute et réalise que nous sommes déjà dans la cuisine, et qu'il me désigne une chaise, tandis qu'il tient à la main une longueur de chaîne. J'ai un mouvement de recul, malgré moi, avant de réaliser que je n'y couperai pas. Et puis, je me dis que cette pièce, la plus grande de son repaire, chichement éclairée grâce aux fenêtres, c'est toujours mieux que le trou où il m'avait enfermé. Je dépose mon cistre sur la table et m'assois bien sagement. Je frémis d'horreur lorsqu'il passe un fer autour de ma cheville droite mais je ne rechigne pas. La longueur de la chaîne est suffisante pour que je puisse aller dans presque toute la cuisine, mais le réseau de grottes, le billot et la porcherie me sont interdits. Louh prend le temps de m'apporter un seau qu'il dépose dans un coin, un pichet d'eau qu'il met sur la table avec un verre, avant de s'éloigner. Juste avant de sortir, il me dit :
- Tu ne touches à rien. Tu ne pourras pas forcer la serrure, de toute façon, ne te fatigue pas à essayer. Et tu m'attends bien sagement jusqu'à mon retour.
- D'accord.
Il hoche la tête, satisfait, puis disparaît. Je sais bien que je ne pourrais pas défaire cette serrure. Contrairement à ce qu'il pourrait croire, je ne suis pas un voleur et je n'ai jamais eu à forcer une serrure. Mon bras droit est immobilisé alors que je suis droitier. Et je n'ai pas l'intention de m'enfuir, car ça ne réglera pas mes problèmes.
Par contre, pour ce qui est de l'attendre bien sagement sans rien toucher...
Je laisse passer quelques minutes, avant de me lever pour vérifier les possibilités que m'accorde cette chaîne. Puis je tourne en rond, écoutant la chaîne racler le sol en pierres inégales. Je me mets à chantonner, un air vif et entraînant qui trotte dans mon crâne. Je chante juste, même si ça ne suffit pas à avoir du talent, et la mélodie brise le silence étouffant de la pièce. J'arpente cette cuisine, manquant plus d'une fois de me vautrer par terre à cause de cette fichue chaîne. Je ne suis jamais inactif d'habitude et j'ai horreur de rester là à rien faire. Même quand je suis perdu dans mes pensées, je trouve toujours de quoi occuper mes mains.
Une malle est adossée au mur et je n'hésite pas bien longtemps avant de l'ouvrir. Elle ne contient pas grand-chose, des linges propres, des tabliers de cuir, un peu de vaisselle. Mais j'examine tout avec minutie. Je m'approche ensuite de la cheminée et, sur une impulsion, décide de nettoyer l'âtre. Il ne peut pas m'en vouloir pour si peu, si ? Mes mouvements sont malhabiles mais j'ai tout mon temps, après tout. C'est une étrange vie qu'il mène là, toujours à rôder dans la forêt ou au village, terrorisant les habitants pour, au final, se retrouver seul le soir, assis à cette table en bois. De ce que j'en ai vu, rien ne montre qu'il a l'habitude de recevoir du monde.
Juste à côté de la cheminée, un tonneau fermé m'intrigue. Glissant le doigt dans le trou prévu à cet effet, je soulève le couvercle. De l'eau. Juste de l'eau. J'en prends un peu dans la main pour boire et apaiser ma soif. Puis je poursuis mon exploration en chantonnant.
Du petit bois, des brindilles et un briquet en amadou sont posés tout près de la cheminée et, machinalement, je m'en sers pour allumer le feu. Hypnotisé par les flammes, je me demande si cette solitude est voulue, parce qu'il n'aime pas les gens, ou si elle est subie, parce qu'il est l'homme de main du Seigneur et un peu assassin à ses heures perdues. Après tout, qui voudrait passer du temps avec lui ? Ceux qui cherchent à se mettre dans la poche quelqu'un qui est proche du Seigneur ? Ou ceux qui cherchent à manipuler un homme qui pourrait leur mettre des bâtons dans les roues ? Est-ce qu'on peut lier des amitiés quand on redoute toujours des pensées intéressées derrière ? Est-ce pour ça qu'il se montre si froid et si distant avec moi ? Ou est-ce juste parce que je suis insignifiant pour lui ?
