posté le mercredi 20 novembre 2013 à 12:57

Iduvief, chapitre 10

 

 

 

L'ouïe des loups-garous qui l'accompagnent est bien plus développée, et ils ont repéré l'origine du cri. Au moment où ils s'élancent, un second hurlement déchirant résonne entre les pierres, leur donnant des ailes. Ils dépassent, sans s'arrêter, les geôles, avant de s'arrêter devant une porte fermée. Elle ne le reste pas longtemps, jaillissant hors de ses gonds lorsque Loundor lui donne un vigoureux coup de pied. Ils avaient reconnu la voix bien avant que Calith, un peu en retard, ne découvre l'identité du malheureux. Ils pénètrent tous les trois dans la petite salle, vide à l'exception d'une chaise, d'une table, et d'une malle. Severin est attaché, nu, bras tendus au-dessus de la tête, jambes largement écartées et entravées à des anneaux dans le sol. Et Florain, un faisceau de branches dans une main, qui les regarde, ivre de colère d'être interrompu.

 

Mais sa colère fait figure de légère irritation, par rapport à la fureur qui anime les visages de Loundor et de Iezahel. Calith effleure leurs dos, espérant les apaiser un peu, avant de se glisser entre eux et de demander, d'une voix glaciale :

 

- Que se passe-t-il ici ?

- Rien qui ne vous regarde. Partez.

- Certainement pas, non. Qu'a-t-il fait ?

 

Iezahel s'approche de l'esclave enchaîné, s'interposant entre lui et son bourreau. Tout l'avant du corps de Severin est strié de bleu et de rouge. Le chef des gardes, agacé, répond :

 

- Cet esclave a volé son maître, et je tente de savoir ce qu'il a dérobé d'autre. Ne vous en mêlez pas, ceci concerne uniquement l'intendance du château, et certainement pas des invités. Sachez que votre ingérence sera rapportée à Dame Marsylia !

 

Cette menace ne récolte qu'un feulement de rage de la part de Loundor, qui demande d'une voix grondante :

 

- Que s'est-il passé exactement ?

- Il s'est empêtré les pieds dans les escaliers, peu après le déjeuner, les dévalant juste devant moi, laissant échapper de sa chemise une coupelle en bronze. Maintenant que votre curiosité malsaine est assouvie, laissez-moi régler cette affaire.

- Cette coupelle était pour moi, misérable.

 

La déclaration de Loundor laisse Florain bouche bée. Calith, tout aussi surpris, bien que ne le manifestant pas, jette un regard rapide à Severin, qui malgré la douleur semble écouter. Le Général martèle :

 

- Nous sommes allés voir Égeas, dans la matinée. Nous avions plusieurs choses à voir avec lui, dont cette coupelle. Il nous a certifié que l'esclave nous les apporterait.

 

Florain semble hésitant, soudain, mais réplique tout de même :

 

- Je sais que vous êtes allés voir le conseiller, ne croyez pas qu'on laisse des étrangers aller où bon leur semble sans les surveiller. Mais j'ai peine à croire qu'Égeas ait bien voulu vous confier quoique ce soit.

- Et pourquoi est-ce que je défendrais un esclave, voleur de surcroît ? Il m'apportait cette coupelle, discrètement, sur ordre du conseiller. Demandez-lui, si vous ne me croyez pas.

 

Florain plisse les yeux, furieux, avant de lancer au loin le faisceau de branches. Et lâche, juste avant de quitter la salle :

 

- Je n'en resterai pas là. Marsylia sera avertie et vous règlerez ça avec elle.

 

 

 

 

 

Ce n'est que lorsqu'ils sont sûrs que le responsable des gardes est loin de la salle que Iezahel demande :

 

- Et s'il va réellement demander au conseiller ?

- Je doute qu'Égeas se souvienne de notre rencontre. Et même si c'est le cas, ce sera la parole d'un conseiller, ivrogne, contre celle du Général de l'armée royale. S'il utilise la menace Marsylia, je peux aussi utiliser la menace royale.

- Ce sera donc à celui qui a les appuis les plus importants.

 

Mais la discussion s'arrête là, ils ont bien plus important à faire. Certaines blessures, dans le dos de Severin, se sont remises à saigner, mais visiblement, Florain n'y a pas touché aujourd'hui. Il s'est contenter de frapper le torse, les cuisses, le ventre, s'égarant parfois sur les parties les plus sensibles de l'esclave.

 

Iezahel, tout en douceur, rassure l'esclave supplicié à moitié conscient, tandis que Loundor et Calith cherchent les clefs qui permettront de le libérer. Et il ne leur faut qu'une poignée de minutes pour mettre la main dessus. Quand ils lui délivrent les mains, Severin s'écroule, incapable de tenir sur ses jambes. Iezahel le réceptionne dans ses bras et l'accompagne jusqu'au sol. Il n'y a aucune trace de vêtements noirs, dans la salle, aussi décident-ils de l'emmener tel qu'il est.

 

C'est encore Iezahel, qui le porte dans ses bras, jusqu'à ce qu'ils regagnent la sécurité relative de leur chambre, que Calith s'empresse de fermer d'un sort.

 

- Calith, écarte les couvertures et étend une de mes chemises sur le lit, s'il te plait.

 

Le concerné s'empresse d'obéir, voyant bien que les bras de son amant montrent des signes de fatigue : tout loup-garou qu'il est, porter un homme sur une telle distance est éprouvant. Malgré toute la douceur dont fait preuve Iezahel, un faible gémissement s'échappe des lèvres de Severin lorsqu'il le dépose sur le lit, légèrement sur le côté. La jambe infirme est parfaitement exposée, dévoilant une cicatrice boursoufflée, ressemblant presque à une étoile, qui s'étale sur tout l'intérieur de son genou. Mais Calith n'a pas le temps de s'en révolter, Iezahel demande :

 

- Calith, fais chauffer de l'eau, s'il te plait. Loundor, est-ce que tu pourrais prendre, dans ma besace, le pot d'onguent, s'il te plait ?

 

Oubliés, les statuts respectifs de chacun. Les deux hommes s'exécutent, tandis que Iezahel découvre l'ampleur des dégâts. Puis il demande à Calith de défaire le sortilège de la pénitence, et la retire avec le plus grand soin. Loundor, pendant ce temps, est chargé de faire infuser les herbes qui soulageront la douleur. Severin gémit doucement tandis que Iezahel applique délicatement l'onguent sur son corps, les yeux mi-clos remplis de larmes. Lorsqu'il en a terminé, il aide l'esclave à basculer sur le flanc, et le recouvre de la couverture.

L'infusion est prête, ils la laissent refroidir sur la table de chevet et s'installent à côté du Général, assis sur une malle. Et c'est Severin qui, d'une voix encore pleine de sanglots, demande :

 

- Merci. Merci pour tout. Mais pourquoi défendez-vous un esclave voleur ?

- Parce que parfois, on châtie un esclave voleur sans avoir la moindre idée de ses motivations. Et quand on les apprend, on regrette amèrement.

 

Impossible pour Iezahel de rater l'aveu de Calith, dans cette déclaration : le roi s'en veut encore de l'avoir fait fouetter par Voinon, alors qu'il avait volé de la viande dans l'assiette royale, affamé. Il pose sa main sur celle de Calith, la serrant doucement, comme pour lui dire qu'il est pardonné. C'est un geste qui n'échappe pas à Severin, qui les observe d'un regard nouveau. Mais Loundor poursuit, préoccupé par l'instant présent :

 

- Pourquoi as-tu pris cette coupelle ?

- Égeas était ivre mort, comme d'habitude. J'ai voulu faire une offrande à Artéus, je voulais faire brûler un peu de myrrhe, c'est une odeur qu'il aimait beaucoup.

- Pourquoi ne pas avoir dit à Florain que tu agissais pour le compte d'Égeas, dans ce cas ?

- Il ne m'aurait pas cru. Égeas a déjà fait son offrande, il n'en fera plus. Et il n'est pas du genre à avoir ce genre d'attention. Il a apporté un pichet de vin, au Seigneur, en en prélevant une bonne partie, en souvenir du bon vieux temps, qu'il a dit.

- Et c'était toi, qui voulais faire cette offrande ?

- Oui. Je n'ai pas eu le temps de le faire plus tôt, et puis, il y avait trop de monde, en bas, pour que je puisse le faire discrètement.

- Pourquoi le faire discrètement ?

- Ils se soucient bien peu de ce qu'on peut ressentir. Ils n'auraient pas compris que je veuille me recueillir.

- Mais pourquoi une coupelle en bronze ? Tu n'aurais pas pu prendre quelque chose de moins... précieux ?

- Je ne possède rien. Et Artéus méritait bien plus qu'un vieux bougeoir.

 

Ils échangent un regard, le temps que l'esclave boive un peu de l'infusion. Finalement, Calith demande, hésitant :

 

- Tu l'aimais beaucoup, Artéus ?

- Oui. Il a toujours été très gentil avec moi. Quand Égeas était... indisponible, c'est lui que j'allais aider. Il ne me demandait jamais d'aller chercher quelque chose, il faisait toujours appeler un autre esclave : il savait qu'avec mon genou, c'est pénible pour moi d'aller courir à l'autre bout du château. Il ne me dictait que rarement une missive, il préfèrerait souvent le faire lui-même. Mais quand il le faisait, il parlait toujours lentement, pour que j'ai le temps d'écrire. Il faisait même une pause, pour que je puisse changer de parchemin ou tailler la plume. Et...

 

La voix de Severin se noue, et il crispe son poing autour des draps, mais il poursuit :

 

- Il m'a félicité. Quand il était très malade, il m'a demandé de vous envoyer une missive, Général. Il m'a juste dit « Demande à Loundor de venir », alors j'ai fait au mieux, et j'ai choisi avec soin les mots pour que vous veniez, sans que quiconque puisse savoir exactement pourquoi. Je connaissais bien son écriture, j'ai fait en sorte de la copier, pour que vous ne vous posiez pas de questions. Il était content de moi. Il m'a félicité, et il m'a caressé la tête. Et il m'a remercié.

 

Les trois amis refrènent violemment leur curiosité : l'émotion de l'esclave est si forte qu'ils restent silencieux un moment. Severin poursuit d'une voix fragile :

 

- J'ai dû attendre que le messager revienne avant de lui confier la missive. Je savais déjà que c'était trop tard. Mais ce n'était pas une raison : j'ai appliqué la volonté de mon Seigneur. Je voulais lui faire savoir, en brûlant la myrrhe, que vous étiez là, que vous alliez tout arranger. Et que sa volonté avait été respectée.

 

Et son regard se braque soudain sur eux, paniqué, et il implore :

 

- Je vous en supplie, ne dites à personne que j'ai imité l'écriture de mon Seigneur. Je n'ose pas imaginer ce qu'ils feraient, s'ils savaient.

- Nous ne dirons rien. Tu as notre parole.

 

Il s'apaise un peu, ferme les yeux de soulagement. Imiter l'écriture, la signature, appliquer le sceau alors même que le seigneur est à l'agonie est une faute très grave. Ils sont convaincus que Severin est sincère, mais qui d'autre le croira ? Ce n'est jamais que la parole d'un esclave, et la seule autre personne qui pourrait confirmer ses dires est dans l'incapacité de le faire.

Iezahel, curieux, laisse quelques secondes à Severin pour contrôler son émotion et poursuit :

 

- Tu sais, alors, pour quelle raison le Seigneur Artéus souhaitait la présence de Loundor ?

 

Mais Severin n'a pas le temps de répondre. Des coups violents sont frappés à la porte. Calith se précipite, suivi de près par Loundor. Une fois le sort annulé, Loundor entrouvre la porte, faisant rempart de son corps. Il s'écarte légèrement, laissant Nyv' se faufiler en annonçant :

 

- Florain arrive avec des gardes.

 

Le grondement de Loundor laisse présager de l'accueil qu'ils vont recevoir. Il referme vivement la porte, pour la ré-ouvrir une poignée de minutes plus tard. Florain, entouré de quatre gardes, le toise :

 

- Rendez l'esclave. Vous êtes convoqués, séance tenante, chez Marsylia.

- Je n'ai pas à recevoir d'ordre de la part d'un responsable des gardes. Le Roi seul est habilité à me donner des instructions. Nous gardons l'esclave, et nous rencontrerons Marsylia demain, dans la matinée.

- Mais...

- Ce n'est pas négociable. Rompez.

 

Et Loundor de claquer violemment la porte au nez de Florain, sans lui laisser le temps de répliquer. Il l'a tellement impressionné que le responsable n'ose frapper à nouveau, et que, quelques instants plus tard, ils entendent ses pas s'éloigner dans le couloir.

 

 

 

 

En quelques mots rapides, Loundor résume à voix basse la situation à Nyv', qui jette un long regard à Severin, recroquevillé sur le lit. Il tire la seconde malle, et s'assoit face au lit. Iezahel pose à nouveau sa question, comme si l'interruption de Florain n'était qu'un infime contretemps :

 

- Pourquoi Artéus souhaitait la présence de Loundor ?

- Il était très faible, il m'a juste demandé d'écrire la lettre.

- Sans donner la moindre explication ?

- Non, aucune explication.

- Mais tu étais souvent avec lui, tu dois bien avoir une idée de ce qui le préoccupait, non ?

 

Le regard gris de Severin se pose sur chaque visage qui lui fait face, comme s'il hésitait à parler. Loundor, d'une voix encore vibrante de colère, déclare :

 

- Le Seigneur Artéus m'a fait venir ici, et il devait bien se douter qu'il ne serait peut-être pas là pour m'en donner les raisons. Il t'a fait confiance, en te demandant une telle chose, et il savait parfaitement quels risques tu prenais. Je suis convaincu qu'il comptait sur toi pour nous informer s'il ne pouvait pas le faire. Je réponds de chaque personne présente ici.

 

Sa tirade semble convaincre l'esclave. Apaisé, il explique :

 

- Avant de tomber malade, Artéus enquêtait. Iduvief est un château très tranquille, mais ces derniers temps, des résidents nous ont quitté. Un matin, les commis de cuisine ont retrouvé leur chef, Nalek, raide mort par terre. Une quinzaine de jours plus tard, c'est Yorell qui est tombé, alors qu'il revenait de la chasse. Il s'est écroulé et ne s'est jamais relevé. Le seigneur Artéus était inquiet, car ces deux hommes étaient dans la force de l'âge, en bonne santé et robustes.

- Je suppose qu'il a consulté Ketil ?

- Oui, le médecin a vu les deux corps. Il vous en dira peut-être plus. Tout ce que j'ai pu savoir, c'est qu'ils n'avaient aucune trace de blessure ou de coups. C'étaient peut-être des morts naturelles, mais elles inquiétaient Artéus. Il disait souvent qu'il aurait aimé avoir l'odorat d'un loup-garou pour être sûr.

- Être sûr de quoi ?

- Je l'ignore, Général. Je... je ne l'avais pas accompagné, chez le médecin, alors je n'ai pas pu avoir accès à toutes les informations.

- Est-ce que tu sais qui d'autre était au courant ?

- Marsylia, évidemment, et Florain.

- Marsylia s'occupait déjà de la gestion du fief, alors ?

- Oh non, pas du tout. Artéus l'avait formée pour ça, bien sûr, mais il gérait tout seul, elle avait bien assez à faire. Mais elle était concernée, puisque Yorell était son mari.

 

 

 

 

 

Loundor et Calith échangent un long regard de connivence. Peut-être que... Mais leur attention est détournée par des coups frappés à la porte : la jeune esclave apporte le dîner. Iezahel reste dans l'embrasure de la porte, n'ayant aucun mal, vu sa taille et celle de l'esclave, à lui cacher la présence de Severin et rapatrie les vivres dans la chambre. Loundor fronce les sourcils et laisse échapper un :

 

- Si on m'avait parlé comme j'ai parlé à Florain, j'aurais interdit d'apporter à manger.

- Il a peut-être peur de te voir transformé en bête enragée si tu es affamé.

 

Calith sourit, taquin, espérant détendre l'atmosphère. Mais ça tombe à plat, quand Nyv' dit :

 

- Il n'a peut-être pas eu le temps de prévenir les esclaves.

- Florain a énormément de pouvoir, ici. Il sait faire entendre ses ordres à quiconque dans le château en moins de cinq minutes.

 

Et la déclaration de Severin achève de plomber l'ambiance. Ils ont tous conscience que l'heure est grave : si Marsylia se moque de l'appui royal, ils sont dans une bien mauvaise posture. Et après tout, si son père était fidèle à la lignée de Calith, qui peut certifier qu'elle n'a pas d'opinion différent ? Pour les paroles de Loundor, ils pourraient voir retirée l'hospitalité offerte. Et dans ce cas, ils devront rentrer à Pieveth, malgré le temps, laissant Severin ici. Et qu'elle leur retire l'hospitalité pourrait être le moindre mal. Si elle a été séduite par des partisans de Lombeth, si elle a des velléités d'indépendance, elle pourrait parfaitement faire usage de la force. Et même s'ils sont sept guerriers, personne ne peut parier sur l'issue d'une bataille entre les gardes, nombreux, du château et les invités. Et même si ce serait folie de sa part, l'accueil qu'ils ont reçu depuis leur arrivée laisse présager le pire. Plus que jamais, la présence du roi au sein d'Iduvief doit rester secrète. Et ils n'ont pas besoin de le dire à voix haute pour en être convaincus : leurs regards alarmés parlent pour eux.

 

 

  

Iezahel dépose le plateau, surchargé de nourriture, sur l'une des malles libres. Il conseille à Severin, qui semble sur le point de vomir à la simple odeur du dîner, de boire l'infusion, à défaut de manger.

Ils dinent en silence, chacun plongé dans ses pensées, réfléchissant aux implications de tout ce qu'ils viennent d'apprendre.

Alors que le plateau est quasi vide, Severin commence à s'agiter. Iezahel reporte aussitôt toute son attention sur lui :

 

- Tu as un souci ?

- Je dois aller voir le mage. Il se poserait trop de questions si je n'y allais pas. Et quand il verra que je n'ai plus la pénitence...

 

Calith répond au regard interrogateur de son amant en hochant la tête et en décrétant :

 

- On vient avec toi.

- Florain m'a arraché mes vêtements dans l'escalier.

- On va t'en trouver, ne t'inquiète pas.

 

Ce n'est même pas envisageable de le faire traverser, une fois encore, les couloirs du château dans le plus simple appareil. La seule chemise de rechange de Iezahel est sous Severin, tâchée de sang. Prêter des vêtements de l'imposant Loundor à l'esclave le transformerait en épouvantail. Reste Calith, qui s'apprête à se proposer, mais contre toute attente, c'est Nyv' qui offre :

 

- J'ai des tenues de rechange, je vais t'en chercher une.

 

L'éclaireur a, en effet, une carrure plus proche de celle, mince, de Severin. Tous opinent, et il ne faut qu'une poignée de minutes à Nyv' pour ramener ses affaires et les tendre à l'esclave. Il se détourne, ainsi que Calith et Loundor, dans une futile tentative pour préserver la pudeur de Severin. Iezahel reste pour l'aider à s'habiller, malgré la douleur.

 

 

 

 

 

C'est une curieuse procession qui s'avance dans le couloir, Loundor en tête, Nyv' soutenant Severin, qui boite comme jamais et s'avance très lentement, puis Calith et Iezahel qui ferment la marche. Ils ne croisent personne et parviennent, non sans mal, jusqu'à l'antre du mage. C'est l'esclave qui heurte timidement le battant de bois, récoltant un :

 

- Entrez, entrez. Je suis à vous dans deux minutes.

 

Ils s'avancent tous à la suite de Severin, et découvrent les lieux, chaudement éclairés d'une dizaine de lanternes. Deux pans de murs sont couverts d'étagères pleines de manuscrits. Dans un coin, une dizaine de fioles sont sagement alignées. Le mage est installé sur un tabouret, penché sur une écritoire, et sa plume gratte furieusement un parchemin. Il jette un coup d'œil très rapide puis dit :

 

- Ah, c'est toi Severin. Enlève ton pantalon, je fais vite.

 

Quand il lâche sa plume, il saute du tabouret et s'essuie les mains tachées d'encre à l'aide d'un tissu, se dirigeant résolument vers l'esclave. Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il remarque la présence des autres. Il se fige, les observe attentivement de son regard doux, sourcils froncés. Loundor gronde :

 

- Nous l'accompagnons.

- Oh, très bien, comme vous le souhaitez.

 

Il est de taille moyenne, des cheveux bruns raides descendant au milieu du dos et retenus par un lien en cuir sur la nuque, et sa frêle carrure le pousse à prendre en compte la menace sourde contenue dans les paroles. Et à ne pas le contrarier. Il est particulièrement jeune, peut-être de l'âge de Calith. Mais il semble bien avoir conscience de la gêne que peut représenter la pénitence, car il se concentre vite sur Severin. Et alors qu'il écarte un pan de la chemise, pour accéder plus facilement à la pénitence, il se fige et murmure :

 

- Oh bon sang. Mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Et où est la pénitence ?

- C'est moi qui l'ai enlevée, quand nous avons découvert ce qu'ils lui ont fait subir. Et je m'oppose à ce qu'on la remette.

 

Calith s'avance d'un pas, le visage fermé et brûlant de défi. Le mage fait volte-face et le scrute très attentivement, surpris de se trouver face à quelqu'un qui maîtrise la magie. Mais visiblement, la présence de Severin, frissonnant de peur à ses côtés, est plus importante pour lui. Il lui demande de remonter son pantalon et le fait s'allonger sur un tout petit lit, coincé sous la fenêtre. Le temps que l'esclave s'installe, il déclare :

 

- Avancez, messires, avancez, ne restez pas à la porte. Je n'ai pas de siège pour tout le monde alors... eh ben, faites comme vous pouvez pour vous installer confortablement. Severin, tu permets que je regarde d'un peu plus près ? Et raconte-moi ce qu'il s'est passé, veux-tu ?

 

Severin acquiesce et raconte, en quelques phrases, les évènements de la journée, tandis que le mage, assis sur le rebord du lit, le manipule avec la plus grande délicatesse. Il murmure ensuite des incantations à voix basse, soulageant visiblement l'esclave. Puis il s'élance jusqu'à sa réserve de fioles, fouille dans les pots, et revient avec un petit bocal contenant un onguent, et un sachet d'herbes séchées. Il le confie à Severin, lui conseillant d'en appliquer régulièrement sur les zones douloureuses. Puis, à nouveau assis sur le petit lit, il se tourne vers Calith et déclare :

 

- Je suis Filraen, le mage d'Iduvief. Vous avez bien fait de lui enlever sa pénitence. Je l'aurais fait, s'il était venu me voir directement.

- Il n'était pas en état de venir vous voir. Nous lui avons donné aussi de... euh...

 

Calith, désemparé, jette un regard à Iezahel, qui s'empresse d'expliquer quelle infusion il a donné à Severin, récoltant des hochements de tête approbateurs. Puis Calith reprend :

 

- Nous accompagnons le Général Loundor, ici présent, pour …

- Oui, oui, je sais qui vous êtes. Severin m'a parlé de vous ce matin.

 

Voyant l'air surpris des invités, le mage explique :

 

- Il est venu pour que je lui retire sa pénitence. J'ai tout de suite vu que son dos était douloureux, alors je lui ai demandé de retirer sa chemise. Il n'aurait pas pu nettoyer si soigneusement le milieu de son dos ni les omoplates. Je... enfin, disons que je me sens plus à l'aise dans les soins, classiques ou magiques, que dans la magie plus... offensive. Je soigne régulièrement les esclaves.

- Parce que Ketil refuse de le faire.

- Eh bien... oui, en effet. Et je veux apporter mon savoir pour aider les gens. Ketil est un excellent médecin, que sa longue carrière a doté d'un savoir inestimable. Mais hélas, il le sait très bien, et refuse de gâcher son talent, je le cite, pour soigner de simples asservis. Ce n'est un secret pour personne : nous avons le plus grand mal à nous entendre à cause de cette divergence d'avis. Il refuse de me transmettre son savoir alors que... eh bien, les années s'accumulent pour tout le monde, et tout médecin qu'il soit, il ne sera pas épargné par la mort. Enfin, quoiqu'il en soit, j'ai voulu soigner Severin, mais je me suis vite rendu compte que c'était déjà fait. Alors je l'ai interrogé.

 

Le concerné s'agite sur le lit, jusqu'à trouver une position presque confortable et assure avec véhémence :

 

- Je n'ai trahi aucun secret. Je l'ai juste informé de votre présence ici, parce que Filraen est toujours le dernier au courant. Il est gentil, il ne vous nuira pas. C'est lui qui a soigné mon genou.

 

Cette dernière phrase était sans doute destinée à rassurer les invités, mais ils échangent un long regard : vu le résultat... Severin n'est pas dupe et s'exclame :

 

- Il a fait tout ce qu'il a pu ! Égeas s'est énervé, un jour, parce que je ne trouvais pas un acte de commerce. J'étais perché sur un tabouret, il m'a fait tomber en me retenant la jambe, et m'a roué de coups ensuite. Quand j'ai repris conscience, il était ivre mort sur son fauteuil, et moi... l'os avait déchiré la peau et pointait dehors. Je savais que malgré ça, Ketil ne me soignerait pas, et que Florain me donnerait des bouts de tissus et des onguents pour que je me débrouille tout seul. Alors je me suis traîné comme j'ai pu pour aller voir Filraen. Il a lancé un sort, je ne sentais plus du tout ma jambe. Et il a remis l'os à sa place, a recousu la plaie, et l'a bandée serrée pour que ça ne bouge plus. Il a accéléré autant que possible la guérison, mais il n'a pu me garder qu'une journée avec lui. Ensuite, j'ai dû retourner au travail, et … c'est pour ça que je boite maintenant. Mais Filraen a fait tout ce qu'il pouvait pour moi, alors qu'il n'était pas du tout obligé de le faire.

 

Les explications les glacent. Nyv', resté près de la porte, frissonne et grimace en imaginant ce qu'a pu ressentir l'esclave. Iezahel, lui, écoute, les yeux rivés au sol, tandis que Calith, installé sur le tabouret du mage, regarde d'un œil nouveau Filraen. Loundor se résout à poser la question qui le hante depuis leur arrivée, maintenant qu'ils sont en présence d'une personne agréable :

 

- Je ne comprends pas. Ketil, Florain, Egéas. Je connaissais Artéus, et je ne comprends pas comment il a pu s'entourer de gens pareil, et accepter un tel comportement.

- Oh, la raison est simple.

 

Filraen se lève vivement, et va chercher, dans un meuble bas, une bouteille et des chopes pour tous. Puis il les remplit toutes, avant de les distribuer en annonçant :

 

- C'est de l'hydromel. Le meilleur qu'on puisse trouver. Je m'assure toujours d'en avoir assez pour affronter l'hiver.

 

La boisson est délicieuse, et tous le complimentent à ce sujet. Satisfait, il va s'asseoir avec un petit sourire et poursuit :

 

- Artéus s'entourait de gens qu'il estimait. Ketil, par exemple, a assisté la mère d'Artéus lors de son accouchement. Il l'a soignée, plus tard, lorsqu'elle est tombée gravement malade, et c'est lui qui l'a sauvée. Il a assisté l'accouchement de la femme d'Artéus, donnant naissance à Marsylia. Il l'a empêchée de mourir en couches, et grâce à lui, le Seigneur a pu vivre une dizaine d'années de plus avec sa femme. Ketil est un homme dévoué, qui ne rechigne pas à se lever au beau milieu de la nuit pour aller soigner les gens. Et c'est ça, qu'Artéus voyait. Pas le fait qu'il refuse de s'occuper des esclaves, ni qu'il se comporte comme un malotru avec quiconque indigne de ses talents.

 

Le mage savoure une gorgée d'hydromel avant de poursuivre :

 

- Égeas était à ses côtés, quand il a hérité du fief. Il l'a toujours soutenu, aidé, et il a réussi à arranger bon nombre de situations grâce à ces talents diplomatiques et ses capacités à contourner les problèmes et trouver des solutions. Il y a une dizaine d'année, Égeas a perdu la femme qu'il aimait, alors qu'elle accouchait de leur premier enfant. C'est depuis ce jour-là qu'il boit, de plus en plus, pour oublier. Artéus le savait, tentait de lui venir en aide, même s'il ne pouvait pas faire grand-chose. Artéus avait un sens de l'amitié très poussé, et tant qu'il estimait que les services rendus étaient plus importants que les défauts des hommes, alors il gardait ces hommes auprès de lui. Nous nous sommes rencontrés au bord d'une route, alors que l'un de ses gardes était tombé, suite à l'emballement de son cheval. L'homme était sérieusement blessé et moi, j'arrivais sur cette route, je pensais rejoindre Pieveth pour offrir mes maigres services. Je me suis arrêté, j'ai soulagé les douleurs du garde, leur permettant de rentrer ici. Artéus a tenu à ce que je les accompagne, il voulait m'offrir son hospitalité quelques jours, le temps que je me repose avant de repartir. Sauf que je n'en suis jamais reparti. Je sais que beaucoup, ici, me considèrent avec mépris. Je ne suis pas porté sur la magie offensive : les sorts, comme celui de la pénitence, je ne les utilise que contraint et forcé. Je n'aime pas la magie qui blesse les autres, c'est sans doute pour cette raison que je suis si peu doué. Artéus a dédaigné les offres de mages bien plus talentueux que moi pour me convaincre de rester, sachant très bien que j'étais un mage guérisseur. Simplement parce que j'avais soigné un homme, sans négocier mes tarifs avant, et sans me soucier de son rang.

 

Filraen secoue doucement la tête, termine son verre, et avoue :

 

- Je parle beaucoup, désolé. Severin l'a dit, à sa manière : je ne suis pas très apprécié ici et j'ai rarement de la visite. Pour la plupart, je ne suis qu'un pique-assiette, qui fait double emploi avec Ketil, et qui est incapable de déchaîner des feux infernaux sur d'éventuels ennemis. Ils me tolèrent, parce qu'Artéus me voulait. Maintenant qu'il n'est plus là... Je ne sais pas combien de temps je vais rester, encore. Ou plutôt, j'ignore combien de temps Marsylia acceptera ma présence ici. Je repartirai peut-être, reprendre ce voyage insensé pour aller à Pieveth. Mais il paraît que l'héritier est un mage-guerrier, alors ça m'étonnerait qu'il ait besoin de moi.

