posté le vendredi 17 janvier 2014 à 19:45

Iduvief, chapitre 30

 

 

 

 

 

 

Le mage retrouve aussitôt son sérieux, et lui demande d'une voix pressante :

 

- Vous n'avez pas pu arrêter le meurtrier ?

- Si. C'est Thilda qui les a tous empoisonnés mais …

 

Un gémissement s'échappe des lèvres du mage, que Calith comprend aussitôt : Filraen avait sans doute dû se prendre d'affection pour la vieille nourrice et connaissant son grand cœur... Mais Calith poursuit d'une voix ferme :

 

- Nous y reviendrons plus tard, nous avons un détail à voir avec vous. Bref. C'est à propos de Severin.

- Severin ?

- Oui. Il n'y a pas vraiment de solution douce pour annoncer ce genre de chose alors... Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il a été banni d'Iduvief. Et même si nous n'avons pas retrouvé son corps, nous sommes quasiment certains qu'il est décédé.

- Oh. Je cherchais à le voir, avant de quitter le château, mais les esclaves ignoraient où il était. C'est étrange, qu'il ait été banni. Par Florain, je suppose ? Je me demande bien pour quelle raison il a osé faire une telle chose...

- Filraen ?

 

Calith observe le mage, inquiet : il connait bien l'attachement qui le liait à l'esclave, et sa réaction est étrange. A-t-il vraiment compris la dernière phrase de Calith ? Filraen secoue doucement la tête, l'air désolé, et murmure :

 

- Excusez-moi, je m'égare. Venez, venez.

 

D'un grand geste de la main, il les invite à le suivre jusqu'au fond des écuries, et tous s'exécutent, perplexes. Dans un silence complet, où de nombreux échanges de regard incrédules ont lieu, ils empruntent un vieil escalier bringuebalant qui mène dans juste au-dessus des stalles, visibles entre les lattes disjointes du plancher. Là, le maquignon a installé deux petites pièces, sans doute destinées à recevoir des voyageurs pour la nuit. Calith, malgré la situation, ne peut retenir un sourire crispé : si Lucias fait payer ces chambres basses de plafond, il risque d'avoir toute la congrégation d'aubergistes sur le dos.

 

Mais ce genre de préoccupation ne fait pas long feu. Le mage ne les a pas conduit dans la petite chambre, où ils se tassent tant bien que mal, pour discuter tranquillement. D'un geste mal assuré, Filraen leur montre le lit. Severin y gît, enfoui sous les couvertures. D'une pâleur mortelle, rigide, il donne tellement l'impression d'être trépassé que Calith se demande, l'espace d'un instant, à quoi servent les couvertures : un mort n'a plus froid. Mais dans un murmure à peine audible, Filraen lui fournit l'explication :

 

- J'ignore s'il va s'en sortir.

 

Nyv' laisse échapper une plainte étouffée, et se précipite vers le lit, où il tombe à genoux. Calith, d'un geste de la tête, fait sortir tout le monde. Nyv' a besoin de se retrouver seul avec Severin. Ils trouvent refuge dans la seconde chambre, et s'installent comme ils peuvent, malgré l'étroitesse des lieux. Ils posent leurs capes, s'installent sur le lit ou sur le banc, voire restent debout. Calith aide Iezahel à défaire l'étoffe qui portait Fáelán. Le gamin ne s'est pas ennuyé, pendant le trajet, et c'est tout une partie de l'unique chemise de Iezahel qui a été mordillée avec application.

 

Mais ce détail n'a pas grande importance, et tous les regards sont rivés sur le mage qui, mal à l'aise, debout au milieu de tout le monde, commence à expliquer à voix basse :

 

- J'ai quitté le château hier matin, peu après votre visite. Je ne trouvais pas Severin, et ça m'inquiétait un peu, mais les gardes ne pouvaient pas me laisser rester plus longtemps. Alors j'ai pris la route, en me disant que bon, je pourrais toujours lui envoyer un petit mot. En soudoyant un messager, j'aurais réussi à lui...

 

Le grondement impatient de Loundor le fait sursauter et il s'excuse dans un balbutiement, avant de reprendre :

 

- Je connaissais l'existence de ce relais, et j'avais bien l'intention de louer un cheval. J'ai discuté un peu avec Lucias, et lorsqu'il a appris que j'étais mage, il m'a demandé de jeter un œil à Severin. Il m'a expliqué qu'un voyageur l'avait trouvé, à moitié mort, la veille, à la bifurcation, et qu'il lui avait amené. Le voyageur ne pouvait pas s'encombrer d'un esclave agonisant, bien sûr, mais il n'avait pas le cœur à le laisser mourir là. Un homme bon, assurément. Alors il l'a confié à Lucias, le temps qu'il se remette. Mais Lucias était bien embêté, car malgré les bouillons qu'il lui avait fait boire, et les couvertures dans lesquelles il l'avait installé, Severin ne reprenait pas conscience.

 

Filraen passe une main dans ses longs cheveux, achevant de les rendre hirsute. Calith reste muet, se demandant si l'hospitalité de Lucias ne cacherait pas des motivations bien moins avouables. Pour quelle raison aurait-il accepté la présence d'un esclave ? L'aurait-il laissé repartir, ensuite ou l'aurait-il fait travailler avec lui ? Filraen, inconscient du trouble de son souverain et lâche dans un soupir désespéré :

 

- Les bouillons n'auraient rien fait. Il souffre d'engelures aux pieds et aux mains. Il a beaucoup de mal à se réchauffer, malgré les couvertures et les pierres chaudes dans le lit. Sa respiration est très laborieuse et il a du mal à garder la nourriture qu'on lui fait avaler. Je ne voulais pas en parler devant, au cas où il entendrait, mais son état est vraiment très préoccupant.

 

Ils étaient tous heureux et soulagés de découvrir Severin encore vivant, mais ces nouvelles balayent tout optimisme. Et Filraen, dans son souci de tout leur annoncer, achève de les démoraliser :

 

- S'il avait été en parfaite condition physique, il n'aurait pas autant souffert. J'ignore combien de temps il est resté dehors, mais c'était trop. J'ai lancé de nombreux sorts de soins, j'ai utilisé une bonne partie de mes remèdes, mais … j'ignore si ça suffira. Il n'a toujours pas repris connaissance depuis son arrivée ici.

 

Loundor résume, en quelques phrases concises, le bannissement de Severin, dans la soirée, les raisons d'une telle décision, ainsi que les conditions dans lesquelles il a voyagé. Filraen en reste sans voix, mais tout son corps se met à trembler, et ses yeux marrons brillent d'une lueur mauvaise. Il laisse échapper, dans un chuchotement frémissant de colère, un « Florain a de la chance d'être déjà mort », avant de se reprendre et de toussoter. Il semble réellement gêné de s'être oublié de la sorte, et cherche désespérément un autre sujet de conversation. A tel point qu'il se tourne vers Calith et lui demande :

 

- Vous êtes mage, vous aussi, vous ne voudriez pas me donner un coup de main pour le soigner ?

 

Tous les regards se rivent sur Calith, qui se tasse sur lui-même. Il est mage, certes, mais pas guérisseur.

La magie est, en quelque sorte, la capacité à se faire obéir des choses. Certains possèdent, dans ce domaine, des volontés plus ou moins fortes. Voinon, par un heureux hasard, en possède juste assez pour les menues tâches qui lui sont confiées. Calith, lui, doit ses dons à son hérédité royale.

 

Dès son plus jeune âge, Calith a appris à faire plier le fer, le bois, l'air à sa volonté, grâce aux incantations adéquates. En fonction des ordres formulés, l'énergie nécessaire est différente, et il est bien plus aisé d'ordonner à une serrure de rester close que de créer des bulles d'air et de les embraser. Il ne s'en sert finalement que très peu, surtout parce que le royaume est en temps de paix. Et parce qu'il se considère bien plus guerrier que mage.

Les guérisseurs utilisent eux aussi la magie, mais c'est le corps, qu'ils plient à leur volonté. Ils ordonnent aux tissus de cicatriser plus vite, ils … Bon, Calith n'a jamais été réellement intéressé par cette magie, et il sait juste que les mages guérisseurs bidouillent le corps pour accélérer la guérison.

 

La vérité, c'est que cette magie lui fait peur. Parce qu'il suffit de bidouiller la mauvaise chose pour que le patient trépasse au lieu de se relever. Et comme l'avait très justement souligné Filraen, le corps humain est très complexe, et on a tôt fait de bidouiller la mauvaise chose.

Calith se contente juste de soigner les petites plaies, les problèmes superficiels qui ne risquent pas de dégénérer si il se trompe. Le genre de choses qui n'aurait même pas besoin de magie pour guérir tout seul.

Que le mage réclame un coup de main n'est guère surprenant : il a utilisé bien des sorts, déjà et notamment pour soigner le poney rose, sans doute incapable de refuser d'aider le maquignon. Et ce fameux poney rose l'inquiète quand même un peu. Filraen était apprécié des esclaves, car il soignait les petites blessures quand personne ne voulait se donner la peine de le faire. Mais est-il réellement compétent pour soigner des cas si graves ?

 

Il a dû lancer les sorts les plus courants et au bout d'un moment, voyant que ça ne fonctionnait pas, s'est retrouvé le bec dans l'eau, trop faible pour utiliser un sort plus puissant. A-t-il manqué de clairvoyance, lui qui n'est pas habitué à guérir ce genre de maux ? Espère-t-il trouver en Calith un mage plus apte à soigner ? À moins que, obnubilé par l'idée de sauver l'esclave, il ne veuille déployer la grande artillerie, à grand renfort de sorts puissants et gourmands en énergie, oubliant que le temps joue un rôle essentiel dans la guérison.

 

Les regards rivés sur lui, le silence oppressant, tout met Calith mal à l'aise : ils doivent penser qu'il aidera Filraen à sauver Severin. Sauf qu'il est absolument hors de question de bidouiller le corps de Severin au risque de l'achever. Mais jamais il n'admettra qu'il est incapable de guérir l'esclave, alors il esquisse un sourire et déclare :

 

- Je vais vous transmettre une partie de mon énergie.

 

Filraen hoche doucement la tête, souriant à son tour. Il en a dépensé énormément en essayant de sauver Severin, puis en voulant soigner le poney pour rendre service à Lucias. Alors un peu d'énergie royale n'est pas de refus.

Ils se dirigent tous les deux dans la chambre de Severin, où Nyv', toujours vêtu de sa cape, embrasse le poignet de l'esclave en psalmodiant des suppliques, des sanglots dans la voix. Il se décale juste assez pour laisser place et caresse désormais le front glacé de l'esclave. Main dans la main, Filraen et Calith s'agenouillent auprès du convalescent. A l'aide de l'incantation appropriée, Calith transforme son énergie en flux et la transmet à Filraen via leurs mains. Et pendant ce temps, le guérisseur murmure l'incantation de soin puissante qui permettra peut-être de ramener Severin parmi les vivants. Après de longues minutes, ils s'écartent, épuisés, et se laissent tomber sur le banc qui meuble la chambre. L'effet n'est pas immédiat, ils le savent tous les deux, mais ils observent avec la plus grande attention les réactions de l'esclave. Ou plutôt, l'absence de réaction de l'esclave.

 

 

 

 

Finalement, c'est Iezahel qui pénètre dans la chambre et les tire de leur vaine contemplation. Voyant l'état d'épuisement de son compagnon, indifférent à celui du mage, il se précipite vers lui et lui attrape les mains, scrutant son visage avec inquiétude. Et dans un chuchotement pressant, il lui demande :

 

- Prends mon énergie. Si tu peux en donner, tu peux en prendre.

- C'est bon, Iezahel, ça va aller. Je vais juste me reposer.

- Prends mon énergie, s'il te plait.

 

Calith plonge son regard dans les obsidiennes brûlantes de détermination. L'échange d'énergie est un acte très intime et il n'est pas convaincu que ce soit absolument nécessaire. Ils sont en sécurité ici, au chaud. Mais Calith n'aime pas se sentir aussi faible. Il se sent vidé et vulnérable. Ses lèvres murmurent l'incantation, et une sensation totalement inédite l'envahit. Il avait déjà procédé à ce genre d'échange, lorsqu'il apprenait la magie, mais il n'avait pas ressenti une telle chose.

 

Une vague de chaleur et de bien-être remonte lentement dans ses bras, puis se diffuse dans tout son corps. Il frémit, soupire, et savoure. Car après des semaines de tension et de fatigue, il se sent à nouveau serein, débordant de vitalité et d'énergie. Une énergie brute, sauvage, animale, qui n'a rien à voir avec la sienne. Lorsque cette vague s'apaise, il se sent incroyablement bien, prêt à mordre la vie à pleines dents, à gravir des montagnes, prêt à combattre cent ennemis ou à escalader la Falaise qui les sépare de Fargues. Iezahel n'a pas flanché, comme si rien ne s'était passé. Calith se relève d'un bond, et ordonne :

 

- Filraen, reposez-vous. Nyv', tu veilleras sur Severin. S'il revient à lui, réveille Filraen.

 

Calith attrape Iezahel par la main, quitte la chambre, s'arrête devant l'autre pour prévenir Loundor et ses hommes qu'ils s'absentent une petite heure et qu'ils ne doivent pas s'inquiéter. Puis il descend l'escalier vétuste, Iezahel, muet, sur ses talons, et l'entraîne dans la grange, où sont stockées les réserves de paille et de foin.

 

- Mais qu'est-ce que tu...

- J'ai toujours eu envie de faire l'amour dans le foin !

- Mais...

 

Calith l'interrompt d'un baiser sauvage puis, sans lui laisser le temps d'en profiter, le tire jusqu'à un coin reculé, à l'abri de tout regard, où le foin en vrac n'attend plus qu'eux. Là, avec frénésie, il enlève la chemise mâchouillée de Iezahel, puis dénoue les liens de son pantalon, qu'il fait glisser à ses chevilles.

 

- Calith, ça ne va pas...

 

Mais d'un geste rapide, les mains sur le torse, Calith le pousse en arrière, et le pantalon aux chevilles fait chuter Iezahel dans le foin. Le roi retire alors ses vêtements avec fébrilité, et se jette sur son compagnon, qui encaisse le choc dans une exclamation étouffée. Il entreprend alors de parcourir avidement de baisers son visage, les parties visibles de sa gorge, le haut de son torse. Avec voracité, il embrasse, mordille, lèche chaque centimètre de peau, gémissant de plaisir. Ses hanches ondulent sauvagement contre le bas-ventre de Iezahel, et ses mains le caressent sans douceur. Mais Iezahel gigote sous lui et bougonne :

 

- Arrête Calith, ça gratte.

- Petite nature. Laisse-toi faire.

- C'est très désagréable, Calith.

 

Calith, douché par cette déclaration, se redresse et plonge son regard rempli d'incompréhension dans celui de son compagnon. Après un court conciliabule, ils décident d'inverser les places, et c'est donc Calith qui se retrouve, nu, allongé sur le dos au milieu du foin. Et il ne lui faut qu'une poignée de minutes pour réaliser que le foin lui pique la peau et le démange terriblement.

Iezahel éclate de rire en voyant son air dépité, et lui tend la main pour l'aider à se relever. D'une petite voix plaintive, Calith gémit :

 

- Mais je voulais te faire l'amour, moi.

- C'est ce que j'avais cru comprendre, oui.

 

Après un instant de réflexion, Iezahel se lève et va chercher les vêtements éparpillés dans le foin, qu'il secoue vigoureusement pour ôter tout brindille. Puis il les étale au sol, et dans un sourire, il dit à Calith :

 

- Assieds-toi la-dessus.

 

Calith, perplexe, obtempère, conscient que Iezahel semble avoir autant envie que lui et confiant en ses capacités d'adaptation. Un sourire joueur sur le visage, Iezahel lui demande de plier les genoux, puis il enjambe son compagnon pour venir se caler entre ses jambes et son torse. Dans cette position propice aux caresses, Calith se retrouve limité dans ses mouvements et ça ne lui plaît guère. Alors, très vite, il ordonne à Iezahel de se mettre à genoux, et il le pilonne sauvagement par-derrière, donnant libre cours à son énergie bestiale. Et lorsqu'il jouit enfin, c'est une explosion de sensations qui retentit en lui, comme il ne l'avait jamais connu.

 

Son souffle retrouvé, son esprit de retour à la réalité, il reprend la position conseillée par Iezahel, et l'invite à le rejoindre. Avec tendresse, il le caresse et l'embrasse pendant de longues minutes, priant pour que Iezahel ne lui tienne pas rigueur de son manque de considération antérieur. Et alors que Iezahel enfoui son visage dans son cou, Calith murmure :

 

-Désolé, j'ai été un peu brusque, je ne sais pas ce qui m'a pris.

- C'est mon énergie. C'est normal.

- Parce que tu es un loup-garou ?

- Oui. Tes instincts humains ont été parasités par ceux du loup.

- Mais toi, tu ressens continuellement cette... frénésie ?

- Si je l'écoutais, je pense, oui. Mais il y a un loup tapi au fond de moi, donc je me contrôle en permanence. Alors je suis rarement aussi … sauvage.

- Je ne t'ai pas fait mal, au moins ?

- Non. Ne t'inquiète pas, Calith. J'aime bien aussi, parfois, ce genre de choses.

- Mais tu préfères la tendresse, n'est-ce pas ?

 

Les lèvres contre son cou, Iezahel laisse échapper un grognement étouffé, que Calith interprète comme une réponse affirmative. Gêné, il serre son amant plus fort contre lui, sans piper mot. Et dans un chuchotement rauque, Iezahel déclare :

 

- J'ai pris du plaisir, moi aussi, tu sais. Je me dis que, de temps en temps, ça pourrait être bien de pimenter nos rapports avec un échange d'énergie.

- Tu es sérieux ?

- Parfaitement !