Les flammes sont bien parties et je jette une bûche de bois dedans, savourant la lumière supplémentaire et la chaleur qui se répand lentement dans la pièce. Peut-être qu'il a eu une femme, qu'elle est morte tragiquement et que ça lui a enlevé toute envie de vivre. Peut-être que, pour lui, cette solitude est une sorte de mort. Il continue d'exister, parce que c'est ainsi, mais en se coupant de toute joie et de tout plaisir. Une marmite posée sur le sol attire mon attention et j'y découvre le potage de la veille. Je la rapproche du feu, pour qu'elle tiédisse un peu : je commence à avoir faim. Et Djidjo dit toujours que plus une soupe mijote, meilleure elle est. En levant la tête, je découvre de la poitrine séchée et des saucissons pendus au plafond. S'il se mure dans la solitude pour cesser de vivre, il ne dédaigne pas la bonne chair pour autant. C'est plutôt bon signe.
A droite de la cheminée, une table de travail, avec la bassine pour la vaisselle et quelques ustensiles. Là encore, uniquement de l'utile, rien de superflu. Le billot est hors de ma portée et il n'y a rien à observer dessus, je m'en détourne donc.
Mon cistre me fait de l'œil. J'aimerais pouvoir faire vibrer les cordes, apporter un peu plus de musique dans cet endroit, un peu de joie de vivre. Mais mon bras est immobilisé. En retirant la chemise et en forçant un peu dans les bandages, je pourrais faire courir mes doigts sur les cordes. Sûrement. Mais j'ai tant de fois entendu Filippia râler après les impatients qui ne laissent pas leur corps se remettre des blessures que je m'en abstiens. Je sais que je risque d'être gêné à vie, si je ne laisse pas les choses revenir à la normale.
Je caresse cependant du bout des bois le bois peint et vernis, rêvant de musiques endiablées et de longues histoires haletantes. Et je reprends mon chant, à défaut de mieux.
Je me demande depuis combien de temps il est parti. J'ai l'impression que ça fait des heures, alors que ça ne fait peut-être que quelques minutes. D'habitude, nous nous repérons dans le temps avec les cloches de l'église, qui marquent tous les quarts d'heure. Même si, pour nous, le plus efficace reste la position du soleil dans le ciel.
Cet endroit est trop loin de tout pour entendre les cloches. Et je ne vois pas le soleil. A moins que...
Dans un cliquetis de chaînes, je tire difficilement la chaise jusqu'au mur puis je la positionne sous la fenêtre. Avec milles précautions, je grimpe dessus et je réalise que je suis juste à la bonne hauteur pour la manipuler. Je cherche quelques instants avant de trouver un minuscule loquet et je fais pivoter le cadre sur ses gonds.
Des flots de lumière pénètrent dans la pièce. Je me contorsionne et me tords le cou pour essayer de voir le soleil, mais il est hors de mon champ de vision. Par contre, lorsque je passe un doigt sur la peau tendue, il devient noir comme de la suie. Ce n'est pas étonnant qu'il fasse sombre comme dans un four, ici. Mais je n'imagine pas Louh, perché sur une chaise, en train de nettoyer sa fenêtre.
Je redescends lentement de la chaise et vais chercher un linge propre que je trempe dans l'eau. De retour sur la chaise, je frotte délicatement pour ne pas déchirer la peau. Des années de poussière, d'araignées qui ont tissé leur toile et de mouches qui s'y sont posées ont rendu cette fenêtre quasiment opaque. Après quelques minutes, la peau passe d'une couleur brune à un beau jaune quasiment transparent. J'esquisse un sourire, heureux d'engranger plus de lumière. Et je décide de laisser le cadre ouvert plus longtemps pour faire rentrer un peu d'air pur.