 

Il redresse soudain la tête, et plante son regard doux dans celui du Général. Et d'une voix vibrante d'espoir, il demande :

 

- Vous savez, vous, s'il y a des mages à la cour ?

- A part le responsable des esclaves, qui maîtrise juste assez de sorts pour les délivrer de leur anneau, personne d'autre que le roi ne pratique de magie à Pieveth.

- Personne ne s'est présenté pour offrir ses services ?

- Pas à ma connaissance. De ce que j'en sais, la plupart des mages ont fui Pieveth pendant le règne de l'Imposteur, et ils ont maintenant une place trop intéressante pour revenir ici. Et je ne crois pas que le roi cherche spécialement de mage.

- Oh. Dommage. Enfin, de toute façon, je ne me voyais pas laisser Severin et les autres esclaves dans cette situation.

- Mais si vous changez d'avis, je suis convaincu que le roi saura examiner votre offre avec attention.

 

La déclaration de Calith fait sursauter le mage, qui ne s'attendait pas à l'entendre presque contredire le Général. Severin s'agite, mal à l'aise, sur le petit lit. Il aurait beaucoup à perdre, lui, si Filraen quittait Iduvief.

 

- Je suis navré d'avoir tant parlé, et de vous avoir importuné avec mes histoires. Et je vous remercie pour cette information : un jour, mes pas me conduiront peut-être à Pieveth, qui sait ?

- Ne vous inquiétez pas : vous êtes le premier à nous accueillir ici. Et cette discussion fut très plaisante, quoique vous en pensiez.

- Merci. Severin ? Où penses-tu dormir, cette nuit ? Tu peux rester ici, si tu veux.

 

Calith saute en bas du tabouret, et après un regard rapide à Loundor, déclare :

 

- Il va dormir avec nous. Florain essaie de le récupérer. Il n'osera rien faire, tant qu'il est avec nous. Mais si il dort ici, Florain le saura, et vous ne serez pas en position de lui refuser quoi que ce soit.

- Ça me mettrait dans une position délicate, en effet. Et vous avez raison, Severin sera bien plus en sécurité avec vous. Merci de prendre soin de lui. Ah, par contre, Severin, dès que tu iras mieux, je serai obligé de te remettre ton anneau.

 

Le concerné acquiesce, résigné. Après de nombreux remerciements et salutations, Filraen va ranger la pénitence qu'il a récupéré, tandis que Calith et les autres regagnent leur chambre.

 


 
 
posté le mardi 19 novembre 2013 à 09:21

Iduvief, chapitre 9

 

 

 

 

Ce sont des gémissements étouffés qui le réveillent. Le lit est comme parcouru de soubresauts, et la couverture s'agite follement. La soulevant doucement, il découvre Iezahel, roulé en boule, les mains sur la tête pour se protéger, sursautant, se débattant et gémissant à chaque coup porté sur lui dans son cauchemar. Calith est parfaitement réveillé, désormais. C'est déjà arrivé, par le passé, et la première fois, il s'était pris un coup de genou dans les parties, en voulant le tirer de son mauvais rêve en le touchant. Trop dangereux de s'approcher, quand il gesticule comme ça. Alors il bloque ses émotions, prend une grande inspiration, et ordonne, de sa voix la plus autoritaire :

 

- Ne bouge plus.

 

Iezahel, tout perdu dans son cauchemar qu'il est, lui obéit et d'une voix secouée de pleurs, supplie :

 

- Pitié, je l'ai gardé. Pitié.

 

Il est immobile, désormais et s'étouffe presque en implorant, pris de sanglots incontrôlés. Calith s'approche alors, retirant délicatement le bras qui protège sa tête de manière à pouvoir le serrer contre son torse sans risque d'être blessé, la gorge nouée. Il l'embrasse sur le crâne, sa main libre lui caresse le dos, insistant sur son tatouage, et il murmure :

 

- Je sais que tu l'as gardé. Je sais. C'est fini maintenant. Du calme, c'est fini.

 

Un mince filet de lumière s'infiltre sous la porte, lui permettant de voir, braqué sur lui, le regard de Loundor. Oh bon sang. Mais il poursuit ses caresses et ses paroles apaisantes, laissant le temps à Iezahel de s'extraire de son cauchemar. Jusqu'à ce que ce dernier bascule sur le dos et passe ses paumes sur ses yeux pour essuyer ses larmes.

Un jour, Calith osera lui demander ce qu'il devait garder, mais ces réveils le secouent bien plus qu'il ne l'avouerait. Pour le moment, il fait semblant de savoir de quoi il parle dans son cauchemar. Et puisque ça fonctionne...

 

Iezahel tourne soudain la tête en direction de Loundor, pour le voir paisiblement endormi. Du moins en apparence. Mais ça, il l'ignore, alors, soulagé, il revient se blottir contre son amant et murmure des excuses. Et Calith, la gorge nouée, est incapable de répondre. « Ce n'est rien » « Je n'avais plus sommeil de toute façon », seraient autant de mensonges qu'il se refuse de prononcer.

Ils se savent incapables de dormir, l'un trop remué par ce qu'il vient de voir, l'autre encore frissonnant d'horreur. Mais ils ont besoin de sentir la présence de l'autre, d'effleurer sa peau, de se repaître de son odeur, de partager sa chaleur. Ils restent ainsi un long moment, jusqu'à ce que des coups soient timidement frappés à la porte. Loundor se lève, s'étire bruyamment avant d'aller ouvrir, et de récupérer un plateau vacillant des mains de l'esclave de la veille.

 

Le brasero s'est éteint dans la nuit, et il ne fait pas bien chaud, dans la chambre, toute petite qu'elle soit. Mais ils s'affairent tous, rentrant le pot de chambre, propre, laissé dans le couloir, ainsi qu'un second brasero, plus grand, sur lequel est placé une bassine en étain, et les seaux de charbon et d'eau. Ils allument les chandelles, les braseros, font chauffer de l'eau et satisfont leurs besoins naturels avant de se recoucher pour profiter d'un petit-déjeuner dans la douce chaleur de leurs lits. Aucun mot n'est échangé, tous font comme s'il ne s'était rien passé dans la nuit. Le généreux petit-déjeuner est vite expédié, tout comme la toilette de chacun. Lorsqu'il en a terminé, Iezahel lave soigneusement leurs vêtements, avant de les pendre comme il le peut, pour les faire sécher. Et alors qu'il s'apprêtait à verser les herbes pour la gorge de Calith, ce dernier l'interrompt :

 

- Laisse. On doit aller voir le médecin, autant avoir une bonne raison.

 

Iezahel acquiesce d'un hochement de tête, remettant les herbes dans sa besace. Il a les traits tirés de fatigue, et le regard un peu vague. Calith s'approche doucement de lui et l'embrasse chastement, puis le remercie pour sa prévenance.

 

Ils sont prêts, aussi décident-ils de passer d'abord saluer les jumeaux, Nyv' et Asaukin. Mais leur chambre est déserte, ils sont déjà partis à la chasse aux informations. Ils poursuivent donc leur chemin, se rendant directement au second étage. Ils s'arrêtent cependant devant la petite fenêtre qui orne le palier, découvrant un paysage à couper le souffle. De fins flocons tombent paresseusement, et malgré le ciel gris et bas, ils distinguent bien la dense forêt, toute de blanc vêtue qui descend jusqu'à la vallée qu'ils surplombent. Ils restent immobiles, tous les trois, devant cette promesse de liberté, eux qui aiment tant être à l'extérieur. Mais vu le temps...

 

C'est un son bien particulier qui les extirpe de leur contemplation : le bruit de sandales heurtant irrégulièrement les dalles. Severin grimpe péniblement les escaliers, les bras chargés de manuscrits, grimaçant de douleur.

Il les salue avec beaucoup de courtoisie, et Calith en profite pour lui demander de leur indiquer où trouver le médecin. Et comme il se trouve non loin des appartements d'Égeas, l'esclave leur propose de les y emmener. Il peine un peu à avancer, avec son fardeau, mais décline l'offre de Iezahel de l'aider. Alors ils le suivent, progressant lentement, au rythme de l'infirme.

 

L'antre du médecin ne se distingue en rien des autres appartements de l'étage, et il leur faut patienter de longues minutes avant qu'on ne vienne leur ouvrir. C'est un homme de petite taille, qui arrive à peine au torse de Calith, d'un âge avancé, qui se tient devant eux. Il écarte d'un geste agacé ses cheveux blancs comme la neige, fins et négligés, et dévisage ses visiteurs de ses petits yeux de fouine. Il désigne d'un doigt décharné Iezahel, et crache :

 

- J'espère que vous ne venez pas pour lui, je n'ai que faire de soigner des esclaves.

 

La main de Iezahel cherche à boutonner sa chemise, mais son collier, trop large, demeure parfaitement visible, chemise boutonnée jusqu'au col ou non. Et il encaisse, sans broncher, l'animosité du médecin, retenant même un sourire lorsque Calith, d'une voix glaciale, répond :

 

- C'est pour moi. Du moins, si vous estimez que j'en vaux la peine et que vous en avez le temps.

- Entrez.

 

Le médecin ne leur souhaite pas la bienvenue, et rien dans son comportement n'indique qu'il mettra de la bonne volonté. L'antre du médecin est une véritable caverne aux trésors : d'innombrables flacons et bocaux sont alignés avec soin sur les étagères qui couvrent tous les murs. Une table, vierge de tout encombrement, un fauteuil et un lit composent le reste de l'ameublement. Le médecin, arrivé au centre de la pièce, se tourne vers eux et dit :

 

- Je m'appelle Ketil, médecin d'Iduvief depuis... bah, aucun de vous n'était né quand je suis entré en fonction. Et vous, vous êtes ?

 

Les trois hommes échangent un regard de connivence et Calith répond :

 

- Je suis un compagnon de voyage du Général Loundor.

 

Ketil braque aussitôt son regard perçant sur Loundor, si intensément qu'il finit par le mettre mal à l'aise, puis demande :

 

- Vous êtes le Général Loundor ? Celui dont on parle dans tout Pieveth, le bras droit de notre Roi ?

- En effet.

- J'ignorais que nous accueillions un si prestigieux invité. Vous êtes bien loin de notre Roi.

 

Le vieillard s'est un peu radoucit, alors qu'il montre, d'un geste de la main, le fauteuil à Calith. Mais toute son attention est rivée sur Loundor, attendant une réponse à sa question implicite. Et Loundor lui fournit de bonne grâce :

 

- J'ai répondu à l'appel d'Artéus, mais il semblerait que j'arrive trop tard.

- Il nous a quitté, en effet, il y a une douzaine de jours. Marsylia ne vous l'a pas annoncé ?

- Si, même si elle ne nous en a guère dit plus. Mais maintenant que nous sommes là, et puisqu'il semblerait que personne n'a besoin de nous, nous n'allons pas tarder à repartir. Je voulais juste qu'il vienne vous voir, pour son mal de gorge. Et ensuite, j'irais me recueillir auprès d'Artéus. J'aimerais juste savoir... A-t-il beaucoup souffert, avant de nous quitter ?

- Sa fin n'a pas été paisible. C'était pourtant parti d'une simple angine, mais il a été pris de faiblesse ensuite. Il se plaignait de maux de tête, de vertiges, et son angine ne passait pas. Son état s'est dégradé au fur et à mesure, il avait de plus en plus de peine à respirer. Mes remèdes n'ont rien pu faire.

- Et tout est parti d'une angine ?

- Oui, une banale angine.

- C'était pourtant un homme robuste.

- Je sais bien. Mais certaines maladies se développent de manière inattendue, surtout si elles ne sont pas soignées à temps.

- J'ai bien fait de vous amener l'un de mes compagnon de route, alors.

- Ah oui ! Lui !

 

Ketil se tourne vers Calith, qui patiente sagement sur le fauteuil depuis le début de la conversation, et le dévisage comme s'il se rappelait soudainement de sa présence. Puis, sans précaution aucune, lui palpe la gorge sans douceur, lui ouvre la bouche pour regarder à l'intérieur et le fait parler tout en maintenant une pression inflexible sur le menton. Et Calith ne peut s'empêcher de regretter le doux traitement de son amant, qui a pris soin de lui avec tant de délicatesse. Puis Ketil, toujours aussi brusque, rend son verdict :

 

- Angine.

 

Il se déplace à petits pas jusqu'à l'une des étagères, cherche parmi les bocaux jusqu'à en prendre un, d'où il prélève une mesure d'un mélange d'herbes soigneusement pillées. Puis il la glisse dans un petit sachet, qu'il colle entre les mains de Calith en martelant :

 

- Une infusion, trois fois par jour. Vous en avez pour deux jours, là. Si ça ne va pas mieux, revenez me voir.

 

Puis il se détourne complètement de Calith pour se concentrer à nouveau sur le Général :

 

- N'hésitez pas à demander à un esclave de vous conduire au caveau, Je vous y aurais bien conduit moi-même, je m'y rends souvent, mais je suis débordé de travail en ce moment.

- Merci pour le remède, et merci de nous avoir accordé un peu de votre temps.

 

Il faut connaître Loundor pour percevoir, dans ses remerciements, tout le mépris et tout l'agacement qu'il ressent. Ketil s'incline légèrement, un fin sourire fleurant sur ses lèvres, clairement flatté d'avoir conversé avec un homme aussi prestigieux. Il n'a pas regardé une seule fois Iezahel, comme s'il était invisible, et Calith a peine plus. C'est donc amers qu'ils quittent l'antre du médecin, se promettant de n'y retourner qu'en ultime recours.

 

 

 

 

Ils ne font aucun commentaire, une fois dans le couloir, mais Iezahel prend des mains de son amant le sachet d'herbes, sans un mot. Ils s'arrêtent sur le palier, près de la petite fenêtre où ils ont regardé le paysage plus tôt. Iezahel ouvre alors le sachet et le renifle longuement, avant de hocher doucement la tête :

 

- C'est le même mélange que celui que j'ai apporté. C'est bon.

 

Et le visage grave, il rend la pochette à Calith. Loundor approuve son geste d'un mouvement de la tête et annonce :

 

- J'aurais le temps d'aller au caveau cet après-midi. Par contre, ce serait bien d'aller se renseigner sur ces cercles de bois qui permettent de marcher sur la neige, ça peut prendre du temps avant qu'on puisse nous en prêter.

- Allons-y !

 

Calith est enthousiaste. En fait, n'importe quelle activité le rendrait enthousiaste. Il s'ennuie, dans cette ambiance étrange et brûle d'agir. Ils pourront peut-être, enfin, rencontrer une personne sympathique ici. Un problème se pose, cependant : ils ignorent à qui s'adresser. Ils redescendent donc jusqu'au rez-de-chaussé et tournent et virent jusqu'à tomber sur l'esclave qui apporte leurs plateaux repas, occupée à récurer le sol. Loundor la terrorise, c'est une évidence lorsqu'elle se met à trembler de tous ses membres en voyant sa silhouette massive se dresser devant elle. Il prend pourtant une voix douce, aussi douce que possible, pour l'interroger. Mais il faut lui faire répéter plusieurs fois, car elle bredouille tellement qu'elle est incompréhensible. C'est Égeas, qui s'occupe des stocks. Ils doivent voir avec lui.

 

Ils se dépêchent de regagner le second étage, espérant que le conseiller soit encore en état de leur répondre. C'est un aboiement furieux qui leur répond, quand ils frappent à la porte. Loundor gronde doucement, visiblement agacé d'être aussi mal reçu.

Ils pénètrent, l'un derrière l'autre, dans le bureau du conseiller. Cette fois, les lourdes tentures sont ouvertes sur les fenêtres, laissant rentrer un peu de clarté. La puanteur est toujours aussi forte ici et ils prennent sur eux pour ne pas le montrer.

 

Des yeux porcins, perdus dans des plis graisseux, se fixent sur les nouveaux venus. Le conseiller est vautré sur son fauteuil, dans une tenue grise maculée de tâches. Son poing serre une chope à moitié remplie de vin. Puis d'une voix déjà pâteuse, il ânonne :

 

- Vous voulez quoi ?

 

Loundor, retenant à grand peine ses grondements, annonce, d'une voix sourde :

 

- Bonjour à vous aussi, conseiller Égeas. Je suis le Général Loundor, convié en ce lieu par le Seigneur Artéus.

- Il est mort.

- J'ai été très peiné de l'apprendre, oui. Cependant, on nous a dit qu'il existait des cercles de bois, permettant de marcher sur la neige, et nous aurions aimé savoir comment nous en procurer.

 

Il explose d'un rire gras, le conseiller, faisant trembloter toute la graisse de son visage. Mais très vite, il s'étrangle, et son rire devient toux avant de s'éteindre. Il prend une longue gorgée de vin, pour faire passer, et leur répond :

 

- Vous verrez avec Severin tout à l'heure. Nous avons trop à faire pour le moment.

 

Ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils remarquent l'esclave, agenouillé devant une table basse, dans une position clairement inconfortable. Il a tendu sa jambe handicapée, sur le côté, mais tout son corps est tendu, comme pour repousser la douleur. Il griffonne furieusement, trempant sa plume à intervalle régulier dans l'encrier. Une pile de parchemins est posée, tout près de lui : sans doute le travail de la matinée.

 

- Très bien, nous serons dans notre chambre jusqu'en début d'après-midi.

 

Égeas agite une main, comme s'il souhaitait repousser une mouche insistante, et dicte :

 

- Votre socilitude a été grandement appréciée, et nous vous en remercions chaleurasament. Sachez que …

 

Sur un geste de Loundor, Calith et Iezahel quittent le bureau, agacés. Leur présence n'est plus la bienvenue, si elle ne l'a jamais été, et Severin à fort à faire à corriger la dictée du conseiller. Ils regagnent en silence leur chambre, par crainte d'oreilles indiscrètes. Mais à peine la porte refermée, Calith explose :

 

- Mais comment Artéus a-t-il pu s'entourer de gens comme ça ? Ils sont tous aussi désagréables les uns que les autres !

- Nous ne sommes personne, pour eux. Ils peuvent parfaitement se montrer très aimables, lorsqu'ils ont affaire à des personnes de haut rang, et détestables avec les autres. Mais rien ne justifie de s'en prendre ainsi à des invités, quand bien même il ne s'agit que de soldats.

- Et ils veulent nous faire croire qu'ils sont débordés de travail ! Mais que peuvent-ils bien faire, en plein hiver ?

- Je suppose qu'ils ont prévenu, pour le décès d'Artéus, et ils ont dû recevoir bon nombre de missives leur présentant des condoléances. Vu le peu d'heures de conscience d'Égeas, ils doivent vite prendre du retard.

 

Calith se laisse tomber sur le lit, assis le dos bien droit, et pousse un soupir. Il voudrait annoncer à Loundor qu'il en a plus qu'assez d'être ici, dans de telles conditions, et d'être reçu comme un malpropre à chaque rencontre. Mais Loundor ressent sans doute la même chose, et il est coincé ici comme eux, jusqu'à ce qu'ils trouvent un moyen de repartir. Loundor est venu pour aider un ami, et il les a tous embarqué dans ce voyage. Il doit s'en vouloir énormément, c'est inutile d'en rajouter en se plaignant. Calith en est arrivé à un tel agacement qu'il se moque bien de ce qu'il peut se passer dans ce satané château, qu'ils se débrouillent. Il n'aime pas spécialement qu'on s'adresse à lui de manière obséquieuse, mais il exige habituellement un minimum de respect. Certes, là, personne ne connaît son rang. Mais même si c'était le cas, il n'aimerait pas à avoir à taper du poing et à tempêter pour qu'on lui accorde le respect qui lui est dû. C'est quelque chose qui doit venir naturellement, l'obliger ne donnera jamais rien de sincère. Et il n'oublie pas qu'il est un invité ici : tout roi qu'il est, il n'a pas le droit de faire un scandale pour ça.

 

Iezahel met à chauffer de l'infusion pour la gorge de Calith, et après avoir tourné en vain dans la chambre, à la recherche d'une occupation, se résout à s'asseoir aux côtés de son amant. Voyant que la discussion est close, et que le Général arpente la petite pièce à grands pas rageurs, il ose :

 

- On avait une partie d'osselets en cours. Ça nous permettra d'attendre Severin, ou le déjeuner.

 

Est-ce la mention du déjeuner ? Le défi de gagner cette partie où l'esclave est en tête ? Loundor se calme immédiatement, et plonge une main dans sa besace pour récupérer les osselets. Et ils s'installent à nouveau, accroupis entre les lits, plongés dans ce jeu tout simple et pourtant si prenant. Iezahel est particulièrement adroit, et parvient aisément à faire rouler les osselets sur le dos de sa main, sans en faire tomber un seul.

Calith, lui, a déjà beaucoup plus de mal, d'autant qu'il ne cesse d'imaginer les doigts agiles de Iezahel jouer non pas avec des bouts d'os mais avec son corps. Alors fatalement, la concentration n'est pas là, et il perd largement. Et puis, c'est un jeu d'adresse mais aussi de rapidité, et avec des loups-garous comme adversaires, il n'a pas beaucoup de chances. Loundor, lui, est sérieux comme un archiviste, jetant toutes ses forces dans la bataille, disputant avec acharnement chaque manche.

 

Lorsque la jeune esclave leur apporte le déjeuner, ils n'ont pas vu le temps passer. Ils mangent en discutant du jeu, échangeant commentaires, anecdotes et même des compliments. Et si Calith se sent un peu exclu, parce qu'il n'a jamais vraiment compris l'intérêt de s'amuser avec des bouts d'os, il est content. Iezahel et Loundor discutent, sans se grogner après, sans se défier, sans parler de lui. Calith a fait entrer dans sa vie cet esclave, et Loundor, petit à petit, l'intègre non pas comme une pièce rapportée, mais comme un ami. Et rien ne pourrait lui faire plus plaisir.

 

Severin ne se montre pas, ni avant, ni pendant, ni après le déjeuner. Pensant qu'il a trop à faire, ils décident d'aller voir Marsylia, pour la tenir informée.

L'entretien est extrêmement bref : elle les accueille froidement, Loundor lui demande encore un peu de temps pour trouver un moyen de partir malgré la neige, et elle les congédie après leur avoir accordé une journée de plus.




Ils ne regagnent pas leur chambre, étouffant dans cette pièce trop petite, sans fenêtre. Et la trop rapide rencontre avec Marsylia les a mis sur les nerfs. La neige s'est remise à tomber de manière conséquente, et ils ne peuvent guère sortir pour prendre l'air.

Loundor décide donc d'aller se recueillir auprès d'Artéus, et Iezahel et Calith l'accompagnent, désœuvrés. Le Général refuse catégoriquement l'idée de demander à un esclave de les accompagner, arguant qu'au point où ils en sont, se perdre dans les sous-sols du château serait une occupation plus que bienvenue. Et Calith ne peut qu'approuver.

 

Armés de torches, ils s'aventurent donc dans les entrailles du château, Calith prenant ça comme une exploration. Suivant Loundor et son odorat, ils dédaignent la cave et la réserve de bois, ne passant que brièvement devant le garde-manger plein. Et s'avancent dans la partie la plus sinistre du sous-sol : le caveau et les geôles un peu plus loin.

Le caveau est fermé par une porte magnifiquement ouvragée, qui dévoile une pièce tout en longueur, où brûle perpétuellement une flamme magique, afin de ne pas laisser les défunts dans l'obscurité. Des générations sont enterrées là, sous des tombeaux de pierre taillée, le visage à jamais gravé au pied des tombes.

 

Le cercueil d'Artéus est facilement reconnaissable, car une multitude d'offrandes est déposée à son pied : branches de sapin, nourriture, coupes ouvragées et pichets gravés. C'est la coutume, dans le royaume, d'offrir des présents aux défunts, afin que les premiers temps de la mort ne soient pas trop difficiles. Calith et Iezahel restent en retrait, tandis que Loundor fouille dans ses poches et dépose un petit objet parmi les autres offrandes. Ils sont trop loin pour le voir, et n'essayent même pas, en réalité : c'est un moment intime. Ils laissent donc le Général, seul, les yeux humides, saluer une ultime fois son ami, devinant qu'il a besoin de laisser échapper sa peine, et sachant parfaitement qu'il ne le fera pas en leur présence.

 

Calith ne peut s'empêcher de penser à sa propre famille, ses parents, sa sœur, tués par l'Imposteur, et dont les dépouilles ont été souillées. Ils avaient assez de gens, acquis à leur cause mais restés à Pieveth, pour leur rapporter les évènements. Sa mère et sa sœur, brûlées sur un immense feu, dans la cour du château. Son père, dont le corps a été écartelé et cloué sur des planches, dans la même cour, jusqu'à ce que les charognards aient terminé leur besogne. Il n'y aura jamais aucun caveau où il puisse se recueillir.

 

Comme s'il avait deviné ses pensées, Iezahel lui prend doucement la main, avant de l'attirer contre lui. Et Iezahel ne bronche pas, quand ses doigts s'enfoncent dans ses omoplates et que son front vient se poser sur son épaule pour masquer sa peine. Il apprécie que Calith ne réagisse pas quand lui aussi pose sa joue sur son épaule, l'esprit envahi par les images de ses frères et soeurs, de ses parents, massacrés dans le manoir familial. Pas de sépulture, là non plus, mais un souvenir vivace dans son esprit.

 

Ils finissent par s'écarter l'un de l'autre, un léger sourire sur le visage. Ils sont deux, désormais, et rien ne semble insurmontable. Puis Loundor s'écarte à son tour de la dernière demeure d'Artéus, la mine sombre, amorçant leur départ.

Mais ils n'ont pas fait trois pas dans le couloir qu'un terrible cri d'agonie retentit. Les ombres dansent follement à la lueur de la torche, et ce hurlement glace les sangs de Calith, qui porte machinalement la main à son épée. Personne n'est censé hurler, dans un caveau.

 


 
 
posté le lundi 18 novembre 2013 à 10:59

Iduvief, chapitre 8

 

 

 

 

 

Puis Severin se rallonge sur le lit, et Iezahel reprend le nettoyage de son dos grâce à l'eau désormais chaude, comme si de rien n'était, pour oublier la gêne qui a envahi la chambre. Avec beaucoup de délicatesse, il étale l'onguent sur les plaies à vif, dans un silence religieux. Enfin, il recouvre son dos avec les bandes de tissu, soigneusement essorées. Dans un sourire, il déclare :

 

- Reste comme ça un moment, le temps que l'onguent pénètre correctement. Tu n'as pas froid ?

- Non, ça va. Mais c'est gênant. Vous êtes les invités de Dame Marsylia, vous n'avez pas à prendre soin de moi.

- Qui aurait pris soin de toi, alors ?

 

Il hésite un instant, Severin, toujours allongé sur le lit mais son visage ne reflétant plus que du bien-être, avant de répondre :

 

- Moi.

 

Iezahel laisse échapper un soupir, puis échange un regard avec Calith. Et c'est ce dernier qui reprend les rênes de la discussion, s'installant sur le lit de Loundor :

 

- Je n'accepte pas que des esclaves soient aussi sévèrement punis, alors même qu'ils ne sont pas fautifs. Nous savons que tu as prévenu Dame Marsylia le soir de notre arrivée. Ce châtiment était injuste, et le moins que l'on puisse faire, c'est d'apaiser un peu ta souffrance. Nous n'allons sans doute pas rester longtemps ici, mais si tu en ressens le besoin, n'hésite pas à venir nous voir pour qu'on te l'enlève.

- Merci. J'ignore si j'oserais... Et puis, j'ai pris l'habitude, maintenant, ce n'est plus comme les premières fois.

 

Calith lit, dans le regard gris de l'esclave, qu'il minimise les conséquences de la pénitence. Mais il n'a pas le cœur à lui faire remarquer, ni à lui demander s'il doit la subir régulièrement. Alors il profite de ce moment étrange, où les barrières maître-esclave semblent abolies, pour l'interroger :

 

- Dame Marsylia nous a annoncé la mort d'Artéus, que nous ignorions. Que s'est-il passé ?

- Artéus n'était plus très jeune. Quand l'hiver est arrivé pour de bon, il a quand même poursuivit ses activités, comme d'habitude. Il aimait bien se rendre dans la cour, discuter avec les gardes ou avec certains nobles. Ça a commencé par une simple angine, d'après ce qu'il se raconte, mais son état a empiré. Il est resté alité une quinzaine de jours, perdant peu à peu ses forces, jusqu'à s'éteindre.

- Ça a dû être un choc pour tout le monde.

- Oh oui. La pauvre Dame Marsylia n'avait certainement pas besoin de d'affliction supplémentaire.

- Elle nous a également dit que tout allait bien ici.

- Oui, bien sûr.

 

Iezahel fronce les sourcils, et s'apprête à poser une question mais Severin se redresse brusquement, laissant tomber sur le lit les bandes humides. Il se lève, noue son pantalon et balbutie :

 

- Je n'ai que trop abusé de votre hospitalité. Je vais vous laisser.

 

Il cherche désespérément sa chemise du regard et Calith, qui l'a rincée pendant que Iezahel jouait aux guérisseurs, lui indique une patère, avant de le prévenir :

 

- Elle est encore humide, mais propre.

- J'ignore comment vous remercier pour tout ce que vous avez fait.

- En prenant soin de toi, Severin.

 

L'esclave incline la tête et claudique jusqu'à la patère, où il achève de s'habiller. Puis il récupère le seau d'eau sale, le pot de chambre et s'approche de la porte. Iezahel, la mine grave, lui ouvre et sort avec lui, après que Calith lui ai demandé d'aller chercher Loundor.

Dans le couloir, à peine éclairé par une torche moribonde, il dit à Severin, qui l'attendait :

 

- Je m'appelle Iezahel, au fait. Si tu as besoin de quoi que ce soit, viens me voir.

- D'accord. Merci pour tout.