 

Iezahel se redresse légèrement, et son regard sincère se plante dans les iris verts de son compagnon. Un petit sourire apparaît sur leurs lèvres, avant qu'ils ne s'embrassent avec passion. Leurs mains larges et musclées, usées par le maniement des armes, caressent leurs dos respectifs. Et ce n'est que lorsqu'ils sont repus l'un de l'autre qu'ils se lèvent et se rhabillent : ils ont abandonné les autres depuis trop longtemps déjà.

 

 

 

 

 

Lorsqu'ils regagnent la seconde chambre, ils découvrent Asaukin et les jumeaux en pleine partie d'osselets, tandis que Loundor joue avec Fáelán, un sourire attendri sur son rude visage. Les soldats reportent rapidement leur attention sur le jeu, mais Loundor les observe plus longtemps. Dans son regard, compréhension, approbation, et une lueur d'envie brille doucement. Puis d'un geste, il fait comprendre à Calith qu'il a quelque chose dans les cheveux. Quelques brins de foin, vestige du moment d'intimité qu'ils se sont accordé. Les joues de Calith s'empourprent immédiatement, mais Loundor le rassure d'un clin d'œil avant de déclarer :

 

- Filraen dort. Severin n'a pas repris conscience mais Nyv' le veille et il nous préviendra dès qu'il y aura du nouveau.

 

Loundor leur laisse à peine le temps d'acquiescer à ces nouvelles qu'il poursuit, d'une voix grondante :

 

- Bon. Maintenant qu'on est tous là, on va peut-être enfin pouvoir manger. Je vous signale que l'heure du déjeuner est passée depuis longtemps.

 

Calith s'apprête à protester : certes, l'heure est passée, mais Severin est en train de lutter contre la mort. Bon, d'accord, ça ne les a pas empêché de batifoler dans le foin, mais quand même, c'est pas un peu déplacé de penser à manger maintenant ? Da la gorge de Iezahel jaillit un grondement d'approbation, faisant taire toute protestation. Et puis, lui aussi a faim. Une faim de loup. Alors, les soldats délaissant les osselets, ils s'assoient sans plus de manières au milieu de la pièce et sortent les victuailles. Et ils dévorent à pleines dents, sans prendre le temps de parler. Puis à peine le repas terminé, Loundor se lève et déclare :

 

- Je dois aller parler à Lucias. J'espère qu'il pourra nous accueillir pour cette nuit.

 

C'est un problème auquel Calith n'avait pas songé mais effectivement, le relais n'est pas destiné à servir d'auberge. D'autant qu'ils sont nombreux, très nombreux désormais. Les soldats retournent aux osselets alors Calith et Iezahel, qui porte Fáelán dans ses bras, se rendent au chevet de Severin.

 

La cape et les bottes de Nyv' sont posées au pied du lit, tandis que l'éclaireur s'est allongé sous les couvertures, auprès du malade. Il leur sourit tristement en les voyant rentrer, mais ne souffle pas mot. Le visage pâle et la respiration laborieuse de Severin parlent pour lui. Sur le banc, Filraen dort, tête penchée en avant. Calith et Iezahel échangent un regard puis adressent leurs encouragements à Nyv' d'un petit signe de la tête. Leur présence ici n'apporterait rien, ils en ont bien conscience, alors ils quittent les lieux. Et se retrouvent à nouveau dans la réserve de foin. Mais l'heure n'est plus au batifolage. Ils s'installent confortablement au milieu du foin, Fáelán allongé sur le torse de son père, Calith étendu à leurs côtés. Le ronronnement du gamin trouble le silence un moment jusqu'à ce que Calith déclare :

 

- Il a de quoi être heureux, ce petit bonhomme, il passe de bras à d'autres.

- J'espère qu'il l'est. Il a perdu sa mère, a changé de propriétaire et je suppose que c'est la première fois qu'il quitte Iduvief. Je me demande à quel point il comprend ce qu'il se passe. Est-ce que tu crois que je devrais lui expliquer ? N'est-il pas trop jeune pour ça ?

- Eh bien... euh... je pense que si. Enfin, bon, je ne suis pas doué avec les enfants, moi non plus. On devrait peut-être demander conseil à quelqu'un qui s'y connait mieux. Bon, je suppose que tu peux toujours lui expliquer aujourd'hui, et … de toute façon, ça reviendra sur le tapis quand il sera plus grand. Enfin... il a l'air d'être comme toi, un taiseux qui observe ce qu'il se passe sans prononcer un mot.

 

Iezahel hausse un sourcil et dévisage son amant, avant de comprendre que dans sa bouche, c'est presque un compliment. Alors, il esquisse un léger sourire. Mais son attention se reporte vite sur Fáelán, qui mordille joyeusement sa chemise. Posant une main sur le dos de son fils, Iezahel déclare d'une voix grave :

 

- Kjeld a toujours eu la main leste, comme on dit. Sighild risquait à tout moment de se faire frapper, pour une broutille. Et je pense que le petit a eu son lot de coups, lui aussi. D'après ce qu'elle m'en a dit, Kjeld n'était pas ravi de la voir enceinte. Et il ne supportait pas d'entendre le gamin pleurer, ou babiller. Il ne le voulait pas dans ses pattes. Il ne voulait pas l'entendre ni le voir. Alors j'ignore comment elle s'y est prise, mais elle a réussi à lui éviter le plus de coups possibles, en faisant en sorte qu'il ne se fasse pas remarquer. Et je pense que cette peur permanente, le risque d'être battu à tout moment ainsi que l'angoisse de sa mère expliquent pourquoi il a changé si jeune. D'habitude, les enfants nés loups-garous ne changent pas avant d'avoir cinq-six ans, le temps que leur corps soit formé, et qu'ils soient capables de comprendre ce qui leur arrive. Mais là... j'ignore si je peux déjà lui expliquer ce qui est arrivé à sa mère, alors lui parler de la lycanthropie...

 

Iezahel laisse échapper un long soupir. Calith serre doucement sa main libre dans la sienne et murmure :

 

- Tu ne devrais pas trop t'en faire. Il ne comprend sans doute pas trop ce qu'il se passe, mais il se sent en sécurité ici. Il sourit, il te fait des câlins et il va finir par dévorer ta chemise. Et concernant le fait d'être un loup-garou, il peut sentir qu'il est entouré de personnes comme lui, il t'a vu changer, vous avez joué ensemble. Alors qu'avant votre rencontre, il n'en avait jamais vu de sa vie. Tu sais, Iezahel, on va demander aux nourrices de Pieveth, elles pourront nous le confirmer, mais je pense qu'en attendant, nos comportements valent toutes les longues explications.

 

Iezahel garde le silence, songeur. Du bout des doigts, il caresse délicatement le dos de Fáelán, avant de murmurer :

 

- Sinon, il pourrait rester dans tes appartements pendant la journée. Il trouvera toujours à s'occuper.

- Ce n'est pas une solution. Il a besoin d'être entouré pour son éducation, sinon on va en faire un sauvageon.

 

Iezahel lui lance un regard bouleversé, si poignant que Calith bascule sur le flanc et se blottit contre lui. Et dans un chuchotement, il explique :

 

- Loundor le prendra dans son armée quand il sera suffisamment âgé. Et on retrouvera bien un moyen de l'occuper dans la journée le temps qu'il grandisse.

- En lui faisant récurer le sol ?

- Iezahel...

- Excuse-moi Calith, je suis désolé. Il est avec nous, c'est déjà... un petit miracle, alors je ne devrais pas me plaindre. Il fera ce que...

- Tu as fini de raconter des bêtises ? Je ne tiens pas à voir ton fils laver le sol ou frotter l'âtre. Nous allons trouver une solution. Je te demande juste de me faire confiance, d'accord ? Je ne le laisserais pas entre les mains de Voinon.

- Mais qu'est-ce qu'on …

 

Calith se penche soudain sur lui, et le musèle d'un baiser. Profitant de sa position, il lui murmure à l'oreille :

 

- Fais-moi confiance je te dis.

- D'accord.

- Et ne t'inquiète pas. Il restera avec toi.

 

Iezahel lui offre un de ses sourires tristes qui lui noue le ventre à chaque fois. Mais alors qu'il s'apprête à le rassurer encore, un toussotement gêné les fait sursauter. Loundor se tient bien droit près de l'entrée et, voyant qu'il a toute leur attention, s'approche en déclarant :

 

- Je vois que vous vous êtes isolés...

 

Calith se redresse un peu, s'adosse à nouveau dans le foin, mais sans rompre le contact avec Iezahel. C'est tout Loundor, ça : il a quelque chose à leur dire, et il leur dira, quelle que soit leur activité du moment. Il n'est pas franchement du genre à attendre, les joues rouges et en se tordant les doigts de nervosité, qu'ils aient terminé. Alors Calith, dans un demi-sourire, rétorque :

 

- On ne risque rien ici, Loundor. Tes hommes sont en train de jouer, notre présence les perturberait. Et Severin est veillé par deux personnes qui tiennent beaucoup à lui. Alors autant qu'on en profite, non ?

- Oui, vous avez raison. Et puis, autant que vous vous habituiez au foin : c'est ici qu'on va dormir cette nuit.

- On ? C'est-à-dire ?

- Eh bien, on ne peut pas tous dormir en haut, vous vous en doutez. Filraen et Nyv' vont rester auprès de Severin, les jumeaux dormiront ensemble, à côté, si besoin. Et Asaukin, vous trois et moi dormirons dans le foin : ça sera bien plus pratique pour assurer ta sécurité.

- Mais je ne risque rien, ici, Loundor. On est perdu au milieu de la neige...

- Dans l'un des relais les plus fréquentés du royaume. Lucias n'attend personne ce soir, mais les visites impromptues, il connaît. Et puis, maintenant que son poney est à nouveau d'une couleur décente, il réalise que son roi dort dans son écurie. Ca le met très mal à l'aise. Il est gêné et ne sait plus quoi faire. Je ne l'avais jamais vu aussi peu confiant.

 

Loundor sourit de toutes ses dents, légèrement inquiétant, avant de reprendre, plus sérieux :

 

- De toute façon, ce n'est que pour une nuit. Nous sommes beaucoup trop nombreux pour qu'il nous héberge plus longtemps. Demain nous devrons reprendre la route.

 

Le visage grave de Loundor, marbré par les ombres dansantes du soleil qui filtre à travers les planches disjointes, relègue les problèmes d'intimité de Calith au dernier plan. Oui, ils devront partir, ce n'est pas une surprise.

Loundor reste immobile, pas vraiment gêné mais pas bien à l'aise non plus. Et il n'y a pas besoin d'être eubage pour comprendre les raisons de ce comportement. Loundor sait qu'il n'a pas besoin de veiller sur Severin, et même si il est apprécié des soldats, sa présence dans la seconde chambre les empêche de se détendre réellement. Et si ça ne le gêne pas de les interrompre pour leur annoncer l'évolution de la situation, rester avec eux plus longtemps, rompant définitivement ce moment d'intimité, le met mal à l'aise. Alors Calith, après un regard entendu avec Iezahel, lui propose :

 

- Assieds-toi si tu veux, on va rester ici jusqu'au dîner je pense.

 

Il esquisse un sourire avant de s'installer et de s'adosser à une botte de foin. Iezahel et Calith l'imitent et se redressent complètement. Fáelán lâche un gémissement de frustration, et se transforme presque aussitôt en louveteau, sous le regard des trois adultes. Et Loundor laisse échapper dans un souffle :

 

- Il viendra dans mon armée, ce bonhomme.

 

Du coin de l'œil, Calith voit Iezahel sourire de soulagement. Il n'a sans doute jamais douté des paroles de son roi, mais la confirmation de Loundor doit le rassurer quant à l'avenir de son fils. Fáelán, comme s'il avait deviné qu'on parlait de lui, s'approche à petits pas de l'imposant Général et renifle ses bottes. Il bondit en arrière quand l'immense main de Loundor vient, pourtant doucement, lui flatter l'échine. Après un regard vers son père, il s'avance vers les doigts tendus, qu'il flaire avant de les parcourir de sa petite langue rose, arrachant un sourire attendri au Général. Et alors qu'ils pourraient passer des heures dans le silence, à observer le louveteau, Iezahel rompt le silence en demandant :

 

- Tu n'as pas eu le temps d'expliquer comment on en est venu à avoir une armée mixte.

 


 
 
posté le jeudi 16 janvier 2014 à 11:17

Iduvief, chapitre 29

 

 

 

 

 

 

Iezahel ne les a pas rejoint, et c'est une pointe d'inquiétude que Calith se dirige vers les appartements des enfants. Il le découvre riant aux éclats, assis au sol écoutant attentivement une histoire qu'ils lui racontent. L'inquiétude se mue vite en un autre sentiment : quand a-t-il fait rire Iezahel pour la dernière fois ? Pourquoi n'a-t-il jamais réalisé à quel point Iezahel s'épanouit au contact des enfants ?

Le regard rieur de Iezahel devient vite inquiet : l'esclave lit sur le visage de son compagnon comme dans un livre ouvert et devine tout de son trouble. Il se relève souplement, se dirige vers eux, le visage grave et déclare :

 

- Fleur cherche quelqu'un pour s'occuper des enfants. J'ai accepté de les surveiller en attendant.

- Tu as bien fait.

 

Le sourire de Calith semble apaiser son compagnon, qui lui retourne un sourire complice. Les enfants les observent un court instant, et un silence gênant tombe sur les appartements. Mais les enfants n'ont pas le temps de s'ennuyer que Fleur entre en trombe, suivie par l'une des femmes qui lavait le linge. Elle guette l'approbation royale, que Calith est bien en peine de lui fournir : il ne connaît cette femme que de vue. Mais il hoche doucement la tête, se fiant à celle qui, contrainte et forcée, se retrouve à endosser le rôle laissé vacant par la disparition de Severin.

 

Les enfants sous bonne garde, Fleur partie à ses occupations, Calith, Loundor et Iezahel rentrent dans leurs appartements. La situation d'Iduvief est au cœur de leurs préoccupations, et ils en parlent longuement, s'inquiétant de l'accueil que recevra le conseiller mandaté par Calith. L'attitude hautaine et méprisante de Marsylia, plus que sa gestion du fief, lui a fait perdre la confiance du roi. Et malgré ses ordres et ses mises en garde, Calith redoute qu'elle ait un comportement déplacé, voire dangereux.

 

Mais ils ont beau retourner le problème dans tous les sens, leur seule conclusion, c'est de laisser faire et de surveiller. Cette sorte de mise sous tutelle n'est pas une première dans l'histoire du Royaume, mais destituer le membre d'une lignée qui a assuré la gestion d'un fief depuis des générations, c'est une autre affaire. Le conseiller saura donner un avis sans doute plus impartial. Et même s'il ne l'a pas présenté comme ça à Marsylia, il est fort probable que le conseiller reste de nombreux mois, voire des années, à Iduvief. Ce que Calith espère par-dessus tout, c'est qu'une fois la maîtresse des lieux débarrassée de son amant manipulateur, elle saura retrouver une meilleure attitude. Et puis, la régence des fiefs est confiée aux nobles lignées, et si Calith destitue Marsylia, tous les seigneurs des fiefs se sentiront concernés, donneront leur avis sans savoir de quoi ils parlent, et se mêleront de cette affaire. Et Calith n'a pas besoin de ça. Par contre, s'il peut montrer qu'il a tenté par tous les moyens de garder Marsylia à la tête du fief, alors ils comprendront mieux, et seront peut-être un peu moins critiques. Un peu. Calith déteste devoir calculer de la sorte, et ménager les susceptibilités de chacun, mais c'est partie intégrante de son rôle. Alors il préfère laisser un peu de temps à Marsylia, avec le conseiller comme garde-fou, que de risquer un soulèvement des seigneurs.

 

Forts de la résolution de laisser venir, ils mettent fin à leur conseil de guerre. Loundor retourne dans son logement, tandis que Calith ordonne qu'on prépare le bain. La nuit tombe doucement, claire et glaciale. Calith en frissonne rien que d'y penser, et s'installe dans le fauteuil proche de la cheminée, où une énorme bûche brûle en crépitant.

 

- Je vais préparer nos affaires pour demain.

 

Calith acquiesce distraitement. Il voudrait pouvoir le serrer dans ses bras, se blottir contre lui et savourer sa présence, mais les esclaves qui vont et qui viennent dans les appartements l'obligent à garder un peu de distance. Il se prend à rêver d'un moment, seul avec Iezahel. Pas seulement en soirée, dans l'intimité de la chambre. Partir quelques jours, tous les deux, anonymes, et profiter de longs moments de complicité, sans personne pour les épier, sans personne pour les juger. Il secoue doucement la tête pour chasser cette illusion : ça n'arrivera jamais. Alors il fait le vide dans son esprit et se contente de suivre la danse erratique des flammes. Jusqu'à ce qu'un autre problème vienne s'imposer.

Lorsque le bain est enfin prêt, et que les appartements sont déserts, il se dirige, soucieux, vers la salle d'eau, suivi par Iezahel.

Après s'être lavés mutuellement, ils peuvent enfin se câliner tranquillement dans l'eau délicatement parfumée. Mais très vite, Calith en vient à ce qui le préoccupe :

 

- Tu as déjà été attiré par une femme ?

 

Iezahel, les yeux mi-clos de bien-être, la tête reposant sur l'épaule de Calith, émet un grognement surpris, obligeant son compagnon à reformuler :

 

- Tu as déjà trouvé une femme belle ?

- Bien sûr. Alima est très jolie. Fleur aussi.

- Au point de vouloir coucher avec elle ?

- Je peux trouver une femme jolie sans vouloir la mettre dans mon lit.

- Tu ne réponds pas à ma question, là.

- Je n'ai pas envie de coucher avec Alima. Et je n'ai pas envie de coucher avec Fleur non plus. Être avec toi me comble.

- Oui mais... Tu as déjà eu des relations avec des femmes, non ?