Perché sur la chaise, je lorgne sur l'autre fenêtre, de l'autre côté de la pièce, mais je ne peux pas l'atteindre. Je me résigne donc à la laisser telle quelle, et redescends de mon escabeau improvisé. Dans ma main, le linge est devenu gris foncé et je ne peux pas le laisser comme ça. Louh n'apprécierait pas du tout que je salisse autant ses affaires. Je vais donc récupérer de l'eau dans le tonneau, que je mets à chauffer au-dessus du feu, dans une grande marmite. J'y jette le linge, puis mes vêtements, laissés en tas près de la porte de la chambre. Finalement, j'ai bien fait d'allumer la cheminée, ça me permettra de faire ma lessive.
Je cherche du regard un peu de saponaire mais je ne trouve rien. Je me souviens que les femmes, au campement, utilisent parfois de la cendre pour la lessive, lorsque les réserves de saponaires sont trop faibles. Je jette donc de généreuses poignées de cendre dans la marmite et je laisse bouillir.
Je me demande si Louh fait les yeux doux à une femme, pour qu'elle nettoie ses vêtements à sa place. Je grimace. Non, ce n'est pas son genre. Je le verrai plutôt lui mettre une dague sous la gorge et l'obliger à la faire, lui restant adossé à un mur et la surveillant de son terrible regard. Je frissonne en repensant aux regards qu'il a pu m'envoyer. Il n'a jamais été amical, ni sympathique. Sa présence me met mal à l'aise, c'est indéniable. Mais en même temps, elle me trouble. Savoir que ses yeux surveillent mes gestes me rend nerveux, et ce n'est pas seulement de l'appréhension.
Ah, l'eau bout. Je cherche du regard un ustensile qui me permettrait de retirer le linge sans me brûler et je trouve une louche. Mais un autre problème se présente : où pourrais-bien mettre le linge ? Le couvercle du tonneau ! Une fois installé, le couvercle s'avère parfait pour frotter le linge et je m'y emploie avec minutie. Ce n'est pas facile avec un seul bras mais je ne m'en rends pas vraiment compte, l'esprit occupé par la silhouette menaçante de Louh.
Lorsque j'en ai terminé, je vais récupérer la bassine pour la vaisselle et je la remplis d'eau, puis je rince soigneusement les tissus. L'essorage est encore une difficulté supplémentaire mais j'en viens à bout. J'ai faim et je me demande quand est-ce que Louh va rentrer, qu'on puisse savourer cette soupe dont le fumet envahi toute la cuisine. J'ignore où étendre le linge et après de longues minutes de réflexion, je me décide à le mettre sur le billot : en tirant la chaîne au maximum, j'arrive à deux bons mètres du meuble. Je jette les vêtements de manière à ce qu'ils pendent plus ou moins dans le vide. Je rate parfois ma cible et le tissu se retrouve chiffonné au sol. Tant pis, ça attendra son retour.
Mon souci, désormais, c'est de vider l'eau sale. Je suppose que Louh va dehors, ou qu'il donne l'eau aux cochons. Je ne peux pas le faire, et je me résous donc à laisser la marmite fumante près de l'âtre.
Je retourne m'asseoir, espérant que Louh rentre rapidement. Il se rendra tout de suite compte que je ne l'ai pas attendu sagement mais j'espère qu'il ne s'énervera pas trop. Et peut-être que je ferai illusion, si je suis assis.
Les minutes s'égrènent lentement. Bien trop lentement. Une fissure dans le bois de la table attire mon attention, et je la suis du doigt. Une minuscule encoche se situe sur le côté de la table, non loin de moi, et je soulève une trappe. Bon sang, ce type est tellement suspicieux qu'il installe même des compartiments secrets dans sa table à manger !
C'est avec un brin d'excitation que je soulève le pan de bois, imaginant déjà trouver des trésors inestimables. La déception est rude : il n'y a qu'une énorme miche de pain soigneusement enveloppée dans un linge, un sac de noix et quelques pommes.