 

Lorsqu'il frappe à la porte de la chambre des soldats, c'est Nyv' qui lui ouvre, et ils observent tous les deux l'esclave s'avancer, clopin-clopant, dans l'obscurité, les bras chargés. Ils échangent un regard, puis Iezahel annonce :

 

- Il est parti, donc. Loundor peut revenir quand il le souhaite.

- Je lui dirai. Bonne nuit à vous.

- A vous aussi.




De retour dans leur chambre, il sourit en découvrant que Calith a quasiment tout rangé. Calith, torse nu, en train de mettre sa besace sans dessus dessous pour trouver une chemise qui pourrait faire office de linge de nuit.

 

- Garde la mienne, comme ça, on aura l'impression de dormir dans la forêt.

 

Le roi l'observe un moment, les yeux plissés, et demande :

 

- Et toi, tu vas dormir avec quoi ? Tu n'as quasiment aucun vêtement, dans ta besace.

 

Iezahel se fige, comme s'il redoutait soudain de déclencher une colère tout royale. Il lui aurait bien répondu, un sourire coquin sur les lèvres, qu'il dormira tout nu, mais il sent que ce n'est pas le bon moment. Ce n'est pas dans les habitudes de Calith, de se mettre en colère, mais il était chargé de préparer leurs affaires, et s'il a mal fait son travail... Alors il se défend :

 

- J'ai pensé qu'il y avait des choses plus utiles à prendre. Et puis, je peux dormir torse nu, ça ne me dérange pas. J'aurais dû emmener plus de vêtements, pardon. Je suis désolé.

- Fais comme tu veux.

 

Il ne s'explique pas l'agacement soudain de son compagnon, qui tasse pêle-mêle les vêtements dans sa besace, avant de la jeter sur la malle dans un geste d'humeur. La nuit dans le dortoir des esclaves, dans l'auberge luxueuse, les paroles de Loundor, Severin : tout lui rappelle soudain que, bien qu'amant du roi, il reste un asservi qui a des tâches à accomplir, et qui peut être châtié s'il ne satisfait pas son maître. A Pieveth, tout le monde sait qu'il est sous la responsabilité de Calith, personne n'a le droit de trouver à redire sur son travail, et son travail, c'est de veiller à sa sécurité. Pour la seule autre tâche qu'il a eu à faire, préparer leurs besaces, il s'avère que Calith n'a pas assez de chemises pour en changer quand il le souhaite. Et lui non plus.

Il reste figé, se demandant si Calith va le châtier, et l'observe défaire la couverture d'un geste brusque puis enfiler la chemise qu'il a gardé toute la journée autour du cou. Mais au lieu de s'allonger, il lui fait soudain face et lui demande, d'une voix glaciale :

 

- De quoi avez-vous parlé, dans le couloir ?

- J'ai juste souhaité une bonne nuit à Nyv'.

- Je ne te parle pas de ça. Avec l'esclave.

- Ah. Je lui ai simplement donné mon nom. Et je lui ai dit qu'il pouvait venir quand il voulait.

- Ben voyons.

- Je...

- Il te plait, c'est ça ?

 

Iezahel reste abasourdi et le dévisage longuement. Alors, c'est donc ça, la raison de sa colère soudaine ? Ce n'est pas un problème de chemise, mais de … jalousie ?

 

- Il me fait de la peine, c'est tout.

- Et ses beaux yeux gris, qui te regardent avec reconnaissance, te laissent insensible ?

- Mais qu'est-ce qu'il...

- Réponds Iezahel.

- Non. Oui ! Je... Enfin...

 

Il passe une main tremblante dans ses cheveux rasés, ignorant ce qu'il doit dire pour apaiser son compagnon. Il y aurait bien quelque chose mais... il n'a guère envie de remettre ça sur le tapis, même si … La voix sèche de Calith coupe court à ses hésitations :

 

- Alors ?

- Je sais ce que c'est de souffrir sans motif valable, et tu n'as pas idée du nombre de fois où j'ai prié pour que quelqu'un prenne soin de moi, sans m'en faire payer le prix fort ensuite. Je sais ce qu'il endure, et je veux juste l'aider un peu. Je ne le désire pas, je n'éprouve aucune attirance pour lui. C'est toi que j'aime.

 

Calith reste coi un moment, avant de s'installer dans le lit et de tirer les couvertures sur lui, pour se donner contenance. Mais Iezahel le connaît trop : il voit bien qu'il s'en veut soudain de cette querelle stupide, qu'il s'en veut d'avoir douté de lui. La référence à ce qu'il s'est passé, dans les geôles de Pieveth, a touché un point sensible. Iezahel s'avance timidement jusqu'au pied du lit, et lui jette un regard penaud. Calith lui demande dans un murmure :

 

- Tu as déjà subi la pénitence alors ?

- C'était pas exactement ça.

 

Calith écarte les couvertures, et lui ordonne tout bas de le rejoindre. Iezahel se débarrasse rapidement de ses bottes et de sa chemise avant de se faufiler tout contre lui, puis les couvertures masquent son corps blotti contre le sien. Et il lui faut toute son ouïe surnaturelle pour entendre le « je suis désolé » de son compagnon.

Il n'aime pas recourir à ces arguments, sachant parfaitement que Calith souffre de ce qu'il s'est passé. Mais parfois, c'est le seul moyen de lui clouer le bec. Et comme c'est la plus stricte vérité...

Son poing se crispe sur sa chemise, portée par Calith, qui sent l'essence de pin, et murmure :

 

- Tu sens bon.

- Je n'aurais pas dû m'énerver après toi. J'ignore où tu as pris toutes ces herbes, et ces onguents, et tout le fatras dans ta besace, mais c'était une très bonne idée.

- Une partie au château, mais l'onguent, c'est Barvan qui me l'a donné, au cas où nous rencontrions à nouveau des draugnar.

- Et grâce à ça, tu as pu me soigner, et soigner Severin.

- Et me faire remonter les bretelles à cause de ta jalousie.

- Je ne suis pas jaloux.

- Vraiment ?

 

En guise de réponse, Calith laisse échapper un grondement, faisant rire Iezahel :

 

- Tu passes trop de temps avec des loups-garous, tu finis par copier notre mode de communication.

 

Calith sourit largement et, alors qu'il était adossé aux oreillers, bascule sur Iezahel pour l'embrasser avidement. Et son amant de réponde avec fougue au baiser.

 

- Reste à savoir si j'ai trop traîné, ou pas assez.

 

 

 

 

 

Loundor se tient sur le seuil de la porte, bougon et mal à l'aise. Calith s'écarte à regret de son compagnon et fait signe à Loundor de fermer la porte derrière lui. Il serre contre lui Iezahel, et regarde le Général aller s'asseoir sur son lit pour ôter ses lourdes bottes. Qu'elle semble lointaine, la perspective de passer du bon temps avec Iezahel, loin du regard de la cour ! Ils ont quitté un nid de couleuvres pour sauter à pieds joints dans un nid de vipères. Mais il ne peut pas le reprocher à Loundor, pas maintenant qu'il a appris le décès de son ami Artéus. Iezahel reste allongé sur le dos, et Calith scrute Loundor par-dessus son torse, son bras droit, sous la couverture, effleurant doucement le flanc de son amant. Et finit par dire :

 

- Severin nous a parlé, un peu.

- Il a confirmé que Marsylia nous a menti ?

- Non, il s'est bien gardé de le faire.

- Ça me tue, qu'il subisse tout ça sans broncher, et sans dire un mot contre elle.

- Il nous en a dit plus, par contre, sur la mort d'Artéus.

- Ah ? Que s'est-il passé ?

- Une simple angine, qui a dégénéré.

- Il faudra qu'on en parle au médecin, je suppose.

- Ce serait mieux, oui. En tant qu'esclave, il n'a que les racontars comme source d'information. Mais c'est une mort qui, à première vue, semble naturelle.

 

Iezahel, frissonnant sous les caresses du roi, remue un peu dans le lit pour faire face au Général et déclare :

 

- Il nous a dit également que tout allait bien ici. Et il nous a menti.

- Après tout ce que vous avez fait pour lui ?

- C'est de ma faute, avoue le roi. J'ai annoncé que Marsylia nous avait dit ça, laissant planer un doute. Il ne pouvait pas la contredire.

- Tu aurais dû le jouer plus finement, Calith.

- Je sais bien. Mais je pense qu'avec les soins prodigués par Iezahel, il ne nous considèrera plus comme des étrangers, et qu'il sera plus enclin à nous parler, si l'occasion se présente.

- Ce n'est pas gagné. Nous revoyons Marsylia demain, dans l'après-midi, et nous devrons lui dire pour quelle raison nous souhaitons rester ici. Il nous faudra des éléments pour expliquer cette décision.

- Pourquoi se justifier ? On pourrait juste lui dire qu'on reste. On pourrait lui dire qu'on attend que la tempête dehors se calme.

- Asaukin a mis le nez dehors. La tempête s'est calmée. Les habitants de ce château ont l'habitude des hivers ici, et ils creusent dans la neige pour dégager des chemins, entre la porte d'entrée et le portail, par exemple. Il a tellement neigé, depuis notre arrivé, que les sentiers sont cernés par des murs qui lui arrivent plus haut que la taille.

- Que la taille ? Mais ça va rendre le retour impossible !

- D'après les gardes, il existe bien un moyen pour marcher quand même dans la neige, des sortes de grands ronds de bois qu'on attacherait à nos bottes. Ils en ont montré à Asaukin, qui a essayé. Il a fini cul par-dessus tête, à moitié enseveli.

- Ça donne envie...

- Les gardes lui ont également dit que la hauteur de neige ne baisserait sans doute pas avant plusieurs semaines, au redoux.

- Non non. Je t'arrête tout de suite, Loundor. Moi aussi, je veux découvrir ce qu'il se passe ici. Et je veux connaître la cause réelle de la mort d'Artéus. Mais au risque de passer pour un roi capricieux se vautrant dans le luxe, je t'avertis : je ne passerai pas plusieurs semaines enfermé dans ce trou à rat, à partager cette minuscule chambre et à devoir faire ma toilette dans une petite cuvette.

 

Iezahel grogne son assentiment, même si les raisons de cette adhésion sont bien plus intimes. Le Général bougonne :

 

- Ça ne me plait pas beaucoup plus qu'à vous, hein ? Si on ne peut pas partir avant des semaines, on investira de force des chambres plus spacieuses, plus confortables, où je n'aurais pas à tenir la chandelle pendant que vous batifolez.

- On n'a pas forcément de lumière, tu sais.

- Je ne veux pas le savoir, merci bien !

 

Et c'est un Loundor gêné et grognon qui s'allonge brusquement dans son lit, semblant prêt à clore la discussion de la sorte. Mais Calith le relance :

 

- Il a découvert d'autres choses intéressantes ?

- Pas vraiment.

 

Il bougonne, le Général, remuant nerveusement sous ses couvertures pour trouver une position confortable. Puis, comme s'il avait décidé que ça ne valait pas la peine de perdre patience pour si peu, il poursuit, calmé :

 

- Il a jugé préférable de ne pas poser de questions. Mais après sa chute, les gardes, hilares, lui ont proposé d'aller dans leur poste pour boire une bière chaude. Ils ont discuté une grosse heure, mais surtout d'eux : leurs faits d'armes, leurs carrières et leurs familles. Ça ne nous avance pas, mais ça noue des liens, ce qui pourrait s'avérer précieux à l'avenir.

- Et les jumeaux ?

- Vexés comme des poux. Ils ont flatté les rares domestiques ou esclaves qu'ils ont trouvé, mais aucune n'a proposé spontanément de partager son lit. Ils sont rentrés bredouilles, mais avec, en tête, les noms de quelque unes qui pourraient éventuellement accepter à court terme. Et en remettant en cause leurs dons de séducteurs.

 

Calith rit doucement, imaginant parfaitement la déception des jumeaux, pourtant prêts à donner de leur personne pour faire avancer l'enquête. Son rire finit par dérider complètement le Général, qui sourit à son tour, amusé. Et qui poursuit de lui-même :

 

- Nyv' a été plus efficace. Iduvief est construit à flanc de montagne. Nos chambres donnent directement sur la roche, qui se situe juste sous ces pierres-là. Raison pour laquelle nous n'avons pas de fenêtre. Tout l'arrière du château, en réalité, est adossé à la montagne. Il n'existe donc que très peu d'issues. La porte principale, par laquelle nous sommes rentrés, sinon, il faut traverser soit les écuries, soit la cuisine, pour accéder à l'extérieur. Nous sommes au premier étage, sur les trois existants. Le rez-de-chaussé, où se trouve la salle de banquet, la salle de doléances, les logements des domestiques, ainsi que la cuisine et les écuries, est le plus fréquenté. Notre étage est destiné à accueillir les visiteurs de base condition. Le second étage est réservé aux plus nobles visiteurs, ou habitants du château. C'est là, par exemple, qu'habitent le mage et Égeas. Le dernier est réservé au Seigneur et sa famille, ainsi qu'aux invités les plus prestigieux. Les étages supérieurs possèdent des parties réservés aux domestiques, avec tout le nécessaire à l'entretien quotidien. C'est également là que dorment les esclaves. Severin dort au second étage, par exemple. Et pour finir, la roche a été creusée, sous le château, pour accueillir cave, garde-manger, réserve à bois et céréales, ainsi que les geôles et le caveau de famille. C'est là que repose Artéus.

- Nyv' a fait un rapport très complet !

- Il a discuté avec une jeune esclave, Fleur, qui s'est montrée plutôt bavarde. Il m'a fait passer pour un gars tyrannique, qui le rouerait de coups s'il n'était pas capable de me conduire où je veux, quand je veux.

 

Calith se mord les lèvres pour ne pas commenter : Nyv' n'était pas si loin de la vérité. Mais vue l'humeur de Loundor toute la journée, inutile de le titiller. Iezahel, dos à lui, est si parfaitement immobile et silencieux qu'il a dû s'endormir. Calith se penche un peu pour s'en assurer, mais il croise son regard rieur et parfaitement réveillé. Comme d'habitude, Iezahel écoute, analyse, sans prononcer un mot. Le Taiseux. Loundor, ignorant cet échange de regards, poursuit :

 

- Nyv' a également confirmé ce que nous pressentions : le château n'est pas complet. D'après Fleur, il n'y a qu'une dizaine d'invités, en ce moment, bien loin de la centaine qu'il peut accueillir. Il y a les résidents habituels, bien sûr, mais ça ne suffit pas à remplir le château. La salle de banquet ne sert quasiment pas, chacun restant dans sa chambre pour manger. En fait, c'est dans leurs chambres qu'ils passent la plupart du temps. Il faut dire aussi qu'ils ont de vrais appartements, eux, plus grands et plus confortables.

- Il sait pourquoi chacun reste cloîtré chez lui ?

- Non, elle ne s'est pas étendue à ce sujet. C'est sans doute à cause du froid glacial des couloirs, qui ne donne pas envie de quitter la douce chaleur des appartements.

- Des hommes armés dans le château ?

- Florain, leur responsable, qui se trouve également être le responsable des esclaves, et une dizaine des meilleurs gardes du château. Ils logent au second ou au troisième étage, et passent leur temps entre les couloirs et la surveillance des personnes les plus importantes ici.

- Finalement, Nyv' aura réussi à apprendre énormément de choses et à mettre une esclave dans son lit. Les jumeaux ont de quoi être verts de jalousie.

- A ma connaissance, Nyv' ne cherche pas de compagnie féminine à mettre dans son lit, si tu vois ce que je veux dire.

 

Il voit bien, Calith. Et comprend soudain le regard mélancolique de l'éclaireur quand il est venu les chercher, sur leur banc, dans le monastère de Pòrr, il y a une éternité de ça. Quoiqu'il ait dit, Nyv' a réussi à mettre l'esclave en confiance, en la convainquant que son intérêt pour elle n'était nullement d'ordre intime. Et ça a visiblement fonctionné. Loundor baille bruyamment avant de planifier :

 

- Demain, après le petit-déjeuner, nous irons voir le médecin. J'aimerais également me rendre au caveau, pour me recueillir auprès d'Artéus. Nous devrons aussi nous inquiéter de ces cercles de bois qui permettent de marcher dans la neige. Mes hommes chercheront à savoir ce qui ne tourne pas rond ici. Et demain après-midi, nous aurons une petite explication avec Marsylia.

 

Cette dernière phrase résonne comme une menace, et clôt la discussion. Ils se souhaitent une bonne nuit, Iezahel se retourne pour enfouir son visage contre le flanc de son compagnon, une main sur son ventre. Calith, lui, ressasse les évènements de la journée un long moment avant de sombrer enfin dans le sommeil.

 


 
 
posté le mardi 08 octobre 2013 à 12:03

Iduvief, chapitre 7

 

 

 

 

 

 

Lorsqu'ils pénètrent dans la chambre, ils sont tous en état d'ébullition. Les soldats et Calith, prêts à reprendre la route dans l'heure, passablement inquiets pour ceux qu'ils ont laissé derrière eux. Mais Iezahel et Loundor semblent plus perplexes qu'affolés. Loundor les fait tous rentrer dans leur chambre, ferme soigneusement la porte, et demande à Calith de lancer un sort sur la serrure, ainsi qu'un sort pour s'assurer que nul n'entendra leur conversation. Intrigué, le roi s'exécute, avant de lancer un regard interrogateur au Général, qui explique :

 

- Nous n'allons pas rentrer à Pieveth tout de suite. Elle nous a menti à plusieurs reprises. Asseyez-vous.

Asaukin, Nyv', Calith et Loundor prennent sagement place sur les lits, tandis que les jumeaux et Iezahel tirent les malles et s'assoient dessus. Le conseil de guerre peut commencer, et c'est le Général qui attaque :

- Elle nous a menti en déclarant qu'elle ignorait que nous étions présents. Elle savait depuis hier que nous étions entre leurs murs.

- Mais pourquoi prétendre le contraire ? Demande Asaukin

- Si seulement je savais... Peut-être pour nous montrer que nous ne sommes pas ici en territoire conquis. Ou peut-être pour gagner du temps.

- Alors Severin sera puni pour une faute qu'il n'a pas commise ?

 

Loundor jette un regard peiné à Calith, auteur de la dernière question, et acquiesce sombrement :

 

- Et tu l'as vu, je n'ai pas pu la dissuader de l'épargner. C'est le prétexte parfait pour son mensonge : il ne peut pas se défendre, et nous aurions tendance à la croire elle plutôt que lui. Tu penses, la parole d'un esclave contre la parole de la Maîtresse des lieux...

- Et ne pas le châtier aurait attiré l'attention : faire preuve de trop de clémence pour une faute aussi grave serait suspect.

- Exactement Nyv' ! D'autant qu'elle a bien des choses à cacher. Elle n'a pas menti en prétendant que son père est mort, mais elle l'a fait en nous assurant qu'il n'y a aucun problème ici. J'ignore ce qu'il se passe, mais il se trame quelque chose.

 

Les mines deviennent sombre, dans la petite chambre, et Iezahel poursuit :

 

- Elle n'a pas menti en disant que la missive ne provenait pas de son père, mais elle ne croyait pas réellement qu'elle avait pour but de nous écarter de Pieveth. Je suis convaincu qu'elle doit actuellement être en train de remuer ciel et terre pour découvrir l'identité de celui qui nous a attiré ici. Car c'est quelqu'un du château, assurément, au fait des évènements, capable d'imiter assez bien l'écriture d'Artéus pour leurrer Loundor et le connaissant suffisamment pour être au courant de cette amitié.

- Et elle nous a menti en affirmant qu'ils manquaient de place au château, ajoute Loundor. Je suis déjà venu ici plusieurs fois, cette partie est réservé aux plus basses catégories sociales qui viennent séjourner ici. Elle sait que c'est inconfortable pour nous de partager ces petites chambres. Alors qu'il y a de nombreuses chambres, spacieuses et libres. Il n'y a qu'à voir le peu de personnel, et d'invités, que nous croisons.

 

Les déclarations des loups-garous jettent un froid, et tous réfléchissent intensément pour comprendre la situation. C'est Calith qui, empêtré dans ses pensées, tente de résumer :

 

- Nous devons découvrir qui et pourquoi on nous a attiré ici. Et pourquoi Marsylia ne nous a servi que des mensonges lors de cet entretien.

- Je pense que nous devrions aussi essayer de découvrir si la mort d'Artéus était naturelle ou non. S'il s'agit d'un meurtre, le comportement de sa fille s'expliquerait aisément.

- Tu as raison, Iezahel : elle n'aurait aucun intérêt à nous voir fouiner de partout si elle est responsable de la mort de son père. Et les Dieux savent qu'hériter d'un tel fief peut être un mobile suffisant pour tuer son propre père.

 

Loundor secoue la tête, la peine se lisant clairement sur son rude visage. Artéus était un ami, et sa mort le chagrine visiblement. Le comportement de sa fille ne doit pas être étranger à cette peine, non plus. Mais le Général reprend le dessus et ordonne :

 

- Ishan, Shorys, faites ce que vous connaissez le mieux : séduisez domestiques et esclaves pour obtenir leurs confidences, sur l'oreiller ou non. Nyv', je compte sur toi pour découvrir qui vit dans le château, tendre l'oreille et lister toutes les issues possibles. Asaukin, ta trogne de vétéran est idéale pour nouer des liens avec les gardes du château. Vois combien ils sont, quel est leur niveau, et récolte autant d'informations que tu peux. Soyez extrêmement prudents. Nous avons gagné quelques heures, pour le moment, alors je n'attends pas de vous des rapports très précis. Je veux, par contre, que vous soyez discrets : ne vous faites pas remarquer, ne posez pas de questions : orientez-les pour les faire parler sans en avoir l'air. Arrêtez-vous avant qu'ils deviennent méfiants. Nous ne devons pas attirer l'attention. Soyez discrets.

 

Les quatre soldats se lèvent d'un même mouvement, et quittent la pièce, une fois que Calith a retiré le sort de la serrure, pour se déployer dans le château. Le manque d'activité les aurait rendu fous.




Lorsque Calith revient s'asseoir, Iezahel est en train de faire chauffer de l'eau, sans doute pour lui préparer une infusion. La douleur dans sa gorge n'a jamais vraiment disparu, mais elle est largement supportable et ne l'empêche plus de parler. Il ne doute pas, par contre, que son amant n'acceptera aucun refus de sa part. Après tout, autant de débarrasser de cette angine rapidement. Ils ont bien plus important à gérer. Loundor, les coudes sur les cuisses, reprend la parole :

 

- Tu ne dois pas t'inquiéter pour Pieveth, Calith. Mon Bêta est de toute confiance, et il sait parfaitement ce qu'il doit faire. Ce n'est pas parce qu'il manque sept guerriers que le château va être pris d'assaut. Zélina, Mahaut, Elihus, ma famille... ils ne risquent rien de plus que d'habitude. Par contre, nous, ici, nous sommes bien plus vulnérables. Artéus était un ami très cher, et je refuse de quitter les lieux sans savoir comment il est mort, et ce qu'il se trame ici. Je ne peux pas laisser son fief entre de mauvaises mains, même si j'ai vu grandir sa fille.

 

Ses propos ont pris cet accent que Calith a appris à reconnaître : rien ne le fera changer d'avis. Et à vrai dire, il ressent la même chose : l'accueil, qu'ils espéraient tous chaleureux, est froid, et leur présence à peine désirée. Il se manigance des choses, entre ces murs, et son devoir royal est d'y mettre un terme. Et sa curiosité le pousse à découvrir le fin mot de l'histoire.

 

Il comprend également pourquoi Loundor s'est laissé parler de la sorte : il a vu Marsylia grandir. En apprenant que ce serait elle qui les recevrait, il a dû se douter de la mort de son père. Sa docilité s'explique aisément, alors : il ménageait une femme en deuil. Et puis, toute brute qu'il est, Loundor a conscience que parfois, il vaut mieux laisser venir les choses, plutôt que de taper du poing pour les avoir. On en apprend beaucoup, sous la spontanéité. Que Calith dévoile son identité, que Loundor use de son autorité, et ils auront des résultats. Sans doute. Mais biaisés par la servilité, la diplomatie ou encore la flagornerie. Mais tant qu'ils demeurent des gens du commun, les résidents du château ne porteront pas de masque.

Tandis que Iezahel s'affaire autour du brasero, le roi demande à Loundor :

 

- Comment l'as-tu rencontré, Artéus ?

- A l'armée. Je venais de découvrir que...

 

Il s'arrête soudain, regarde Iezahel et réalise que l'esclave ne connaît pas grand-chose de son passé. Il passe alors une main dans ses cheveux hirsutes, et reprend depuis le début :

 

- En fait, j'étais le second fils de ma famille, alors on m'a envoyé à l'armée. Mais il y avait pas mal de chemin à parcourir, avant d'atteindre le château le plus proche, et je devais traverser une forêt. Mon père était bûcheron, alors la forêt ne me faisait pas peur, je me méfiais bien plus des grandes voies trop fréquentées. J'avais tort. J'ai été attaqué par une meute de loup, et retrouvé à moitié mort par un couple de fermiers. Tu es loup-garou de naissance, Iezahel ?

 

L'interpelé sursaute, et braque son regard dans celui du Général. Il n'avait pas réalisé que cette introduction lui était destinée : Loundor n'hésite pas à parler de choses sensibles en sa présence, mais ses paroles sont rarement destinées à Iezahel. Le fait qu'il lui parle, là, d'évènements que Calith connaît déjà est une manière, bien à lui, de l'inclure dans un cercle fermé d'intimes. Et le sourire qui éclot sur les lèvres de l'esclave montre à quel point cette attention le touche. Alors, il répond :

 

- Oui, mon père l'était. J'ai commencé à me transformer très jeune, dès que mon corps a pu le supporter. C'était naturel. Et il y avait quelqu'un pour m'expliquer ce qu'il se passait.

- Une chance que je n'ai pas eue. Ces braves gens m'ont soigné, m'ont nourri et m'ont remis sur pied. Ils prétendaient que j'avais une chance inouïe d'avoir survécu à cette attaque. Mais quand, deux jours après les avoir quitté, je suis devenu une bête sauvage, je ne partageais plus leur conviction. J'ai passé les trois nuits de la pleine lune dans les bois, seul, terrorisé. Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait, je ne gardais quasiment aucun souvenir de ce qu'il se passait quand j'étais loup. Bien sûr, j'avais entendu parler des loups-garous, mais j'ignorais tout d'eux, et j'ignorais tout de ce qu'il se passait en moi.

 

Iezahel tend un gobelet fumant à Calith, l'infusion, et il l'accepte avec le sourire. Puis l'esclave va prendre deux chopes, qu'il a gardé du déjeuner, et les remplit d'eau fraîche : il en tend un à Loundor, avant d'un prendre un pour lui. Le Général le remercie et prend une longue gorgée avant de replonger dans ses souvenirs :

 

- Puis, après la pleine lune, tout s'est arrêté. J'avais toujours la sensation qu'il se passait des choses étranges, en moi, et je m'ouvrais à mes nouvelles perceptions, sans trop m'en rendre compte ni m'en réjouir. Mais je devais avancer, je devais rejoindre l'armée, et pour me rassurer, j'ai mis sur le compte d'une rechute passagère ces quelques nuits étranges. J'ai intégré l'armée, où j'ai rencontré d'autres novices, dont Artéus. Il était venu, lui, pour peaufiner son maniement des armes, et apprendre la stratégie militaire, en prévision de son rôle ici. Mais il était très simple, et ne se prenait pas au sérieux. Son rang ne l'épargnait ni des corvées, ni des entraînements, et il acceptait tout sans rechigner. Il se mêlait à nous, sans faire de distinction entre les paysans et les nobles. Nous étions voisins de paillasse, dans le dortoir, et c'est lui, en premier, qui a vu ce qu'il se passait la première nuit de pleine lune suivant mon intégration. Il a eu le bon réflexe, en courant prévenir le sergent responsable de la section lycanthrope. Ce sergent n'était pas un loup-garou, mais il avait l'habitude de les gérer. Artéus a évité un massacre dans le dortoir. Et il m'a cru, quand j'ai clamé haut et fort que je n'aurais pas pu prévenir plus tôt, pour la simple et bonne raison que je ne me savais pas loup-garou. C'était bien le seul.

 

Loundor reprend une longue gorgée d'eau, tandis que Calith sirote son infusion. Iezahel, lui, boit littéralement les paroles de Loundor, et le relance en demandant :

 

- Il y avait une section lycanthrope ? Vous n'étiez pas mélangés ?

- Non, nous étions séparés. Les loups-garous n'étaient pas spécialement bien vus, à l'époque, et le Général ne voulait pas entendre parler de mélanger les humains avec les créatures surnaturelles. Nous étions envoyés en première ligne, car nous résistions mieux et que nous faisions beaucoup de dégâts, mais nous n'avions pas la même considération que les autres. Bien que Pòrr ait pour emblème un loup, trop de massacres avaient eu lieu, au sein de l'armée, à cause de loups qui ne se maîtrisaient pas. On se retrouvait parfois avec les autres, lors des repas ou des douches, et tous nous évitaient... sauf Artéus. Il n'hésitait pas, devant tout le monde, à venir me parler, à prendre de mes nouvelles. Et puis, lors d'une bataille, il s'est retrouvé tout près de moi. Et j'ai tué un ennemi qui allait l'achever d'un coup d'épée. Ça a scellé notre amitié. Nous nous sommes revus, de temps en temps, après qu'il ait quitté l'armée, et nous nous écrivions assez régulièrement. Quand il venait à Pieveth, il me consacrait toujours du temps. Et quand j'étais sur les routes, je faisais toujours un détour pour lui rendre visite. J'ai connu sa femme, il a connu Iris. Elles s'entendaient bien. Quand nous sommes devenus pères, nos enfants jouaient ensemble pendant que nous discutions. C'est lui qui m'a aidé, plus tard, pour faire accepter les loups-garous. Sous son rang de Seigneur d'Iduvief, c'était un homme entier, qui ne se souciait pas du titre d'une personne pour lui parler et qui partageait la même conception que moi de l'amitié.

- Mais alors comment on en est arrivé à avoir un loup-garou Général de l'armée, et les lycanthropes mêlés aux autres sans distinction ?