 

Iezahel se redresse, faisant clapoter l'eau contre les parois de la baignoire, les yeux plissés, comprenant que cette discussion n'a rien d'anodin. Sérieux, il réfléchit un instant avant de répondre :

 

- Oui, ça m'est arrivé. Avec Sighild, déjà.

- Je ne parlais pas d'elle. Je sais que tu ne le voulais pas.

- C'est arrivé avec d'autres, quand j'étais encore libre. Et même après, quand nous parcourions les royaumes avec les mercenaires.

- Et tu avais aimé ?

 

Cette fois, Iezahel lui fait face, et la lueur chaleureuse et dansante des chandelles ne masque rien de son inquiétude. Avec une pointe d'appréhension dans la voix, il demande :

 

- Où veux-tu en venir ?

- Je … je me renseigne, c'est tout.

- Calith...

- Il te faut des amis.

 

Iezahel reste muet et le dévisage, incrédule. Les mains sur les hanches de son compagnon, Calith poursuit à voix basse, honteux :

 

- Je me rends compte que je t'oblige à être presque constamment avec moi.

- Et alors ? Je suis bien avec toi !

- Mais tu n'as pas envie de voir d'autres personnes ? De discuter avec eux, de tout et de rien ? Ce n'est pas très bon, tu sais, d'être aussi …

 

Calith se retrouve soudain incapable de terminer sa phrase. Seul ? Oui, ça conviendrait, mais ça serait trop cruel de lui montrer cette réalité. Iezahel, à califourchon sur les cuisses de Calith, a retrouvé un visage impassible et se blottit à nouveau contre son torse. Sans doute rassurer par les explications de Iezahel, il murmure :

 

- Je suis avec toi, et je suis heureux. Je ne me mêle pas aux autres esclaves, parce qu'ils savent que je te sers, et qu'ils essayent d'en profiter. Ils veulent que je te demande de les changer d'affectation, que tu leur fournisses des lits plus confortables, et ce genre de choses. Ils me confient leurs soucis, que je ne te répète pas parce que ça n'a aucune importance. Si j'apprenais quelque chose de grave, tu le saurais, évidemment mais... Mais je n'arrive pas à oublier qu'ils essayent de m'approcher pour t'atteindre toi, et je n'arrive pas à leur faire confiance sur le plan de l'amitié.

 

Calith reste silencieux, abasourdi par ce qu'il vient d'apprendre, et qu'il ne soupçonnait pas. Jamais il n'aurait pensé que Iezahel soit ainsi sollicité. Ce dernier ne s'en rend pas compte et poursuit :

- Il y a les membres de la meute, mais c'est compliqué avec eux, à cause des luttes de dominance. Et puis, il y a les soldats, mais … ils sont souvent ensemble et …

 

Calith le serre dans ses bras, devinant la suite sans avoir à l'entendre : Iezahel n'ose pas s'avancer dans les parties communes des soldats, sous le regard acéré de tous. Son rôle, son statut, tout le tient à l'écart et s'immiscer ainsi au milieu d'un groupe n'est pas évident. Après, eh bien, il reste les domestiques, qui le considèrent comme un esclave proche du roi, donc potentiellement dangereux s'il répète ce qu'il entend, ou intéressant, car il pourrait faire passer des revendications. Et les conseillers, nobles ou bourgeois, qui ne voient en lui qu'un esclave et qui ne s'abaisseront jamais à se lier d'amitié avec. Voyant qu'il est dans une impasse, Calith profite de l'humeur bavarde de Iezahel pour lui demander :

 

- Alors quand je suis avec Zélina, tu fais quoi ?

- J'ai largement de quoi m'occuper.

- Mais...

 

Les mots lui manquent à nouveau, alors qu'il cherche juste à savoir si Iezahel ne reste pas à se morfondre, pétri de jalousie, jusqu'à l'aube. Dans un demi-sourire, Iezahel lui répond :

 

- Je ne suis pas jaloux, Calith. C'est un luxe que je ne peux pas me permettre. Je savoure chaque instant avec toi, conscient que, même si certains disent que notre relation est bénie des Dieux, ça peut s'arrêter du jour au lendemain. J'ai déjà une chance inouïe d'être à tes côtés, alors espérer que tu n'ailles pas voir ailleurs, que tu ne sois attiré par personne d'autre, c'est trop demander.

- Mais tu sais que Zélina ne m'attire pas spécialement ? Je l'apprécie, en tant qu'amie, et elle tient un rôle crucial dans l'image que je renvoie aux autres, mais il n'y a que toi qui compte réellement. Et je n'ai pas envie d'aller voir ailleurs.

 

Pour toute réponse, Iezahel se redresse légèrement et l'embrasse avec passion, le serrant contre lui à l'étouffer. Calith, bien qu'appréciant grandement le traitement, finit par se dégager, à bout de souffle. Et sans lui laisser le temps de respirer, Iezahel lui demande :

 

- C'est pour ça que tu t'inquiétais de mon attirance pour les femmes ? Tu veux me coller une amie pour qui je n'aurais aucun désir ?

 

Calith bougonne et baisse la tête, gêné. Avec douceur, Iezahel lui redresse la tête et murmure :

 

- Tu n'es qu'un idiot. J'ai déjà eu des rapports avec des femmes, mais ce sont les hommes qui m'attirent réellement. Et tu sais ? J'en côtoie des dizaines tous les jours, et je n'ai pas pour autant envie de leur sauter dessus. C'est toi que j'aime, tu es mon idiot à moi, et personne ne viendra se mettre en travers.

 

Calith enfouit sa tête dans le creux de son épaule, les yeux fermés, savourant chaque parole. Mais Iezahel poursuit, impitoyable :

 

- Et je n'ai pas besoin que tu manigances pour me trouver des amis. Je suis parfaitement capable de le faire tout seul, même si je n'ai pas beaucoup de temps, et ce n'est pas ma priorité pour le moment.

- Tu as des priorités, toi ?

- Et pourquoi je n'en aurais pas ? Parce que je suis un esclave, je suis censé me contenter d'obéir sans réfléchir, sans penser à plus loin que le prochain repas ? J'ai été comme ça, Calith, et tu m'as affranchi de ce mode de pensée. Je n'ai certes pas la préoccupation de maintenir le royaume à flots, de gérer un château, mais j'ai mes problèmes. Et si tu m'enlèves ça, tu …

- Je suis désolé, Iezahel. Je suis vraiment désolé, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je veux, de tout cœur, que tu puisses te comporter comme un homme libre, que tu aies des amis et que tu aies des projets. Je suis maladroit, je suis idiot parfois, mais je ne veux que ton bonheur. Et … je voudrais que tu n'aies pas de préoccupations, pas parce que ton statut t'en empêche, mais parce que je voudrais que tout aille pour le mieux pour toi.

 

Un silence tendu retombe sur la salle de bain, à peine troublé par le clapotis de l'eau. Iezahel se lève soudain et quitte la baignoire. Calith s'apprête à l'imiter, à s'excuser, encore, à essayer de se faire pardonner. Mais Iezahel va juste récupérer une bassine d'eau qui chauffait sur un brasero, et la déverse dans le bain, le réchauffant alors qu'il commençait à tiédir. Calith l'observe, penaud, et l'attire à lui quand l'esclave le rejoint. Dans un murmure, ses doigts jouant dans les poils qui couvrent le torse de Iezahel, le roi déclare :

 

- Je suis vraiment désolé, je n'aurais pas dû me moquer.

- Hum.

- Tu veux bien me dire ce qui te préoccupe ?

 

Dans un léger soupir, Iezahel laisse reposer sa tête contre l'épaule de son compagnon, avant de murmurer :

 

- Fáelán.

 

Calith reste silencieux, ses doigts dessinant désormais des arabesques sur les omoplates de son amant. Il aurait dû se douter qu'avoir des amis était bien moins important pour lui que d'être près de son fils. D'une voix mal assurée, il tente :

 

- Fáelán est heureux avec toi. Il t'aime déjà énormément.

- Peut-être.

- Et le voyage du retour se passera bien.

- Je sais. Il est bien plus résistant qu'un enfant normal. Et Fleur m'a montré comment le porter sur de longues distances sans fatiguer.

 

La main de Iezahel vient s'égarer sur le flanc de son compagnon, tandis que le silence retombe dans la pièce. Calith savait bien que ces aspects ne l'inquiétaient pas spécialement. Et quel est véritablement le problème. Alors il hasarde :

 

- On pourrait recruter une nourrice.

- Une nourrice, rien que ça ! Pour s'occuper d'un esclave ?

- Je pourrais le reconnaître comme étant mon enfant.

- Ton premier-né serait donc un bâtard asservi ? Que tu aurais eu en copulant avec une esclave alors même que ton peuple subissait la tyrannie de Lombeth ?

 

L'argument fait gronder Calith. La cour aurait vite fait de considérer les choses comme l'a présenté Iezahel. Et la cour n'apprécierait pas, pas du tout. A court d'idées, Calith marmonne :

 

- De toute façon, on ne le confiera pas à Voinon. Il restera avec nous le temps qu'on trouve une solution pour le faire garder en journée. Et dès que j'aurais terminé mes tâches de la journée, et qu'on sera bien à l'abri dans mes appartements, on le récupérera. Tu le verras tous les jours, Iezahel, et tu pourras passer du temps avec lui, je te le promets.

 

C'est une promesse qui sera bien difficile à tenir, et ils en sont conscients tous les deux. Iezahel se contente donc d'un petit sourire triste, qui noue le ventre de son amant. Avec douceur, Calith le serre contre lui et l'embrasse tendrement. Comme si le flot de mots s'était tari, et que seuls les gestes pouvaient les rassurer désormais, ils se câlinent dans le silence feutré de la salle d'eau. Les soucis épanchés, ne demeure plus que le plaisir d'être l'un contre l'autre, de savourer la chaleur et la douceur de leurs peaux respectives. Jusqu'à ce que Iezahel se redresse en murmurant :

 

- Ils viennent d'entrer dans le salon. Ça doit être l'heure du dîner.

 

Calith en grognerait bien de frustration, mais l'eau commence à être désagréablement tiède, et il sait qu'après dîner, ils seront à nouveau tranquilles. Il vole un dernier baiser à son amant avant de le suivre hors de la baignoire et de s'habiller chaudement.




Lorsqu'ils rejoignent le salon, tous les regards se rivent sur eux, avant que la conversation ne reprenne. Iezahel va récupérer son fils, après avoir remercié Nyv' qui semble aller un peu mieux, puis s'installe aux côté du roi.

Cette fois, c'est le voyage du retour qui est sur toutes les lèvres. Silencieux, Calith les écoute, et se rend compte que l'ambiance d'Iduvief pesait sur tout le monde : même les jumeaux semblent impatients de quitter le château. Et pourtant, les éclats de rire fusent, les plaisanteries vont bon train, et même Nyv' esquisse quelques sourires. Calith, même s'il redoute la vaine recherche du corps de Severin, et les jours d'abstinence forcée, a lui aussi hâte de rentrer à Pieveth, pour retrouver Mahaut et surtout, se sentir bienvenu et en sécurité.

Lorsque Loundor et ses hommes quittent finalement les appartements royaux, Iezahel va baigner son fils, tandis que Calith se prépare pour la nuit.

 

Fáelán n'a sans doute pas beaucoup dormi dans l'après-midi, car ses petits yeux se ferment tout seuls lorsque son père le ramène dans la chambre et l'installe dans son petit lit improvisé.

Une fois les chandelles soufflées, bien à l'abri sous l'épais édredon, Calith et Iezahel se lovent l'un contre l'autre. La présence de Fáelán, tout proche, retient leurs ardeurs, mais ils ne se privent pas pour autant. Dans le cocon brûlant des draps, ils s'effleurent d'abord chastement, se parsèment de baisers, avant d'accentuer leurs caresses. Et c'est dans un bruissement de draps étouffé qu'ils se donnent mutuellement du plaisir.

 

 

 

 

Le repos est de courte durée. Comme s'ils voulaient emmagasiner tendresse et bien-être, Calith et Iezahel ont passé une partie de la nuit à se caresser, à s'embrasser, à se donner du plaisir. Mais lorsque les premiers rayons de soleil entrent à flots dans la chambre, ils ne se prélassent pas dans leur cocon de douceur. Ils savent qu'ils quittent enfin Iduvief, ça leur donne des ailes. Les formalités matinales sont vite expédiées, et au petit-déjeuner, le trajet qui les attend monopolise la conversation. Même Nyv' semble enthousiaste, bien que pour des raisons différentes.

 

Avant de prendre leurs affaires et quitter les lieux, ils se rendent une dernière fois dans les appartements de Marsylia. Les enfants ne sont pas avec elle, sans doute sous la bonne garde de l'esclave de la veille, et Calith espère, un peu stupidement, qu'ils pourront avec une discussion avec Marsylia. Mais les adieux ne durent pas bien longtemps, et ne sont guère chaleureux. Elle leur en veut encore, c'est clairement visible à la moue qu'elle arbore. D'une voix glaciale, elle leur souhaite un bon voyage, mais se garde bien d'espérer les revoir. Calith réalise, peiné, qu'il ne l'aurait pas cru si elle l'avait fait. La confiance est fragile, et une fois mise à mal, difficile de la restaurer.

 

Et c'est avec soulagement qu'ils quittent ses appartements, sans un regard en arrière. Quant à Thilda, ils n'ont plus de questions à lui poser. Calith redoute même de lui rendre visite dans les geôles, tant elle le met mal à l'aise.

Ils récupèrent donc leurs affaires, Iezahel portant Fáelán dans ses bras, et descendent jusqu'au hall dans un bruissement de cape et un cliquetis d'épées. Et c'est avec surprise qu'ils découvrent qu'une partie des esclaves les attendent patiemment, Fleur en tête, accompagnée par Nétère, l'archiviste et d'une poignée de gardes.

Et tandis que les jumeaux saluent leurs conquêtes, qu'Asaukin salue les hommes d'armes qu'il a appris à apprécier au cours de leur séjour, Fleur s'approche de Iezahel. Calith l'observe avec attention et, il doit bien se l'avouer, un brin de jalousie. Elle tient dans ses mains une longue étoffe grise, qu'elle enroule habilement autour du torse de Iezahel, lui murmurant des conseils en même temps. Et lorsqu'elle en a terminé, Fáelán est confortablement blotti contre la poitrine de son père, laissant à ce dernier les mains libres. Fáelán gazouille de contentement et offre un sourire radieux à la jeune esclave, qui ne résiste pas longtemps avant de l'embrasser sur le front. Et qui, après une courte hésitation, se hisse sur la pointe des pieds et dépose un baiser léger sur la joue de Iezahel, faisant instinctivement gronder Calith. Une large main se pose sur l'épaule royale, et Loundor l'apaise d'un clin d'œil. Fleur en a les joues toutes roses, Iezahel lui sourit gentiment et la remercie dans un murmure. Puis il se détourne complètement d'elle, s'approche de Calith pour l'embrasser sur le coin des lèvres, avec un sourire espiègle. Et ce baiser, là, devant tout le monde, avec ce feu brûlant d'amour qui embrase les prunelles ébènes de l'esclave, apaise totalement Calith. Alors il prend le temps d'examiner l'installation de Fleur, ce cocon de tissu qui porte Fáelán en toute sécurité et qui le maintient au chaud contre son père. Iezahel pourra donc le porter toute la journée sans trop fatiguer, tout en ayant les mains libres en cas d'attaque. Calith hoche doucement la tête, approuvant cette installation fort efficace, et un sourire radieux illumine le visage de Iezahel.

Ils reportent leur attention sur la foule qui se presse dans le hall. L'heure des adieux semble terminée, et des esclaves leur remettent, à chacun, des provisions pour la route, un long bâton de bois et une paire de raquettes.

Tous sortent dans la cour enneigée : le soleil brille de mille feux, mais le froid est mordant. Lorsque vient le moment d'essayer les raquettes, ils comprennent l'utilité des bâtons, qui leur permettent de garder l'équilibre. Mais c'est surtout Nyv' qui, d'une voix étranglée, leur prodigue conseils et recommandations. Et grâce à lui, ils ne chutent pas, ne se ridiculisent pas devant tant d'yeux braqués sur yeux, et très vite, ils se dirigent vers l'imposant portail d'entrée.

 

Après un dernier salut aux résidents d'Iduvief, ils quittent l'enceinte du château et s'avancent sur la piste enneigée. Il ne faut guère de temps pour qu'ils s'habituent à cette étrange démarche que leur confère les raquettes. Et il ne leur faut guère plus de temps pour qu'ils réalisent l'ampleur de leur tâche : le sentier est dessiné par les trajets réguliers des messagers et forme une petite ravine mais la neige a recouvert toutes les traces de pas.

 

Les deux loups-garous secouent la tête d'un air désolé : ils ne parviennent pas à sentir la moindre odeur humaine. Le gémissement étouffé de Nyv' leur fait l'effet d'un coup de fouet et ils se déploient aussitôt, obéissant aux ordres de Loundor, s'éloignant du sentier autant que la prudence le permet. Ils avancent lentement, très lentement, et chaque aspérité, chaque saillie dans la neige fait l'objet d'une attention toute particulière. Ils plantent le bâton profondément, redoutant tomber sur un obstacle dur, et enlèvent de pleines brassées de neige pour découvrir ce qui a bloqué le bâton. Et c'est avec soulagement qu'ils découvrent, à chaque fois, un arbre abattu ou un rocher. Mais ce soulagement s'accompagne de déception pour Calith. Non pas qu'il veuille trouver le corps de Severin, mais il sait que tant que ce ne sera pas fait, Nyv' continuera d'espérer l'impossible. Il continuera de rythmer ses pensées à grand renfort de « Et si... », qui le feront souffrir. Voir le corps de l'esclave sera douloureux, mais lui permettra de commencer son deuil, d'essayer d'accepter cette perte. Sans corps, l'espoir aura toujours son mot à dire.