Puis l'enseignement de Ysayo me revient en mémoire. Les gens du peuple ont tous ce genre de tables creusées. Il faut l'autorisation du Seigneur pour utiliser le four communal, et tout le village vient faire cuire d'énormes miches après les récoltes de blé. Les gens ont donc de grandes quantités de pain, mais qui devront durer jusqu'à la prochaine cuisson. Alors pour le conserver, ils l'enveloppent dans des linges et les mettent à l'abri dans la table.
Les noix me font terriblement envie et il reste un morceau de pain coupé. Je jette un regard à la porte close et me sers. Je casse rapidement les coquilles, j'ai l'habitude : les enfants, au camp, sont toujours occupés et il n'est pas rare qu'ils soient réquisitionnés par Djidjo pour l'aider à casser les noix. Les noix et le pain dévorés, je fais disparaître toute trace de mon forfait en jetant les coquilles et les miettes dans la cheminée.
Un rapide coup d'œil à la fenêtre ouverte m'indique que le crépuscule est déjà bien avancé. Il est temps de fermer avant de faire rentrer trop de fraîcheur. Je m'empresse de le faire avant de ranger la chaise. Bon sang, mais quand va-t-il rentrer ? J'installe les écuelles en bois sur la table, je mets également les couverts et les verres. Puis je me rassois, comptant les minutes.
La porte s'ouvre soudain et je me fige. Louh s'immobilise sur le seuil, scrute le moindre recoin de la pièce avant de me regarder. Je me fais l'effet d'un enfant qui prend un air innocent alors que les preuves de ses bêtises sont écrites sur son visage. Si un regard pouvait tuer, il m'aurait occis. Je m'attends à des hurlements de rage, à des menaces terrifiantes, à de la violence. Il ne dit pas un mot et se rend dans sa chambre comme si de rien n'était.
Je reprends le décompte des minutes, le cœur battant la chamade. Voyant qu'il n'en ressort pas, je me lève dans un cliquetis de chaîne et m'avance autant que possible dans la cuisine. Et je me défends :
- Louh, je te jure, j'ai quasiment rien touché. Mais tu es parti si longtemps que j'ai cru mourir d'ennui ! Vois le bon côté des choses, le dîner est prêt !
Aucune réponse. Mais pourquoi réagit-il ainsi ? Les hurlements, les menaces, la violence, je peux le gérer, je peux discuter et m'expliquer. Mais ce silence, là, m'enlève tout moyen de me justifier et d'atténuer ma faute.
- Je ne pensais pas à mal, je te jure. Je voulais juste te faire gagner du temps. Mon linge est propre, c'est toujours ça de fait. Et c'est pareil pour la soupe, tu pourras manger plus vite et …
Sa silhouette se dessine soudain sous l'arche, menaçante, et je cesse de parler tout en reculant de quelques pas. Pétrifié, je le suis des yeux tandis qu'il va récupérer le linge vaguement étendu sur le billot de bois, et qu'il l'emmène hors de ma vue. Lorsqu'il revient et qu'il se fige devant la marmite grisâtre, remplie de l'eau de la lessive, je tente, d'une voix penaude :
- Je ne savais pas où jeter l'eau alors j'ai pensé que …
Je me tais, encore, car il a quitté la cuisine avec le récipient pour disparaître dans la porcherie. Il va me trucider, c'est sûr. Je me tasse sur ma chaise et je ne bouge plus d'un cheveu. A son retour, il nous sert en potage et commence à manger sans piper mot. L'ambiance est si lourde que je n'ose pas manger, malgré la faim que les quelques noix n'ont pas su apaiser. Remuant distraitement ma cuillère dans la soupe, je laisse échapper :
- Je suis désolé, Louh, je ne voulais pas te contrarier.
- Dans ce cas, il ne fallait rien toucher, comme je te l'avais demandé.