 

Loundor s'apprête à répondre, lancé dans ses explications, lorsque quelques coups sont frappés à la porte. Calith s'empresse de défaire le sort de la serrure, et alors qu'il ouvre la porte, murmure l'incantation qui annule celui qui leur garantissait que personne ne pouvait les épier. C'est la jeune esclave de ce matin, qui vacille sous le poids du plateau surchargé. L'heure du dîner est déjà arrivée. Calith récupère le butin en la remerciant, et, pris d'une inspiration subite, lui demande de faire venir son responsable dès qu'il sera disponible. Et alors qu'ils prennent chacun leurs écuelles, il explique :

 

- J'aimerais qu'on en ait le cœur net. On pourra interroger Severin sur l'accueil qu'on a reçu hier, savoir à qui il est allé demander que faire de nous.

- Il va donner la même version que Marsylia, répond Loundor.

- Oui, mais vous saurez s'il ment ou non.

- Et après ? Si on l'interroge, il pourra répéter nos questions à quiconque lui demandera. Il pourrait même courir directement tout reporter de lui-même.

- Tu crois qu'il reste loyal à Marsylia malgré le tour qu'elle vient de lui jouer ?

 

Iezahel redresse la tête de son épais potage et prend part à la conversation :

 

- Il n'a pas le choix. C'est un esclave, on ne lui demande pas d'approuver le comportement de ses maîtres, et il n'a pas à éprouver de ressentiment envers eux. Il est en contact avec nous, et si elle lui a ordonné de reporter nos faits et gestes, ainsi que nos questions, il le fera.

- Alors on se contentera de revenir sur l'accusation de Marsylia. S'il souhaite en dire plus, il le fera.

- Il ne le fera pas, Calith, poursuit Iezahel sur un ton désolé. Nous ne sommes que de passage : il ne dira rien à des étrangers qui pourraient lui valoir le mécontentement de la maîtresse des lieux. Il préfèrera subit notre déplaisir que le sien. D'autant que, depuis notre arrivée, il se fait hurler dessus par Loundor, il est forcé de nous montrer son maître ivre mort, et se fait punir pour une faute qu'il n'a pas commise. Pourquoi nous aiderait-il ?

 

Calith laisse échapper un long soupir : Iezahel a raison, bien sûr. L'esclave en noir, infirme et bouc émissaire, lui inspire de la sympathie, mais vu la situation ici, il ne peut se fier à personne d'autre que leur petit groupe. Et effectivement, ils n'ont rien fait qui mérite de prendre le moindre risque pour eux. Il en vient presque à regretter d'avoir fait demander Severin, lorsque celui-ci se présente à la porte.




Loundor, toujours occupé à dévorer son repas, fait signe à Calith de prendre les choses en main. Le roi fait donc entrer l'esclave en noir et ferme soigneusement derrière lui. Iezahel délaisse aussitôt son repas, refait chauffer de l'eau et sort de sa besace deux longues bandes de tissu. Calith le regarde, surpris, se demandant ce qu'il manigance. Mais il se concentre sur Severin, et lui dit :

 

- Ainsi, tu n'as pas informé Dame Marsylia de notre présence ici ?

 

Si l'esclave se tenait déjà vacillant devant eux, il perd tous ses moyens face à cette accusation. Il tremble visiblement, se tord les doigts et tente, malgré tout, de rester immobile. Et après quelques instants de réflexion, il déclare, d'une voix enrouée à peine audible :

 

- Non.

- Qui es-tu allé prévenir de notre présence, alors ?

 

Severin semble pétrifié. Il n'ose pas leur mentir de manière plus détaillée, sachant que deux personnes dans la pièce peuvent le savoir. Mais il ne peut pas laisser la question sans réponse. Alors qu'il semble sur le point de défaillir, Loundor, de sa grosse voix bourrue, ordonne :

 

- Va t'allonger sur le lit. Et enlève ta chemise.

 

Le regard terrifié de l'esclave glace Calith, et il lit, sur ses lèvres, un « non, je vous en prie » inaudible pour un humain. Et c'est vrai qu'entre Iezahel, qui manipule des bandes de tissu pouvant aisément se transformer en liens, Loundor, qui ne s'est pas montré sous son jour le plus sympathique, et la pratique de certains, qui estiment qu'un châtiment insuffisant peut être complété par des services intimes, l'esclave à de quoi paniquer. Sauf qu'il ne les connaît pas.

Il s'exécute tout de même, tremblant de tous ses membres, et s'approche du lit de Calith et Iezahel, celui à gauche. Et il retire, en gémissant de douleur, sa chemise noire, dévoilant un dos lacéré et couvert de sang. Et il s'étend, sans un mot, sur le lit, la joue gauche reposant sur la couverture, des larmes plein les yeux. Iezahel s'approche de lui, l'observe, et lui demande de défaire les liens de son pantalon : les marques du fouet descendent bien au-delà de la ceinture. Severin laisse échapper une larme, mais obéit, et Iezahel, tout en douceur, descend le vêtement jusqu'au bas de ses fesses, elles aussi couvertes de stries sanglantes. Puis il s'accroupit à sa hauteur, essuie ses larmes d'un geste tendre et murmure :

 

- Tu risques des ennuis si on te soigne de manière visible ?

 

Il écarquille les yeux, Severin, trop surpris pour répondre dans un premier temps, avant de balbutier un « non » à peine audible. Alors Iezahel apporte près du lit le brasero et la cuvette d'eau tiède, puis un seau vide qu'il renverse pour s'asseoir dessus. Et méthodiquement, pendant de longues minutes, il nettoie chaque lacération, chaque traînée de sang. Loundor continue à manger, imperturbable, même si Calith n'est pas dupe : les évènements de la journée l'ont secoué. Lui, il regarde la tendresse dont fait preuve Iezahel, hypnotisé par le ballet incessant de la bande de tissu qui se colore trop vite de rouge avant de plonger dans l'eau chaude. Et c'est lui qui, lorsque Iezahel a terminé le premier nettoyage, va vider la cuvette remplie de vermeil pour remettre de l'eau à chauffer, tandis que Iezahel, tout en douceur, essuie le dos mutilé. Lorsqu'il a terminé, Iezahel demande :

 

- Tu es attendu ?

- Normalement non, ma journée est terminée.

- Parfait, tu vas rester un moment avec nous alors.

 

Les poings crispés sur la couverture, Severin le dévisage. S'interroge-t-il à propos de cet esclave qui prend des décisions sans même demander à son maître ? Se demande-t-il ce que cache tant de compassion ? Mais Iezahel poursuit, d'une voix toujours aussi prévenante :

 

- Ce châtiment, c'est uniquement le fouet ?

- Non. La pénitence aussi.

- La pénitence ?

 

L'infirme ferme les yeux une seconde de trop avant de basculer lentement sur le flanc. Autour de son sexe raide, un anneau de métal enserre la base du gland, Calith fronce les sourcils, ne comprenant pas en quoi un anneau de chasteté est une pénitence, jusqu'à ce qu'il remarque la fine tige de métal qui se recourbe jusqu'à disparaître dans son sexe.

Severin, les joues rouge brique, explique dans un murmure :

 

- Ça bloque mon urine. Je ne peux pas me soulager quand j'en ai besoin. Je n'ai le droit d'aller voir le mage que tôt le matin et dans la soirée, pour qu'il me délivre. L'envie, toute la journée, est un moyen de me rappeler constamment ma faute pour que j'expie.

- Mais ce soir ?

- Pas ce soir. Interdit. Je n'ai le droit d'aller le voir que demain matin.

- Et si tu y vas quand même ?

- La pénitence est rallongée d'un mois.

- Tu as pu te soulager avant que le mage installe la pénitence ?

- Il m'a demandé si j'avais besoin. Il est gentil, il fait toujours en sorte qu'on soit vide quand il la met. Mais Florain lui a ordonné de la placer immédiatement, il a dit que ça m'apprendrait.

- Et là, tu as envie ?

- Je crois que ma vessie va exploser.

 

Iezahel, qui mène la discussion, jette un regard à Calith, interrogateur. Et Calith hoche doucement la tête : il imagine sans peine la brûlure que l'esclave ressent toute la journée et il devine aisément l'humiliation qu'il doit ressentir à aller demander d'être délivré pour un acte si intime. D'autant qu'il doit sans doute uriner devant le mage, et qu'il ne doit pas pouvoir profiter longtemps du soulagement avant que la pénitence ne soit remise en place. Iezahel reprend :

 

- On va te l'enlever.

- Oh non ! Non !

 

Severin, d'un geste brusque, se rallonge sur le ventre, faisant saigner quelques marques dans son dos. Paniqué, il leur avoue :

 

- La tout première fois que j'ai eu ce châtiment... Enfin, c'était tellement insupportable que j'ai voulu l'enlever tout seul. Mais c'est magique ! J'ai eu le temps de déplacer l'anneau de quelques millimètres, à peine. Puis des pointes ont jailli à l'intérieur de l'anneau, et il s'est resserré. Je saignais et mon... enfin... Je ne pouvais rien faire, et je n'avais pas le droit d'aller voir le mage. Quand j'ai enfin pu y aller, le bout était violet foncé et j'ai perdu conscience quand il l'a enlevé. Il ne m'a pas puni, il n'a rien dit à personne, mais je n'ai jamais recommencé.

 

Calith, la gorge nouée, tente de le rassurer et lui ordonne de se remettre sur le flanc. Et Severin obéit, conditionné par une vie d'esclavage. Iezahel lui cède sa place, alors il s'installe sur le seau, observe l'anneau, non sans remarquer les stries blanches qui ornent le gland, vestiges de sa tentative malheureuse. Il effleure l'anneau du bout des doigts, ignorant le sursaut de l'esclave, s'imprègne de la magie avant de murmurer l'incantation adéquate. Prudemment, il tente de faire glisser l'anneau, mais un gémissement de douleur jaillit au moment où les chairs s'ouvrent, laissant sortir une tige épaisse, bien trop épaisse, du sexe torturé. Ses mains tremblent trop pour qu'il puisse poursuivre sans le blesser davantage. Iezahel se glisse près de lui et, après avoir placé un linge sous le sexe, retire la pénitence avec mille précautions. Calith, le cœur au bord des lèvres, regarde la tige sortir, sans fin. Car il s'attendait à une tige très courte, juste suffisante pour bloquer le méat. En réalité, la tige est longue d'une quinzaine de centimètres et explique pourquoi le sexe était raide. Loundor, pâle comme la mort, se lève en vacillant et marmonne qu'il doit partir. Calith lui jette à peine un regard, avant de reporter son attention sur le visage de l'esclave, crispé de douleur. Quelques gouttes s'échappent de son sexe avant qu'il ne parvienne à se contrôler. Les deux amants s'écartent du lit, et l'esclave quitte le lit et se précipite, malgré la claudication, jusqu'au pot de chambre.

 

Calith pose une main compatissante sur l'épaule d'un Iezahel éprouvé et ils échangent un long regard, comme pour se donner mutuellement du courage, le temps que Severin se soulage.

Lorsqu'il revient près du lit, son visage est baigné de larmes et crispé par la souffrance. Il se tient gauchement devant eux, ignorant ce qu'il doit faire désormais. Iezahel le surprend en posant délicatement un baiser sur sa tempe et en murmurant :

 

- Je suis désolé, je n'ai rien pour apaiser la brûlure.

 

Severin, rassemblant dignité et maîtrise de soi, se contente de hocher doucement la tête. Iezahel va chercher un pot d'onguent dans sa besace, et en répartit une grosse noisette sur la tige avant de remettre, sans trembler, la pénitence en place. Severin supporte la douleur, stoïque, puis Calith ensorcèle à nouveau l'anneau, révolté mais bien conscient qu'ils ne peuvent rien faire d'autre.

 


 
 
posté le lundi 23 septembre 2013 à 18:33

Iduvief, chapitre 6

 

 



 

 

 

Lorsqu'il ouvre les yeux, Loundor est rasé de frais, les cheveux encore humides plaqués contre son crâne. De l'eau bouillonne doucement dans la cuvette, mais le Général n'a cessé de lui tourner autour, menaçant. Calith se redresse et murmure :

 

- Je voudrais me laver.

- Bien sûr, l'eau est chaude, répond doucement Iezahel. Tu vas y arriver tout seul ?

- Évidemment !

 

S'il feint d'être agacé, ce n'est pas vraiment le cas, et une idée germe dans sa tête, qu'il repousse aussitôt. Plus tard. Il se lève, un peu vacillant, et frissonne. Il fait tiède, dans la chambre, mais c'est bien moins chaud que le lit. Il se dépêche de se déshabiller tandis qu'ils se détournent poliment, et il savoure enfin le plaisir de se sentir propre. Lorsqu'il en a terminé, il demande :

 

- Le responsable est venu ?

- Non, toujours pas. Je vais aller le chercher, moi, tu vas voir ! Et le ramener par la peau des fesses, il va comprendre sa douleur.

 

Calith, nouant machinalement la chemise de Iezahel autour de son cou, lui jette un regard noir et déclare :

 

- Ton comportement est déjà bien assez déplacé envers nos hôtes, sans que tu te mettes à arpenter le château en beuglant pour avoir à manger. L'esclave d'hier a dit que le château était complet, ils doivent être débordés de travail. Et nous, on arrive à l'improviste et on leur impose nos caprices. Laisse-lui le temps d'arriver, Loundor.

 

Sans surprise, le Général n'apprécie que très moyennement les paroles de son roi, et se met déjà à gronder. Mais Iezahel en rajoute avant qu'il n'explose :

 

- Calith est encore faible, il est plus prudent qu'on soit deux pour le protéger.

 

Miraculeusement, cette simple phrase calme immédiatement Loundor, qui acquiesce. Calith, feignant une faiblesse bien plus grande qu'il ne le ressent, retourne s'asseoir sur le lit, pendant que son compagnon commence sa toilette, et il demande :

 

- Tu as des nouvelles de tes hommes ?

- Oui. Ils sont passés pendant que tu dormais. Ils ont bien dormi, bien mangé, eux, et passent le temps en jouant aux osselets. Ils attendent qu'on vienne les chercher dès qu'on en saura un peu plus. Et toi, ta gorge ?

- Ça va mieux.

- Il reste de l'infusion dans le bol, sur la table de chevet. Tu dois la boire.

 

Iezahel a terminé sa toilette et sourit pour atténuer l'ordre qu'il vient de proférer. Calith, bonne pâte, obtempère, et ce n'est qu'en relevant la tête pour boire qu'il remarque que la chambre n'a pas de fenêtre. Il termine la boisson et s'assoit plus confortablement sur le lit en demandant :

 

- Vous avez une idée de l'heure qu'il est ?

- On doit approcher l'heure du déjeuner. L'esclave est partie depuis plus de deux heures, c'est sûr.

- Bon, au moins, on est au chaud et à l'abri de la neige.

- Et on poireaute comme des imbéciles dans cette cage à lapin alors qu'Artéus nous a fait venir de toute urgence. Il va m'entendre, celui-là.

- Sois un peu indulgent, Loundor.

 

Pendant qu'ils discutent, Iezahel s'affaire : il pend les capes aux patères dans le mur, nettoie la cuvette, remet du charbon dans le brasero, range sa besace et celle de Calith. Et lorsqu'il se redresse, les bras ballants, scrutant la petite chambre pour y trouver de quoi s'occuper, quelques coups sont frappés à la porte, faisant bondir Loundor hors du lit. Il manque d'arracher la porte lorsqu'il l'ouvre, dévoilant l'esclave tout de noir vêtu qui se tient dans l'embrasure. Ce dernier s'incline maladroitement et déclare :

 

- Vous m'avez fait demander, Général.

- Il y a plusieurs heures, oui. En précisant bien que je voulais te voir immédiatement.

- Je suis navré, Général, mais je ne pouvais m'absenter.

 

Loundor lâche une bordée de jurons, faisant grimacer l'esclave. D'un geste, il l'invite à entrer dans la chambre, et ferme la porte derrière lui. L'esclave ne relève pas la tête, qu'il garde penchée d'un côté, se frottant la joue gauche, et patiente. Loundor poursuit :

 

- C'est donc toi qui es chargé de gérer les domestiques et les esclaves pour s'assurer de la satisfaction des hôtes de ton seigneur, n'est-ce pas ?

- Oui Général.

- Je ne suis pas satisfait, esclave. Artéus a, semble-t-il, oublié de t'informer d'un léger détail : je suis un loup-garou. L'esclave ici présent en est également un. Que sais-tu des loups-garous ?

Severin jette un regard rapide à Iezahel, d'une lueur indéchiffrable, avant de répondre servilement :

- Je ne les connais guère, Général, nous n'en avons pas au château.

- Alors sache que les loups-garous ont une perception accrue, qu'ils sentent l'odeur de vinasse que tu dégages, qu'ils sentent ta peur, et qu'ils sentent si on leur ment. Ils n'aiment pas qu'on leur mente, esclave, ils n'aiment pas du tout. Mais surtout, les loups-garous ont un appétit bien plus développé que les humains. La faim les rend d'humeur exécrable et leur donne une furieuse envie de dévorer les esclaves impertinents.

 

L'esclave déglutit bruyamment, avant de passer d'une jambe sur l'autre en grimaçant de douleur. Il s'incline alors en déclarant :

 

- Je suis confus, Général, je donnerai des ordres pour que vous soyez rassasiés.

- Bien. A qui dois-je m'adresser si je ne suis pas satisfait de l'accueil qu'on me réserve ?

- Au conseiller du seigneur, Général.

 

Même Calith peut percevoir la peur dans la réponse de l'esclave. Mais Loundor compte bien lui faire payer la matinée d'attente et ne s'arrête pas là :

 

- Je souhaite le voir, alors, conduis-nous à lui.

- Je suis navré, Général, mais il n'est pas disponible.

 

Un feulement de rage pure s'échappe de la gorge de Loundor, faisant trembler l'esclave en noir. Pourtant, c'est d'une voix dangereusement douce qu'il continue sur sa lancée :

 

- Le Seigneur Artéus m'a fait venir ici, avec mes hommes. Est-il possible de le rencontrer, à présent ? Je trouverai bien un moment pour lui rapporter ton comportement.

 

Une infime seconde d'hésitation, de la part de l'esclave, manque de faire exploser Loundor. Mais il répond d'une voix faible :

 

- Je suis navré, Général, ce n'est point possible pour le moment. Mais je vais de ce pas prévenir la cuisine qu'il vous faut des repas bien plus consistants.

 

L'esclave, mû par son instinct, commence à reculer vers la porte et cherche à tâtons la poignée. La fureur de Loundor lui cloue le bec un instant, juste assez pour que Severin puisse se faufiler par la porte entrouverte, avant qu'il ne crie :

 

- Esclave ! Viens ici !

 

Mais Severin ne l'écoute pas, poursuit son chemin comme si de rien n'était. Le temps, du moins, de faire trois pas, avant qu'une masse ne se jette sur lui et le ramène manu militari dans la chambre. Loundor, écumant de rage, l'attrape par le col et le plaque sans douceur contre le mur. Une terreur indicible se lit dans le regard de l'esclave, et c'est Iezahel qui s'interpose.

 

- Écarte-toi, Iezahel. Les faveurs que tu as ne peuvent rien pour cet incompétent, qui picole au lieu de faire son travail et qui n'obéit pas aux ordres.

- Il ne t'a pas obéi car il est sourd d'une oreille, Loundor. Ce serait injuste de le brutaliser pour cette faute.

 

Loundor dévisage quelques instants l'esclave pétrifié, avant le reposer doucement à terre. Severin s'incline en se frottant l'oreille gauche puis murmure un remerciement à peine audible.

 

- Très bien. Dans ce cas, je veux rencontrer le conseiller d'Artéus.

- Je suis navré, Général, mais il ne doit être dérangé sous aucun prétexte.

- Il suffit. J'en ai plus qu'assez de ce genre de réponse. Est-il en galante compagnie ?

- Non Général.

- En réunion secrète ?

 

Severin hésite un instant, semblant peser le pour et le contre d'un mensonge, avant de répondre dans un murmure :

 

- Non Général.

- Dans ce cas, j'exige que tu nous conduises à lui, et je ne souffrirai aucune excuse.

- A vos ordres, Général.

 

L'esclave en noir est terrifié, et sa claudication est plus marquée que la veille lorsqu'il les conduit lentement à travers les couloirs glacés du château. Un bref passage devant une petite fenêtre leur permet de voir que la tempête se déchaîne à l'extérieur, rendant impossible l'estimation de l'heure. Ils mettent une dizaine de minutes à rejoindre les appartements du conseiller, et pendant tout ce temps, seul le sifflement du vent s'est fait entendre. Ils n'ont croisé personne, et le château, sensé être rempli d'invités, est trop silencieux. Mais ils n'ont guère le temps de s'interroger : Severin pousse une porte, très lentement, et les conduit sans bruit dans les appartements privés du conseiller.

 

 

 


 

 

 

Même l'odorat de Calith peut percevoir la puanteur qui y règne, mélange de vin, de vomissures et d'urine. Un seul coup d'œil leur permet d'en découvrir l'origine : un énorme bonhomme, affalé sur un fauteuil gigantesque, ronfle bruyamment. Le devant de sa tunique est maculé de liquide qu'il ne préfère pas identifier, et une de ses mains pend mollement par-dessus l'accoudoir, ayant laissé échapper une chope qui gît à terre. Il est midi, et le conseiller d'Artéus est ivre mort. Severin murmure :

 

- Égeas n'a l'esprit clair que quelques heures, dans la matinée. Nous mettons ce temps à profit pour traiter les nombreux dossiers que nous avons. Accéder à votre demande nous aurait fait perdre un temps précieux, j'en suis navré

- Est-ce pour la même raison que je ne peux voir Artéus ?

- Non, Général.

- D'accord. Fais-nous apporter un vrai déjeuner, et arrange-toi pour qu'on puisse voir Artéus dans l'après-midi.

- A vos ordres, Général.

 

Severin les conduit à nouveau dans leur chambre, puis s'en va pour prévenir la cuisine du régime particulier des invités. Iezahel remet de l'eau à chauffer, sans doute pour une infusion, ignorant que Calith ne ressent presque plus de douleur à la gorge. Ils le regardent s'affairer quelques minutes, avant que Calith demande :

 

- Comment tu as su, pour son oreille ?

- Sa manière de pencher la tête, quand on lui parle. Et le fait qu'il se frotte souvent la joue. Ce n'est pas rare, chez les esclaves, d'avoir ce genre de problème : un maître un peu trop irascible, une claque qui part trop fort, et l'oreille ne le supporte pas.

 

Iezahel garde un air détaché en disant ça, et poursuit sur le même ton :

 

- Severin n'est pas un fainéant, il a essayé de couvrir son maître. Et il doit sans doute en faire beaucoup, dans la journée, pour remplacer le conseiller. Et ce sans aucune reconnaissance. L'odeur de vinasse qui le suit de partout ne vient pas de lui, mais des appartements d'Égeas. Il élude les questions mais ne ment pas. Ne soyons pas trop sévères avec lui.

 

Il apporte un gobelet d'infusion à Calith et lui intime du regard de le boire. C'est l'une des premières fois qu'il s'affirme ainsi face au Général : il le fait volontiers avec Calith, mais lorsque Loundor est présent, il est le plus souvent silencieux. Et comme pour enfoncer le clou, il se tourne vers le Général et affirme :

 

- Et ce n'est pas par solidarité entre esclaves que je dis ça.

 

Loundor incline de bonne grâce la tête, signe qu'il admet avoir été trop loin en sous-entendant que Iezahel profitait de sa position d'esclave royal pour protéger Severin. Même s'il est trop fier pour le dire à haute voix. Iezahel s'en contente et prend place aux côtés de Calith.

 

Ils ne patientent pas bien longtemps, dans le silence, avant que des coups soient frappés à la porte. La même esclave que ce matin se tient sur le seuil, tremblant si fort que le plateau manque de lui échapper des mains. Loundor le récupère avant qu'une catastrophe ne se produise, et sourit en découvrant le contenu du déjeuner. D'épaisses tranches de terrine sont accompagnées de ragoût de pomme de terre au lard et aux champignons. Et une grosse miche de pain est présente à côté de chaque écuelle. En voyant le plateau, Calith retient un sourire : il y a à manger pour huit personnes, là. Severin a bien compris.

 

Ils dévorent en silence, et Loundor semble enfin rassasié. Puis, pour patienter jusqu'au retour de Severin, Loundor sort un jeu d'osselet, et ils entament une partie.

Ils sont accroupis au sol, Iezahel largement en tête, quand ils sont interrompus par l'esclave en noir. Il les observe un instant avant d'annoncer :

 

- Dame Marsylia va vous recevoir, si vous voulez bien me suivre.

- Merci.

 

Severin regarde Loundor, surpris d'obtenir un remerciement de cet ours qui n'a fait que lui hurler dessus depuis qu'il est arrivé, puis incline doucement la tête. D'autant qu'il a prévenu les invités qu'ils ne verraient pas le Seigneur Artéus, et ça ne déclenche pas une crise de fureur.

Ils se relèvent, arrangent leurs tenues, puis vont prévenir les jumeaux, Nyv' et Asaukin de leur convocation. Ils s'empressent de lâcher leurs osselets et les suivent dans le dédale de couloirs, jusqu'à arriver dans une grande salle, sobrement meublée.

 

 

 

 

Un simple coup d'œil, de la part de Calith, lui permet de classer cette salle comme étant celle de réception des doléances et des visiteurs. Un large fauteuil sur une estrade, une cheminée ronflante, des portraits de famille sur les murs constituent tout l'ameublement. Il est bien content d'être là incognito, et reste silencieux, deux pas derrière Loundor, à côté d'Asaukin. Les autres sont encore un peu derrière lui. Ils restent debout, silencieux, observant Dame Marsylia. C'est une femme d'une trentaine d'années, mince et élancée. Vêtue d'une simple robe grise, une coiffure très classique pour dompter son épaisse chevelure auburn, elle les observe de son regard marron clair. Son visage est déjà parsemé de rides, et nul sourire ne vient éclairer ses traits banals. Mais sa voix est agréable lorsqu'elle annonce : 

 

- Soyez les bienvenus à Iduvief. Je viens tout juste d'apprendre votre présence entre vos murs, alors que vous y êtes depuis hier au soir, m'a dit Florain.

 

Calith reporte son attention sur l'homme qui se tient derrière elle. C'est un homme d'arme, assurément, à voir sa posture. Du même âge que Dame Marsylia, les cheveux coupés ras comme les soldats, le visage austère, il porte l'uniforme des gardes. Chaque seigneur possède ses propres hommes d'armes, pour assurer sa sécurité, veiller à la bonne récolte des impôts, et faire régner l'ordre. Le Florain en question en est, sans nul doute, le responsable, puisqu'il est admis à une telle convocation.

 

- Severin aurait dû m'en informer, je vous aurais ainsi accueilli comme il se doit. Je vous présente donc toutes mes excuses, et je vous assure qu'il sera châtié à la hauteur de sa faute.

 

Calith se concentre vite sur la Dame. Elle semble réellement navrée de voir que leur arrivée lui a été cachée. Severin aurait donc joué la comédie, hier, en faisant mine d'aller demander que faire des voyageurs ? De qui a-t-il pris ses ordres, puisque Artéus était indisponible et Égeas ivre mort ? Calith plisse les yeux, sentant monter en lui une bouffée de colère : il n'apprécie pas qu'on se joue de lui. Severin les a laissé poireauter pendant de longues minutes, sans aller prévenir quiconque de leur arrivée. Mais la réponse de Loundor le calme autant qu'elle l'intrigue :

 

- N'en faites rien, ma Dame. Cela nous a permis de prendre un peu de repos et de nous rendre présentables pour vous rencontrer.

 

Marsylia plisse les yeux, et sa voix se fait aussi glaciale que le vent qui hurle dehors lorsqu'elle répond :

 

- Aux dernières nouvelles, Général Loundor, je suis la maîtresse des lieux ici, et vous n'avez pas à interférer dans la gestion de mes esclaves. Florain, fais emmener Severin et applique le châtiment habituel.

 

Florain entraîne aussitôt l'esclave par le bras, et sort par une porte dérobée. Dame Marsylia reprend aussitôt, sans laisser le temps à Loundor de répliquer :

 

- J'ai également été informée que vous veniez ici suite à une convocation d'Artéus, mon père. J'aimerais voir la missive qui prouverait vos dires.

 

Loundor fouille dans ses poches et en sort le parchemin, qu'il tend à la femme avec respect. Calith ne peut s'empêcher de se demander pour quelle raison le valeureux guerrier se laisse ainsi mener par le bout du nez. Elle déchiffre la missive, la bouche tordue, et demande :

 

- Quand avez-vous reçu cette missive, Général ?

- Il y a six jours, ma Dame.

 

Elle prend le temps de compter, triturant la missive entre ses doigts garnis de nombreuses bagues. Et assène :

 

- C'est donc un faux. L'écriture ressemble certes à celle de mon père, mais cela ne se peut. Je suis au regret de vous annoncer que mon père est décédé il y a douze jours, après une longue maladie, et a rejoint le caveau familial il y a dix jours. Il ne peut avoir écrit cette missive. D'autant plus qu'il n'y a, ici, aucun problème à signaler. Demandez-vous, Général, qui aurait intérêt à vous éloigner du Château de Pieveth pour une si longue période, et vous aurez l'identité du faussaire.

- Ce sont là de sombres et surprenantes nouvelles que vous m'annoncez, ma Dame. Vous me donnez beaucoup à réfléchir, et j'aimerais profiter de votre hospitalité un jour de plus afin de décider ce qu'il convient de faire.

- Accordé. Votre installation vous convient-elle ?

- Severin nous a informé que le château était complet, je suppose donc qu'il est impossible d'obtenir des chambres plus spacieuses et individuelles ?

- En effet, nous manquons de place.

- Dans ce cas, ma Dame, nous nous satisfaisons de ce que vous nous offrez. Maintenant, si vous le permettez, nous allons nous retirer pour réfléchir à la situation.

- Très bien. Tenez-moi informée de votre décision.

- Je n'y manquerai pas, ma Dame.