 

Mais les guerriers, chaudement vêtus, en parfaite condition physique, sous le soleil aveuglant, peinent à avancer, malgré les raquettes. Severin n'a pas pu survivre à cette marche forcée. Espérer le contraire est aussi cruel que vain.

Alors à chaque fois qu'il enfonce le bâton dans la neige, Calith espère buter sur le corps de l'esclave. Ils le ramèneront dans le village le plus proche, où ils lui offriront une sépulture décente. Nyv' sera effondré, mais il aura un endroit où se recueillir. Une tombe sur laquelle pleurer.

 

A mesure qu'ils descendent cette pente raide, l'espoir de trouver le corps de Severin s'amenuise. Si personne ne pipe mot, ils ont tous conscience qu'ils cherchent une aiguille dans une botte de foin. Dans un monceau de bottes de foin. Severin, sans lumière, a très bien pu s'égarer, s'avancer dans la forêt profonde qui borde un côté du sentier, ou au contraire, faire un faux pas et tomber dans le précipice qui borde l'autre côté du sentier.

La montée jusqu'à Iduvief lui avait paru interminable. La descente vers la plaine, bien plus longue, est passée à une vitesse folle. Et lorsqu'ils se trouvent à la bifurcation, sur le plat, ils s'immobilisent. Leurs regards hagards parlent pour eux. Ils n'ont pas trouvé le corps de Severin.

 

Nyv' ne cesse de se tourner vers cette pente raide, scrutant chaque tronc d'arbre, chaque saillie dans la neige. Mais ils ont tous compris : Severin a dû dévier du sentier. Comment le contraire serait possible, de toute façon ? En pleine nuit, sous une tempête terrible, sans torche ? Ils ne lui offriront pas de sépulture décente. Son corps réapparaitra à la fonte de la neige, mais alors, les prédateurs auront bien plus vite fait de le trouver que n'importe quel humain. Et d'ailleurs, quel humain le chercherait ?

C'est Loundor qui, d'un ordre bref, leur fait reprendre leur marche. Silencieux, les visages rougis par le froid, abattus par leur échec, ils obéissent. Et marchent, sans un mot, dans le crissement de la neige sous les raquettes.

 

 

 

 

 

Lorsqu'ils arrivent en vue de l'écurie de Lucias, le maquignon, nul soulagement ne vient éclairer leurs visages. Ils pressent le pas, impatients d'être à l'abri du froid mordant. Aux grondements qu'émet de temps en temps l'estomac de Iezahel, Calith devine qu'il a hâte de manger un morceau. L'heure du déjeuner doit être dépassée, mais seuls les loups-garous ont de l'appétit.

Les spéculations de Calith sont interrompues par des éclats de voix, à l'entrée de l'écurie. La porte entrouverte laisse échapper une querelle dont ils ignorent tout, mais qui a tôt fait de les intriguer :

 

- Mais il est rose, mon poney, maintenant !

- Peut-être. Mais au moins, il ne boîte plus !

- Il ne boîte peut-être plus, mais je ne peux rien en faire. Qui voudrait d'un poney rose ?

- Voyez le bon côté des choses : personne ne vous le volera !

 

Un cri de rage met fin à la discussion houleuse. Loundor ouvre plus largement la porte, et s'avance dans les écuries. Ils avaient tous reconnu les voix, et c'est donc sans surprise qu'ils découvrent Lucias d'un côté, Filraen de l'autre, et un poney d'un rose fuchsia entre les deux.

Le maquignon et le mage se retournent comme un seul homme vers le petit groupe qui vient de faire irruption, et d'un seul et même geste, se placent devant le poney, comme s'il était possible de cacher ce genre de choses. Filraen s'incline brusquement, et balbutie :

 

- Oh ! Vous êtes déjà là, Votre Majesté. Je... je ne m'attendais pas à vous voir si tôt. Nous avons un tout petit différend à régler et …

- Tout petit ? Rendez à ce poney sa couleur naturelle, escroc, et tout de... Majesté ?

 

Lucias scrute attentivement les compagnons de voyage de Loundor, essayant de deviner à qui s'adressait Filraen. Calith pousse un long soupir, et s'avance dans un concert de claquements. Réalisant qu'il a toujours ses raquettes, au beau milieu de l'écurie, il se penche pour les retirer tout en disant :

 

- Oui, oui, c'est moi. Filraen, si nous sommes amenés à voyager ensemble, évitez de crier sur tous les toits qui je suis, s'il vous plait.

 

Mais Lucias est vite remis de sa surprise, et visiblement, le cas du poney rose est bien plus important à ses yeux que la présence du roi de Pieveth dans son écurie. Il brandit les poings, prêt à en découdre avec Filraen, et s'apprête à lui dire le fond de sa pensée quand le mage le prend de court en déclarant :

 

- Je vais inverser la formule. Il risque de boiter à nouveau, mais au moins, il ne sera plus rose. Enfin, je vous avais prévenu, hein, je m'occupe de soigner les gens, pas les poneys. J'ai voulu vous rendre service, et, si je puis me permettre, je vous trouve très peu reconnaissant. D'autant que, je tiens à le signaler, j'ai tout de même réussi à …

- Silence avorton !

 

Lucias est écumant de rage, et il faut l'intervention de Loundor, qui l'attrape sans douceur par les épaules, pour l'empêcher de se jeter sur Filraen. Tandis que le Général tente de calmer son ami, les soldats et Iezahel retirent leurs raquettes et les déposent dans un coin de l'écurie. Filrean, lui, les main posées sur l'encolure du poney, marmonne fébrilement des incantations. Et dans un silence angoissant, la robe du poney semble prendre vie, s'agite, et passe du rose fuchsia au gris cendre.

 

- Il était noir, ce poney. M'enfin, c'est toujours mieux que rose. Par contre, je vous promets, escroc, que s'il boite plus qu'avant, je vous réduis en charpie !

 

Filraen, tremblant de tous ses membres, tire délicatement le poney vers lui, et un sourire triomphant apparaît sur ses lèvres lorsqu'il réalise que l'animal ne boite plus du tout. Lucias se contente d'un grondement, et arrache la corde des mains du mage pour éloigner le poney de la menace. Filrean se tourne vers Calith et le petit groupe, tout sourire, dans l'espoir de partager ce miracle. Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il se rend compte des mines maussades qui lui font face. Calith, après s'être éclaircit la gorge, déclare :

 

- Nous avons une triste nouvelle à vous annoncer, Filraen.

 


 
 
posté le samedi 11 janvier 2014 à 20:55

Iduvief, chapitre 28

 

 

Et elle sourit, douce et rassurante, malgré ses aveux. Elle hausse alors les épaules, suivant le cours de ses pensées, avant de déclarer :

 

- Je savais que je prenais de grands risques, en tuant Florain. Mais je ne pouvais pas le laisser faire.

 

Les hommes échangent des regards consternés, frissonnant de voir cette vieille femme si maitresse d'elle-même parler de sujets si graves. Elle plonge son regard dans celui de Calith avant de poursuivre :

 

- Je me doutais bien que vous alliez venir, à un moment ou à un autre. J'ai versé le poison dans le second verre de vin de Florain. Je fais toujours le service, une fois que les esclaves sont partis. Le vin était posé sur un meuble, derrière la table. Je n'avais qu'à ajouter un peu de Soleil Vert dans le vin : je leur tournais le dos et puis, de toute façon, ils ne me prêtaient pas attention. La liste des suspects était très réduite. Mais il avait frappé Marsylia. Je ne pouvais pas le tolérer. Malgré tout l'amour qu'elle lui porte, je ne pouvais plus le laisser en vie, vous comprenez ?

- S'il n'avait pas frappé Marsylia, vous l'auriez laissé en vie ?

- Je ne sais pas. Vous savez, Votre Altesse, avec des « si »... Mais son comportement devenait de moins en moins tolérable. C'est lui qui a convaincu Marsylia de ne pas vous recevoir le soir de votre arrivée, et c'est lui encore qui a ordonné à Severin de vous mettre dans ces chambres. Je le sais, j'y étais. Il lui a dit que ça ne changerait pas grand-chose, que vous étiez sans doute épuisés et que ça vous permettrait de vous reposer. Et ça lui laisserait le temps de trouver que dire et que faire.

- Elle n'y a pas fait allusion une seule fois, rétorque Calith, intrigué.

- Oh, bien sûr que non. Elle n'allait pas dire au Général qui dirigeait réellement le fief. Et puis, Florain était doué pour suggérer les choses, de manière à faire croire que c'est vous qui avez réellement eu l'idée. C'est lui aussi qui a semé le doute dans l'esprit de Kjeld. Kjeld était paranoïaque et il suffisait de peu pour mettre le feu aux poudres.

 

L'infusion est prête. Iezahel les sert en silence, le visage impassible malgré l'allusion aux écuries puis va s'asseoir sur un fauteuil, reprenant son fils sur ses genoux. Thilda le remercie chaleureusement, un sourire doux sur les lèvres, et demande :

 

- Vous auriez des petits gâteaux, pour aller avec ? Sinon, il y en a dans les appartements des enfants. Vous seriez si aimables...

- Des petits gâteaux empoisonnés ? Bougonne Calith, un rien hargneux.

- Quelle idée ! Bien sûr que non ! Ils sont à portée de main des enfants.

- C'est pour ça que la fiole était hors de leur portée, en haut du buffet ?

 

Thilda jette un regard surpris à Iezahel, ne s'attendant visiblement pas à ce qu'un esclave prenne la parole. Puis elle reporte son attention sur le louveteau endormi sur les cuisses de Iezahel, et sourit tendrement. Et d'une voix douce, elle déclare :

 

- J'ai fait la même erreur que Florain et Marsylia : j'ai manqué d'attention envers un serviteur. Je ne t'ai pas prêté attention pendant que tu déambulais dans les appartements des enfants. Tu serais resté auprès de ton roi, tu n'aurais jamais découvert la fiole. Mais qu'importe. Oui, tu as raison, la fiole était hors de portée des enfants. Je ne veux pas les tuer, ils sont innocents. Ils sont un peu agités, mais je n'ai aucune raison de les empoisonner. Alors je ne voulais pas qu'il y ait d'accident.

 

Voyant qu'elle en a terminé, et que Iezahel n'a pas d'autres questions à lui poser, Calith reprend les rênes de la conversation :

 

- Comment expliquez-vous que Marsylia ait pu se faire berner de la sorte, sans s'apercevoir de rien ?

- Elle l'aime. Ils étaient amants depuis des années, malgré leurs status respectifs. Il a agi lentement, au fil du temps, de manière presque imperceptible. Elle avait confiance en lui, une confiance aveugle.

- Vous n'avez pas essayé de la mettre en garde ?

- Elle ne voulait rien entendre. Par contre, je vous ai prévenu, avec le petit mot déposé dans les sorties de bain.

- C'était donc vous... qu'espériez-vous que nous en fassions ?

- C'était moi, oui. Tomia me connaît bien, je vais souvent à la lingerie. Alors elle n'a pas fait attention quand j'ai glissé le mot dans votre linge. Vous auriez pu parler à Marsylia, lui ouvrir les yeux. Elle n'écoutait pas sa nourrice, celle qui l'a élevée depuis son plus jeune âge et qui l'aime comme une mère. Peut-être qu'elle aurait écouté son roi. Enfin, après, Florain l'a frappée, alors ce mot n'avait plus aucune importance.

- Elle n'écoutait même pas son père ? Artéus a bien dû se rendre compte de ce qu'il se passait, non ?

- Artéus n'était pas sot. Il était au courant de leur relation, bien sûr, et il la mettait régulièrement en garde. Vous savez, j'ai rencontré Artéus quand il était encore un jeune homme. J'avais été engagée pour m'occuper de Marsylia, et j'ai toujours vécu à Iduvief ensuite. Je l'ai vu mûrir, puis vieillir. Artéus voulait le meilleur pour son fief, il a changé énormément de choses. Il accordait beaucoup de valeur à l'humain, et il savait se montrer compréhensif. Un peu trop, souvent. Mais surtout, il était usé. Il a passé sa vie à œuvrer pour le fief, à essayer d'améliorer les choses, à arranger les problèmes de son entourage. Mais avec le temps, il s'est rendu compte que toute la bonne volonté du monde ne pouvait résoudre certaines choses. Il avait beau parler, et parler, et parler encore à Égeas, il n'arrivait pas à le faire arrêter de boire. Il arrivait à le convaincre qu'il se détruisait, qu'il nuisait au fief. Mais le lendemain, Égeas était à nouveau ivre. Artéus était voulait résoudre les problèmes en discutant, à l'amiable. Mais il lui aurait fallu plus de poigne. Sauf qu'il était usé.

- C'est pour ça que vous l'avez tué ?

- Oui. Il n'avait plus la force de lutter contre les travers de son entourage. Marsylia a cette fougue, cette envie de changer, quelle que soit la méthode employée. Alors quand Artéus est tombé malade, je suis passée le voir tous les jours, et je lui faisais boire un breuvage de ma composition. Jusqu'à ce qu'il laisse sa place à Marsylia.

- Pourquoi ne pas avoir mis suffisamment de poison pour le tuer rapidement ?

- Je ne voulais pas éveiller les soupçons. Ils enquêtaient déjà sur les morts de Nalek et Yorell, mais ils ne savaient pas s'il s'agissait de morts naturelles ou accidentelles. Tuer Artéus comme les autres aurait ravivé les soupçons.

 

Calith et Loundor échangent un regard atterré. Thilda sirote son infusion comme s'ils parlaient de la pluie et du beau temps. Elle s'est octroyé le droit de vie ou de mort, suivant ses propres critères, et elle en parle comme si elle commentait la dernière tapisserie accrochée dans les appartements de Marsylia.

Voyant que son auditoire reste coi, elle poursuit du même ton léger :

 

- Pour Égeas, ce fut un jeu d'enfant. Sa routine matinale était réglée comme du papier à musique, alors il suffisait d'être dans les couloirs au bon moment et de verser un peu de Soleil Vert dans le pichet de vin. Je savais bien qu'il n'allait pas rester plein bien longtemps. Remarquez, j'aurais pu lui verser directement dans la bouche, quand il était ivre mort. Ce n'étaient pas les occasions qui manquaient. Mais je n'aimais vraiment pas ce gros bonhomme répugnant, et moins je m'en approchais, mieux je me portais.

 

Calith, un peu hébété par cette désinvolture, demande :

 

- C'est parce qu'il était répugnant que vous l'avez tué ?

- Ah non. Ça, il fallait bien faire avec. Non, c'est que Marsylia avait pris la régence du fief, vous comprenez, et elle mérite d'être entourée des meilleurs. Pour lui aussi, il était temps de laisser sa place. C'était en quelque sorte une manière de forcer le destin, qu'elle ne se retrouve pas coincée avec ce conseiller, par peur de le blesser.

- Elle nous a pourtant assuré qu'elle comptait trouver un nouveau conseiller au printemps.

- Oh, vous savez, entre les paroles et les actes... Là, au moins, elle n'aura pas l'occasion de changer d'avis.

- Je suppose que c'était la même chose pour Yorell ? Marsylia ne méritait pas un tel mari ?

- Exactement, Votre Altesse, vous commencez à comprendre ! Cet homme la méprisait. Tout le monde au château savait qu'il avait une maîtresse. N'y-a-t-il pas pire humiliation que de se faire bafouer de la sorte, chaque jour qui passe, au vu et au su de tous ? Marsylia est une femme extraordinaire, qui mérite d'être respectée, aimée à sa juste valeur. Yorell n'était qu'un malotru imbu de sa personne. Alors quand il est rentré de la chasse, je lui ai apporté, comme à chaque fois, un verre de vin chaud. Parfumé au Soleil Vert.

- Et c'est avec Nalek que vous avez testé le poison ? Comment en avez-vous entendu parler ?

- Ah non ! Vous savez, j'ai grandi à Tragne. Là-bas, le Soleil Vert est monnaie courante et règle bien des problèmes. Quand je suis arrivée à Iduvief, employée par Artéus, je n'ai pas pris de Soleil Vert, je ne pensais pas en avoir besoin un jour. Mais à l'automne, j'en ai acheté à un colporteur. L'idée de devoir faire bouger les choses d'une manière radicale devenait de plus en plus précise. Je ne pensais pas m'en servir si vite, bien sûr, mais Suing est morte à cause de Nalek. C'était une brave fille, gentille comme tout. Et Nalek l'a tuée. Alors je me suis servie du Soleil Vert. Je suis allée voir Nalek avant l'aube, sous prétexte de lui faire goûter un vin de Tragne. C'était un vin du château, bien sûr, mais ça, quand il l'a compris, c'était beaucoup, beaucoup trop tard. Il s'est écroulé. Et Suing était vengée. Je n'avais pas besoin de tester le poison, j'en connaissais parfaitement les effets. Mais c'est vrai qu'une fois Nalek mort, je me suis demandée à quoi ça servait d'attendre encore. Les choses devaient être changées, tôt ou tard. Iduvief s'enfonçait de plus en plus dans ce marasme stupide, à cause d'un Artéus bien trop gentil. C'était si simple ! Quelques gouttes dans un verre, et on n'en parlait plus.

 

Ils échangent des regards atterrés. A aucun moment, elle ne fait preuve de remords. Calith est convaincu que si c'était à refaire, elle le referait sans aucune hésitation. C'est Loundor qui, le visage fermé, demande :

 

- Et Severin, vous ne l'appréciez pas ?

 

Elle penche la tête sur le côté, sourcils froncés mais reste silencieuse. Voyant qu'elle ne comprend pas où il veut en venir, Loundor explique :

 

- Vous avez voulu venger Suing, ce qui peut se comprendre. Mais pourquoi ne pas avoir essayé d'aider Severin ? Lui aussi vivait des moments difficiles ici.

- Je ne pouvais pas aider tout le monde, hélas. Mais en tuant Égeas, je l'ai aidé, je pense. Cet ivrogne n'était pas fichu de comprendre la vraie valeur de son esclave.