- Mais Louh ! Je suis resté enfermé toute la journée, à ne rien faire ! Tu y arriverais, toi ?
- Oui.
Sa réponse me cloue le bec quelques instants. Je ne l'imagine pas inactif toute une journée. Alors, par défi, je lui demande :
- Et ça remonte à quand, la dernière journée que tu as passé le cul sur une chaise sans rien faire ?
Il ne me répond pas. Je considère ce silence comme aveu : il est incapable de se souvenir de la dernière fois qu'il l'a fait, s'il l'a jamais fait. Mais je retiens toute exclamation victorieuse et prends quelques cuillerées de potage. Finalement, je l'entends me dire :
- Le billot me sert régulièrement pour découper la viande. N'y étends pas le linge.
- D'accord, je m'en souviendrais. J'aimerais bien pouvoir t'accompagner, demain, mais si je dois rester ici, tu pourrais me donner des choses à faire ? N'importe quoi, tant que tu me donnes des instructions précises.
- J'y penserai.
Le silence retombe dans la cuisine, uniquement troublé par le crépitement du bois et le raclement des cuillères. Après quelques hésitations, je lui demande :
- Comment s'est passée ta journée ?
Il me darde d'un regard noir et je me fais tout petit sur la chaise. Mais je persiste :
- J'ai bien le droit de te demander, non ? Je suis resté seul une grande partie de la journée, sans personne à qui parler.
- J'ai retrouvé la vache.
- Ah ! C'est une excellente nouvelle ! Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
- Parce que tu m'avais trop énervé pour que j'ai envie de te donner des bonnes nouvelles.
- Je suis vraiment désolé, Louh, je te jure que ça ne se reproduira …
- C'est bon. Tais-toi maintenant.
Je l'observe du coin de l'œil et mon instinct mon souffle que ce dernier bougonnement n'était pas aussi furieux que les précédents. J'ose donc :
- Tu as raison, je vais me taire le temps que tu me racontes exactement ce qu'il s'est passé.
Il hausse un sourcil en me dévisageant et je sens mes joues s'empourprer. Il serait peut-être temps que j'apprenne à me taire pour de bon et que je cesse de le provoquer. Mais à mon plus grand étonnement, il se cale plus confortablement contre le dossier de sa chaise et raconte :
- Hier j'avais cherché dans les cachettes les plus probables hors du village. Mais pas moyen de retrouver cette vache. Finalement, je suis allé chez les paysans et j'ai demandé à voir leurs étables.
- Et ils ont accepté ?
- Ils ne me refusent jamais rien. Donc oui, ils ont tous accepté, et c'est comme ça que j'ai mis la main sur cette bestiole, chez Paul-le-boîteux. Elle correspond à la description que m'a donné le vieux Georges, le propriétaire. Paul et Georges se vouent une haine farouche depuis des décennies. Votre arrivée a permis à Paul de faire un coup bas à son rival tout en vous faisant accuser.
- Et il l'a avoué ?
- Oui. Il n'y a que toi et les tiens qui êtes assez inconscients pour ne pas me craindre.
- Tu leur fais si peur que ça ?
- Il faut croire.
- Pourquoi ?
- Je te l'ai dit, je suis l'homme de main du Seigneur.
- Je suis désolé, Louh, mais je ne sais pas exactement à quoi ça correspond. Tu es le premier homme de main que je rencontre. Tu pourrais m'en dire plus ?
- Tu te ne fatigues jamais, de poser autant de questions ?
Je sursaute. Je ne dois pas le contrarier, c'est ce que je me répète depuis que je le connais, mais je n'arrive pas à me tenir à cette résolution. Et je jurerais presque qu'il n'est pas si fâché que ça contre moi. Je ne cherche cependant pas à trop creuser de ce côté et je lui explique :
- Non. Rencontrer de nouvelles personnes est l'une des grandes joies de ma vie. J'adore apprendre comment elles vivent, comment elles réfléchissent, j'adore connaître leurs points de vue. Je trouve ça très intéressant et j'en sers beaucoup pour construire mes histoires. Tu n'as pas envie d'en apprendre plus sur moi, et ma manière de vivre ?