 

Loundor s'incline respectueusement et quitte la salle d'audience. Calith cogite fort, alors qu'ils regagnent leurs chambres. Il est surpris que Loundor se soit laissé berner par une telle missive, d'autant plus qu'il l'a impliqué. Mais il doit bien reconnaître que quiconque le connaissant un peu, et ayant de mauvaises intentions, peut facilement trouver son point faible : sa conception de l'amitié. Qu'il reçoive un appel à l'aide d'un ami, et le Général accourt. Idéal pour le faire quitter le Château. Six jours qu'ils sont partis. Elihus, Mahaut, Zélina : sont-ils toujours sains et saufs ? Il lui tarde de rejoindre la chambre, d'y empaqueter ses affaires et de quitter Iduvief pour s'assurer qu'ils vont bien, quel que soit le temps. Et une colère sourde monte en lui, à l'idée de s'être fait avoir de la sorte : quelques lignes sur un bout de parchemin, et ils laissent vulnérables les personnes qui leur sont chères. Iris, la femme de Loundor, Jérémias et Lanen, Alima. Le Château a-t-il déjà été attaqué ?

 


 
 
posté le jeudi 19 septembre 2013 à 20:43

Iduvief, chapitre 5

 

 

 

Les discussions s'espacent puis finissent par disparaître à mesure qu'ils avancent plus près de la montagne : la quantité de neige devient vraiment importante, et les chevaux peinent à avancer. Le milieu de la voie est tassé par les allées et venues, mais la neige a gelé, rendant chaque pas glissant. Sur le bord de la route, elle atteint le ventre des montures, les empêchant d'avancer à deux de front.

Ils progressent donc très lentement, bravant l'air glacial et c'est avec soulagement qu'ils atteignent enfin l'auberge pour la nuit. Mais la déception est rude.

 

Ce n'est certes pas une auberge luxueuse, il n'y a ni garçon d'écurie, ni prise en charge des esclaves. Et si, comme à l'Hydre qui fume, les tables sont éraflées et les lits communs, les premières sont poisseuses et sales, les seconds sont infestés de vermine et peu engageants. Finalement, après un dîner à peine comestible dans une ambiance morose, ils vont s'allonger par-dessus les couvertures et dorment emmitouflés dans leurs capes à peine sèches.

 

L'aubergiste, aussi accueillant que son établissement, leur offre, en guise de petit-déjeuner, du pain rassis et un morceau de jambon que leurs dents n'arrivent pas à entamer.

C'est donc juste après l'aube qu'ils quittent les lieux, épuisés, affamés, et d'humeur massacrante, n'espérant plus qu'une chose : arriver à Iduvief où les attendent des chambres confortables, de la bonne pitance, et un hôte chaleureux. Le vent souffle violemment, formant des congères et glaçant tout sur son passage. Ils font une courte halte, un peu à l'abri, le temps pour Loundor de leur expliquer qu'ils seront à Iduvief dans la soirée, mais qu'ils ne peuvent pas poursuivre à cheval. Ils devront laisser leurs montures chez un maquignon de sa connaissance, et ils les récupèreront à leur retour. Cette nouvelle achève de les démoraliser, et c'est dans le silence le plus complet qu'ils reprennent la route, recroquevillés sous leurs capes trempées.

 

 

 

 

 

Un homme d'une cinquantaine d'années ouvre la lourde porte de son écurie en réponse aux coups de Loundor. Son visage rond et jovial s'éclaire en découvrant l'identité de son visiteur, et c'est avec une accolade amicale qu'il l'accueille. Puis, très vite, il leur fait signe de se réfugier à l'intérieur, dans la douce chaleur de l'étable. L'homme examine les chevaux des voyageurs, avant de leur indiquer où les mettre : de vastes stalles, à la paille fraîche, bien loin du dépotoir de la veille. Une bonne heure est consacrée aux chevaux : les sécher, les bouchonner, leur nettoyer les sabots, les nourrir, les remercier pour tout le chemin parcouru. C'est avec une agréable surprise que Calith se rend compte que l'homme prend plus au sérieux les animaux que l'argent des hommes. Les maquignons n'ont, en général, pas ce genre de priorité.

 

Puis il les conduit dans une petite salle, toute en pierre, où brûle un feu bien garni. Là, ils étendent leurs capes pour les faire sécher, et s'assoient le temps de partager un peu de vin chaud. Quelques provisions de Iezahel, ainsi que les rations de voyage, sont déposées sans façon sur la longue table en bois, et partagées sans plus de manières.

 

Le maquignon, Lucias de son prénom, leur explique que, dans ce coin reculé du royaume, il travaille aussi comme relais, prêtant aussi des chevaux contre quelques pièces. Il discute longuement avec Loundor, échangeant souvenirs et prévisions sur le temps. Pour cet homme, natif de la région et habitué à anticiper le temps, il n'y a aucun doute : le redoux n'arrivera pas avant plusieurs semaines. Pire, dès le lendemain, la neige devrait se remettre à tomber en grande quantité.

 

Il y a visiblement des regrets, dans son regard, lorsqu'il assure à Loundor qu'ils auraient tout intérêt à partir assez rapidement, s'ils veulent arriver avant la tourmente.

 

 

Ils reprennent finalement la route, peu après, préparés à affronter la partie la plus pénible du voyage. Mais rien n'aurait pu les préparer à un tel périple.

 

Si pendant près d'une lieue, la route est relativement plate et praticable, elle bifurque soudain. Calith ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de désespoir en voyant qu'ils empruntent la voie la plus étroite, celle qui monte le plus. Iezahel, sans un mot, lui prend la main, comme pour le soutenir dans l'effort.

Personne n'a emprunté cette route depuis plusieurs jours : la neige immaculée leur arrive aux genoux, et chaque pas est une lutte contre les milliers de flocons amassés. Le chemin se rétrécit encore, à peine assez large pour le passage d'un cheval, et il est cerné d'arbres fantomatiques, aux branches nues couvertes de givre. Nyv' jette de fréquents regards au ciel, et finit par les prévenir :

 

- Nous devons nous dépêcher. Une tempête approche.

 

Mais s'ils parviennent à accélérer l'allure pendant quelque temps, ils sont vite ralentis par l'épaisse couche gelée qui s'accroche à leurs bottes, à leurs pantalons et aux ourlets de leurs capes. Calith s'appuie bien plus qu'il ne l'avouerait sur la main gantée qu'il serre dans la sienne, épuisé par ces efforts dont il n'a pas l'habitude. Et les premiers flocons, accompagnés d'un vent glacial, se mettent à tomber.

 

Rapidement, le ciel s'assombrit tant qu'ils se croiraient au crépuscule, et la neige forme un épais rideau opaque qui les cerne de toutes parts, les empêchant de distinguer quoi que ce soit à moins d'un mètre.

Chaque pas est laborieux, tandis que la pente se fait de plus en plus raide. Calith serre les dents et mobilise toutes ses forces pour continuer à avancer, refusant de réclamer une pause pour reprendre son souffle. Mais les goulées d'air qu'il inspire avidement semblent glacer ses poumons et provoquent d'intenses brûlures dans ses côtes.

 

Après plus d'une heure de grimpe, c'est Loundor qui s'arrête, proposant de souffler cinq minutes. Et tandis que tous les humains essayent de calmer leurs respirations laborieuses, Loundor explique :

 

- Nous ne sommes plus bien loin. Artéus nous accueillera chaleureusement, nous offrira un repas raffiné et des lits douillets. Gardez courage, nous y sommes presque.

 

Calith marmonne entre ses dents, mais se garde bien de râler à voix haute. Depuis le début du voyage, ils ont avancé ensemble, sans distinction de rang, par souci de discrétion. Alors il n'a pas envie, maintenant, de taper du pied pour faire un caprice royal et se faire remarquer. Il souffrira comme les autres.

Il passe sa langue sur ses lèvres gercées, secoue la tête pour ôter la neige qui s'accumule sur la capuche de sa cape, et sourit piteusement à son compagnon. Iezahel semble mieux supporter l'épreuve, grâce à sa nature lycanthrope, et l'encourage d'un clin d'œil avant de lui murmurer à l'oreille :

 

- N'oublie pas ce que je t'ai promis, une fois arrivés.

 

Calith secoue la tête en riant doucement, comme si cette promesse était puérile et inadaptée. En réalité, la simple vue des yeux rieurs de son amant lui met du baume au cœur et lui redonne de l'énergie.

Ils reprennent leur marche, avançant de plus en plus lentement à mesure que l'épaisseur de neige augmente : elle leur arrive maintenant à mi-cuisse. Ils ont tellement froid qu'ils ne ressentent plus la morsure sur leurs jambes, et que leurs cils se sont, eux aussi, recouverts de givre. Depuis longtemps, Calith a la certitude d'avoir dépassé ses limites, et prie pour qu'enfin, ils voient le bout du chemin. Mais ils progressent ainsi pendant ce qui lui semble être des heures.

 

Quand soudain, ce qu'ils n'osaient plus espérer se dresse devant eux : Iduvief

 

 

 

 

Deux flambeaux brûlent sauvagement en haut du portail, malgré le vent et la neige. Un large portail, de bois et de métal, est la seule ouverture dans un rempart dissuasif. Le reste du château n'est pas visible avec ce temps, mais ils sont de toute façon bien trop pressés de se mettre à l'abri pour s'extasier sur l'architecture.

 

C'est Loundor qui, de toutes ses forces, abat son poing massif sur le battant. Le reste du groupe s'est rassemblé derrière lui, serrés les uns contre les autres pour se protéger un peu des ardeurs du blizzard. Les minutes qui s'écoulent, avant qu'une minuscule trappe ne s'ouvre, leur semblent durer une éternité. Puis une voix forte, qui parvient à peine à couvrir le sifflement glacial du vent, demande :

 

- Qui va là ?

- Le Général Loundor et ses hommes. Nous venons voir votre Seigneur.

 

La porte s'entre-ouvre juste assez pour les laisser passer, les uns derrière les autres, et s'avancer dans une cour longue mais étroite. L'homme, dont seuls les yeux foncés sont visibles sous les couches de laine et de fourrure, les scrute avant de leur désigner, d'un mouvement de bras, l'entrée du château. Et de regagner son poste, là-haut sur le rempart.

Vacillants, mais pressés, ils s'avancent sur le sentier creusé dans la neige, jusqu'à la lourde porte de bois, que Loundor pousse en grognant. Et les voilà, dans le hall du château, groupés, à attendre que quelqu'un vienne.

Deux larges escaliers se dressent sur leur droite et sur leur gauche, tandis qu'une porte, fermée, leur fait face. Le sol, en pierre taillée, est nu, et seules deux lanternes éclairent chichement les lieux. Nul tableau, nulle tapisserie ne vient réchauffer cette pièce austère. Aucun son ne leur parvient pendant quelques instants, et s'il n'y avait eu le garde à l'entrée, ils auraient cru le château inhabité.

Soudain, un bruit de pas se fait entendre. Ce son, irrégulier, les avait prévenu : l'homme qui s'avance boite fortement. Grand et mince, tout de noir vêtu, le crâne rasé et un visage sévère, il s'avance jusqu'à eux en les détaillant du regard. Ils forment un groupe pitoyable, recouvert de neige, gouttant sur les dalles, frigorifiés et rendus hagards par la fatigue.

 

L'homme est à peine plus âgé que Calith, mais sa démarche, rendue lente par son handicap, ainsi que la dureté de son regard gris acier, le vieillissent. Il s'incline maladroitement et leur dit :

 

- Soyez les bienvenus au Château d'Iduvief, voyageurs. Severin, pour vous servir. Que puis-je pour vous ?

 

L'encolure de sa chemise s'ouvre légèrement lors de sa révérence, dévoilant, l'espace d'un instant, un fin collier de métal. Un esclave. Loundor, en première position, prend tout naturellement la parole :

 

- Je suis le Général Loundor, et je viens en réponse à la missive de ton Seigneur. Fais-lui savoir que je suis arrivé.

- A vos ordres, Général.

 

L'esclave s'incline une fois de plus et repart, de sa démarche chaloupée, se frottant la joue gauche, jusqu'à une ouverture sous l'escalier droit. Ils frissonnent tous, les voyageurs, car le hall n'est pas chauffé, même s'il les protège du vent. Et sur leurs vêtements, la neige fond lentement, achevant de les tremper. Dans le silence sépulcral, un grondement sourd retentit : l'estomac de Iezahel, qui s'empresse de s'excuser dans un murmure. Ils ont tous faim, en réalité, et ils prient pour pouvoir se mettre au chaud rapidement. Mais il semblerait qu'Artéus soit à l'autre bout du bâtiment, car ils patientent de longues minutes sans voir quiconque revenir.

 

Une mare s'est formée à leurs pieds, et Calith, ainsi que Nyv', tremblent violemment de froid lorsque l'esclave revient en claudiquant. Aucun sourire, aucun regard de sa part, au moment où il annonce :

 

- Je suis navré mais le Seigneur Artéus ne peut vous recevoir pour le moment. Il vous accorde cependant son hospitalité. Veuillez me suivre, je vous conduis à vos chambres. Un repas vous y sera servi tout à l'heure.

 

Severin les fait avancer, non sans un regard pour l'immense flaque qui s'étend sur les dalles, jusqu'à une porte dissimulée sous l'escalier gauche. Il s'arme d'une lanterne avant de s'assurer qu'ils viennent bien avec lui. Loundor, les sourcils froncés, est le premier à lui emboîter le pas. Après quelques mètres d'un étroit couloir, ils prennent un escalier, que l'esclave a bien du mal à monter. Il s'arrête au premier étage et s'engage dans un corridor interminable, la lanterne projetant des ombres angoissantes sur les murs. Puis il ouvre les deux dernières portes du couloir, dévoilant deux chambres. Et il s'incline encore en déclarant :

 

- Nous manquons de place, au château, aussi l'hospitalité du Seigneur Artéus ne peut vous proposer des chambres individuelles. Je suis navré, mais il faudra vous contenter de partager ces deux-là.

 

Sans leur laisser le temps de répondre, il s'engage dans la première pièce et allume les chandelles posées sur les tables de chevet, leur permettant ainsi de découvrir leur logement. Deux lits, prévus pour deux ou trois personnes, deux tables de chevet, une minuscule table ornée d'un nécessaire de toilette et deux malles aux pieds des lits forment l'intégralité du mobilier.

 

Severin répète l'opération pour la seconde chambre, et malgré son handicap, se dépêche de les laisser là, au milieu du couloir, leur souhaitant une bonne nuit de loin. Haussant les épaules, Loundor marmonne :

 

- On dissipera ce malentendu demain matin. Allez vous réchauffer et prendre un peu de repos.

 

Sans se concerter, les quatre soldats s'engouffrent dans une chambre, tandis que Calith, Iezahel et le Général prennent l'autre. Ce n'est qu'en fermant la porte qu'ils découvrent un petit brasero, qu'ils s'empressent d'allumer à l'aide d'une chandelle. Calith observe les lieux, parfaitement silencieux, mais sa déception doit se lire sur son visage, car Loundor bougonne :

 

- C'est pas normal.

- Des draugnar ?

 

Sa question n'est pas totalement dénuée de bon sens, puisque la dernière fois que l'un des loups a déclaré que les lieux étaient étranges, c'était juste avant l'attaque des draugnar. Iezahel répond, parfaitement sérieux :

 

- L'esclave est humain. Il sent la vinasse, la douleur, le savon et le manque d'hygiène. C'est un mélange étrange, mais vivant.

- Par anormal, je pensais à cet accueil.

 

Ils ne restent pas inactifs, tandis qu'ils discutent à voix basse : ils étendent leurs capes trempées sur le sol, pour qu'elles sèchent, et ôtent leurs vêtements humides, sans se soucier de la pudeur. Loundor marque un temps d'arrêt en voyant les nombreuses cicatrices sur le corps de Iezahel, même s'il aurait dû en avoir l'habitude, car ils se retrouvent tous les mois à la pleine lune dans la même situation. Calith a mis du temps, avant d'oser demander à son compagnon : ces marques n'ont pas été soignées par la magie lycanthrope, à l'époque, à cause du sort sur le collier, et désormais, elles sont gravées à jamais dans sa chair. Et elles sont assez impressionnantes, même pour lui, qui les voit et les sent sous ses doigts très régulièrement. Ils cherchent les vêtements, dans leurs besaces, qui ont été épargnés par l'humidité, et les enfilent, tout en poursuivant :

 

- Je connais Artéus depuis des années : je ne vois pas ce qui peut l'empêcher de m'accueillir. Et il m'a appelé à l'aide, c'est étrange qu'il dédaigne ma présence.

- Il souhaite sans doute agir dans la plus grande discrétion.

- Tu as raison, oui. Ce serait dans la logique de sa missive. Je pense que nous devrions garder ton identité secrète, Calith, jusqu'à ce qu'on puisse discuter avec lui.

- Tu as la missive sur toi, Loundor ?

- Je l'ai emmenée, oui, au cas où.

 

Il fouille un instant dans sa besace, avant de lui tendre un bout de parchemin :

 

Cher Loundor,

C'est avec le cœur lourd que je me décide à faire appel à toi. J'ai besoin de tes services, car la situation ici est devenue ingérable. Je n'ose t'en dire plus. Hâte-toi, je t'en conjure, des vies sont en jeu.

Ton dévoué,

Artéus.

 

Mais quelques coups, timidement frappés à la porte, font rapidement disparaître la missive dans une poche, et les empêche d'en discuter. Une jeune esclave au visage ingrat se tient sur le seuil, portant un lourd plateau garni de vin chaud et de tourtes de viande. Ils la remercient, avant de s'installer tant bien que mal sur un lit. Calith observe le repas sans un mot, contrarié : les portions lui conviennent parfaitement, mais elles sont clairement insuffisantes pour les loups-garous. Et si Artéus ignore la présence de Iezahel, il ne peut ignorer celle de Loundor. Ce dernier lui jette d'ailleurs un regard lourd de sous-entendu avant de bougonner :

 

- Ses problèmes doivent être sacrément importants pour qu'il oublie mon appétit.

 

Calith découpe, sans un mot, sa tourte en trois parts : une moitié pour lui, un quart pour le Général, un quart pour son compagnon. Et quand ils commencent à protester, il leur jette un regard royal et siffle :

 

- Oseriez-vous contester mes décisions ?

 

Ils n'osent pas. Ils le remercient et dévorent leurs parts. La chaleur humaine et le brasero amènent vite une température agréable dans la petite pièce et la fatigue de la journée a raison d'eux. Iezahel va déposer le plateau, vide, dans le couloir et il vient se blottir contre son compagnon, sous l'épaisse couverture. Loundor a pris le second lit, et il leur souhaite une bonne nuit du bout des lèvres. Et malgré toute l'étrangeté de la situation, ils s'endorment à peine les chandelles soufflées.




Lorsqu'il ouvre les yeux, Calith fait face à deux prunelles ébènes pétillant de malice. Iezahel est allongé face à lui, tête à moitié sous la couverture, et la lueur vacillante d'une chandelle montre son visage amusé. Il faut quelques instants, à l'esprit royal, pour comprendre l'origine de l'étrange symphonie de grondements et de claquements qui résonnent dans la pièce. D'un geste lent et prudent, il redresse la tête par-dessus la couverture pour voir Loundor faire les cent pas dans la pièce, l'estomac criant famine. Il se rallonge, un large sourire le visage, et évite soigneusement le regard de son amant, au risque d'exploser de rire. Loundor est de méchante humeur.

 

Calith ferme à nouveau les yeux, prêt à replonger quelques minutes dans la douce torpeur du sommeil, savourant la main taquine venue se glisser sous sa chemise pour jouer avec son nombril. Mais le Général se met à jurer à mi-voix, et, presque en même temps, une sourde douleur se réveille dans sa gorge et sa poitrine. Alors il se redresse, sans rompre le contact avec Iezahel, et observe Loundor.

 

Il a installé, en équilibre précaire, la cuvette d'étain destinée à la toilette, pleine d'eau, sur le brasero qui luit faiblement. Et il tourne autour, comme si cette danse obstinée pouvait faire chauffer l'eau plus rapidement. En voyant, du coin de l'œil, que Calith est réveillé, il s'immobilise soudain, le fixe un instant, avant d'exploser :

 

- Ce foutu étage est désert ! Ils ont déposé un seau de neige fondue, et un autre de charbon, devant la porte. Et c'est tout ! Démerde-toi pour chauffer l'eau ! Et crève de faim en attendant qu'on daigne t'apporter à manger. Et ils n'ont pas intérêt à nous servir encore ces portions de freluquet, ou je te jure, Calith, que je dévore un esclave.

 

Iezahel se met à grogner sourdement et Calith passe un bras possessif autour de ses épaules, dissuadant d'un regard le Général de manger son amant. Et il remercie les dieux d'être enfermé dans une chambre en compagnie de deux loups-garous assez âgés pour se contrôler. Car entre la faim et la fureur qui bouillonnent dans la pièce, un jeune loup aurait bien vite perdu le contrôle. Calith se redresse un peu plus contre l'oreiller, et dit :

 

- Du calme, Loundor, du calme.

 

Mais sa voix, qu'il voulait apaisante, n'est qu'un croassement et sa gorge l'élance furieusement. Iezahel s'extirpe aussitôt du doux cocon dans lequel ils ont passé la nuit et fouille dans sa besace. D'une petite poche, à l'intérieur, il sort un sachet, le renifle, hoche doucement la tête, et en jette le contenu dans l'eau à peine frémissante de la cuvette. Son regard est lourd de défi quand Loundor s'apprête à protester : l'eau, qu'il tente de faire chauffer depuis un sacré bout de temps, servira à soigner à Calith et non pour ses ablutions. Deux grognements sourds jaillissent de leurs poitrines au même moment, et leurs corps se tendent l'un vers l'autre, prémisses d'une bagarre qui s'annonce dévastatrice. Le croassement de Calith, un simple « Mes aïeux ! », les interrompt avant qu'ils n'en viennent aux mains.

 

- Mûrier, thym, plantain et guimauve, pour sa gorge.

 

L'explication de Iezahel apaise quelque peu Loundor, qui bougonne son assentiment. Calith les observe, sans essayer de parler à nouveau. Iezahel a pris de grands risques, en prenant l'eau du Général alors qu'il est dans cet état. Une minuscule étincelle pourrait le mettre hors de lui, et seule la santé de Calith pouvait être un argument suffisant pour qu'il n'égorge pas de suite l'impudent qui a osé se servir de son eau. Pendant les premières minutes d'infusion, ils se regardent en chien de faïence, avant que Iezahel ne se remette en mouvement, apparemment rassuré par le semblant de calme qu'affiche le Général. Il sort de sa besace un petit gobelet de fer, ainsi que sa chemise de rechange, sur laquelle il verse quelques gouttes d'un minuscule flacon. Il vient s'asseoir à côté de Calith, et l'éclat amusé de ses prunelles a laissé place à l'anxiété. Avec le plus grand sérieux, il tâte le front et la gorge de son compagnon, qui est trop surpris par ce comportement pour s'en amuser. Calith est rarement malade, et c'est la première fois qu'il voit l'esclave aussi attentionné avec lui. Et il aime ça. Avec la tendresse d'une mère, Iezahel lui noue sa chemise autour de la gorge, veillant à ce qu'elle soit parfaitement protégée du froid. Une odeur de sapin vient chatouiller les narines royales. Iezahel le borde ensuite soigneusement, avant de scruter ses yeux et de demander :

 

- Tu as froid ?

- Non.

- Des frissons ?

- Non plus.

- Mal à la tête ?

- Non.

- Le nez bouché ?

- Mais non, juste la gorge. C'est rien.

 

Mais cette phrase, trop longue, lui déchire la gorge. Iezahel s'active à nouveau, remplissant le gobelet de l'infusion et soufflant dessus pour s'assurer que le liquide n'est pas trop chaud. Et avec une délicatesse infinie, il lui fait boire la mixture.

 

Loundor a recommencé à faire les cent pas dans la pièce, et bondit littéralement sur la porte lorsque de timides coups sont frappés. C'est la jeune esclave de la veille, qui apporte, sur un plateau, leur petit-déjeuner. Et un simple coup d'œil du Général déclenche sa fureur :

 

- Non ! Non, non et non ! J'ai faim ! Ça, c'est une portion pour une personne. Et on est trois ! J'ai faim, bordel !

 

La jeune esclave laisse échapper le plateau tant la réaction de Loundor la surprend, et il faut tous les réflexes surnaturels de ce dernier pour le rattraper avant qu'il ne chute. Elle se tient, tremblante, face à lui, paralysée par la terreur. Mais malgré sa fureur, Loundor est bien conscient qu'elle n'est pas responsable des portions allouées aux invités, et qu'elle risque d'être châtiée si elle revient en cuisine en demandant plus de nourriture. Les lèvres retroussées sur les dents, le regard ivre de rage, il éructe :

 

- Va me chercher ton responsable. Immédiatement !

 

La porte tremble violemment sur ses gonds lorsqu'il la claque, après s'être assurée que l'esclave était partie, en courant, prévenir son responsable. Il dépose le plateau sur son lit, indécis soudain quant à la suite.

 

- Mangez. Je n'ai pas faim.

 

L'infusion de Iezahel fait des miracles, et parler est beaucoup moins douloureux. Les deux loups-garous échangent un regard, avant d'entamer leur petit-déjeuner. Iezahel, la bouche pleine, lui fait jurer de manger tout à l'heure, lorsqu'un autre plateau sera apporté, et Calith accepte.

 

Le contenu du plateau est très vite englouti et Loundor recommence à faire les cent pas, attendant le responsable qu'il a réclamé. Iezahel fait encore boire deux gobelets d'infusion à son compagnon, avant de remettre de l'eau à chauffer. Lorsqu'il revient auprès de Calith, ce dernier murmure :

 

- Réchauffe-moi.

 

Il n'a pas vraiment froid, mais il apprécie tellement sa prévenance qu'il compte bien en profiter, devinant instinctivement que son mal de gorge ne durera pas. Iezahel ne se fait pas prier, et vient immédiatement se blottir contre lui sous les couvertures. Calith est tellement bien, comme ça, qu'il ne tarde pas à s'endormir.

 

 


 
 
posté le mercredi 11 septembre 2013 à 14:00

Iduvief, chapitre 4

 

 

Calith scrute les iris ébènes avant d'acquiescer : leur discussion du matin lui a permis de mettre de côté ses doutes, et d'envisager une nuit sans lui de manière plus sereine. Et puis, ils sont loin du château, désormais, et les chances qu'on le reconnaisse sont minimes. Avec un peu de chance, il pourra insister pour garder Iezahel près de lui sans faire un scandale.

Le brouhaha s'interrompt dès qu'ils franchissent la porte et un petit homme, maigre et ridé comme une vieille pomme, trottine jusqu'à eux :

 

- Soyez les bienvenus à L'Hydre qui fume, messires ! Prenez place, mes braves, prenez place. Avez-vous laissé des chevaux dehors ?

- Le temps de s'annoncer, oui.

- D'accord. Prenez place, je vous sers et je m'en occupe tout de suite après.

- N'avez-vous donc pas de garçon d'écurie ?

 

La question de Calith, qui s'exprime au nom de tous depuis qu'ils sont entrés, déclenche courbettes et sourires crispés, et d'une voix chevrotante, l'aubergiste répond :

 

- Hélas non, mon bon sire, mais je vous garantis qu'ils seront bien traités, sans attendre.

 

Calith imagine sans peine ce petit bout d'homme essayant de faire avancer neuf chevaux en même temps pour pouvoir rapidement s'occuper de ses clients. Et d'une voix douce, il déclare :

 

- Nous ne sommes pas à cinq minutes, nous allons vous aider. Conduisez-nous aux écuries.

- C'est gênant, messire, c'est mon rôle.

- Et vous allez y passer un temps fou. Laissez-nous vous aider.

 

Ils ont donc à peine eu le temps de savourer la chaleur de l'auberge qu'ils ressortent, conduits par l'aubergiste. Ce dernier les entraîne dans un étroit passage qui les conduit dans l'arrière-cour, où sont entassés tonneaux vides et caisses brisées. L'écurie est un nom bien pompeux pour cette grande pièce, uniquement équipée d'anneaux de fers plantés dans les murs en pierre. Mais la paille est fraîche et l'avoine saine, aussi les voyageurs s'empressent-ils d'attacher leurs chevaux. Ils leurs retirent leurs selles rapidement avant de les bouchonner soigneusement, puis l'aubergiste sert de généreuses rations d'avoine et d'eau à chacune des montures. L'aubergiste en profite pour se présenter, Xalaphas de son prénom, et complimente sans répit leurs montures. Calith, peu sensible à ce genre de flatteries, lui demande :

 

- Avez-vous des dispositions particulières pour les esclaves ?

 

Xalaphas émet une sorte de cri étranglé qui se mue en rire sec avant de se terminer en quinte de toux, laissant le groupe bouche bée. Lorsque l'aubergiste reprend son souffle, il les scrute avec attention à la lueur de la lanterne qu'il tient à bout de bras, cherchant à savoir si l'un d'entre est esclave, et lequel. Emmitouflés comme ils sont, c'est impossible à voir, alors il déclare, avec moult courbettes :

 

- Je suis navré, mon bon sire, mais seules les auberges opulentes offrent ce genre de service. Mais si vous avez un esclave avec vous qui vous indispose, nous pourrons sûrement lui trouver une paillasse à mettre au coin de la cheminée pour la nuit.

- C'est inutile, il ne m'indispose pas et dormira avec nous.

- Comme il vous plaira, messire, comme il vous plaira.

 

Encore quelques courbettes et l'homme rejoint l'entrée à petits pas pressés, avant de s'immobiliser brusquement. Il semble hésiter un instant, sous le regard amusé de sept paires d'yeux, avant de se retourner et de murmurer :

 

- Notre auberge n'est guère luxueuse, mes bons sires. Les draps sont lavés régulièrement, et la nourriture est bonne, mais il faudra partager les couches. J'espère de tout cœur que vous n'y voyez pas d'inconvénients.