- Pourquoi ne pas nous avoir prévenu qu'il avait été banni d'Iduvief ? Si nous l'avions su dans la soirée, nous aurions pu l'aider.

- Je ne savais pas que ça vous intéresserait. Il n'était qu'un esclave, et j'ignorais qu'un esclave pouvait avoir le moindre intérêt à vos yeux.

 

Calith hoche doucement la tête, la gorge nouée. Elle l'ignorait, bien sûr et son air désolé ne peut que le convaincre. Elle avait quitté les appartements de Marsylia le jour où il avait déclaré Severin sous sa protection. Le roi, bien que dérangé par le sang-froid de cette meurtrière, est convaincu que si elle avait pu sauver Severin de cette mise à mort déguisée, elle l'aurait fait.

 

- Pourquoi avoir continué à tuer malgré notre enquête ? Il vous aurait suffi de rester inactive jusqu'à notre départ et vous n'auriez jamais été suspectée.

 

La question de Iezahel, posée en toute innocence, fait frissonner son compagnon. S'il avait été à sa place, aurait-il sagement attendu le départ des enquêteurs pour poursuivre ses basses besognes ? Serait-ce un conseil avisé d'assassin à assassin ? Thilda le dévisage d'un œil nouveau, et incline doucement la tête, un sourire complice sur le visage, comme en signe de reconnaissance. Puis, de sa voix douce comme le miel, elle lui explique :

 

- Le besoin de changer était plus fort que les risques encourus. Regardez, Florain par exemple : je ne pouvais pas le laisser vivre une journée de plus après ce qu'il avait fait. Alors tant pis pour moi, je ne suis qu'un instrument, et seul compte le but.

 

Ces mots font bondir Loundor hors de son fauteuil et il demande d'une voix pressante :

 

- Vous voulez dire que vous n'êtes pas seule à avoir planifié tout ça ?

- Bien sûr que si. Je n'ai pas besoin qu'on me dicte ma conduite, Général, et je suis capable de penser toute seule. De ma position privilégiée, je pouvais voir tous les travers de ces gens, alors que Marsylia, elle, ne les voyait plus. J'ai fait tout ça pour elle, sans qu'elle n'ait rien à m'ordonner. Ni elle, ni personne.

- Filraen nous a dit que le poison employé était du nimhiù, or vous employez un autre nom. Est-ce la même chose ?

- Je l'ignore, je n'ai jamais entendu parler de ce nimhiù.

 

Calith et Loundor acquiescent, prévoyant, lors de leur prochaine rencontre avec le mage, de lui poser la question. Iezahel glisse lentement ses doigts dans la fourrure du louveteau endormi sur ses genoux, qui ronfle doucement, et secoue imperceptiblement la tête, signe qu'il n'a plus de questions à poser à la nourrice. Voyant que Loundor n'a rien à ajouter, Calith déclare :

 

- Je suppose que vous savez ce qui vous attend désormais. Loundor et ses hommes vont vous conduire jusqu'aux geôles, où vous resterez jusqu'à votre procès.

- Puis-je aller dire un mot aux enfants, avant ?

- Non. Je suis navré, mais ce n'est pas possible pour le moment. Nous allons discuter avec Marsylia, puis nous aviserons.

- Je comprends.

 

Elle se lève lentement, digne et souriante. Loundor, le jumeau et Asaukin sur ses talons, et la conduit hors des appartements de Calith. Le roi sait parfaitement qu'il est inutile de préciser à Loundor qu'elle doit être bien traitée, dans les geôles, son Général fera passer la consigne aux gardes. Toute meurtrière qu'elle soit, elle reste une vieille femme, et un séjour dans les geôles, dans les mêmes conditions que Iezahel, lui serait fatal. Et c'est pour préserver Iezahel que Calith juge inutile de conduire lui-même Thilda jusqu'aux geôles. Il y a déjà passé bien trop de temps.

 

 

 

 

 

L'agitation soudaine réveille Fáelán en sursaut, qui se transforme presque immédiatement en petit garçon. Iezahel est sur le point de se lever pour aller l'habiller dans la chambre quand Calith l'interrompt d'un geste. Nyv' s'est levé en même temps que les autres, et reste debout, indécis, hagard, bouleversé par la simple évocation de Severin. D'un clignement de paupières à peine appuyé, Iezahel lui fait comprendre qu'il a saisi ses intentions. Calith prend délicatement le gamin dans ses bras et l'emmène dans la chambre. Si Nyv' doit parler, il le fera bien plus volontiers en présence de Iezahel que de son roi. Et Nyv', de toute façon, parlera bien plus volontiers à l'un d'entre eux plutôt qu'à un jumeau. Avec une pointe de remords, Calith laisse la porte entrebâillée, de manière à entendre ce qu'il se passe dans le salon. Et il ne faut pas longtemps pour que les premiers sanglots retentissent.

 

Alors qu'il habille précautionneusement Fáelán, il devine la présence rassurante de Iezahel, entourant de ses bras puissants le corps de l'éclaireur secoué de sanglots. Puis il joue avec le gamin, l'oreille aux aguets, jusqu'à ce que les pleurs meurent et des chuchotements étouffés se fassent entendre. Calith pose le gamin à terre, qui se met à trottiner sur ses petites jambes jusqu'à son père. Le sourire attendri du roi ne disparaît que lorsqu'il découvre le visage de Nyv' ravagé par le chagrin.

 

Ils ont pris place sur les chaises autour de la table, et Calith les rejoint, non sans avoir récupéré d'abord une bouteille d'hypocras. Il se doute que la conversation à venir n'a rien à voir avec Thilda, aussi verse-t-il une chope généreuse à l'éclaireur, qui le remercie d'un sourire triste. Et puis, comme si ils étaient trois amis partageant un verre, Nyv' se met à parler :

 

- C'est stupide, hein ? Je ne le connaissais que depuis quelques jours... Mais c'était comme une évidence. Depuis que je suis tout jeune, je sais que je préfère les hommes. Mais... Mon rôle d'éclaireur est un peu particulier. Le Général nous considère à notre juste valeur, bien sûr, mais pour les soldats, nous sommes un peu à part. Je ne n'arrive pas à trouver un homme qui...

 

Il s'interrompt, pose son regard hanté sur Calith puis sur Iezahel, avant de se rendre compte qu'avec eux, il peut parler en toute franchise. Alors, d'une voix nouée par l'émotion, il poursuit :

 

- Je rêve d'une relation comme la vôtre. Je rêve d'avoir un compagnon, avec qui je n'ai pas à jouer de rôle, avec qui je pourrais être moi-même, sachant qu'il m'acceptera. Je rêve de pouvoir rendre un homme heureux, de prendre soin de lui, de le réconforter, de le cajoler, de lui donner du plaisir. Mais … bien sûr, ça arrive, à l'armée. Un regard, quelques mots échangés, et on se retrouve dans un coin tranquille pour se donner du plaisir. Mais... c'est tellement frustrant. Il manque toujours quelque chose, il manque ces sentiments, cet amour qui rend l'acte charnel tellement différent. Je veux aimer, et je veux être aimé. J'en crève, de cette solitude.

 

La voix déjà fragile de Nyv' s'étouffe dans un hoquet, sanglot réprimé. Iezahel, doucement, pose une main sur la sienne pour le réconforter à sa manière. Silencieux, ils le laissent se calmer, tandis que Fáelán, très discrètement, mâchouille la manche de chemise de son père. Lorsque l'émotion lui permet, Nyv', entêté, se remet à parler :

 

- Il m'a plu la première fois que je l'ai vu, le soir où nous sommes arrivés. J'ai pensé qu'un visage aussi austère ne pouvait que cacher un homme en mal d'affection. C'est stupide, hein ?

- Mais non !

 

L'exclamation a fusé, de la part des deux compagnons, comme une évidence. Ils sont un peu mal à l'aise, face à ce déballage de sentiments, d'autant qu'ils savent qu'il n'y a guère de mots pour apaiser sa douleur. Alors si ils peuvent déjà le convaincre que ce n'était pas stupide de tomber sous le charme de l'esclave... Nyv' leur adresse un faible sourire, comme s'il devinait les pensées qui les animent, et poursuit :

 

- Je ne savais même pas si il préférait les hommes. Mais il me plaisait. Et puis, Majesté, vous lui avez demandé de m'apprendre à me servir des raquettes. Je ne vous en remercierait jamais assez.

- Tu m'en vois rassuré. Ce n'était pas tout à fait par hasard que j'ai demandé ça, et je dois bien t'avouer que j'ai eu un peu peur que tu m'en veuilles.

 

Le regard que lui adresse Nyv', soudainement, est rempli de confusion et d'incompréhension. D'une voix douce, Calith s'explique :

 

- Je savais qu'il ne te laissait pas indifférent. Je voulais favoriser votre rapprochement, tout en sachant que nous allions partir, tôt ou tard, et que Severin resterait ici. J'ai d'abord pensé que c'était cruel de vous rapprocher pour vous séparer ensuite. Mais en même temps, je me suis dit qu'il valait mieux que vous profitiez de bons moments ensemble, quitte à aviser pour la suite, plutôt que de passer à côté pour éviter de souffrir plus tard.

- Merci Votre Altesse. J'ai eu le même raisonnement. J'aurais voulu qu'on le ramène avec nous à Pieveth, quitte à l'enlever. Je nous voyais déjà tous les deux au château. C'est stupide, hein ?

 

Cette fois, ni Calith ni Iezahel n'ont le cœur à répondre. L'espoir et les illusions sont peut-être stupides, souvent douloureux, mais c'est ce qui fait avancer un homme, non ? Devant leur silence gêné, Nyv' hausse les épaules et murmure :

 

- De toute façon, ça ne se fera pas. Mais au moins, on aura vécu des moments magiques dans la neige. On n'a échangé qu'un seul baiser, mais c'était tellement plus fort que d'habitude... C'est pour ça, Majesté, que je veux vous remercier. Même si...

 

Cette fois, c'en est trop pour lui. Les épaules secouées de sanglots silencieux, il reste prostré sur sa chaise, incapable d'articuler un mot, incapable de laisser ces mots s'échapper. Ces mots, définitif, impitoyables, qui une fois prononcés rendront les choses irrévocables : Severin est mort, et ils ne riront jamais plus ensemble, ils ne s'effleureront jamais plus.

 

C'est Calith qui va le prendre dans ses bras, et qui le laisse épancher sa douleur contre son épaule. Iezahel, muet, échange des regards graves avec son compagnon. Dans ce genre de circonstance, que dire qui ne serait pas creux et vide de sens ? Pendant de longues minutes, Calith, silencieux, caresse doucement le dos musclé de l'éclaireur, jusqu'à ce qu'il s'apaise enfin. D'une voix brisée, Nyv' balbutie :

 

- Je suis navré de vous importuner de la sorte. Mais Shorys n'aurait pas compris.

- Ne t'en fais pas. C'est la moindre des choses. Tu devrais aller te reposer. Nous allons bientôt rentrer, et tu dois être en forme.

 

Nyv' hoche doucement, pensant sans doute déjà au moment où il devra leur apprendre le maniement des raquettes, faisant ainsi ressortir des souvenirs douloureux. Dans un chuchotement, il demande :

 

- Quand on partira... Est-ce qu'on pourrait essayer de le trouver ?

- On essayera. Mais ça va être compliqué.

- Je sais bien.

 

Impossible de refuser cette demande, mais Calith sait bien que trouver le corps de l'esclave enseveli sous tant de neige est mission impossible. Cette même neige qui trouble sérieusement l'odorat des loups-garous. Bien conscient de cette difficulté, Nyv' se lève, le visage défait et les yeux rougis, et s'apprête à quitter les appartements quand la porte tremble sur ses gonds et que Loundor fait une entrée fracassante, suivi par les jumeaux et Asaukin. C'est déjà l'heure du déjeuner.

 

Ils observent les esclaves préparer la table, puis ils commencent à manger sans grand appétit. L'arrestation de Thilda monopolise la conversation. Lorsque tous sont rassasiés, Iezahel, voyant Nyv' sur le point d'aller dans sa chambre, l'interpèle :

 

- Nyv' ? Fáelán doit faire sa sieste, et nous avons encore beaucoup à faire. Est-ce que ça t'embêterait de le laisser dormir avec toi ?

- Non, pas du tout.

 

Le gamin ouvre les bras, un sourire ravi sur le visage et Nyv' s'empresse de le serrer contre lui. Un léger sourire sur le visage, Calith assiste à la scène sans piper mot. Iezahel l'a joué finement. L'éclaireur s'est vraisemblablement pris d'affection pour le louveteau, et l'avoir à ses côtés dans la chambre lui évitera de trop ressasser.

Autour d'une chope d'hypocras, ils prévoient l'entretien avec Marsylia, inéluctable. Et lorsqu'ils sont prêts, ils commencent d'abord par aller remettre le Soleil Vert à Ketil : entre les mains du médecin, il devrait être en sécurité. Puis ils se rendent chez Marsylia d'un pas décidé.

 

 

 

 

Ils la découvrent assise sur un fauteuil, face à la fenêtre, tandis que les enfants jouent près de la cheminée dans un silence suspect. Iezahel se dirige directement vers eux, leur dit quelques mots, et ils le suivent sans poser de question. Son rôle, à présent, est de les conduire dans leurs appartements, d'y faire venir Fleur et de trouver quelqu'un qui pourra s'occuper d'eux. Iezahel les rejoindra quand tout sera réglé.

Dans les appartements, l'ambiance est tendue, et la maîtresse des lieux les darde d'un regard rempli de reproches. Et c'est Calith qui, en premier, déclare :

 

- Nous avons arrêté Thilda pour meurtres.

- Vous avez des preuves pour accuser de la sorte la femme qui m'a élevée, en qui mon père et moi avons toute confiance ?

- Nous n'accusons pas à la légère.

 

Inutile que Calith rajoute un « nous » à la fin de sa phrase : il flotte dans l'air, palpable. L'attaque fait mouche, et elle pince les lèvres, retenant visiblement une réplique acerbe. La voyant muette, Calith poursuit :

 

- Elle est passée aux aveux tout à l'heure, nous expliquant les raisons de cette folie meurtrière, et sa manière de procéder.

 

En quelques phrases précises, il lui résume ce qu'ils ont appris. Il n'hésite pas à lui faire comprendre que les actes de la nourrice ont été guidés par son amour maternel pour Marsylia. Elle semble ébranlée par ces explications, mais une lueur de bravade brille dans son regard, comme si elle te mettait au défi d'insinuer quoique ce soit. Puis d'une voix ferme, elle lui demande :

 

- Vous allez donc la faire exécuter ?

 

Elle le provoque clairement, espérant sans doute faire jouer la gentillesse de la nourrice pour l'épargner. Dans son regard, pourtant, brille une lueur vengeresse qui n'est pas de bon augure. Mais Calith n'est pas dupe, et ils avaient prévu cette réaction. Alors, un léger sourire sur les lèvres, il annonce :

 

- Je ne m'occuperai pas du jugement. Nous avons un tribunal, à Pieveth, parfaitement compétent pour juger ce genre d'affaires. Ce sont eux qui s'occuperont des aveux de Thilda, et ce sont eux qui rendront leur verdict.

- Mais ils ne sont pas ici.

- En effet. Ils partiront dès notre retour à Pieveth. Accompagnés d'un conseiller qui sera votre bras droit.

 

Elle tressaille, s'apprête à répondre, mais il lève une main et déclare d'une voix plus puissante :

 

- Je n'ai pas terminé, Marsylia. Ce conseiller sera plus que votre bras droit, en réalité. Vous ne pourrez prendre aucune décision, ne serait-ce que changer les rideaux du hall d'entrée, sans son accord. Lui, en revanche, pourra se passer de vos approbation pour prendre les décisions qui s'imposent.

- Vous m'évincez ! Mais de quel droit osez-...

- Je suis votre roi, Marsylia. J'ai tous les droits sur ce fief. Je pourrais aussi bien vous destituer et vous chasser d'Iduvief sans avoir à me justifier. Vous vous êtes laissée berner par Florain, vous avez tué un esclave qui a eu le malheur d'obéir à mes ordres, vous avez perdu le sens de la réalité en vous prenant pour une reine, vous m'avez manqué de respect à plusieurs reprises. En réalité, vous m'avez manqué de respect à chacune de nos rencontres. Vous espériez réellement que j'allais laisser passer un tel comportement ? Le conseiller que je vous enverrai se chargera également de recruter un nouveau responsable des gardes, un nouveau conseiller et un assistant pour Ketil. Lorsqu'il estimera que votre fief est à nouveau sur la bonne voie, il vous en laissera la gestion. S'il vous en juge capable, évidemment.

 

Elle est outrée, les yeux écarquillés et les narines frémissantes de rage. Mais elle se garde bien de contester encore, se contentant de serrer furieusement les accoudoirs de son fauteuil. Calith poursuit :

 

- Il va sans dire que s'il arrive quoique ce soit à ce conseiller, s'il me fait part du moindre irrespect venant de vous, je vous retirerai tout droit de gestion. De même, j'exige que Thilda soit en parfaite santé lorsque le tribunal arrivera ici pour la juger. Vous devrez en répondre personnellement s'il lui arrive quoique ce soit. Me suis-je bien fait comprendre ?

- Oui Votre Altesse.

 

Elle a mis bien du temps pour répondre, mais elle semble accepter ces décisions. Même si Calith ne lui laisse pas le choix, il a besoin de s'assurer de sa coopération. Calith poursuit, du même ton autoritaire :

 

- Votre rôle désormais est de nommer des responsables temporaires pour remplacer Florain et Égeas. Et vous devez également trouver quelqu'un pour remplacer Thilda et Severin. Vous les connaissez, je compte sur vous pour qu'ils fassent tourner ce château en attendant l'arrivée du conseiller. Et vous avez sacrément intérêt à l'accueillir comme il se doit, ce conseiller. Il m'enverra des rapports très régulièrement.