- Non, pour quoi faire ?
Sa réponse me serre le cœur et je reste muet. Il vient de répondre à la question que je me posais plus tôt dans la journée : s'il est si distant avec moi, c'est juste parce que je suis insignifiant pour lui. Je me retrouve même incapable de lui répondre : comment expliquer ce genre de choses ? Il doit voir que ses paroles m'ont blessé, car il poursuit d'une voix adoucie :
- Tu seras parti dès que Mélisende sera retrouvée. Ou mort. Alors pourquoi apprendre à te connaître puisque tu ne seras plus là dans quelques jours ?
- Eh bien, savoir comment pense un tsigane te permettra de mieux comprendre les prochains qui s'arrêteront par ici.
- Il n'y en a quasiment jamais. Ils sont rarement les bienvenus ici.
- C'est ton Seigneur qui leur refuse le droit de rester ?
- Oui.
- Alors, tu sais pourquoi le conseiller nous a laissé nous installer ?
- Hum. Sans doute par peur de déplaire au Seigneur. Il arrive qu'il les accepte sur ses terres. Le conseiller a dû penser qu'il valait mieux le mécontenter que le frustrer.
- Ce n'est pas un choix agréable à prendre.
- Non, mais c'est son rôle.
Je ne peux qu'approuver. Et à vrai dire, vu le bonhomme, je me moque bien de savoir s'il va avoir des remontrances ou non. Mais c'est utile d'avoir la confirmation que nous risquons de devoir mettre les voiles dès le retour du Seigneur.
- D'ailleurs, comment ça se fait que tu n'aies pas accompagné ton Seigneur lors de son déplacement ?
- Tu ne t'arrêtes jamais, hein ?
- Non !
Cette fois, c'est clairement de l'amusement que je lis dans ses prunelles. Je lui souris, impertinent, et je vois ses lèvres se tendre dans un demi-sourire qui m'envoie d'étranges élancements dans le ventre. Mais il retrouve bien vite son sérieux quand il me répond :
- Je dois rester pour m'assurer que ses gens ne profitent pas de son absence pour enfreindre les lois.
- Alors c'est ça, ton travail ?
- Entre autres. Je m'assure que les villageois respectent son autorité. Je m'occupe des petits différends qu'il peut y avoir entre eux. Je m'occupe aussi de leur réclamer l'argent qu'ils doivent au Seigneur.
- Ah ! C'est pour ça, l'autre jour, que tu es allé voir le gros bonhomme en taverne ?
- Oui. Il avait essayé de rouler le Seigneur au moment du paiement. Et je m'occupe aussi de surveiller le fief. Je dois signaler aux hommes d'armes toute présence suspecte. S'il s'agit d'individus isolés, je m'en occupe, sinon, c'est à eux de le faire.
- Quand tu t'en occupes, ils finissent dans l'auge des cochons ?
- Parfois, oui. Parfois je me montre suffisamment dissuasif.
Je hoche doucement la tête, n'osant pas poursuivre sur cette lancée. Même si j'en parle d'un ton léger, l'idée que les bestiaux, là dehors, puissent avoir mangé de la chair humaine me révulse. Et le détachement avec lequel il m'a répondu me fait froid dans le dos.
Je m'agite un peu sur ma chaise pour chasser le malaise et trouver d'autres questions. Le cliquetis le fait se redresser et il fouille dans les clefs qui pendent à sa ceinture. Il me libère sans un mot et se lève pour aller faire chauffer de l'infusion. Soulagé, je lui demande :
- Et toi, alors, tu n'as aucune question à me poser ?
- Non.
Je peine à comprendre ses motivations mais je n'argumente pas. Peut-être craint-il tout simplement que je perde mon statut de prisonnier pour gagner le statut d'être humain.
Commentaires