 

Calith et Loundor échangent un regard en quête d'approbation. Pendant leur fuite, alors que le Tyran était au pouvoir, ils ont connu ce genre d'auberge : l'étage est constitué d'une seule et immense pièce, et ce qui tient lieu de murs entre les chambres est en réalité des draps tirés sur de fines cordes en chanvre. Quant aux lits, afin de rentabiliser l'espace et de garantir un peu de chaleur en hiver, ils se composent d'une grande planche en bois, sur laquelle est posé un matelas en paille, et qui accueille entre quatre et six personnes, connues ou inconnues. Xalaphas passe d'un pied sur l'autre, nerveux, appréhendant leur verdict, et lance de fréquents regards vers l'auberge, comme s'il craignait l'arrivée de quelqu'un. Lorsque Loundor, d'un sourire rassurant, lui certifie que ça ne pose aucun problème, le petit homme soupire de soulagement. Et c'est en trottinant qu'il les conduit jusqu'à la salle principale.

 

Les voyageurs sont à nouveau la cible de la curiosité des clients de l'auberge. Ils ne sont pas bien nombreux, pourtant, ces clients, mais la simplicité de leurs rudes vêtements en laine, leurs visages burinés, et les quelques mains calleuses qu'ils peuvent apercevoir démontrent qu'ils sont de simples gens, paysans ou artisans. Et malgré le côté inédit de la présence d'un groupe de nobles dans l'auberge, ils reportent bien vite leur attention sur leurs chopes de bières, laissant les voyageurs découvrir les lieux. Le sol est en terre battue, les tables sont bancales, mais dans l'âtre, une énorme bûche crépite, enfumant la salle et répandant une douce chaleur. Xalaphas les conduit à sa meilleure table, qui s'avère, sans surprise, être bancale et dont le plateau est éraflé, troué, et marqué par des traces d'eau. Pourtant, elle est propre, tout comme les bancs. L'aubergiste disparaît quelques minutes avant de revenir avec des chopes et des pichets de bière, suivi par une jeune femme charmante, qui porte écuelles et cuillères. Les jumeaux ne sont pas en reste pour la complimenter mais ils s'interrompent bien vite en voyant la mine de Xalaphas : il semble hésiter entre les remettre à leur place ou les laisser faire puisqu'ils sont clients, après tout, et plus riches que la moyenne. Mais les jumeaux, tout plaisantins qu'ils sont, remarquent rapidement la ressemblance entre la jeune femme et leur hôte et décident de ne pas mettre à l'épreuve la diplomatie du père. Ce dernier entraîne sa fille dans les cuisines, et revient peu après, porteur d'une marmite de potage épais, tandis qu'elle amène un plateau de tourtes au fromage.

 

C'est Asaukin qui fait le service et ils se jettent tous sur la nourriture. La soupe est délicieuse, agrémentée de lard, de céréales et de légumes, tandis que les tourtes sont tout simplement savoureuses. Ils dévorent en silence, sans trop se soucier de ce qu'il se passe autour d'eux, jusqu'à ce que la musique retentisse. L'un des client à sorti une espèce de luth étrange, et ses compagnons de table entonnent en chœur une chanson joyeuse, bientôt reprise par tous les habitués. Les chansons se succèdent, ravissant les jumeaux et Asaukin : ils ne tardent pas à mêler leurs voix aux autres. L'ambiance est chaleureuse, et si les fausses notes sont légion, ils mettent tout leur cœur dans les chansons. Toute la tablée de Calith se met à chanter à son tour, même le roi, même Iezahel qui fredonne doucement, même le Général bourru.

 

Xalaphas est venu débarrasser les couverts et apporter de nouveaux pichets de bière, et leur a offert un sourire édenté, visiblement ravi de voir ses clients prestigieux apprécier la soirée. Mais les rengaines populaires passent, et le musicien se met à jouer un air grave, et le meilleur chanteur entonne :

 

Notre pauvre royaume de Pieveth,

Sous le joug de l'imposteur Lombeth,

Enrôlements, famines et impôts,

Oui, notre royaume souffrait mille maux,

Mais à force de complots, il est arrivé,

Celui qui, dans nos campagnes, on appelle l'héritier,

Fils de notre roi bien-aimé, il est beau et vaillant,

Il est le gendre parfait pour bien des parents.

Dans la salle même du trône, où l'Imposteur,

Sans aucun scrupule, posait son sale postérieur,

Avec ses amis, il s'est battu férocement,

Pour la justice, sa main ne tremblait aucunement.

Grandiose fut la bataille, et si le sang coula,

Finalement, la tête de l'Imposteur au sol roula.

De l'Imposteur, l'héritier nous avait débarrassé,

Roi de Pieveth, il fut couronné.

Elihus, Loundor, ses conseillers l'ont aidé,

Zélina, son épouse dévouée, l'a aimé,

Et de leur union une fille est née,

Du Taiseux, toujours, il est accompagné

Calith de Pieveth, notre roi bien-aimé,

écoutez-les, il y a un royaume à panser,

Restaurer notre royaume s'impose,

Sur vos épaules, tous nos espoirs reposent.

 

Si les soldats, à la table de Calith, ont fredonné discrètement, c'est une vraie découverte pour Calith, qui écoute les paroles les yeux exorbités. Il se penche vers Loundor et murmure :

 

- Tu connaissais cette chanson ?

- Je l'ai peut-être entendue une fois ou deux.

L'imposant loup-garou se tasse sur lui-même, et s'absorbe dans la contemplation d'une éraflure sur le bois de la table. Mais Calith ne compte pas en rester là et poursuit :

- Tu avais déjà entendu ces paroles ?

- Peut-être pas exactement les mêmes mais le gros de l'histoire était là, oui.

- C'est qui, le Taiseux ?

- Hum... c'est … euh, le surnom qu'ils donnent à Iezahel.

- Pourquoi tu ne m'as pas parlé de cette chanson plus tôt ?

- Parce que je me doutais bien que tu n'allais pas apprécier.

 

Calith lui jette un regard noir, mais une autre chanson a commencé, et les soldats autour de la table beuglent à qui mieux mieux, rendant impossible toute conversation discrète. La main de Iezahel vient presser son genou, et il lui murmure à l'oreille :

 

- Profite de la soirée, on en parlera plus tard.

 

Être loin de la cour, loin des regards qui scrutent chacun de leurs gestes, lui permet, avec la bière, de profiter effectivement de la soirée. C'est avec plaisir qu'il joint sa voix aux autres pour chanter les refrains populaires, et même, alors que la soirée avance, les rengaines paillardes. Il oublie peu à peu ses responsabilités, son rang, et retrouve la joie simple de partager un moment convivial sans avoir à se préoccuper de la bienséance.

Ce n'est que lorsque la nuit est bien avancée qu'ils ressentent enfin la fatigue de la journée, et qu'ils se résignent à monter se coucher. Xalaphas les précède jusqu'à l'étage, quasiment inoccupé, pour leur montrer leurs lits : deux larges matelas ainsi qu'une épaisse couverture. Dès qu'il a tourné les talons, Loundor inspecte les draps et les décrète sans vermine : une bénédiction dans ce genre d'établissement.

 

Nyv' et les jumeaux se partagent le premier lit sans rechigner. Calith et Iezahel s'allongent au milieu du second lit, puis Loundor et Asaukin prennent les places restantes, sur les bords. En cas de visite nocturne, l'intrus devra déranger un loup-garou ou un vétéran de l'armée avant de mettre la main sur le roi. Pour la première fois depuis leur départ, les deux amants peuvent dormir blottis l'un contre l'autre, et il ne leur faut qu'une poignée de minutes avant de sombrer dans le sommeil.

 

 

 

 

Ce sont des gémissements qui réveillent Calith peu après l'aube. Iezahel, le visage crispé de souffrance, se débat faiblement entre ses bras. Bien qu'à moitié réveillé, Calith le serre contre lui, et caresse doucement la base de son crâne. Et il alterne, comme d'habitude, baisers sur la tempe et paroles réconfortantes chuchotées à l'oreille :

 

- Du calme, Iezahel, c'est un cauchemar, ce n'est pas réel. Je suis là, tu ne risques rien.

 

Les cauchemars de l'esclave sont si récurrents que ces gestes sont devenus un rituel. Il sait par contre qu'ils ne suffiront pas à l'apaiser, alors, bien conscient que, cette fois, ils ne sont pas seuls dans le lit, il le serre plus fort contre lui pour étouffer ses sanglots. Mais quand il redresse la tête, il croise le regard anxieux de Loundor qui, d'un simple hochement de tête, fait signe qu'il comprend la situation. Et il quitte le lit, rapidement imité par Asaukin. Alors Calith reprend sa litanie rassurante, essuyant les joues de son amant, le caressant et l'embrassant jusqu'à le tirer de son cauchemar. Et il le serre encore contre lui lorsqu'il se réveille, le souffle court, perdu entre rêve et réalité, murmurant sans répit des paroles rassurantes. Jusqu'à ce que Iezahel se laisse retomber sur le dos, passant la paume de ses mains sur ses paupières pour chasser les derniers vestiges du cauchemar.

 

Calith sait bien qu'il est inutile de lui demander des détails sur son mauvais rêve, et il n'y tient guère de toute façon : il en devine sans peine le contenu. Il sait également que seule sa présence peut l'apaiser, alors il se blottit contre lui, la tête contre son épaule musclée, la main jouant tendrement avec les poils sous son nombril, silencieux.

 

- Les autres sont levés ?

- Oui, ils sont descendus.

- Avant ?

- Oui, un peu avant.

 

Calith a proféré ce mensonge sans la moindre hésitation, sachant parfaitement que ni Loundor, ni Asaukin ne souffleront mot de ce qu'ils ont vu de son cauchemar. Qu'importe un arrangement avec la vérité, si ça permet de préserver sa fierté. Et Iezahel n'est pas assez réveillé pour le détecter.

Voyant que son compagnon est désormais réveillé, Calith murmure :

 

- Tu es dans la chanson. Tu l'avais déjà entendue avant ?

- Non, jamais. Je ne vais jamais dans les tavernes.

- Mais tu savais pour ton surnom ?

- Oui, on m'appelle comme ça, parfois. Et puis, ils se rendent compte de ce qu'ils ont dit, alors ils se mordent les lèvres et s'excusent platement.

- Et ça ne te dérange pas ?

- C'est toujours mieux que ''Le simplet''.

 

Le silence s'installe quelques instants, avant que Calith ne reprenne :

 

- Je suis content que tu sois dans cette chanson, même avec ce surnom.

- Mais cette chanson ne t'enchante pas, hein ?

- Elle me gêne surtout. Je ne suis pas sûr de mériter autant d'honneurs, ni autant de confiance.

- Tu les mérites, crois-moi.

 

Calith se redresse pour l'embrasser tendrement, mais il est vite interrompu par un grondement sourd. Iezahel, riant doucement, murmure :

 

- A défaut de te dévorer tout cru, il faudra que je me contente d'un solide petit-déjeuner, sans attendre.

 

Il dépose un baiser, sans douceur, sur les lèvres d'un Calith frustré, avant de se lever et de s'habiller rapidement. Il fait froid, à l'étage, et les ablutions attendront qu'ils arrivent dans un lieu plus chaud.

Loundor et ses hommes sont déjà installés lorsque les deux amants les rejoignent, et ils les saluent en toute simplicité.

La cheminée a été allumée et répand déjà sa fumée dans toute la salle, où ils sont seuls, si tôt le matin. C'est une masse qui sort soudain de la cuisine, avançant péniblement jusqu'à la table. Une femme, presque aussi grande que Calith, plus large que lui, mais elle, ce n'est pas que du muscle. Sa robe toute simple, en laine grise, ne cache rien de sa très généreuse poitrine, ni de son ventre.

 

Ses lèvres sont pincées et ne s'étirent pas en un sourire. Elle dépose sans aucune douceur un plat garni de galettes sur la table, sans un mot, et tourne les talons, faisant voir à tous son fessier rebondi qui ondule à chaque pas. Puis elle revient, apportant miel, confiture et pichet de tisane fumante. Elle bougonne ce qui pourrait s'apparenter à un sec 'bon appétit', avant de disparaître.

Ils se regardent, retenant leurs rires, tous pensant qu'elle ressemble furieusement à Loundor mal réveillé, mais personne n'osant le dire à voix haute. Puis ils se ruent sur les galettes, qu'ils tartinent abondamment et qui s'avèrent être délicieuses.

 

Lorsqu'il ne reste que des miettes sur la table, Calith est rassasié, mais il devine, dans les regards frustrés de Loundor et de Iezahel, qu'ils auraient bien continué à manger encore un peu. Alors, lorsque l'énorme bonne femme revient, il rassemble son courage pour l'affronter et lui demande :

 

- Est-ce qu'il serait possible d'en avoir encore ?

 

Elle plisse les yeux, scrute les miettes épargnées et voit enfin les sourires charmeurs et innocents des loups-garous. Loundor, un sourire charmeur et innocent. Calith manque de s'étouffer en voyant l'air que ça lui donne, mais se garde bien de faire le moindre commentaire. Les joues charnues de la femme se plissent tandis qu'un sourire ravi naît sur ses lèvres et elle s'exclame :

 

- Vous avez aimé ! Pour sûr que j'va vous en r'faire !

 

Elle revient quelques minutes plus tard, portant un plat rempli de galettes encore fumantes, et deux pots qu'elle dépose cérémonieusement sur la table :

 

- Du caramel au beurre salé et de la confiture de mûres sauvages. Vous m'en donnerez des nouvelles !

 

Elle hésite un instant, mais finalement, elle s'adosse derrière le bar et regarde, visiblement comblée, les voyageurs se ruer à nouveau vers les galettes. Et il faut tout l'appétit des loups-garous pour venir à bout de la montagne de galettes. Finalement, ils se tassent sur eux-même, repus et béats de contentement. Et il se fait l'effet d'être un monstre lorsque Calith déclare :

 

- Il va falloir songer à y aller, nous avons encore beaucoup de route à faire.

- XAAAAL !

 

Comme si elle n'attendait que ce signal, la femme s'est soudainement mise à beugler, et l'aubergiste rapplique immédiatement, tout courbé et tout sourire.

 

- Oui ma douce ?

- I s'en vont.

- Je m'en occupe tout de suite, ma douce.

 

Elle tourne les talons, non sans avoir offert un sourire radieux à Loundor et à Iezahel, et disparaît dans les cuisines. Xalaphas trottine vers eux, s'incline à plusieurs reprises, et leur demande :

 

- Votre séjour vous a-t-il satisfait, mes bons sires ?

 

Loundor laisse échapper un rot discret, et Calith répond en souriant :

 

- C'était parfait.

 

C'est le moment de régler la note, et l'aubergiste semble hésiter, comme s'il redoutait de voir les voyageurs rechigner. C'est donc le roi qui prend les devants et qui lui demande combien ils lui doivent. Et lorsque Xalaphas reçoit deux pièces d'argent, au lieu de la grosse pièce de cuivre qu'il demandait, il bégaie :

 

- Mais c'est beaucoup trop, messire. Beaucoup trop !

- Gardez-les, elles serviront à l'entretien des lieux.

- Je ferai faire un dortoir pour esclaves, mon bon sire, comme dans les riches auberges.

- Surtout pas, non. Mais faites réparer cette cheminée qui enfume toute la pièce et raccrochez votre enseigne.

 

Les voyageurs rassemblent leurs affaires et suivent l'aubergiste, qui ne cesse de se répandre en remerciements, jusqu'aux écuries. Calith, alors qu'il récupère son cheval, lui dit :

 

- Vous pourriez en profiter pour embaucher un garçon d'écurie.

 

L'homme marque un temps d'arrêt, leur offre un sourire édenté et moult courbettes avant de répondre :

 

- C'est que c'est mon fils, le garçon d'écurie. Et je n'ai pas le cœur à le remplacer.

- Il est parti ?

 

Le sourire disparaît sur le visage ridé, et il lève les yeux, remplis de larmes, au ciel en répondant :

 

- Les Dieux l'ont rappelé à lui. Il a voulu empêcher les soldats de venir prendre l'impôt de Lombeth, il savait bien qu'on n'avait pas de quoi payer. Alors ils l'ont arrêté, et ils l'ont torturé, là-bas, sur la place du village. On n'a même pas pu récupérer son corps, ils l'ont laissé aux corbeaux, en nous interdisant d'en approcher.

 

Un silence de plomb s'est abattu sur l'écurie. Calith, la gorge nouée, prend une autre pièce d'argent dans sa bourse et lui met dans la main en disant :

 

- Faites graver son portrait, et accrochez-le dans votre auberge.

 

Xalaphas tombe à genoux et embrasse, entre deux sanglots, la main royale en répétant :

 

- C'est trop ! Merci, merci ! C'est beaucoup trop ! Merci, merci, mon brave.

- Prenez soin de vous.

 

Ils finissent par quitter les lieux, entendant jusqu'au bout de le rue les remerciements de l'aubergiste. Et ce n'est qu'une fois hors de la ville, alors qu'ils ont laissé derrière eux le plus douloureux de l'histoire, que l'un des jumeaux déclare :

 

- Une fois, au fin fond de Pieveth, on a trouvé une auberge pour y passer la nuit...

- Pas la meilleure qu'on ait connu, ça, c'est sûr, mais au moins, il faisait chaud...

- Et le nom de cette taverne, c'était...

- L'ourse et le moustique.

 

Les jumeaux déclament en cœur le nom de l'auberge, avant d'éclater de rire. Asaukin, un sourire poli sur le visage, ayant l'habitude de l'humour des jumeaux, ajoute :

 

- C'est vrai que ce nom irait mieux pour l'Hydre qui fume.

 

Et les deux de partir en fou-rire, tellement communicatif qu'ils arrachent des sourires à tout le monde.

 

- L'ourse... et son miel !

 

Mais Loundor, bougonnant, les coupe tout net dans leur élan en déclarant :

 

- Elle a été fort sympathique, cette brave femme. Et ses galettes étaient délicieuses.

 

Les jumeaux, loin de s'avouer vaincus par cette rebuffade, enchaînent sur les meilleurs plats qu'ils n'aient jamais goûté, ainsi que les plus exotiques. Ils chevauchent donc jusqu'au déjeuner en parlant nourriture, oubliant la neige, le vent du nord qui s'est levé et le givre qui pend aux arbres. Et si Calith ne participe guère, il devine sans peine que ces discussions futiles sont un moyen comme un autre d'oublier la détresse de Xalaphas. Alors il se montre bon public.

 

 


 
 
posté le samedi 07 septembre 2013 à 20:24

Iduvief, chapitre 3

 

 

 

 

Dans la nuit, les deux torches qui brillent de part et d'autre du portail du monastère se voient de loin. Et elles sont précisément en vue. Sans même s'en apercevoir, ils talonnent leurs chevaux pour forcer l'allure, pressés de se mettre à l'abri.

 

Et les voilà bientôt devant l'imposant portail, cerné de murs fortifiés. Le portail à double battant est gravé d'une magnifique représentation d'un loup, toutes canines dehors et aux griffes démesurées, derrière lequel se tiennent deux épées entrecroisées. Des ombres animent la gravure au rythme des flammes dansantes des torches, lui donnant vie.

 

Ils retrouvent le sourire. Ils sont devant un monastère fortifié dédié au Dieu Pòrr, la divinité des guerriers. C'est Loundor, cette fois encore, qui s'approche de la porte et frappe, sans précaution aucune. Et malgré l'heure tardive, ils ne patientent qu'une dizaine de minutes avant qu'une minuscule trappe ne s'ouvre, dévoilant le visage austère d'un acolyte. Le Général, de sa voix grave, annonce :

 

- Nous sollicitons l'hospitalité de Pòrr pour la nuit, acolyte.

 

L'homme au regard méfiant prend le temps de les dévisager un par un, longuement, avant de refermer la trappe. Puis, quelques secondes plus tard, un grincement sinistre, la porte s'entrouvre.

 

- Soyez les bienvenus dans l'antre de Pòrr.

 

Les cavaliers s'avancent un par un, le saluant d'un geste de la tête. Iezahel, ayant longuement reniflé l'air, fait un signe discret à Calith pour le rassurer : les lieux semblent habités par des vivants.

L'acolyte est âgé d'une quarantaine d'années, le crâne tondu et portant la tenue guerrière de l'ordre qu'il sert : pantalon et tunique d'un brun végétal, une imposante épée à la ceinture. Il ne leur demande pas de se présenter, et les conduit d'un pas assuré jusqu'aux écuries.

 

Une dizaine de chevaux somnolent dans leurs stalles, mais le monastère semble avoir accueilli bien plus d'acolytes par le passé : il reste largement assez stalles libres pour qu'ils puissent tous y mettre leurs chevaux, après les avoir soigné comme il se doit. L'acolyte les observe sans un mot, détaillant chacun de leurs gestes, puis il les conduit jusqu'au réfectoire.

 

Dans un silence uniquement entrecoupé par les crépitements du feu sont assis une dizaine d'hommes, tous vêtus comme l'acolyte portier. Ce dernier disparaît sans un mot, les laissant seuls face aux regards inquisiteurs. Le réfectoire est immense, visiblement prévu pour accueillir bien plus de monde. Les longues tables en bois, posées sur le sol pavé et cernées de bancs, sont toutes inoccupées, sauf une. Et c'est l'acolyte assis en bout de table qui se lève et s'incline brièvement :

 

- Soyez les bienvenus dans l'antre de Pòrr. Je me nomme Barvan, acolyte en chef, pour vous servir.

 

Calith s'avance mais c'est Nyv' qui parle en premier, coupant l'herbe sous le pied royal :

 

- Nous vous remercions pour votre accueil, Barvan. Comme la dernière fois, votre hospitalité nous est particulièrement précieuse.

 

L'acolyte accepte le compliment d'un léger hochement de la tête, et tandis qu'un sourire vient fleurir sur ses lèvres, il dit :

 

- Mais la dernière fois, vous étiez seul, Nyvaikoth, et non accompagné de votre Général...

 

Il ne termine pas sa phrase, laissant penser qu'il n'ignore rien de l'identité de Calith. Mais acceptant aussi, face au silence de ce dernier, de ne rien en dire. D'un large geste de la main, il les invite à prendre place sur la longue table en bois.

 

- Drasse, Hiram, allez chercher de quoi restaurer nos hôtes.

 

Deux acolytes, visiblement des novices vu leurs jeunes âges, se lèvent promptement et se dirigent vers les cuisines jouxtant le réfectoire, tandis que Calith et les soldats se débarrassent de leurs capes. La chaleur des lieux les atteint enfin et ils soupirent de bien-être. C'est Loundor qui reprend la parole, et qui, d'un geste de la tête, montre à quel point le fait d'être reconnu par l'acolyte en chef le touche :

 

- Sans votre bienveillante hospitalité, nous aurions passé la nuit dehors. Notre dernière tentative fut... peu fructueuse. D'ailleurs, il me semble me souvenir que votre ordre avait également des savoirs de guérisseurs.

- C'est le cas, en effet. Êtes-vous blessés ?

- Rien de flagrant, quelques égratignures seulement. Mais des égratignures causées par des draugnar, et je préfèrerais qu'elles soient soignées avec attention.

- Des draugnar, dans la région ? Vous êtes sérieux ?

 

Barvan a visiblement pâli, et se rassoit lourdement. Tous les autres acolytes le dévisagent désormais, et d'une voix blanche, il les renvoie dans leurs cellules. De même, lorsque Drasse et Hiram apportent deux lourds plateaux chargés de victuailles, ils sont gentiment priés d'aller se coucher. Loundor est le premier à se servir et les autres s'empressent de l'imiter, affamés. Après avoir bu une large rasade de vin coupé à l'eau, Loundor explique en détails la rencontre qu'ils ont fait, une heure plus tôt.

 

- Nous connaissons cette famille, oui. Ils nous vendaient parfois des légumes. Ils sont tous morts l'hiver précédant votre prise de pouvoir.

 

Maintenant que les acolytes sont partis, Barvan se permet de regarder Calith, montrant ainsi qu'il a parfaitement conscience de qui il est.

 

- Le printemps et l'été, cette année-là, avaient été particulièrement mauvais, et les récoltes avaient été maigres. Ils n'en avaient pas assez pour nous en revendre. Ils n'en avaient pas même assez pour nourrir toute la famille pendant l'hiver. Nous ne savons pas avec exactitude ce qu'il s'est passé : cette année-là, d'importantes chutes de neige ont paralysé la vie pendant des semaines. Quand elle a enfin fondu, les villageois les ont découvert morts. Il y a eu de nombreuses découvertes macabres.

- Saviez-vous qu'ils sont toujours présents dans la ferme ?

- Non. Et c'est étrange que personne ne nous ait prévenu. Nous sommes souvent ceux qu'on appelle pour les problèmes de pillages, ou les tâches dont personne ne veut s'occuper. Les villageois ne sont peut-être tout simplement pas au courant. De ce que j'en sais, les draugnar restent parmi nous car ils ont une tâche à terminer. D'après ce que je connaissais de cette famille, leur seul but était d'offrir à leurs enfants une vie décente. Peut-être souhaitent-ils tout simplement poursuivre leur vie comme avant. Ils doivent travailler d'arrache-pied, sans prendre le temps de sortir de leur ferme. Ils ont dû voir, en votre arrivée, l'occasion de se sortir de leur misère, quitte à vous voler toutes vos possessions. Nous ferons en sorte ce que ces pauvres âmes accèdent enfin au repos qu'elles méritent.

 

Ses déclarations glacent le petit groupe, qui peine à terminer son repas, malgré la faim qui les tenaille. Mais Barvan reprend, avec le sourire :

 

- Soignons ces égratignures, et je vous montrerai ensuite le dortoir. Je suppose que vous avez grand besoin de repos. Je suis navré, cependant, de n'avoir rien de bien luxueux.

- Tant que vous avez un lit au sec et au chaud...

 

Le sourire de Calith, à qui était adressé la dernière phrase de Barvan, est chaleureux. Il apprécie tout particulièrement cet accueil courtois sans être obséquieux. Voyant que ses invités délaissent le repas, Barvan se lève et les conduit dans une grande salle bordée de lit.

 

- C'était ici que nous soignions nos guerriers ainsi que les villageois qui en faisaient la demande. Mais la région a particulièrement souffert du règne du tyran, et bien peu nombreux sont les survivants, que ce soit au monastère ou au village. Il faudra des années avant de repeupler la région.

 

La tristesse dans sa voix est palpable, et l'escorte de Calith garde le silence : les mots ne peuvent apaiser toutes les douleurs. Mais l'homme leur offre un sourire, et leur faire signe de s'asseoir sur les lits en bois. Barvan nettoie leurs blessures, les uns après les autres, les recouvrant d'onguent avant de les panser soigneusement. Puis, d'un geste large, il désigne l'enfilade de lits étroits à peine éclairés par les lanternes qu'ils ont amené avec eux.

 

- Je ne peux rien vous offrir de plus confortable, j'espère que ça vous satisfera tout de même.

- Parfaitement. Merci pour votre accueil.

 

Barvan s'incline avant de disparaître dans le couloir, refermant la porte derrière lui. Dans un soupir satisfait, les jumeaux se laissent tomber sur les lits les plus proches :

 

- Au moins, nous sommes à l'abri de la neige et du vent. Et ces lits sont plus confortables que les selles des chevaux ! Même si ça manque singulièrement de présence féminine...

 

Seul Asaukin se fend d'un sourire poli, les autres restant de marbre face à cette pointe d'humour. Tous, vacillants de fatigue, prennent un lit et s'étendent dessus, n'enlevant que leurs bottes avant de se glisser sous les couvertures. Instinctivement, Iezahel et Calith ont pris des lits côte à côte. Mais ils ont à peine le temps de se souhaiter une bonne nuit que le sommeil les emporte.




Un par un, ils s'avancent dans l'humble demeure, découvrant la mère affairée autour de la marmite sur le feu, le père occupé à tailler un bout de bois, et les autres enfants en train de jouer. Comme le laissait penser l'extérieur, l'habitation est très pauvre, ne comportant qu'une table et un banc, ainsi qu'une immense paillasse qui doit accueillir toute la famille pour la nuit. Calith scrute chaque détail, révolté de voir qu'une telle pauvreté existe encore. La porte se referme doucement derrière eux, et la famille interrompt toute activité pour dévisager les visiteurs. Mais alors que la mère ouvre la bouche pour les accueillir, sans doute, Iezahel et Loundor se précipitent autour de Calith en criant :

 

- Sortez vite ! Il ne faut pas rester ici !

- Des draugnar !

 

Les parents se jettent sur Asaukin et les jumeaux, les proches d'eux, l'une armée de sa louche, l'autre de son morceau de bois. Les quatre enfants qui jouaient se ruent sur Calith, Loundor et Iezahel, montrant les dents et se servant de leurs ongles comme des griffes tandis que celui qui les a attiré dans ce piège fait face à Nyv'.

Les parents ciblent désormais Calith, mûs par leur instinct. Iezahel, sans une once d'hésitation, fait rempart de son corps pour protéger le roi. Mais si ses coups ne blessent pas les draugnars, ces derniers parviennent à le faire chuter. La femme abat sa louche avec force sur les côtes et la tête de Iezahel, tandis que l'homme lui plante son bâton dans le ventre. Et très vite, attirés par la curée, les enfants se jettent sur lui, lui arrachant la peau et la chair avec leurs dents et leurs ongles. Calith hurle et se démène pour les écarter, mais ses efforts sont vains. Recroquevillé sur le sol, couvert de sang, Iezahel tente inutilement de se défendre. La famille tout entière se déchaîne sur lui, le frappant sans relâche, grognant si fort qu'ils couvrent les cris de douleur de l'esclave. Calith, aidé des autres soldats, essaie encore et toujours de les distraire, de leur faire lâcher leur proie, mais c'est peine perdue. Et c'est comme un poignard qu'on planterait dans son ventre qu'il les voit enfin s'écarter du corps inerte de son amant. Il tombe à genoux devant lui, les larmes lui brouillant la vue, et l'appelle d'une voix étranglée. Mais il n'obtient aucune réponse.