 

Il enfonce le clou, Calith, conscient de la nécessité de parer à toutes les éventualités pour éviter tout problème. Elle hoche la tête, abattue et muette. Alors il reprend sur un ton plus léger :

 

- Thilda nous a fait part de sa volonté de parler aux enfants. Je vous laisse le soin de décider ce qui est bon pour eux.

- Merci.

- Nous partirons demain, dans la matinée. Vous nous prêterez des raquettes pour qu'on puisse rejoindre le relais le plus proche. Lorsque le tribunal viendra, il vous les ramènera. Nous viendrons vous saluer demain avant notre départ.

 

Elle acquiesce, vaincue, apparemment résignée. Mais Calith ne lui accorde qu'une confiance limitée, et c'est l'esprit bouillonnant de doutes qu'il quitte le salon de Marsylia, suivi par Loundor.

 

 


 
 
posté le jeudi 09 janvier 2014 à 17:53

Iduvief, chapitre 27

 

 

 

 

La stupéfaction les rend muets, avant qu'un concert d'exclamations ne retentisse. Chacun y va de son étonnement, de son incrédulité, de sa colère. D'un geste de la main, Calith ramène le silence, et fait signe à Nyv' de poursuivre :

 

- C'est l'un des gardes en poste au portail qui me l'a dit. Il s'ennuyait ferme, la nuit était tombée et la neige tombait dru. C'était avant-hier au soir, pendant le dîner. Florain avait attrapé Severin par le bras et le traînait derrière lui. D'après le garde, Severin portait ses habits noirs, une vieille cape, et c'est tout. Aucune affaire, évidemment, pas de raquettes ni de torche. Florain lui a fait ouvrir le portail, a poussé Severin dehors, et a refermé le portail en interdisant aux gardes présents de le faire rentrer à nouveau. Et il lui a interdit d'en souffler mot à quiconque. Puis Florain est reparti vers le château à grandes enjambées.

- Et le garde connaît les raisons d'un tel geste ? Demande Loundor.

- Non. Florain n'allait quand même pas se justifier face à un vulgaire garde.

- Et le garde ne l'a pas fait rentrer, je suppose, déclare Calith.

- Il ne pouvait pas, non. Florain le surveillait depuis le château. Le garde m'a dit qu'il a repris son poste. Par la meurtrière, il a vu Severin hésiter un moment, puis s'avancer dans la neige.

 

Le silence retombe, et personne n'ose le rompre cette fois. Ils mesurent tous les implications de ces paroles. Severin, avec sa jambe handicapée, sans raquette, a dû avancer de nuit, avec une telle épaisseur de neige que tout déplacement est éprouvant. L'esclave savait sans doute que personne ne lui ouvrirait le portail, et que rester sur le seuil, avec un temps pareil, signait son arrêt de mort. Dans le salon, ils savent tous que Severin n'a pas dû aller bien loin avant de s'écrouler. Et que le froid a eu raison de lui. Ils sont parfaitement conscient que personne, absolument personne ne pourrait suivre à trente-six heures dans la neige, avec les vêtements qu'il portait. Ils n'ignorent pas que rejoindre la plaine, de nuit, avec toute cette neige, serait un exploit pour quelqu'un en parfaite santé. Alors personne n'ose aborder la possibilité de partir à sa recherche : ils savent que tout ce qui est tombé depuis l'avant-veille a recouvert ses traces et qu'il serait impossible de retrouver son corps.

 

Le visage de Nyv' est marqué par une peine qu'il contient difficilement. Asaukin, assis à côté de lui, pose sa main rugueuse sur son épaule dans un geste de compassion, rapidement imité par le jumeau.

Calith bondit hors de sa chaise et assène :

 

- Nous allons demander des explications à Marsylia. Restez ici tous les trois, soyez vigilants.

 

C'est d'un pas déterminé qu'il se rend, suivi par Loundor et Iezahel, dans les appartements de Marsylia. La porte claque violemment contre le mur quand il fait irruption dans le salon, surprenant Marsylia, toute de noir vêtue, assise sur un fauteuil près de la cheminée. Les traits tirés par la fatigue, les yeux gonflés et rouges d'avoir trop pleuré, la lèvre supérieure enflée et violacée, elle n'a plus rien de la femme arrogante qui les a si mal accueilli. Bien malgré lui, Calith se radoucit, et commence par :

 

- Bonjour Marsylia. Toutes mes condoléances.

 

Elle se redresse un peu, passe machinalement un revers de manche sur ses joues sèches, esquisse un pauvre sourire. Puis, d'une voix éteinte, le salue et le remercie. Le silence retombe dans la pièce, gêné, pesant. Finalement, prenant sur lui, Calith déclare d'une voix neutre :

 

- J'ai appris que Severin avait été mis à la porte d'Iduvief.

 

La métamorphose de Marsylia est saisissante : elle se redresse plus encore, le menton relevé, et le défie du regard en assénant :

 

- Et alors ?

- Et alors ? Pour quelles raisons avez-vous pris cette décision ?

- Car il fouinait de partout. Son rôle était de servir, pas de comploter pour nous nuire.

- Pour vous nuire, vraiment ? Qu'a-t-il donc fait de si grave ?

 

Elle hésite un instant, contrariée. Sur son visage, toute trace de chagrin a disparu, laissant place à une colère à peine maîtrisée. Et sa voix devenue venin explique :

 

- Florain a appris que cet esclave menait une enquête sur lui, insinuant des propos diffamatoires et totalement mensongers. Il ne pouvait pas laisser passer ça.

- Severin interrogeait des esclaves à propos de la présence de Florain dans les écuries, le matin du meurtre de Kjeld, c'est ça ?

 

Marsylia lui jette un regard surpris, mais elle se reprend très vite et acquiesce. Calith reprend, agacé :

 

- Et donc, pour se débarrasser d'un esclave qui a osé poser des questions, Florain le condamne à une mort certaine en le bannissant d'Iduvief ?

- Il ne l'a pas condamné à une mort certaine.

- Vous plaisantez ? Le jeter dehors, par un temps pareil, c'était le condamner à une mort certaine. Même si le temps avait été meilleur et s'il avait pu rejoindre un lieu civilisé, un esclave seul, avec son collier et sa marque, ne passe pas inaperçu et éveille les soupçons. Il aurait été déclaré esclave en fuite et aurait été condamné à mort.

 

Elle ne répond rien, bien consciente que les propos de son roi ne sont que vérité. Mais ce silence agace Calith, qui insiste :

 

- Et il a fait cela malgré la protection que j'avais placé sur Severin ?

- Votre protection portait sur les châtiments corporels, raison pour laquelle Severin n'a pas été châtié ici. Mais votre protection ne nous empêchait pas de le bannir d'Iduvief. Et Severin était notre propriété, nous pouvions parfaitement l'utiliser à notre convenance. Il nous était précieux, mais pas au point de laisser passer une telle trahison.

 

La colère qui montait, lentement mais sûrement, en Calith explose soudain dans un déluge d'insultes qui feraient pâlir Elihus. Marsylia, privée du soutien de Florain, se tasse sur elle-même, subissant les foudres royales sans piper mot. Très discrètement, Iezahel pose une main douce sur les reins de Calith, le calmant presque instantanément. Sous l'emprise de la colère, Calith était prêt à dire tout ce qu'il pensait, même le moins avouable. Il était sur le point de lui cracher au visage qu'il n'en avait rien à faire de ce meurtrier, et qu'il souhaitait même qu'il finisse par tous les tuer, pour débarrasser son royaume de pareils monstres d'arrogance et cruauté.

Voyant que son roi est trop énervé pour poursuivre, c'est Loundor qui, étonnamment calme, demande :

 

- Florain vous a tenu informée de ce qu'il faisait dans les écuries, ce matin-là ?

- Pas précisément, non. Il m'a juste dit, lorsqu'il s'est levé si tôt, qu'il avait eu une idée et qu'il allait en parler avec Kjeld. Pour le reste, je lui fais … enfin, je lui faisais entièrement confiance.

 

Une bordée de jurons conclut la déclaration de Marsylia. Calith bouillonne, et il faut toute la présence muette de Iezahel à ses côtés pour le réduire au silence. Après un regard d'avertissement en direction de Calith, Loundor demande :

 

- Florain ne voulait pas nous céder le fils de Sighild. Vous savez pourquoi ?

 

Elle le toise, malgré sa position assise, et renifle, méprisante. Le Général, qui avait réussi à garder son calme jusque-là, insiste dans un grondement de voix :

 

- Vous avez intérêt à nous répondre, Marsylia, et sans mentir, ni omettre quoi que ce soit. Vous n'êtes pas position de jouer au plus fin avec nous.

- Je n'accorde strictement aucun intérêt pour cet enfant. Vous le vendre fait rentrer de l'argent dans les caisses du fief, je n'avais donc aucune raison de refuser. Mais j'ai appris plus tard que Florain voulait le garder. Il me l'a expliqué après votre départ. Il m'a certifié que cet esclave était un loup-garou, et il tenait ça de source sûre. Ça l'intéressait, bien sûr.

- Pourquoi ?

- Dès qu'il aurait été en âge de se reproduire, nous l'aurions accouplé avec des esclaves pour les mettre enceintes. Nous aurions eu alors plusieurs loups-garous, asservis, qui auraient pu rendre de grands services au fief. Florain voyait loin, mais c'était une opportunité très intéressante.

 

Deux grognements furieux jaillissent simultanément des gorges de Iezahel et de Loundor. Quelques années plus tôt, Calith n'aurait pas bronché : tout comme un éleveur accouple ses plus beaux spécimens ensemble, c'est logique que des maîtres cherchent, via la reproduction des esclaves, à obtenir des enfants forts et robustes. Mais maintenant, grâce à sa relation avec Iezahel, sa vision est bien différente, et il entend difficilement ce genre de propos.

 

Le garde présent dans la pièce, immobile près de la porte, semble hésiter à intervenir. Il sent bien que la présence de ces trois hommes furieux face à sa maîtresse peut s'avérer particulièrement dangereux, mais il sait également qu'il n'a pas intérêt à se dresser contre son roi.

Marsylia, dédaignant le danger, les relance dans un petit rire :

 

-Eh bien quoi ? Vous vouliez la vérité, non ? Et puisqu'on en est aux confessions, quand Florain m'a appris la véritable nature de votre acquisition, que vous m'avez soigneusement caché d'ailleurs, j'ai regretté de vous l'avoir cédé. Et ce n'est pas dû au fait que, dans sa colère, Florain a levé la main sur moi, à cause de vous. Mais c'était effectivement une excellente opportunité, Iduvief aurait alors eu, dans quelques générations, une garde composée de loups-garous. Et Iduvief serait devenu plus puissant, capable de tenir tête à ceux qui voudraient lui nuire.

 

Cette provocation si évidente fait l'effet d'une douche froide à Calith. Il ne sait pas exactement ce qu'elle a en tête, mais il ne rentrera pas dans son petit jeu. Sa décision est prise, et il lui réserve une petite surprise dans les semaines à venir, qui devrait lui retirer ce sourire hautain du visage.

Refusant de lui donner le plaisir de s'énerver encore, il hausse nonchalamment les épaules et demande :

 

- Que s'est-il passé hier au soir ?

 

Marsylia ne s'attendait pas à ce changement de conversation. L'air goguenard qu'elle affichait disparaît soudain, alors qu'elle songe à la dernière soirée qu'elle a passé avec son amant. Dans son dos, Calith sent Loundor et Iezahel se calmer peu à peu, tandis qu'elle explique :

 

- Nous avons commencé le dîner, comme d'habitude. Les enfants chahutaient, et nous empêchaient de discuter avec Florain. Nous en étions au milieu du repas quand il s'est mis à trembler et à s'étouffer. J'ai pensé qu'il avait avalé de travers, alors je me suis levée pour aller lui taper dans le dos. Mais il s'est écroulé juste avant que je le rejoigne. Alors j'ai compris que c'était grave.

 

La peine se lit désormais sur le visage de la maîtresse des lieux, et son regard se perd dans le vague tandis qu'elle plonge dans ses souvenirs. C'est une voix fragile qu'elle poursuit :

 

- J'ai appelé les gardes, pour qu'ils aillent chercher Filraen. Je savais qu'il aurait un antidote, mais ce bon à rien est arrivé trop tard. Il n'y avait plus rien à faire, et Florain est mort, là, sur le tapis, dans mes bras. Et je n'ai rien pu faire pour l'empêcher.

 

Bien malgré lui, Calith est touché par la douleur qui suinte dans ce récit. Marsylia ne lui est pas sympathique, pas du tout, mais il s'imagine à sa place, avec Iezahel étendu au sol, souffrant mille maux et agonisant entre ses bras. Et il ne peut s'empêcher de compatir à la douleur de cette femme. D'une voix plus douce, il lui demande :

 

- Vous n'avez rien remarqué d'inhabituel pendant le repas ?

- Non, rien du tout. Les enfants se chamaillaient, comme je vous l'ai dit, et ils monopolisaient mon attention.

- Bon. Essayez de vous rappeler quelque chose, même si ça vous paraît insignifiant. Nous serons dans mes appartements aujourd'hui.

 

Calith tourne les talons, le ventre noué. Ils n'ont rien. Personne n'a rien vu, personne n'a rien remarqué d'inhabituel. Il se répugne à interroger les enfants, refusant de leur faire revivre ce cauchemar. Et Marsylia met ses nerfs à rude épreuve en changeant si rapidement de comportement.

 

 

 

 

 

Lorsqu'ils rejoignent le salon, Nyv' et l'un des jumeaux sont installés autour de la table, dans un silence complet. Installé sur un fauteuil, Fáelán babille doucement en jouant avec son morceau de tissu. Il relève la tête, inquiet, en entendant la porte s'ouvrir, et un magnifique sourire illumine son visage lorsqu'il découvre l'identité des visiteurs. Iezahel se dirige droit sur lui et le prend dans ses bras, le serrant délicatement contre lui. Calith détache difficilement son regard de cette scène, et répond à la question muette qui brûle dans les iris de Nyv' :

 

- Florain et Marsylia ont banni Severin d'Iduvief. Ils ont appris qu'il enquêtait sur ce qu'il s'est passé le matin du meurtre de Kjeld. Je suis désolé, Nyv'.

 

L'éclaireur accepte les excuses de son souverain d'un petit geste de la tête, bien conscient que rien ne l'obligeait à les présenter. Si Calith se sent coupable d'avoir demandé à Severin d'enquêter, ce n'est pas lui qui a pris la décision de bannir l'esclave d'Iduvief, le condamnant ainsi à mort.

Le silence retombe dans les appartements, lourd et oppressant. Un rapide regard à la fenêtre indique à Calith que le temps est gris, les nuages si bas qu'ils semblent vouloir tomber sur Iduvief, mais il ne neige plus. Finalement, c'est le jumeau qui demande, d'une voix hésitante :

 

- Vous avez appris quelque chose, à propos de la mort de Florain ?

- Non, pas grand-chose, répond Calith. Personne n'a rien vu, personne n'a rien entendu, comme toujours. Et Marsylia a été aussi désagréable que d'habitude, alors que je pensais que la perte de son amant la calmerait.

- Je pense au contraire qu'elle va tout faire pour le défendre, intervient Loundor, de sa voix sourde. Si il la manipulait bien, elle ne s'est jamais vraiment rendu compte de ses agissements. Pour elle, c'est une victime, il est mort en héros. Et si on remet en cause ses actes, elle va prendre sa défense.

- Mais comment peut-elle être aussi aveugle ?

- C'est le principe même de la manipulation, Calith, la victime ne se rend compte de rien. Peut-être qu'au départ, ils partageaient les mêmes idées, puis que Florain l'a poussé, petit à petit, à aller plus loin.

- Donc elle ne dira rien contre lui, bougonne Calith.

- Rien. Et je pense qu'elle veut nous aider à trouver son meurtrier, mais elle est encore sous le choc. Sauf qu'on ne porte pas forcément beaucoup d'attention aux évènements de la vie courante, ce qui ne va pas nous faciliter la tâche.

- Elle ne mentait donc pas, en prétendant qu'elle n'avait rien remarqué ?

- Non.

- Et tu penses qu'elle pourrait l'avoir tué ?

- Je ne pense pas, non. Elle était vraiment effondrée hier, et je crois qu'elle l'aimait sincèrement. Sa douleur n'était pas feinte, même si elle a changé d'humeur à une vitesse effrayante. Enfin, ça, c'est le propre des femmes.

 

Le jumeau acquiesce sombrement à la dernière phrase de Loundor. Nyv' ne semble pas concerné, pas plus que Iezahel, qui joue en silence avec son fils. Calith, lui, ne côtoie pas suffisamment Zélina pour le constater. Mais le bougonnement de Loundor, concernant l'humeur des femmes, ne leur fait pas oublier qu'un meurtrier rôde toujours entre les murs glacés du château.

Alors que Calith se frotte les paupières, découragé, Iezahel redresse la tête et déclare d'une voix douce :

 

- Calith ? Tu te souviens du nombre d'assiettes sur la table, hier au soir ?

- Cinq il me semble.

- Il nous reste donc une personne à interroger.

 

Calith le regarde un instant, avant de comprendre : Florain, Marsylia, les deux enfants. Et la nourrice. Il avait supposé, un peu rapidement, que la nourrice avait accouru en entendant les cris de Marsylia. Qu'elle était arrivée, peu ou prou, en même temps que Filraen. Mais Iezahel a raison, bien sûr : quoi de plus normal que la femme qui s'occupe toute la journée des enfants soit là pour les repas ? Un fin sourire prédateur sur les lèvres, il s'apprête à déclarer qu'ils vont l'interroger quand Asaukin fait rentrer l'un des colporteurs la veille. L'homme semble particulièrement intimidé, et bredouille des salutations en s'inclinant. Voyant que tous restent dans l'expectative, il explique :

 

- J'ai repensé à quelque chose. Je ne sais pas si ça vous sera très utile, mais je me suis dit que, quand même, je pouvais pas ne pas en parler.