 

Calith se réveille en sursaut, couvert de sueur. L'aube proche dispense suffisamment de lumière pour qu'il distingue, dans le lit voisin, Iezahel qui dort paisiblement, intact. Un cauchemar. Ce n'était qu'un cauchemar. Mais les battements de son cœur résonnent dans ses oreilles, et il a un goût de cendre dans la bouche. Iezahel, mort. Cette simple pensée lui broie le ventre et lui donne la nausée. Se sachant parfaitement incapable de se rendormir, il enfile ses bottes sans bruit, veillant à ne pas réveiller ses compagnons de voyage encore plongés dans le sommeil. Il passe sa cape sur ses épaules, son épée à la ceinture, et quitte la pièce en silence.

 

C'est sur un banc, dans l'angle d'un mur, face à la cour du cloître, qu'il récupère lentement ses esprits dans le froid mordant. Ce n'était qu'un cauchemar, mais ça semblait tellement réel. Ses oreilles résonnent encore des cris de douleur de Iezabel et ses iris ont gravé l'image de sa peau mutilée. Ils sont passé si près du drame...

 

- Lourdes sont les responsabilités qui pèsent sur les épaules royales.

 

Calith se redresse en sursaut, la main sur la garde de son épée. Face à lui, sans qu'il ne l'ait vu ou entendu approcher, se tient l'eubage du monastère. C'est un adolescent gracile, au teint de porcelaine et à l'air angélique, vêtu d'une simple tunique d'un blanc immaculé. Il ne semble pas avoir froid, pourtant, et plonge son regard dans l'âme de Calith, qui frémit. Il n'ignorait pas, en demandant l'hospitalité ici, qu'il risquait d'en croiser l'eubage : chaque monastère en accueille et en protège un. Mais il espérait bien ne pas le rencontrer : ces êtres, directement liés aux Dieux qu'ils servent, semblent appartenir à une autre réalité et le mettent mal à l'aise. Mais l'adolescent ne s'en formalise pas, s'assoit délicatement à l'extrémité du banc, et sonde son regard avant de lui demander :

 

- Regrettes-tu d'avoir dédaigné l'auberge du village, hier au soir ?

 

Ce n'est pas surprenant, qu'il soit au courant de leurs mésaventures : liés aux dieux, les eubages ont un savoir qui défie l'entendement. Leurs questions ne sont jamais anodines, aussi Calith prend-t-il le temps de réfléchir à sa réponse avant de déclarer, en toute sincérité :

 

- Oui. Cette décision nous a plongé directement dans l'antre des draugnar. Mes compagnons auraient pu y perdre la vie.

 

La tête penchée sur le côté, l'eubage sourit et réplique :

 

- Mais ce n'est pas le cas. Vos pas se sont finalement arrêté ici, où Barvan a été mis au courant. Il pourra alors libérer cette famille de sa non-mort, et leur rendre la paix. Chaque décision est un pion avancé sur l'échiquier du destin, et nul ne peut prétendre en connaître l'issue. Mais de chacun de tes gestes, de chacune de tes décisions, tu dois tirer le meilleur enseignement possible. Et y voir les bonnes choses qui en résultent. Sinon, comment oserais-tu déplacer le pion suivant ?

 

La voix de l'eubage est douce comme du miel et réchauffe le cœur de Calith. Ses interrogations de la veille lui reviennent en mémoire, concernant ses sentiments pour Iezahel. En la matière, ni Elihus, ni Loundor ne pourraient lui donner de réponse satisfaisante, et il devine que cet adolescent, là, pourrait bien l'aider. Pourtant, exposer ainsi ses doutes à un inconnu... Mais l'eubage, toujours aussi souriant, lui dit :

 

- C'est ton compagnon qui t'inquiète le plus. Pourquoi ?

- Je me demande si c'est bien normal d'éprouver des sentiments aussi forts pour lui.

 

C'est sorti tout seul, instinctivement, comme s'il avait parlé de la pluie et du beau temps. Calith s'interrompt soudain, se rappelant que certains religieux ne cautionnent pas l'amour entre deux hommes et douloureusement conscient d'exposer sa faille la plus fragile. Mais l'eubage rit doucement, et déclare :

 

- Les Dieux ont donné aux hommes la capacité d'éprouver de l'amour, que ce soit entre homme et femme ou entre personnes du même sexe. Nous serions bien impertinents de le remettre en cause. Et la force de tes sentiments pour ton compagnon est un don des Dieux, tu ne peux lutter contre.

- Mais certains hommes sont guidés par des sentiments malsains.

 

Les manuscrits, relatant le calvaire de Iezahel et Lanen, s'imposent et ne quittent plus l'esprit de Calith. Même s'il a conscience que ce n'est pas comparable, il sait que les sentiments humains ne sont pas tous bons et que le fait de les ressentir de garantit en rien leur innocuité.

 

- Ces hommes savaient que leurs penchants étaient mauvais, sinon, ils ne se seraient pas cachés. Tu te caches, toi, pour préserver votre amour de la curiosité de la cour. Vous désirez tous les deux cette relation, et nul s'en souffre. L'un des buts de toute vie est d'atteindre le bonheur. N'est-ce pas ton cas, lorsqu'il est avec toi ?

- Si, bien sûr. Sa présence me comble plus que tout au monde.

- Et lui ?

- Eh bien, je pense qu'il l'est aussi. Sa vie s'est...

- Approche, loup, et viens te réchauffer auprès de ton compagnon.

 

Ce n'est qu'en voyant Iezahel apparaître sur le seuil de la porte que Calith comprend les paroles de l'eubage. Iezahel, à peine réveillé, qui a dû s'apercevoir de l'absence de son amant et qui est parti à sa recherche sans prendre le temps d'enfiler sa cape, tremble de froid en les observant. Quelle partie de la conversation a-t-il entendu ? Un geste de la tête, de la part de l'eubage, et Iezahel approche. Calith, qui avait remonté ses genoux contre la poitrine pour se protéger du froid, écarte les pans de sa cape. Iezahel se glisse entre ses jambes et s'adosse à son torse. Il tire alors la cape sur eux pour en faire un cocon, et pose son front contre la mâchoire de Calith. Alors seulement, il se permet un sourire et déclare :

 

- Oui, je suis heureux avec lui.

 

L'eubage, dont le sourire semble gravé sur son visage, esquisse d'étranges symboles dans les airs, dans leur direction, avant d'asséner :

 

- C'est ainsi que les Dieux veulent vous voir : ensemble et heureux. Tout comme la mort donne un sens à la vie, le mal donne un sens au bien. Et les Dieux ne peuvent lutter contre le Mal, mais ils peuvent pousser les hommes bons à combattre. Ils n'ont pas pu s'opposer au Tyran, mais ils peuvent guider tes pas pour que tu rendes à tes sujets une vie meilleure et que tu répares les torts qu'ils ont subi. Ils ont mis Iezahel sur ton chemin, et il sera à tes côtés pour t'aider dans ta tâche colossale. Ne doute jamais de votre lien, Calith de Pieveth, car il est béni des Dieux.

 

L'adolescent frêle aux sages paroles se lève soudain, et disparaît comme il est venu : sans un bruit. Ronronnant de plaisir dans la douce chaleur de la cape, Iezahel frotte doucement son crâne contre le menton de Calith :

 

- Béni des Dieux ! Carrément !

 

Calith le serre fort contre lui, incapable de répondre, bouleversé par cette rencontre hors du commun. Mais Iezahel est d'humeur bavarde et poursuit :

 

- J'espère que les paroles du sage vont faire disparaître cette ride soucieuse sur ton front. Et qu'elles tiendront tes cauchemars éloignés. Car c'est pour ça que tu es levé si tôt, je me trompe ?

- Tu ne te trompes pas. J'ai rêvé que notre rencontre avec les draugnar se terminait moins bien qu'en réalité.

- Tu es accompagné de vaillants combattants, Calith, qui ont vu bien pire. Sais-tu à quoi j'ai rêvé, moi ?

 

Tandis que Calith avoue son ignorance, Iezahel se redresse contre lui, prenant soin à ne pas écraser les bijoux de famille de son amant, et murmure à son oreille :

 

- J'ai rêvé d'une grotte oubliée de tous, où régnait une douce chaleur, Le sol était recouvert de peaux de bête, et tu étais allongé là, indécent, alangui, parfaitement nu, n'attendant que ma venue. Et je venais, conquérant, savourer ta peau et …

- Iezahel ! Nous sommes dans un monastère, voyons !

 

Il éclate de rire au creux de l'oreille royale et susurre :

 

- Je te montrerai ça quand nous serons à Iduvief. Dès que nous aurons une réelle intimité, je te ferai en détail ce que je faisais dans mon rêve. Et bien plus encore.

 

Ses lèvres embrassent tendrement la mâchoire carrée de Calith, remontant lentement vers son menton. Et il suffit que le roi tourne un peu la tête pour qu'ils échangent un baiser passionné. Lorsque Iezahel s'écarte un peu, ce n'est pas pour s'en aller, mais pour murmurer :

 

- Je t'aime Calith, de toute mon âme. Que tu m'aimes en retour est un don fabuleux et me comble de bonheur chaque jour qui passe. Tu as donné un sens à ma vie, alors je t'en supplie, si un jour, on te demande à nouveau si tu me rends heureux, réponds « oui » sans hésitation.

 

Les mots lui manquent, à Calith, pour exprimer les sentiments que fait naître cette déclaration en lui. Alors il se contente de le serrer un peu plus fort contre lui, de fermer les yeux, et de savourer cette étreinte.

Ils restent enlacés de longues minutes, dans cet écrin de chaleur, coupés du monde. Ce n'est que l'ouïe sur-développée de Iezahel qui le fait se redresser en entendant des pas qui approchent : Nyv'. Un sourire triste sur les lèvres, une lueur mélancolique dans le regard, il se dirige à pas lent vers eux. Mais ni Calith ni Iezahel ne s'écartent l'un de l'autre, et c'est dans cette position qu'ils entendent ce que l'éclaireur leur annonce :

 

- Tout le monde est réveillé. Nous vous attendons pour aller prendre le petit-déjeuner.

 

La simple évocation de nourriture fait gronder l'estomac de Iezahel, faisant rire doucement Calith :

 

- Il semblerait qu'il y en a un qui est d'accord pour le petit-déjeuner. On arrive, Nyv'.

 

Il ne les attend pas et tourne les talons après un rapide salut de la tête. Calith et Iezahel s'embrassent une dernière fois avant de regagner la chaleur du monastère.

Les acolytes sont beaucoup plus loquaces, ce matin-là, et alors qu'ils avalent bouillie d'avoine au miel, ainsi que fromage et jambon, ils questionnent sans relâche les voyageurs. Que ce soit sur leur périple, leurs aventures passées ou des récits de guerre, les acolytes veulent tout savoir. Et les soldats, surtout les jumeaux, se font un plaisir de raconter leurs péripéties. Calith, amusé, écoute Ishan et Shorys relater des faits invraisemblables, visiblement exagérés. Mais les acolytes sont bon public, et s'étonnent et s'émerveillent à chaque histoire.

L'heure des adieux arrive bien vite, et c'est avec la promesse de revenir lors de leur voyage retour qu'ils franchissent le portail du monastère. La neige a cessé de tomber, le vent s'est calmé, et un soleil radieux les accompagne tout au long de la journée. Malgré l'épaisseur de neige, ils avancent d'un bon rythme, échangeant plaisanteries et anecdotes drôles.

 

 

 

 

 

Ils prennent même le temps de déjeuner assis sous un immense sapin, laissant leurs montures se reposer. L'après-midi se déroule dans la même atmosphère enjouée, Asaukin se laissant même aller à chanter quelques air paillards, un sourire jusqu'aux oreilles. Mais lorsqu'ils atteignent une grande bourgade, dans la soirée, les visages redeviennent graves. La nuit s'annonce claire, et un froid glaçant fige leurs mains gantées sur les rênes. Ils tournent un long moment dans les ruelles désertes, à la recherche d'une auberge, avant de trouver, engoncé entre deux bâtiments, l'établissement qui pourrait les accueillir pour la nuit. C'est la lumière aux minuscules fenêtres et le bruissement des conversations qui attirent leur attention. Ce qui devait servir d'enseigne est sans doute cette masse, contre le mur, couverte d'une bonne épaisseur de neige. Nyv' se propose d'entrer en éclaireur, mais Iezahel déclare :

 

- Allons-y. Tant pis si je suis séparé de vous cette nuit. Il fait trop froid pour passer une heure de plus dehors à la recherche d'un toit.

 


 
 
posté le lundi 02 septembre 2013 à 16:40

Iduvief, chapitre 2

 

 

 

La morosité de leur roi plombe l'atmosphère et les soldats mangent dans un silence entrecoupé de murmures. Une harpiste est accompagné par un chanteur à la voix raffinée, mais la musique agace Calith plus qu'elle ne le détend. A peine son assiette terminée, il se lève :

 

- Je vais me reposer. Profitez de la soirée.

 

Loundor s'empresse de le suivre, et ils rejoignent, guidés par Venera, l'une de chambres à l'étage. C'est une petite chambre, cossue et douillette, qui compte deux petits lits. Sur chacun d'entre eux, leurs affaires, plus celles de Iezahel sur le lit de Calith. Le roi congédie la serveuse, à peine poli, avant de se retourner vers Loundor. Et dans un chuchotement glacial, il déclare :

 

- Je déteste cet endroit. Et je te préviens : c'est la dernière fois qu'on dort dans une auberge. Si c'est pour qu'il soit humilié chaque nuit, on dormira à la belle étoile.

- Avec un temps pareil ?

- Je m'en contre-fous du temps. Cet aubergiste lui renvoie en pleine figure sa condition d'esclave et je ne peux le tolérer.

- C'est pourtant ce qu'il est.

 

Dans un grondement furieux, Calith attrape Loundor par le col et le plaque violemment contre le mur. Si une petite voix lui murmure que la carrure massive du Général lui aurait facilement permis d'éviter cette démonstration de force, il l'ignore. Et le chuchotement royal se fait plus glacial encore :

 

- On parle de Iezahel, là. Prends garde à tes paroles.

 

C'est sans difficulté que Loundor se dégage de la poigne de Calith, et ce dernier n'ignore pas qu'il est sans doute le seul qui ait jamais eu le droit de le traiter de la sorte. Et le Général, de sa voix de basse, explique :

 

- J'ignorais que ces pratiques avaient lieu dans ce genre d'auberges. Celles ce que je fréquente habituellement sont plus modestes, je voulais seulement te faire plaisir. Je sais à quel point Iezahel compte pour toi, et je sais ce que représente votre séparation. Je n'ai pas voulu cette situation, mais elle est là, et on doit faire avec. Tu dois te comporter, pour ce soir, comme un noble normal. Et dès demain, je te le promets, on fera en sorte que cette situation ne se reproduise pas.

- Ah oui, et comment ? En lui enlevant son collier ? Tes hommes ne doivent pas voir ça. Et de toute façon, ce foutu collier lui a tellement râpé la peau que ça serait encore plus voyant. On attirerait encore plus l'attention en emmenant avec nous un esclave en fuite, car il n'y a aucune possibilité légale de l'enlever. Alors quoi, en lui faisant porter une écharpe dans une salle surchauffée où tout le monde a retroussé les manches de sa chemise ?

- Non, en se renseignant. On dîne dans l'auberge : le voyage est trop rude pour se contenter des rations midi et soir. Et on observe, on demande même, s'il y a quelque chose de prévu pour les esclaves. Si c'est le cas, alors on quitte les lieux à la fin du repas, et on trouve une grange, une étable, n'importe quoi où dormir.

- La belle affaire !

- Écoute Calith, plus on s'éloignera du château, moins on courra le risque que tu sois reconnu. Dans deux ou trois jours, on atteindra des zones où la probabilité qu'un client de l'auberge soit allé à Pieveth est quasi nulle. Là, on pourra se permettre de refuser qu'il soit séparé de toi. On voyage en petit groupe pour ne pas attirer l'attention. Un trop petit groupe pour affronter des hommes armés. Il y a encore des partisans du Tyran en liberté, il y a des gens qui s'opposent à ton règne. Te voir mort est l'un de leurs souhaits le plus cher. Je t'en conjure, Calith, agis de manière réfléchie.

 

Une bordée de jurons salue cette tirade, et Calith se laisse tomber sur son lit. Il triture la lanière de sa besace avant de hocher doucement la tête :

 

- D'accord Loundor. Cette nuit seulement. Et ensuite, on fera comme tu as dit.

- Merci Calith.

- Retourne en bas, va profiter de la soirée avec tes hommes.

 

L'imposant Général hésite un instant avant de tourner les talons. Il a compris que son roi a besoin de solitude. Resté seul, Calith broie du noir un long moment, avant de se décider à se mettre au lit. Et c'est en fouillant dans sa besace qu'il manque de craquer : remplie au maximum de ses capacités, elle se révèle pleine de surprises. Iezahel lui a préparé ses tenues préférées, ainsi que le nécessaire de toilette. Mais à chaque espace libre, et même dans les poches de ses tuniques, il y a de la nourriture. Des pommes, du pain, et même du fromage soigneusement emballé. Son amant a connu la faim, et il a dû estimer qu'il valait mieux porter deux jours de suite la même tenue plutôt que de se retrouver sans rien à manger. C'est tout Iezahel, cette prévenance et cette peur de manquer. Curieux, Calith jette un œil dans la besace de son amant : une seule tenue de rechange, puis un incroyable bric-à-brac à moitié composé de vivres.

 

C'est finalement avec un sourire attendri qu'il se glisse entre les draps, impatient de voir l'aube se lever.

Il n'entend pas Loundor se glisser dans la chambre au beau milieu de la nuit, mais le coq qui brave le froid pour saluer l'aurore le réveille. Il s'étonne quelques instants, dans un demi-sommeil, d'être seul sous l'édredon avant de se rappeler l'absence de Iezahel. Alors, d'un bond, il se lève, se lave sommairement et s'habille. Alors qu'il boucle sa besace, une voix d'outre-tombe se fait entendre :

 

- On dirait une jouvencelle fébrile qui se précipite pour observer à la dérobée l'élu de son cœur.

 

La tentative d'humour de Loundor n'a pas l'effet escompté et ne récolte qu'un regard venimeux. Dans un soupir faussement las, il s'extirpe de son lit et marmonne :

 

- Laisses moi le temps de me préparer et je t'accompagne.

- Tu as pu le voir hier au soir ?

- Non. Mais je sentais sa présence et rien n'indiquait que quelque chose n'allait pas. Ne t'en fais pas, Calith, il va bien.

- J'aimerais bien m'en assurer quand même.

 

Calith fait les cent pas dans la chambre, tandis que Loundor semble prendre des heures pour se préparer. Finalement à bout de patience, il s'écrie :

 

- C'est toi qui joue la jouvencelle, là, à te pomponner sans fin !

 

Le concerné bougonne pour la forme, achevant de se préparer un peu plus rapidement. Enfin, ils descendent dans la salle principale, pour prendre le petit-déjeuner. Aucune trace de Iezahel, mais les soldats qui les accompagnent les rejoignent. La serveuse de la veille leur apporte pain, jambon, fromage et tout un assortiment varié de mets délicieux. Mais le regard de Calith ne cesse de se diriger vers la porte en bois, là-bas au fond, où il a vu disparaître son amant, et la qualité de la nourriture est bien le dernier de ses soucis.

Il masque pourtant son impatience, laissant les autres profiter d'un solide petit-déjeuner. Et lorsqu'il ne reste que des miettes sur la table et que tous les pichets sont vides, il se lève. Le paiement ainsi que les questions de l'aubergiste concernant leur satisfaction sont des formalités rapidement réglées. Et enfin, enfin, au moment où ils s'apprêtent à quitter l'auberge, Iezahel apparaît, vêtu de sa cape, prêt à partir. Calith lui jette un regard, à peine le temps de voir son visage fatigué, puis se rend dans les écuries, suivi par tous, pour récupérer leurs montures. Il sait que l'aubergiste ne les quitte pas des yeux et il n'a nullement l'intention de se donner en spectacle.

Ce n'est que lorsqu'ils ont quitté le village que Calith rapproche son cheval de celui de Iezahel pour lui demander :

 

- Tu vas bien ?

- Oui, ne t'en fais pas.

 

Mais la situation est trop inconfortable et l'intimité inexistante, alors Calith se contente de sortir de sous sa cape pain, jambon et fromage qu'il a pris de son petit-déjeuner et les tend à Iezahel. Il se doute bien que, malgré les promesses de l'aubergiste, Iezahel n'a pas eu de repas à la hauteur de son appétit surnaturel, pour la simple raison que personne n'était au courant de sa nature.

 

C'est avec le sourire qu'il accepte la nourriture et ce simple sourire réchauffe le cœur de Calith. Laissant son amant dévorer, Calith reprend sa place dans la formation, se promettant de trouver le temps, plus tard, d'avoir une vraie discussion avec Iezahel.

Mais le paysage enneigé défile lentement sous ses yeux, son impatience grandit, et il redoute que le déjeuner se fasse à cheval, comme la veille. Et il a beau se triturer les méninges, il ne voit pas comment s'éclipser quelques minutes, seul avec Iezahel. Contre toute attente, c'est Loundor qui trouve, bien malgré lui, trouve une solution.

 

- On s'arrête, je dois pisser.

 

Si Calith s'arrête avec un temps de retard, ce n'est pas à cause du langage, il en a l'habitude avec Loundor. Mais c'est qu'ils sont partis depuis une heure à peine, et qu'ils ont tous fait ce qu'ils avaient à faire avant de quitter l'auberge. Et puis, un éclair de génie soudain le fait s'écrier :

 

- Moi aussi, je dois y aller !

- D'accord. Iezahel, accompagne-le, c'est plus prudent. On ne sait jamais.

 

D'un geste vif, Calith saute à bas de son cheval, avant de s'écarter du groupe et de s'avancer sous les arbres. La couche de neige lui arrive aux chevilles, mais il n'y prête guère attention. Il ne s'arrête qu'une fois hors de vue des soldats, et se retourne. Iezahel se trouve juste derrière lui, le visage fermé mais une lueur interrogative dans le regard. Mais Calith ne lui laisse pas le temps de poser la moindre question et déclare :

 

- Je suis désolé, pour cette nuit.

 

C'est infime, mais il est presque certain d'avoir entrevu une lueur agacée dans les iris ébènes de l'esclave, juste avant qu'il lui demande :

 

- Ainsi, c'est donc toi qui as tout manigancé avec l'aubergiste ?

- Quoi ? Mais non ! Bien sûr que non ! Je n'aurai jamais fait une chose pareille, voyons !

- Alors pourquoi est-ce que tu t'excuses ? Tu n'y es pour rien, Loundor n'y est pour rien. C'est l'usage dans ce royaume, c'est ainsi. Et on doit s'y plier si on veut rester discrets.

 

La surprise lui cloue le bec. Et puis, Calith réalise que ce genre d'humiliation a dû être quotidienne, voire pire parfois, et qu'elles lui ont ôté toute idée d'indignation. Il prend une longue inspiration avant de lui demander, d'une voix radoucie :

 

- Est-ce qu'ils t'ont bien traité, au moins ?

- Ils m'ont traité comme on traite un esclave : sans rudesse, mais sans attention particulière. J'ai eu à manger, à boire, et j'ai eu un endroit pour dormir.

- Tu as l'air épuisé pourtant.

- C'était une petite pièce fermée à clef, c'est tout. Rien qui sorte de l'ordinaire. Ne t'inquiète donc pas tant pour moi, Calith.

- Mais je... je...

 

A nouveau, les mots lui font défaut. Il devine que la nuit a dû être pénible pour lui, enfermé, sans personne pour le rassurer quand les cauchemars venaient troubler son sommeil. Mais insister sur ces événements, n'est-ce pas remuer le couteau dans la plaie et prolonger l'humiliation ? En deux enjambées, il rejoint son compagnon et, presque timidement, le serre dans ses bras. Et il lui murmure au creux du cou :

 

- Je suis désolé d'être envahissant comme ça.

 

Iezahel lui rend son accolade avec force, qui en dit bien plus que tous les mots qu'il pourrait prononcer, et répond sur le même ton :

 

- Tu n'es pas envahissant, tu es juste... toi. Mais tu es terriblement inconscient : c'est pour ta sécurité qu'on doit être discrets.

- Je n'ai pas supporté de te voir mis à l'écart comme ça...

- Oublie ça, Calith. Ce n'était rien du tout.

- Ça ne se reproduira pas. Je te le jure.

- Ne fais pas de promesses que tu ne peux pas tenir. Si les Dieux en ont décidé ainsi, ça se reproduira. Et il faudra l'accepter.

- Non ! Je refu...

 

Le baiser de Iezahel lui coupe la parole, et il ne tarde pas d'y répondre avec ferveur. La chaleur de son corps, la douceur de ses baisers et le parfum de savon et de forêt qu'il dégage ont cruellement manqué à Calith. Mais il n'en souffle pas un mot. Est-ce bien normal, d'aimer à ce point ? Est-ce sain, d'avoir envie qu'il soit toujours près de lui, ne serait-ce que pour effleurer sa main et sentir le grain de sa peau ? Ça aurait dû passer, avec le temps, non ? Il aurait dû, à mesure que les mois passent, s'éloigner un peu. Certes, le retrouver avec plaisir, mais ne plus avoir besoin de respirer son odeur, de le serrer dans ses bras, de le toucher, de le dévorer du regard à tout moment de la journée. Être séparé de lui, une seule nuit qui plus est, n'aurait dû lui causer qu'une simple contrariété. Pas ce mal-être physique.

 

Iezahel s'écarte de lui, à bout de souffle, chassant ses craintes, et murmure dans un sourire :

 

- Me faire mourir d'un baiser serait une bonne occasion de tenir ta promesse, mais je n'y tiens guère.

 

Calith éclate d'un rire bref, avant de l'embrasser sur le bout du nez.

 

- Désolé, ce n'était pas dans mes intentions.

- Tu m'en vois rassuré. On devrait y retourner, ils vont s'inquiéter.

 

Calith acquiesce d'un simple mouvement de la tête, déçu que leur moment d'intimité prenne déjà fin, mais bien conscient qu'il ne peut pas trop durer. Et il prend sur lui pour ne pas se saisir de la main de son amant pour rejoindre le groupe. Ils marchent côte à côte, en silence, mais l'air satisfait de Iezahel, qu'il observe à la dérobée, suffit à le combler.

Loundor et ses hommes les attendent patiemment, un peu à l'écart du chemin. Et ils ne font aucun commentaire en les voyant revenir, n'interrompant qu'une poignée de secondes leurs discussions. Calith en profite pour remercier le Général, d'un simple hochement de tête, conscient que cet arrêt lui était uniquement destiné, puis ils reprennent la route.

Et c'est ainsi que se passent le déjeuner et l'après-midi : à cheval, Loundor et ses hommes en pleine discussion, Iezahel silencieux, et Calith perdu dans ses pensées.




Le crépuscule a paré le ciel de ses couleur flamboyantes lorsqu'ils parviennent dans un village suffisamment grand pour avoir son auberge. Tous restent à bonne distance, craignant d'attirer l'attention d'un aubergiste trop zélé, et laissent Nyv' partir en éclaireur. Lorsqu'il revient, quinze minutes après, sa mine sombre laisse présager le pire, que ses paroles ne tardent pas à confirmer :

 

- C'est pareil qu'hier.

- Alors on n'y va pas.

 

Personne ne conteste la décision de Calith. Son ton est si ferme et si déterminé que même Iezahel n'ose aller à l'encontre de ce qui s'apparente à un ordre. Mais en réalité, personne n'est vraiment contrarié. Certes, ils auraient aimé être au chaud rapidement, devant une pinte de bière et un bon repas, mais tous ont perçu l'attachement qui lie l'esclave au roi. Et ils sont tous soldats, habitués à ne faire aucune distinction entre les hommes libres et les asservis, que ce soit durant les entraînements ou durant les batailles.

 

Alors ils reprennent la route sans protester, tandis que le ciel s'obscurcit de minute en minute. Ils traversent le village sans croiser d'autre auberge et se retrouvent bien vite hors de la bourgade. Ils ne croisent désormais que quelques fermes, éparpillées dans les champs enneigés et prennent rapidement la décision de demander l'hospitalité dans l'une d'entre elles, espérant pouvoir dormir dans une étable. Leur choix s'arrête sur une ferme vétuste : la faible lueur du jour leur permet tout juste de deviner les volets délabrés et le chaume en piètre état. Un enfant les regarde passer, du seuil de la porte. Habillé de guenilles, il ne semble pas souffrir du froid, tout à sa curiosité.

 

Loundor observe un instant Calith, lisant en lui comme dans un livre ouvert, avant d'acquiescer. Il connait si bien son roi qu'il devine ses pensées : cette hospitalité sera récompensée de quelques pièces, et pourrait bien aider la famille à passer l'hiver. En quelques mots, le Général ordonne de bifurquer pour s'engager dans le petit chemin, à peine dégagé, qui mène à la ferme.

 

Le petit garçon sourit en les voyant faire, et agite la main en signe de bienvenue. Geste auquel répond bien volontiers Calith, la gorge nouée en découvrant la maigreur de l'enfant. Ce dernier disparaît dans la maison, sans doute pour prévenir ses parents, tandis qu'ils s'avancent dans la cour. Il fait quasiment nuit, désormais, et ce qu'ils découvrent de la cour presque plongée dans l'obscurité achève les convaincre de la pauvreté de la famille. Ils s'arrêtent devant un abreuvoir bancal, recouvert de neige, et mettent pied à terre. Ils attachent leurs chevaux aux barres en bois pourrissant qui jouxtent l'abreuvoir, priant pour qu'elles ne tombent pas charpie au premier mouvement trop brusque. Iezahel scrute les alentours, sourcils froncés, le nez en l'air, et murmure :

 

- Cet endroit est étrange.

- Cet endroit est très pauvre, surtout. Rentrons vite avant de geler sur place.

 

Calith met son ordre à exécution en premier, s'avançant résolument vers la porte en bois vermoulu. Plus vite ils auront l'autorisation d'utiliser la grange, plus vite ils pourront s'occuper des chevaux et se réchauffer. Mais Loundor atteint en premier la porte, l'air grave, et frappe avec précaution. Il a l'habitude de marteler la porte des appartements royaux, mais celle-là ne résisterait pas.

C'est le gamin qui leur ouvre, et il effectue une légère courbette avant de déclamer :

 

- Soyez les bienvenus, messires.

 

Un par un, ils s'avancent dans l'humble demeure, découvrant la mère affairée autour de la marmite sur le feu, le père occupé à tailler un bout de bois, et les autres enfants en train de jouer. Comme le laissait penser l'extérieur, l'habitation est très pauvre, ne comportant qu'une table et un banc, ainsi qu'une immense paillasse qui doit accueillir toute la famille pour la nuit. Calith scrute chaque détail, révolté de voir qu'une telle pauvreté existe encore. La porte se referme doucement derrière eux, et la famille interrompt toute activité pour dévisager les visiteurs. Mais alors que la mère ouvre la bouche pour les accueillir, sans doute, Iezahel et Loundor se précipitent autour de Calith en criant :

 

- Sortez vite ! Il ne faut pas rester ici !

– Des draugnar !

 

Les parents se jettent sur Asaukin et les jumeaux, les proches d'eux, l'une armée de sa louche, l'autre de son morceau de bois. Les quatre enfants qui jouaient se ruent sur Calith, Loundor et Iezahel, montrant les dents et se servant de leurs ongles comme des griffes tandis que celui qui les a attiré dans ce piège fait face à Nyv'.

Les soldats défendent chèrement leur vie, n'hésitant pas à frapper de leurs poings et leurs pieds la famille de draugnar. Calith n'est pas en reste et lance des sorts offensifs, puis des sorts d'immobilisation. Mais rien n'y fait. Les coups heurtent la chair sans la blesser, et les sorts semblent ricocher contre eux. Ils finissent par se résoudre à sortir leurs armes, mais si leurs lames les entaillent, aucun sang ne coule.

 

- Il faut partir !

 

L'ordre de Loundor semble dérisoire, mais à force de coups, Nyv' parvient à écarter le gamin qui empêchait d'accéder à la porte. Calith se rappelle soudain des paroles de son professeur de magie : « Les draugnar sont des morts qui continuent à se comporter comme des vivants. Nulle arme ne peut les blesser, et nul sort ne peut les vaincre. Mais eux, ils peuvent te blesser, et ils peuvent te vaincre. Le seul moyen de s'en débarrasser, c'est d'aller là où ils sont enterrés, et de brûler les corps charnels. Alors, les illusions créées par l'esprit disparaitront. Et si tu ne sais pas où ils sont enterrés, alors il te faudra courir vite, car une fois qu'ils ont ferré une proie, ils ne la lâchent plus.»

Nyv' parvient à ouvrir la porte, et retient tant bien que mal l'enfant qui souhaite la refermer. Calith, d'une violente poussée dans le dos, est le premier à sortir de la ferme, suivi par Iezahel. Ils se précipitent vers les chevaux, et n'ont même pas à défaire les nœuds qui les attachaient aux barres. D'un geste, Iezahel tire sur le bois pourrissant, qui se désagrège en mille morceaux. Il aide Calith à se mettre en selle, puis surveille les jumeaux et Nyv', qui grimpent à leur tour sur leurs montures, avant de les imiter. Asaukin et Loundor sont les derniers à quitter les lieux, retenant au maximum la famille de draugnar.

 

C'est au galop qu'ils quittent la ferme, priant pour que les chevaux ne dérapent pas sur la neige gelée, et qu'ils regagnent la route principale. Et si les draugnar les suivent toujours, ils sont rapidement distancés par les chevaux et laissent échapper des cris qui collent la chair de poule à tous.

 

- Tout le monde va bien ?

- Des égratignures, rien de grave à signaler, Général.

- Il y a un monastère, à quelques lieues d'ici.

 

La voix de Nyv' leur redonne un peu espoir. Ils ont galopé un moment encore, pour être certains d'avoir distancé la famille d'esprits, puis ont ralenti l'allure et ont allumé des torches pour éviter tout accident, prenant le risque d'être repérés de loin. Mais ils enfoncent dans la nuit, affamés, glacés jusqu'aux os, sans savoir où prendre un peu de repos. Calith, le cœur battant encore la chamade, ordonne :

 

- Alors allons-y. En priant pour que les lieux ne soient pas hantés.

- Ce serait surprenant qu'une région entière soit hantée, marmonne Asaukin.

- Les clients de l'auberge semblaient bien vivants, quand je suis allé voir, certifie Nyv'.

- Comment vous avez su que c'étaient des draugnar ? Demande Calith.

- Il n'y avait aucun bruit en provenance de l'écurie, ni aucune odeur. Le gamin n'en dégageait aucune non plus. Et à l'intérieur...

 

Iezahel cherche ses mots quelques instants, et c'est finalement Loundor qui poursuit :

 

- Chaque pièce porte une empreinte olfactive. Il y a l'odeur de la personne qui y passe le plus de temps, son odeur corporelle, son parfum si elle en met, l'odeur de son savon ou de sa transpiration et de celui utilisé pour la lessive. Et puis, il y a l'odeur de ses activités. Par exemple, tes appartements, Calith, sentent la nourriture, le parchemin, les armes et … hum... enfin, tes activités nocturnes.

 

Calith s'empourpre violemment, bénissant la nuit d'être tombée et de masquer sa gêne. Il n'avait pas réalisé que ses ébats pouvaient être sentis, même plusieurs heures après, par les loups-garous. Loundor poursuit rapidement, comme si un déluge de paroles pouvait faire oublier ce qu'il vient de dire :

 

- La chaumière de cette famille aurait dû sentir le feu de bois, la cuisine, la terre battue, l'étable et la saleté. Mais elle ne sentait rien. Un lieu abandonné ne sent plus rien, car l'empreinte olfactive disparaît avec le temps. Et si les esprits semblent bien vivants, ils n'ont pas d'odeur.

- Alors ça veut dire que ça fait longtemps qu'ils sont morts ?

- Plusieurs années, oui. Ce qui est surprenant, par contre, c'est que les habitants du village n'aient rien fait pour se débarrasser de cette menace.

- Nous verrons bien si nous pouvons avoir des réponses au monastère.

 

 


 
 
posté le jeudi 29 août 2013 à 18:45

Iduvief, chapitre 1

 

 

 

 

- CALITH !

 

L'exclamation explose dans le silence feutré de la chambre. Mais si les deux amants se redressent vivement, ils se rallongent tout aussi vite en découvrant l'identité du gêneur. Loundor, poings sur les hanches, narines frémissantes, se tient sur le seuil. Et à en croire son regard étincelant, il n'est pas de bonne humeur.

Sous l'épais édredon, le bras de Iezahel s'enroule autour du torse royal, tandis qu'il enfouit son visage au creux de son cou pour se protéger du froid mordant qui règne dans la pièce. Et il laisse le principal concerné, adossé aux oreillers moelleux, répondre :

 

- Oui Loundor ?

- Je t'ai cherché de partout !

 

Calith, encore hébété de bien-être, jette un regard par la fenêtre. La cime des arbres de la forêt, toute proche, est couverte de neige et du givre s'attarde autour des carreaux.

 

- Si tôt le matin, avec un temps pareil, où veux-tu que je sois ?

- En train de roucouler dans ton nid douillet, évidemment.

 

Bougonnant, le général se laisse tomber de tout son poids sur le banc, qui proteste dans un grincement inquiétant, et s'adosse au mur. Et c'est dans un grognement sourd qu'il dit :

 

- Je suppose que si je t'annonce qu'on doit partir sur le champ pour Iduvief, que tu dois immédiatement prendre ton repas et te préparer, il va falloir que je t'expose en long, en large et en travers les raisons d'un tel voyage ?

 

Au creux de son épaule, Iezahel pousse un soupir à fendre l'âme, et resserre sa prise autour de son torse. Calith, tout en observant son Général, acquiesce :

 

- Au moins, oui. Et encore, je ne suis pas sûr que ça suffise à me convaincre.

 

Située à une quarantaine de lieues de Pieveth, Iduvief est une bourgade isolée, perchée à flanc de montagne et coupée du reste du royaume pendant les mois les plus rigoureux de l'hiver, à cause de la neige. Les coudes sur les genoux, le menton pointé en avant, Loundor vrille son regard dans celui de son roi :

 

- Bon, je sais, on est en plein cœur de l'hiver et c'est un peu difficile de rejoindre Iduvief. Cela dit, si un messager a pu parvenir jusqu'à nous, c'est bien qu'on peut passer, n'est-ce pas ?

 

Obtenant pour toute réponse un soupir las, Loundor poursuit :

 

- Déjà, tu n'es pas allé rendre visite au seigneur d'Iduvief depuis ton couronnement qui, dois-je le rappeler, date de deux ans maintenant. Et vu tout ce qu'il a fait pour ton père et pour contrer le Tyran, ce serait la moindre des choses que d'aller lui rendre une visite de courtoisie.

- Mon devoir de roi ne m'oblige pas à aller saluer tous les Seigneurs du royaume, Loundor. Et je te rappelle que nous sommes en plein cœur de l'hiver.

- Justement ! Ce n'est pas une période où le château risque d'être attaqué. Avoue-le, tu n'as pas grand-chose à faire en ce moment. Même les entraînements des soldats sont réduits à cause du temps. Tout le monde reste claquemuré à l'abri, au coin d'un feu.

- Ce n'est que du bon sens. Aller gambader dehors par un temps pareil est de la folie.

- Le message que j'ai reçu, Calith, est un appel à l'aide. En tant que roi, tu ne peux pas fermer les yeux et laisser Iduvief dans cette situation.

- Justement, de quelle situation parles-tu ?

- Le message, à ce sujet, est assez vague. Artéus, le seigneur d'Iduvief, craignait que son émissaire soit interpelé par les mauvaises personnes. Je le connais bien, tu sais, et il n'aurait jamais appelé à l'aide pour une charrette de fumier prise dans une congère.

 

Calith reste silencieux. Pieveth est un royaume relativement étendu, en surface, alors par commodité, les terres sont divisées en fiefs, sur lesquels règnent des seigneurs, de noble naissance. Si les habitants des fiefs leur versent des impôts et leur jurent allégeance, ces seigneurs leur offrent protection et travail. Et si les seigneurs versent des impôts et jurent allégeance au roi, ce même roi leur offre protection. Au-delà des liens parfois amicaux qui se nouent entre roi et seigneurs, la moralité et le devoir obligent Calith à intervenir, neige ou pas neige. Encore faudrait-il savoir de quel problème il s'agit exactement.

 

- Je ne vais pas te mentir, Calith. Artéus est un vieil ami, et je lui dois un service. Je ne resterai pas sourd à son appel. Et je pense que tu dois venir avec moi. Et puis, franchement, tu ne tournes pas en rond dans ce château ? La seule occupation de la cour, c'est d'épier le moindre de tes faits et gestes. Que Zélina change la barboteuse de ta fille et ça anime tout le déjeuner. A Iduvief, tu pourrais rester avec Iezahel sans que ça fasse les choux gras des commères.

 

Calith plisse les yeux. Ce vieux renard de Loundor a réservé cet argument pour la fin de son argumentaire, sans doute conscient que ça pourrait bien achever de le convaincre. Il le connaît trop bien. Dans un soupir résigné, il lui demande :

 

- Appelle Alima, qu'elle apporte un déjeuner pour trois personnes.

- Il est déjà servi.

 

L'imprécation bougonnée par Calith ne serait pas audible pour le commun des mortels, mais les deux loups-garous présents dans la pièce l'ont parfaitement entendue. Iezahel sourit, provocateur, en direction de Loundor, qui se met à jurer, et pas de manière inaudible, avant de quitter la chambre.

Calith et Iezahel s'enlacent une dernière fois, profitant des derniers instants de bien-être. Et après un chaste baiser, quittent le cocon douillet du lit pour s'habiller chaudement.

C'est un petit-déjeuner gargantuesque qui les attend : Alima commence à bien connaître l'appétit des loups-garous. Et pendant que ces derniers mangent de bon cœur, Calith planifie :

 

- Avant de quitter le château, je dois prévenir Zélina et Elihus. Tu prépareras nos affaires pendant ce temps, Iezahel. Combien d'hommes comptes-tu emmener, Loundor ?

- Quatre hommes. Les meilleurs. Mon bêta restera ici pour la meute et pour les soldats. J'aurais aimé emmener Jérémias, il a fait d'énorme progrès. Mais Lanen ne peut pas quitter le château sans raison, et les séparer...

- Bien. Pour les vivres et les montures ?

- En train d'être préparés. Nous aurons sept chevaux et deux montures de bât.

- L'itinéraire ?

- Prévu. Des haltes dans des auberges, autant que possible. Par contre, Calith, tu voyageras incognito. C'est trop risqué de faire savoir que tu pars à Iduvief, pour Zélina, pour ta fille et pour nous, sur la route. Une attaque est vite arrivée.

- Mon absence va se remarquer.

- Fatalement. Mais inutile d'entrer dans les détails. Reste vague quant à la durée de ton voyage, sauf pour Elihus et Zelina, évidemment. J'ai donné des consignes, la garde sera renforcée à l'intérieur du château. Mais sur la route, nous devrons être méfiants. Et surtout, lorsqu'on s'arrêtera, tu seras un simple noble qui voyage avec des amis et son esclave. Rien d'autre. Nous serons des proies faciles.

Calith ne répond pas, bien conscient que les paroles de Loundor ne sont pas dénuées de bon sens. Mais entre Iezahel, Loundor et ses hommes, ils ne seront certainement pas des proies faciles. Calith, jouant avec les reliefs de son repas, bougonne :

- Tu avais vraiment tout prévu. Tu étais si sûr que j'allais accepter ?

- Pas vraiment. Mais j'aurais tout fait pour.

 

Un simple hochement de tête lui répond. Calith sait qu'il est vain de polémiquer. Et s'il devait être parfaitement honnête, le roi avouerait que ça lui fait du bien, de planifier ce voyage, de quitter la cour quelque temps. Il étouffe, entre ces quatre murs.

Loundor se retire, une fois son assiette terminée, ayant encore beaucoup à faire. Calith, triturant ses couverts de gêne, murmure :

 

- Je ne t'ai même pas demandé ton avis, Iezahel. Je comprendrais si tu veux rester...

- Je vais où tu vas, Calith. Tant que tu voudras de moi, je te suivrai, qu'importe le lieu et le temps. Enfin, sauf aux latrines.

 

La pointe d'humour tire un sourire à Calith. C'est tout Iezahel, ça, de casser ses déclarations affectueuses par de l'humour. Même après deux ans de relation, il est avare en mots doux, et préfère agir que parler.

 

- Et c'est aussi pour cette prévenance que je t'aime.

 

D'un bond, Calith se lève et dépose un baiser sur la tempe de l'esclave, avant de s'éloigner en lâchant :

 

- Je te laisse préparer nos affaires. On se rejoint à l'écurie.

 

 

 

 

 

 

Calith emprunte les passages secrets qui permettent de leurrer la cour. Zélina, tous les soirs, rentre dans la chambre royale avant de les emprunter pour arriver dans ses propres appartements, spacieux et lumineux. Les rumeurs circulent vite, dans les couloirs, et il a été facile de faire croire en la présence d'une obscure cousine, cloîtrée chez elle, qui ne sort jamais de ses appartements. Une obscure voisine revêche et aigrie. De quoi dissuader toute visite impromptue. De quoi laisser croire que Calith et Zélina partagent les mêmes appartements.

 

Il frappe doucement avant d'entrer dans le salon, où brûle déjà un feu crépitant. Les esclaves et domestiques qui entourent la reine savent se taire, condition sine qua non pour qu'ils restent en poste. Zélina et Brocepen sont attablés et le saluent chaleureusement. L'amitié est leur seule parade pour accepter la situation et elle est venue naturellement. Et ce n'était pas joué d'avance, que Brocepen accepte que Calith couche plusieurs fois par mois avec la femme qu'il aime pour procréer. Bien que, sans doute, il soit conscient que c'est le prix à payer pour être avec Zélina toutes les autres nuits.

 

- Tu te joins à nous pour le déjeuner ?

- C'est gentil mais c'est déjà fait.

- Iezahel n'est pas avec toi ? Il y a un problème ?

- Ne t'inquiète pas, Zélina, tout va bien. Je venais vous prévenir qu'on partait pour quelque temps, on a reçu un appel à l'aide.

- Grave ?

- Je l'ignore. Le message était plutôt vague. Mais nous ne pouvons pas l'ignorer pour autant.

- Vous allez loin ?

- Iduvief.

- Quand même ! Avec ce temps ?

- Sauf si tu peux y remédier, ma belle.

Elle éclate d'un rire cristallin avant de passer une main affectueuse sur son ventre proéminent.

- Nous t'attendrons bien au chaud ici, alors.

- Et j'espère que vous aurez une pensée émue pour nous qui bravons les éléments. Il faudra par contre rester discret quant à notre destination.

- Question de sécurité, bien sûr. Mahaut dort encore, si tu veux aller la voir.

- Merci.

 

Calith se détourne pour rejoindre sa fille, dont le berceau est au pied du lit. Malgré leur amitié, il fait irruption dans leur vie privée et il n'est guère à l'aise. Mahaut est emmitouflée dans son berceau, ses petits poings minuscules serrés, et ses yeux plissés de sommeil. Elle va bientôt fêter ses un an, un anniversaire qu'il attend avec impatience. Contrairement à ce que croient beaucoup au château, il n'a jamais été déçu un seul instant d'avoir une fille. Par contre, au début, il a douté de sa paternité : après tout, il n'est pas le seul à avoir des rapports intimes avec Zélina. Elle lui a assuré que Brocepen n'était pas fertile et il voulait de tout cœur la croire. Même Iezahel a tenté de le rassurer, en lui disant qu'il la considérait comme sa fille, et tout le monde à la cour aussi, et que l'amour qu'il lui portait était bien plus important qu'un lien de paternité. Mais le doute restait.

 

Et puis, au fil du temps, la ressemblance entre Mahaut et lui s'est accentuée. Il sait que si elle ouvre les yeux, là, maintenant, il verra deux billes d'un vert sapin, étrangement intenses, et il fondra encore. Mahaut est sa fille, et la plus belle au monde.

 

Elle dort si paisiblement qu'il n'ose l'embrasser de peur de la réveiller. Après quelques instants de contemplation attendrie, il se détourne d'elle. Lorsqu'il reviendra, elle aura encore changé, et elle aura encore fait des progrès. Et le ventre de Zélina sera encore plus rond. Un garçon, cette fois, ça serait bien.

Après les salutations et les recommandations d'usage, il regagne ses propres appartements, soulagé et triste à la fois. Il n'aurait jamais cru qu'une si petite chose fragile puisse prendre tant de place dans sa vie. Et il se rend compte que Mahaut va lui manquer.

 

 

 

Sa prochaine visite est pour Elihus, et il sait exactement où le trouver. D'un pas assuré, il se rend dans les archives du château. Malgré le temps et l'heure matinale, le conseiller s'y trouve déjà. En réalité, il s'y trouve tout le temps. Calith en vient même à se demander s'il ne dort pas dans cette salle immense, au plafond voûté, remplie de parchemins, de cartes et de livres. Elihus, fervent adepte de la paperasse, s'inquiète pour les archives. Depuis la mort de Jeus, il forme un archiviste, mais il n'en est pas complètement satisfait. Calith esquisse un sourire en devinant à quel point ça doit être compliqué, de travailler de façon à satisfaire la maniaquerie obsessionnelle du conseiller. Quoiqu'il en soit, Elihus forme l'archiviste, surveille son travail, et poursuit sa quête : dresser une liste exhaustive de toute la paperasse qui envahit les lieux.

 

- Calith ! Quelle heureuse surprise ! Ça me fait bien plaisir, de te voir ici. Je me disais justement que je devrais t'apprendre les rudiments de l'archivage. Après tout, un roi doit savoir tout faire et on ne sait jamais ce qu'il peut arriver : si un jour, tu dois trouver un document, ce serait bien que tu puisses le faire tout seul. Et puis, on a le temps de s'en occuper en ce moment.

 

Le cœur de Calith rate un battement, et son front se couvre de sueur froide. Oh bon sang ! Il tente de prendre une voix désolée pour lui annoncer :

 

- Je suis navré, Elihus, mais je venais t'annoncer mon départ.

 

Elihus relève vivement la tête du parchemin qu'il tient avec le plus grand soin. Sa barbe est toujours aussi soigneusement entretenue, mais quelques fils blancs viennent parsemer sa chevelure de jais. Calith lui résume en quelques mots sa destination et les raisons qui le poussent à y aller. Ils se mettent d'accord sur la version à donner à la cour, puis le conseiller le noie sous une avalanche de recommandations.

C'est infiniment soulagé qu'il quitte les archives pour se rendre dans ses appartements, d'un pas un peu trop rapide. Si Loundor avait eu vent des projets d'Elihus, il aurait eu en main l'argument parfait pour le faire fuir du château.

Il enfile une lourde cape, d'un gris foncé, qui le protègera du froid, et glisse l'étui de sa dague dans sa ceinture ainsi que le fourreau de son épée. Ça fait si longtemps !

Un dernier coup d'œil à ses appartements, et il rejoint les écuries à grands pas. Enfin un peu d'action !

 

 

 

 

 Les pages et les garçons d'écurie s'affairent autour des chevaux, tandis que Loundor supervise le groupe d'hommes qui l'entoure. Ils arborent tous d'épaisses capes en laine tissées, leurs épées à la hanche, et sans doute d'autres armes dissimulées un peu partout. Iezahel a couvert son crâne aux cheveux presque rasés d'un bonnet gris, qui fait ressortir la couleur de ses yeux. Calith n'a pas le temps de lui faire plus qu'un sourire : Loundor a commencé les présentations.

 

- Voici Asaukin, l'un de nos vétérans. Très grande expérience sur le terrain et combattant hors pair.

 

Calith salue le soldat d'un signe de la tête. Il n'a pas l'air commode, Asaukin, avec son visage fermé, balafré à la mâchoire, et ses cheveux coupés courts à la mode des soldats. C'est surtout son regard dur, presque hostile, qui impressionne Calith, même s'il se garde bien de le montrer.

 

- Voici Nyvaikoth, aussi appelé Nyv', éclaireur et assassin. Il est discret, sournois. Plus à l'aise dans les ruelles obscures pour trancher une gorge que sur un champ de bataille, mais mortellement dangereux.

 

Et pourtant... tout en le saluant, Calith l'observe attentivement. Le visage de Nyv' est fin, gracieux, presque féminin. Grand, mince, il porte ses cheveux longs, et noués sur la nuque par un lien en cuir. A le voir, comme ça, il ressemble plus à un courtisan qu'à un soldat. Mais la lueur dans ses prunelles noires scintille et promet une mort rapide.

 

- Et pour finir, voici les jumeaux Ishan et Shorys. Pas besoin de les différencier, tu en appelles un, t'en a deux qui arrivent. D'excellents combattants, deux corps pour un seul esprit. Même pour les femmes.

 

A l'exception de Iezahel, tous explosent de rire en voyant les mines offusquées des jumeaux. Ils se ressemblent trait pour trait, deux solides gaillards, aux cheveux bruns bouclés et aux yeux bleus. Jolis garçons, qui plus est, raison de plus pour qu'ils séduisent facilement les femmes.

 

- Il faudra compter environ cinq jours de voyage, dont la dernière partie se fera à pied. Je compte sur vous pour ouvrir l'oeil et être toujours sur vos gardes. En route !

 

L'ambiance est détendue lorsqu'ils montent en selle. Et à peine la cour du château franchie, chacun a trouvé sa position. Nyv' et Asaukin en tête, suivis par Iezahel et Loundor qui chevauchent de chaque côté de Calith, et pour fermer la marche, les jumeaux, traînant derrière eux les chevaux de bât.

Ils empruntent la route principale, couverte d'un fin manteau neigeux, que les allées et venues n'ont pas encore souillé. Les champs sont cachés par la neige, et des hameaux qui bordent la route, s'élève la fumée des cheminée. Tous sont restés chez eux, au chaud, et malgré son plaisir de quitter la cour, Calith ne peut s'empêcher de les envier. Un vent glacial se lève et le fait frissonner. Mais ce qui l'inquiète le plus, c'est Iezahel. Toujours aussi silencieux. Alors Calith se penche vers lui pour lui demander si tout va bien. Un rapide acquiescement, accompagné un maigre sourire, et l'esclave se concentre à nouveau sur la route. Derrière eux, les jumeaux jacassent comme des pies, et il manque de rater les paroles de Iezahel :

 

- J'espère que tout ira bien sur la route.

- Bien sûr, que tout ira bien ! Tu t'inquiètes pour moi ?

 

C'est avec un sourire jusqu'aux oreilles qu'il lui demande ça, Calith, amusé de taquiner son amant. Mais la réponse murmurée se perd dans la brise, et il n'est même pas sûr d'avoir entendu un « oui » aussi sincère que pudique.

 

 

 

 

Les premiers flocons tombent paresseusement devant eux, rapidement suivis par une violente averse. Dans un même ensemble, ils rabattent leurs capuches sur le crâne et talonnent leurs chevaux.

Ils ne cessent de chevaucher pour le déjeuner, malgré l'importance qu'accorde Loundor aux repas. Ils ont beau pousser leurs montures, la neige les retarde, et s'ils ne veulent pas arriver dans la ville suivante bien après la tombée de la nuit, ils ne peuvent pas se permettre de s'arrêter.

 

Le reste du trajet se fait dans le silence le plus complet, rendu presque irréel par la neige qui s'accumule autour d'eux. Ils ont tous rentré la tête dans les épaules pour se protéger au mieux du froid, mais ils demeurent vigilants. Des bandits de grands chemins ou des mercenaires ne reculeront pas devant une attaque à cause du temps.

 

Mais ils arrivent sans encombre, à la nuit tombée, dans la petite bourgade qui les abritera pour la nuit, comme l'a décidé Loundor. C'est presque une ville, qu'ils traversent, même si toutes les maisons ont fermé volets et portes. Sans la lumière qui filtre à travers les panneaux de bois et la fine bande de fumée qui s'élève des toits, cette ville aurait paru déserte. Dans la brise glaciale, le panneau de l'auberge devant laquelle ils s'arrêtent grince doucement. Tous recouverts d'une épaisse couche de neige, ils n'hésitent pas un instant avant de s'avancer sous le porche voûté pour entrer dans la cour de l'auberge. Elle est parfaitement entretenue, le plus gros de la neige a été repoussé contre les murs. À peine le porche franchi, un garçon d'écurie s'élance pour s'occuper des chevaux, tandis que l'aubergiste, à en juger par sa tenue, jaillit du bâtiment principal.

 

- Soyez les bienvenus, Messires ! Venez donc vous mettre au chaud, Vahe s'occupe de vos chevaux !

 

Le jeune, le nez rouge et les joues tâchées de roux, s'empresse d'emmener les premières montures dans la chaleur de l'écurie, laissant tout juste le temps aux voyageurs de récupérer leurs affaires. Ils se réfugient dans la salle principale de la taverne, où tous les yeux se braquent sur eux. La décoration est sommaire, mais de bon goût : tables d'une propreté irréprochable et soigneusement entretenues, sol en pierre et immense cheminée crépitant joyeusement. Une odeur alléchante flotte dans l'air, et les assiettes sur les tables sont particulièrement appétissantes. C'est sans doute cet ensemble d'éléments qui explique la présence de tant de clients : quasiment toutes les tables sont occupées par des bourgeois et des commerçants.

 

- Débarrassez-vous de vos capes, messires, Venera va les mettre à sécher près du feu.

 

L'homme est bedonnant, les joues rouges, un nez généreux, des rides autour de la bouche, celles que l'ont récolte à trop sourire et à trop rire. Une jeune servante s'avance pour prendre leurs capes, tout sourire. Calith observe les lieux avec satisfaction : ils vont passer une excellente nuit ici, après la rude journée qu'ils ont passé en selle. Mais son cœur se glace et ses espoirs s'envolent lorsqu'il entend l'aubergiste s'excuser :

 

- Je suis navré, je n'avais pas vu. Nous nous occuperons de l'esclave, messires, profitez de votre soirée.

 

D'un geste ferme, mais non sans douceur, il attrape le bras de Iezahel et l'entraîne à l'écart, faisant sursauter le roi :

 

- Comment ça, vous vous en occupez ? Il reste avec nous !

- N'ayez crainte, messire, nous avons l'habitude. Il dînera avec le personnel et sera logé dans un dortoir. Nous vous déchargeons de toute contrainte pour la durée de votre séjour.

- Mais enfin !

- Messire, festoyez l'esprit tranquille, c'est nous qui vous servons ce soir. Oubliez votre fardeau. C'est ainsi que nous procédons avec tous les esclaves qui accompagnent leurs maîtres, et nul ne s'en est jamais plaint.

- Je ref...

 

La poigne de Loundor s'est refermée autour du bras de Calith, si fort qu'il se tait immédiatement. Et c'est le Général qui remercie l'aubergiste, poliment mais sans sourire, avant de traîner manu militari le roi jusqu'à une grande table libre. Assis côte à côte, le plus loin possible des autres clients, ils se querellent à voix basse. Et c'est le grondement de basse du loup-garou, chuchoté à l'oreille royale, qui entame les hostilités :

 

- Pas d'esclandre ici. C'est la manière de procéder.

- Une manière absurde ! Iezahel n'est pas un fardeau.

- Bien sûr que non. Mais ça se passe toujours comme ça ici, apparemment, et faire un scandale est dangereux. Nous sommes trop près du château : n'importe quel voyageur pourrait te reconnaître. Je te rappelle que tu dois voyager incognito.

- Mais je m'en …

 

Une jeune serveuse, jolie comme un cœur, s'approche pour leur proposer le menu du soir, tandis que leurs compagnons prennent place autour de la table, faisant taire Calith. Le ragoût de porc au miel et aux amandes s'attire un enthousiasme quasi unanime et les carafes de vin chaud déposées sur la table réjouissent presque tout le monde. Le Général se penche vers un Calith boudeur auquel il ordonne :

 

- Mange. On en parlera plus tard.

 


Commentaires

 

1. Sumomoechan  le 02-09-2013 à 11:46:27

Oh mais te voilà toi !!
Bienvenue petit Iduvief

Bonne continuation !

Sumomo

 
 
 
 

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