- Nous vous écoutons.

- Je faisais affaire avec un herboriste. Il propose des bourses en cuir pour ses clients, et moi, j'achète quelques remèdes, au cas où. Quand on a conclu l'échange, il m'a dit « J'ferais gaffe à mes abatis, si j'étais toi. Tu vas rester à Iduvief pour l'hiver, hein ? Ben méfie-toi, j'ai vendu du soleil vert. »

 

Calith et Loundor échangent un regard intrigué et intéressé. Ils ignorent ce qu'est ce soleil vert, mais ils pressentent tous les deux que c'est important. Le colporteur poursuit, gêné :

 

- J'ai pas osé demander ce que c'était, j'voulais pas passer pour un idiot. Il a continué en me disant : « L'habit ne fait pas le moine, souviens-t-en et fais attention à c'que tu vas manger et boire ». Quand je lui ai demandé à qui il avait vendu ce truc, il n'a pas voulu me dire. Les clients disent pas leur identité quand ils font leurs achats, vous pensez bien. Mais comme il m'a mis en garde, j'me suis dit que ça devait être quelque chose d'assez dangereux. Et du coup, bon, je sais que c'est pas le nom que vous avez dit, hier, mais quand même, j'me suis dit que ça pourrait bien vous intéresser.

- Il ne vous a pas donné de description de son client ?

-Non, rien du tout. C'est que, vous savez, ce qui fait de bons commerçants, c'est savoir garder le silence. Les clients apprécient que leurs achats restent discrets. J'sais bien que c'est pas très utile mais … j'me suis dit que ...

- Vous avez bien fait, oui. Merci de nous en avoir parlé.

 

Le colporteur s'empresse de décamper, gêné d'être en présence de son roi. Dans le salon, un long silence salue son départ. Le premier réflexe de Calith est d'aller voir Filraen, pour lui demander si, par hasard, le nimhiù n'aurait pas d'autres noms. Avant de se rappeler que le mage doit être loin, à l'heure qu'il est. Loundor explose :

 

- Pourquoi ce bougre n'a-t-il pas donné de description ? On s'en cogne, de la discrétion ! Qu'est-ce qu'on en a à faire de ce fichu indice ? Y'a pas de moine dans le coin !

- Il voulait surtout dire, à mon avis, de ne pas se fier aux apparences. C'est bien ce que signifie cette expression, non ? Demande Calith, avant de poursuivre en les voyant opiner. Donc, il vend du poison, et conseille de ne pas se fier aux apparences. Autrement dit, il ne l'a pas vendu à quelqu'un qui ressemble à un meurtrier.

 

Loundor éructe sa colère en faisant les cents pas dans le salon, sous le regard effrayé de Fáelán, qui se blottit encore plus contre le torse de son père. Iezahel, tout en le câlinant doucement, déclare :

 

- Et ça ne nous apporte rien d'utile. Les envies de meurtre ne sont pas marquées sur le front d'une personne. De toutes les personnes que nous avons rencontré ici, personne ne ressemble à un meurtrier potentiel. A part peut-être Florain mais bon... Mais je pense que ça disculpe Ketil. Ce serait facile de penser qu'un médecin empoisonne les gens, après tout, il connaît parfaitement les plantes. Le fait qu'il ne reconnaisse pas le nimhiù ne parle pas non plus en sa faveur. On pourra toujours l'interroger si on n'a pas d'autres pistes, mais l'herboriste n'aurait pas dit ça si c'était le médecin qui lui avait acheté ce Soleil Vert. Par contre, la nourrice...

 

Calith esquisse un sourire, ravi de voir son compagnon s'affirmer de la sorte et parler autant devant tout le monde. Et surtout, ses propos ne sont pas dénués de bon sens. Sa déclaration ne fait que renforcer la certitude de Calith d'aller rendre visite à la vieille dame. Fáelán, vaincu par la peur que lui inspire Loundor, est à nouveau louveteau, et il se colle aux chevilles de son père. Plutôt que de rester à cogiter dans le salon, ils décident donc d'aller voir à la nourrice. En réponse à la question muette qui brûle dans le regard de Iezahel, Calith accepte que Fáelán les accompagne. Et c'est donc à quatre qu'ils se rendent dans les appartements des enfants, où réside la nourrice.

 

 

 

 

 

Assis autour d'une table basse, ils discutent avec animation lorsque Calith s'avance dans le salon. La nourrice se relève vivement, essuyant ses mains dans ses jupes. Les enfants, eux, ont tout de suite repéré le louveteau, et l'appellent à grands cris. Après un regard en direction de son père, et l'accord de ce dernier, Fáelán s'approche, curieux, des héritiers du fief. Tandis qu'ils se découvrent mutuellement, la nourrice s'approche, les salue servilement, avant de déclarer :

 

- Nous parlions du décès de Florain. Ils ont besoin de mettre des mots sur ce qu'ils ont vu hier au soir.

 

Calith hoche doucement la tête, offrant un petit sourire à la vieille femme. Son visage parsemé de rides, ses cheveux fins argentés, ses iris d'un bleu délavé qui respire la bonté d'âme, tout en elle inspire la confiance. Mais Calith ne se laisse pas séduire par cette douceur, et demande :

 

- Vous étiez donc au dîner, hier ?

- Oui, bien sûr, comme tous les soirs.

 

Elle les invite à s'asseoir autour de la table, leur offrant une infusion. Les enfants s'amusent avec Fáelán, qui semble aux anges, tandis que Iezahel reste près d'eux, gardant un œil vigilant. Loundor et Calith s'installent donc, mais refusent toute boisson. Le roi relance la conversation d'une voix douce :

 

- Vous êtes bien Thilda ?

- Oui.

- Quel est votre rôle, ici, exactement ?

- Je m'occupe des enfants, bien sûr. J'ai pour ainsi dire élevé Marsylia, et quand elle a eu les enfants, j'ai repris du service. Je veille à ce qu'ils s'habillent correctement, je les aide pour les repas, si besoin. Le reste du temps, je les occupe, pour qu'ils ne dérangent pas leur mère.

- Et leur instruction ?

- Ce n'est pas moi. Ils ont un précepteur, bien sûr. Je m'occupe de leur apprendre le savoir-vivre, les règles de politesse élémentaire, ce genre de choses.

 

Dans un coin du salon, un petit lit soigneusement fait attire l'œil de Calith, qui lui demande :

 

- Vous dormez ici ?

- Oui. Je dois toujours être à portée de voix des enfants, en cas de problème.

- Marsylia nous a dit qu'hier, les enfants se chamaillaient beaucoup.

- Ce sont des enfants, que voulez-vous. Ils n'ont pas beaucoup d'écart d'âge et puis, ils sont toujours ensemble. C'est normal qu'ils se chamaillent. Et puis, ils …

 

Elle jette un regard aux concernés, qui ont entamé une course poursuite dans le salon avec Fáelán. D'une voix plus basse, elle poursuit :

 

- Je pense qu'ils essayent d'attirer l'attention de leur mère. Je suis aux petits soins pour eux, mais rien ne remplace l'amour d'une mère. Ils ne passent pas beaucoup de temps avec elle, alors quand ils le peuvent, eh bien, ils essayent de se faire remarquer.

 

Calith hoche doucement la tête, comprenant bien la situation. La coutume veut que les femmes de haut rang aient du personnel pour s'occuper des basses besognes concernant les enfants, comme les laver, les nourrir, les occuper. Les nourrices deviennent des mères de substitution, et prennent une place toute particulière dans le cœur des enfants. Mais elles ne remplacent jamais réellement les mères. La nourrice se masse doucement les mains aux articulations noueuses, visiblement nerveuse. Calith, dans un petit sourire rassurant, lui demande :

 

- Vous avez remarqué quelque chose, hier au soir ?

- Non, tout se passait comme d'habitude. Jusqu'à ce que Florain s'écroule.

- Vous nous mentez, Thilda.

 

L'affirmation de Loundor la fait sursauter, et elle lui lance un regard de bête traquée. Sa voix est chevrotante lorsqu'elle nie :

 

- Je ne comprends pas de …

 

Iezahel semble soudain surgir à côté d'elle, et pose, bien en évidence au milieu de la table, une petite fiole sombre ornée d'un soleil vert dessiné dans une plaque de cuivre. Elle déglutit bruyamment, avant de poser un regard éperdu sur Calith, qui demande :

 

- C'est à vous, n'est-ce pas ?

 

Elle hoche doucement la tête, vaincue. Calith sourit tendrement à Iezahel pour le féliciter de sa découverte, et poursuit :

 

- C'est du poison ?

- Oui.

 

Le mot a été lâché du bout des lèvres, dans un souffle à peine audible. Un éclat de rire, plus fort que les autres, leur rappelle soudain que les enfants jouent dans la même pièce. Calith se relève alors, imité par Loundor, récupère la fiole et déclare :

 

- Vous allez venir avec nous. Les enfants iront avec leur mère le temps qu'on règle cette histoire.

 

Elle acquiesce sans un mot, résignée. Son visage n'a rien perdu de son air doux. Elle appelle les enfants, qui peinent à obéir avant de comprendre que la situation est grave. Délaissant le louveteau, ils s'approchent donc d'elle en la harcelant de questions. Elle parvient miraculeusement à les calmer, tandis que Iezahel récupère Fáelán. Ils quittent alors les lieux pour se rendre chez Marsylia. Loundor et Iezahel encadrent la vieille femme mais elle ne semble pas vouloir s'enfuir. Au contraire, c'est elle qui explique à sa maîtresse :

 

- Je vais être interrogée et je ne tiens pas à laisser les enfants seuls. Pourriez-vous les garder quelque temps ?

- Bien sûr mais que se passe-t-il ?

- Vous le saurez en temps et en heure, intervient Calith, un peu sèchement.

 

Les deux gamins se précipitent vers leur mère, ravis de passer du temps avec elle, et coupent court à ses questions. D'un geste de la tête, elle accepte la situation. Calith et Loundor accompagnent donc la nourrice jusqu'à leurs appartements, suivis par Iezahel, portant un Fáelán exténué.

Ils installent Thilda autour de la table, sous la surveillance de Loundor, Nyv' et le jumeau. Fáelán est déposé sur l'un des fauteuil. Calith va ranger la petite fiole sur la plus haute étagère de l'armoire, qu'il referme à clef, puis, avec Iezahel, ils vont se laver les mains soigneusement pour éviter tout accident. De retour au salon, Iezahel s'occupe de faire chauffer de l'infusion : au moins, dans celle-là, ils sont sûrs qu'il n'y a rien d'autre que des herbes séchées. Thilda semble étrangement calme lorsque Calith lui demande :

 

- C'est vous qui les avez tous empoisonnés, n'est-ce pas ?

- Oui.

 


 
 
posté le lundi 06 janvier 2014 à 09:15

Iduvief, chapitre 26

 

 

 

 

Aussitôt, Loundor ordonne d'une voix calme et posée :

 

- Les jumeaux, vous accompagnez Nyv' et vous retrouvez Severin. Asaukin, je compte sur toi pour veiller sur le gamin. Avec Calith et Iezahel, nous nous occupons de Florain.

 

Ces ordres apaisent tout le monde, et ils s'exécutent immédiatement. Lorsque Calith, Loundor et Iezahel arrivent en vue des appartements de Marsylia, ils l'entendent hurler :

 

- Partez ! Partez ! Je ne veux plus jamais vous revoir ! Incompétent ! Bon à rien ! Vous n'êtes plus le bienvenu à Iduvief !

 

Filraen, la tête basse, mains nouées devant lui, les croise dans le couloir glacé sans les voir. La scène qu'ils découvrent, en s'avançant dans le salon, leur noue la gorge. Une poignée de garde vont et viennent dans la chambre, affolés et incapables de prendre la moindre décision. Marsylia est à genoux, secouée de sanglots frénétiques, et appelle en vain son amant. La main douce de la nourrice vient se poser sur son épaule, et elle chuchote des paroles apaisantes qui demeurent sans effet. Échevelée, Marsylia, serrant la main de Florain, sanglote des imprécations et des menaces, des suppliques et des prières dans un mélange sans queue ni tête.

Calith, ému par sa douleur, murmure :

 

- Elle doit aller se reposer.

 

Mais la nourrice a beau essayé de la faire lever, rien n'y fait. Alors Loundor, tout en délicatesse, s'approche de Marsylia et la prend dans ses bras, la soulevant du sol comme si elle ne pesait rien. Elle se débat, hurle des paroles incompréhensibles, refusant de s'éloigner de son amant. Mais Loundor tient bon, et l'emmène dans sa chambre, suivi par la nourrice.

Ce n'est qu'à ce moment-là que Calith remarque les deux enfants de Marsylia, toujours assis devant leurs assiettes à moitié pleine, les yeux écarquillés.

Agacé par les incessants va-et-viens des gardes, Calith ordonne :

 

- Il suffit. Vous deux, emmenez les enfants dans leur chambre, et trouvez quelqu'un pour rester avec eux et les rassurer. Vous deux, vous allez me chercher les esclaves qui ont servi le repas de ce soir. Toi, tu restes ici, tu t'assures que personne ne rentre, et tu éloignes les curieux. Exécution !

 

Les hommes d'arme réagissent enfin, et chacun se met en mouvement, guidé par les ordres rassurants de leur roi. Dans la chambre attenante, les hurlements de Marsylia n'ont pas cessé, mais Calith ne s'en préoccupe pas : il examine la dépouille de Florain.

Il a été empoisonné, c'est certain : il a la bouche grande ouverte, les yeux révulsés, les tâches roses autour des lèvres. Il n'est guère difficile de deviner ce qu'il s'est passé : ils étaient tous attablés quand Florain a ingéré le poison. Les convulsions l'ont fait tomber de sa chaise et il est mort sur le tapis, sous les yeux de sa maîtresse et de ses enfants. La présence de Filraen, quelques minutes plus tôt, laisse supposer que Marsylia l'a fait venir pour l'antidote. En vain. Le mage est arrivé trop tard, l'antidote était inutile. Alors Marsylia, éperdue de douleur, s'en est pris à lui, et l'a chassé du château. Et l'empoisonneur est toujours libre.

 

L'esprit de Calith tourne à plein régime tandis que Iezahel, agenouillé auprès de Florain, l'examine. Florain n'était donc pas l'assassin. Et la disparition de Severin laisse présager le pire. Est-ce que son responsable l'aurait mis en geôles, pour quelque obscure raison, malgré la protection de Calith ? Ou est-ce que Severin, après ce meurtre audacieux, se terre quelque part dans le château pour échapper à la justice ?

Loundor les rejoint, bien que les hurlements de douleur n'aient pas cessé. A grandes enjambées, il va demander au garde de faire venir Ketil, avec un calmant. Il observe la table, le corps de Florain, et demande à Iezahel :

 

- Du nimhiù ?

- C'est léger mais oui, il y a une odeur d'amande. Et une autre également, que je ne reconnais pas.

 

Tandis que le Général s'agenouille pour sentir cette odeur, Calith hasarde :

 

- C'est peut-être l'antidote. Filraen était présent, et je pense que Marsylia l'a fait venir pour qu'il sauve Florain.

- Mais c'était trop tard, déclare Loundor, impassible.

 

La porte s'ouvre, et deux esclaves s'avancent, tête baissée et visiblement nerveux. Ils demeurent immobiles, non loin du cadavre, et leurs regards restent rivés sur celui qui fut leur responsable. Calith ne peut s'empêcher de se demander si ces deux hommes d'âge avancé, aux corps secs et noueux, ne ressentent pas du soulagement, voire peut-être même de la joie, à le voir étendu au sol, mort. Si il n'était pas autant contrarié de voir que l'assassin se joue d'eux et poursuit ses meurtres malgré l'enquête en cours et leur présence, il se réjouirait, lui aussi. Si Elihus connaissait les pensées de son roi, il en ferait une crise d'apoplexie tant c'est contraire à la bienséance et à la morale. Mais Calith n'en pense pas moins : Florain était une épine dans son pied, et il est content d'en être débarrassé. Reportant son attention sur les deux asservis, il leur demande :

 

- Comment se déroule le dîner de Marsylia et Florain ?

- Ils sont toujours les premiers servis, Sire. Enfin, je veux dire, avant que vous soyez là. Mivien et moi apportons les couverts, le repas et les boissons. Nous mettons la table et faisons le service. Et ensuite, nous nous retirons pour ne pas les importuner.

- Et ensuite, vous allez servir d'autres résidents ?

- Oui Votre Altesse.

- Et comment ça se passe en cuisine ?

- Je... Comment... Je ne comprends pas, Sire.

- Vous voyez la préparation du plateau ?

- Oui Sire. Nous préparons toute la vaisselle, et un esclave nous remet les repas.

- Et vous le voyez faire ? Mettre le potage dans la soupière, par exemple.

- Nous le voyons faire, oui, Votre Altesse.

- Est-ce que vous avez remarqué quelque chose de particulier ce soir ?

- Non Sire.

- Vous ne l'avez pas vu rajouter quelque chose au plat ?

- Non Sire. Juste le potage.

 

Calith croise le regard de Loundor, inquiet. Et si c'était tout le potage qui avait été empoisonné ? Et si, derrière chaque porte de ce foutu château, les résidents gisaient au sol, assassinés ? Mais un simple coup d'œil à la table l'apaise : les assiettes sont à moitié vides, donc ils ont tous goûté au potage. Si il avait été empoisonné, il y aurait quatre cadavres au sol, et non pas un. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Loundor se dirige vers la table et renifle les assiettes et les verres. Filraen leur a bien dit que c'était un poison inodore, mais peut-être que le flair du loup-garou permettra de le détecter. Se concentrant à nouveau sur les esclaves, il poursuit :

 

- Bien. Pour les boissons, ça se passe comment ?

- Nous les apportons en même temps, Sire. Ce sont des bouteilles de vin, parfois épicé, parfois non, ça dépend du repas.

- Et ces bouteilles ont des bouchons ?

-Non Sire. Un esclave les remplit à un tonneau, et nous les montons comme ça.

- Et ces bouteilles sont laissées sans surveillance ?

- C'est-à-dire, Sire, qu'il n'y a pas vraiment de raisons de les surveiller. Enfin, je veux dire, avant les empoisonnements. Mais de toute façon, il y a toujours beaucoup de monde quand on prépare les plateaux, parce qu'on sert tous les appartements.

- Mais vous ne faites pas attention aux gestes des autres, je me trompe ?

- Non Sire.

 

Ce n'est guère compliqué d'imaginer l'agitation qui doit régner dans les cuisines au moment des repas. Certes, pour un meurtrier voulant glisser discrètement du poison dans une bouteille de vin, cette effervescence doit compliquer les choses. A moins que, justement, chaque esclave étant pris dans ses occupations, il puisse le faire à la vue de tous sans que quiconque ne le remarque. Sauf que, comme pour le potage, il n'y a sans doute pas que Florain qui a bu du vin... Les réflexions royales sont interrompues par l'arrivée de Ketil, le visage sombre. Il marque un temps d'arrêt devant le corps sans vie de Florain, puis Loundor lui désigne la chambre, d'où se font encore entendre des lamentations déchirantes. Dès que le médecin a refermé la porte derrière lui, Calith reprend :

 

- Vous n'avez rien remarqué d'inhabituel, en faisant le service ?

- Non Sire.

- Personne qui rôde dans les couloirs alors qu'il n'a rien à y faire ?

- Non Sire.

- Vous n'avez pas laissé le plateau sans surveillance ?

- Non Sire.

- Est-ce que vous avez croisé Severin ?

- Non Sire.

- Est-ce que tout allait bien quand vous avez fait le service ? Vous avez remarqué quelque chose de particulier ?

 

Pour la première fois depuis le début de l'interrogatoire, l'esclave hésite. Il jette un regard à son compagnon, se tordant les doigts nerveusement. C'est Iezahel qui, d'une douce injonction, le pousse à déclarer :

 

- Eh bien, Marsylia n'avait pas l'air d'aller bien. Elle avait les yeux rougis et elle avait une lèvre tout gonflée, comme si elle avait été frappée.

 

Calith hausse un sourcil. Il ne s'en est pas rendu compte, tout à l'heure, mais vu les circonstances... Loundor hoche doucement la tête, confirmant les dires de l'esclave. Il en parlera sans doute plus en détails lorsqu'ils seront seuls. Calith continue donc ses questions :

 

- Personne n'en a fait mention, je suppose ?

- Non Sire. Rien du tout. Nous avons fait comme si de rien n'était.

- Bien sûr. Quand vous les avez quitté, ils étaient seuls dans les appartements ?

- Oui Sire.

- Est-ce que quelqu'un aurait pu venir ensuite ?

- Peut-être. Mais on a pour ordre de ne pas les déranger lorsqu'ils prennent leurs repas.

 

Après un échange de regards avec Loundor et Iezahel, Calith conclut :

 

- Très bien, je pense que ça sera tout pour le moment. Merci.

 

Les deux esclaves s'inclinent respectueusement et quittent les appartements sans un mot. Comme s'il avait attendu ce moment, Ketil sort de la chambre et se répand en salutations obséquieuses. Calith, agacé par le petit vieillard, le coupe sèchement :

 

- Comment va-t-elle ?

- Mal. Elle est folle de douleur. Je lui ai donné un calmant puissant, qui va la faire dormir toute la nuit. Thilda va la veiller. Je reviendrai demain matin.

 

Calith hoche doucement la tête : c'était évident qu'ils ne pourraient pas l'interroger ce soir. Un nouveau regard avec Iezahel et Loundor lui apprend qu'ils ont vu tout ce qu'il y avait à voir. Alors il déclare :

 

- Ketil, je vous laisse vous charger de Florain. A demain.

 

Et il sort, faisant la sourde oreille aux paroles mielleuses du médecin. Réfugiés au salon des appartements de Calith, où les attendent le potage et la table mise, ils s'installent dans les fauteuils, une chope de vin chaud entre les mains. Les mines sont soucieuses. C'est Loundor qui, en premier, partage ses impressions :

 

- Bon. Dommage. C'était pas Florain l'assassin.

- Moui, bougonne Calith. Si ça se trouve, il s'est empoisonné tout seul, rien que pour nous casser les pieds et nous faire chercher indéfiniment un meurtrier qui n'existe plus.

- Mais ça ne collerait pas, rétorque Loundor, imperméable à l'humour. Le meurtrier choisit ses victimes, il a des raisons de tuer telle personne et pas telle autre. Il a un but, et ce serait stupide de se suicider alors qu'il est sur le point de les atteindre. D'autant que nous n'étions pas près de le coincer.

 

Iezahel fait un clin d'œil à Calith, ayant parfaitement saisi sa plaisanterie. Mais le léger sourire sur ses lèvres disparaît quand il déclare :

 

- Ce qui m'inquiète le plus, c'est la disparition de Severin. Nyv' ne serait pas du genre à crier au loup sans s'être assuré que c'en est bien un. Il a dû longuement chercher l'esclave avant de nous parler de disparition. Or Severin est obligé d'être disponible à tout moment. Il y a les esclaves, les gardes, les domestiques. Si personne ne l'a vu, c'est qu'il ne veut pas être vu. Et ça, c'est plutôt inquiétant à mon avis.

- J'avoue que ça m'inquiète également, admet Calith. Soit il se cache, soit Florain a encore manigancé quelque chose. J'espère juste qu'il ne l'a pas surpris en train d'interroger les esclaves à propos de sa présence dans les écuries.

 

Bien malgré lui, Calith frissonne à cette simple idée. Vu le manque de respect dont il faisait preuve, il ne serait guère étonnant que Florain ait fait arrêter Severin sans en parler au roi. C'est Loundor qui se résigne à envisager le pire, en laissant échapper :

 

- Sauf si c'est lui le tueur. Il va de partout, sans se faire remarquer. Il aurait d'excellentes raisons de tuer Égeas, Florain. Et pourquoi pas le chef cuisinier, après tout ? Quant au mari de Marsylia, on ignore comment il se comportait avec Severin...

- Mais pas Artéus. Quand il nous en a parlé, il avait l'air vraiment affecté par sa mort.

- Je sais bien... J'apprécie cet esclave, ne croyez pas le contraire, mais qu'il disparaisse comme ça au moment de l'assassinat de Florain est très suspect. Déjà, rien ne nous prouve que Artéus ait réellement été assassiné. C'était peut-être simplement une mauvaise grippe. Et qui sait, nous avons peut-être affaire à deux tueurs. L'un tue les trois premières victimes, et Severin, inspiré, tue Égeas et Florain.

 

Calith lâche un long soupir. Il n'avait pas envisagé cette possibilité, et même si elle semble tirée par les cheveux, ils ne peuvent pas l'exclure totalement. Iezahel, semblant peu enthousiaste à l'idée de se triturer les méninges avec cette nouvelle hypothèse, dit dans un haussement d'épaules :

 

- Il ne peut pas aller bien loin, de toute façon. Le temps l'empêche de fuir le château, et les gardes ne manqueraient pas de l'arrêter si il tentait quand même de le faire. Il est forcément quelque part ici, et nous finirons fatalement par le retrouver. A ce moment-là seulement, on pourra savoir ce qu'il en est vraiment.

- Tiens, d'ailleurs, Loundor. On ne pourra savoir ce qu'il s'est réellement passé qu'en parlant avec Marsylia, mais tu confirmes l'avoir vue avec des traces de coups ?

- Oui, sans aucun doute possible. Elle avait une lèvre gonflée, qui virait au violet. Et autour de son poignet, des marques très visibles, d'un bleu sombre. C'était clairement quelqu'un qui l'avait retenu par le poignet avec énormément de force.

- Florain ?

- Je ne vois pas qui d'autre aurait osé poser la main sur elle. Nous lui demanderons demain ce qu'il s'est passé. Et elle n'aura pas intérêt à nous mentir.

 

Le silence retombe après cette menace à peine voilée. Le témoignage de Marsylia demain sera capital. Tant qu'ils ne lui auront pas parlé, et qu'ils n'auront pas retrouvé Severin, ils ne peuvent que faire des hypothèses.

 

 

 

 

 

Après quelques coups frappés à la porte, Nyv' et les jumeaux s'avancent dans le salon. L'éclaireur est pâle comme un linge, et il se laisse choir sur une chaise sans même avoir salué son roi ou son Général. Les jumeaux se postent de part et d'autre de la chaise, et ils posent une main sur son épaule. Nyv' est visiblement trop secoué pour parler, alors Ishran, ou peut-être Shorys, annonce :

 

- Nous n'avons trouvé aucune trace de Severin. Nous avons fouillé les dépendances de chaque étage, le rez-de-chaussé, et même les écuries. Rien.

- Vous êtes allez voir dans les geôles ?

- Oui. Nous les avons toutes vérifiées. Aucune trace de lui. Nous avons fait le caveau, la réserve et la cave également. Mais rien du tout.

- Le bureau d'Égeas ?

- Fait également.

 

Le silence retombe dans la pièce, lourd et oppressant. Loundor demande, par acquit de conscience :

 

- Vous avez interrogé esclaves et gardes ?

- Oui mon Général. Ils ne l'ont pas vu.

 

Le jumeau semble hésiter, et c'est l'autre qui, finalement, laisse échapper :

 

- On a pensé que les deux évènements étaient liés. Mais quand on a demandé aux gens, ils disaient tous qu'ils ne l'avaient pas vu depuis un sacré moment.

- Un sacré moment ? Demande Loundor.

- Au moins depuis le matin, peut-être même depuis hier au soir.

- Et personne ne l'a vu cet après-midi, par exemple ?

- Non Sire. Enfin, c'est ce qu'ils disent...

- Bon, soupire Loundor. Dites aux esclaves d'ouvrir l'œil : Severin va forcément avoir besoin de manger et de boire. Il devra quitter son repaire.

 

La nuit est tombée depuis longtemps, et le potage a refroidi dans sa soupière. Les deux loups-garous se contentent du pain et de la terrine, mais les humains n'ont pas faim : les évènements de la soirée leur ont coupé l'appétit. Et puis, le poids de la fatigue se fait sentir pour tous. Calith, après avoir jeté un regard peiné à Nyv', déclare :

 

- Faites passer le mot aux esclaves, et allez vous reposer. On en a tous besoin. On se retrouve ici à l'aube demain.

 

Nyv' s'est un peu remis de ses émotions, mais il lui faut l'aide des jumeaux pour se relever. Ils décident, après en avoir référé à Loundor, que Nyv' dormira avec l'un des deux pendant que l'autre prendra son tour de garde devant la porte. Asaukin se retire, suivi par Loundor, laissant les deux compagnons seuls.




D'un même mouvement, sans se concerter, ils regagnent la chambre. Le louveteau n'est plus sur le lit, et ils le cherchent un moment, le ventre noué par l'angoisse, avant de découvrir le petit garçon endormi sur la pile de serviettes dans la salle d'eau. Tout en douceur, Iezahel l'installe dans la cuvette de la veille et le couvre soigneusement, avant de l'installer sur un banc dans la chambre.

Puis, après avoir plié soigneusement sa tenue, va s'allonger nu dans le lit. Calith le regarde avec une lueur d'envie, mais il lui dit :

 

-Tu devrais passer au moins un pantalon. Si le petit nous rejoint dans la nuit...

 

Calith lui lance l'un des siens, qu'il a porté pendant le voyage et qui a été nettoyé, et va le rejoindre sous l'édredon. Allongé sur le dos, il fixe un instant le plafond aux poutres apparentes, perdu dans ses pensées. Quand son amant a fini de se contorsionner à ses côtés, il bascule sur le flanc, l'observe un instant, avant de murmurer :

 

-Iezahel...

 

Il n'a pas besoin de quémander un câlin. Iezahel se rapproche et le serre contre lui, caressant doucement ses épaules nouées et sa nuque, déposant de légers baisers sur sa tempe. Les yeux mi-clos de plaisir, Calith se laisse faire, savourant la chaleur de son corps, la douceur de sa peau et son parfum.

 

- Ça ne va pas ?

- Hum.

 

Avec délicatesse, Iezahel le renverse sur le dos, et se love contre lui. Ses mains puissantes parcourent son torse à travers la chemise, ses lèvres butinent sa peau, et dans un chuchotement, il insiste :

 

- Quel est le problème ?

- Florain.

 

Les mains s'immobilisent. Iezahel redresse la tête et la lumière vacillante des chandelles révèle l'inquiétude sur son visage. D'une voix hésitante, il dit :

 

- Il est mort, il ne pourra plus nous nuire.

- Je sais bien...

- Mais ?

- Mais j'ai cru qu'on avait trouvé le meurtrier. Qu'il ne nous restait plus qu'à trouver les preuves, et on aurait pu rentrer à Pieveth. Là, il va falloir tout recommencer, chercher ailleurs, interroger encore plein de personnes.

- L'étau se resserre, j'en suis convaincu.

 

Iezahel souffle les chandelles, et se rapproche à nouveau de son amant, caressant doucement sa gorge et ses joues. Calith, bercé par cette tendresse, murmure :

 

- Je voudrais tant que cette affaire soit réglée...

- On va la résoudre. Et puis, l'essentiel, c'est qu'on puisse être ensemble, non ? Tant que je suis contre toi, je me moque d'être à Pieveth, à Iduvief, ou au fin fond de nulle part.

 

Comme pour souligner ses propos, la main de Iezahel se glisse sous la chemise de Calith et effleure son flanc. Calith frissonne, laisse échapper un soupir de bien-être avant de marmonner :

 

- C'est déloyal. Comment veux-tu que je te contredise si tu utilises ces arguments ?

- Tu n'es pas obligé de me contredire, tu sais. Tu peux juste me répondre que j'ai raison, et que tu m'aimes, et que tu as envie de me faire l'amour.

 

Calith éclate d'un rire étouffé et l'embrasse fougueusement. Ses mains remontent, dans une longue caresse, le dos musclé de Iezahel, puis vont effleurer ses flancs, tandis que leurs lèvres se soudent dans un doux baiser. Avec beaucoup de tendresse, très lentement, ils s'étreignent jusqu'à ce qu'une vague de plaisir célèbre leur amour. Les mots sont superflus ensuite, et ils s'endorment, blottis l'un contre l'autre.

 

 

 

 

 

L'aube les découvre lovés l'un contre l'autre, les membres entremêlés. Ils ne dorment plus, un cauchemar de Iezahel les a réveillé et ils n'ont pu retrouver le sommeil. Mais ils demeurent sous l'édredon, dans la douce chaleur, à se chuchoter parfois des mots doux, sans bouger, juste à savourer la présence de l'autre. Fáelán les a rejoint et termine sa nuit blotti contre son père.

 

Les échos de l'activité dans le salon les poussent hors du lit. Ils se préparent rapidement, et rejoignent Loundor et ses hommes dans le salon, autour de la table. Seul Nyv' manque à l'appel, et l'un des jumeaux leur apprend qu'il est parti très tôt à la recherche d'informations concernant Severin. Le petit-déjeuner a du mal à passer, pour Calith. S'il n'avait pas encouragé le rapprochement entre l'éclaireur et l'esclave, Nyv' ne vivrait pas d'heures aussi sombres en ce moment même.

 

Les mines sont graves et l'ambiance morose. Les rares paroles sont échangées à voix basse, et les conversations meurent presque aussitôt après avoir été lancées. Ils expédient le petit-déjeuner, puis l'un des jumeaux retourne en cuisine tandis que l'autre part à la recherche de Nyv'. Fáelán reste dans les appartements, surveillé par Asaukin.

 

Calith, Loundor et Iezahel commencent par rendre visite à Filraen, sur l'impulsion du roi. Lorsqu'ils arrivent devant son antre, deux gardes à la mine peu engageante pressent le mage de se dépêcher à quitter les lieux. Oubliée, la pièce chaleureuse et accueillante : les étagères sont vides, l'écritoire vierge de tout parchemin et le lit, nu. Filraen s'agite, marmonnant entre ses dents, forçant sur sa besace en cuir pour y faire rentrer tous ses vêtements.

 

A la vue de leur souverain, les deux gardes s'écartent prudemment, après l'avoir salué comme il se doit. Filraen se redresse en les voyant rentrer, et leur offre un sourire navré :

 

- L'heure des adieux est arrivée plus vite que prévu, semble-t-il. Je suis désolé, je ne peux rien vous offrir à boire.

- Nous ne venions pas pour ça, de toute façon, répond Calith, d'une voix douce.

- Oh. Oui, bien sûr. Je suppose que vous avez appris pour hier.

- Nous vous avons croisé dans les couloirs, en effet. Et nous avons entendu les paroles de Marsylia.

 

Le mage leur jette un regard désemparé, visiblement très ému de quitter Iduvief. Il passe une main dans ses longs cheveux bruns et murmure :

 

- Je ne vous ai pas vu, hier, désolé. J'étais comme qui dirait perturbé.

- Vous avez essayé de sauver Florain, n'est-ce pas ?

- Oui. Elle m'a fait appeler immédiatement, mais le temps que j'arrive, c'était trop tard. Il vivait encore, mais le poison avait fait son office. Plus rien ne pouvait le sauver.

- Vous avez croisé quelqu'un, en allant dans les appartements ?

- Non, personne d'autre que les gardes affolés.

- Florain a-t-il pu vous dire quelque chose ?

- Rien du tout. Il était à l'agonie. Marsylia me harcelait pour que je le sauve mais... Ce genre de poison est redoutable, et trop de temps s'était écoulé...

- Et vous avez croisé Severin récemment ?

 

Filraen fronce les sourcils, et fixe son roi, intrigué. Calith esquisse un sourire forcé, attendant une réponse, tandis que Loundor et Iezahel, debout derrière lui, demeurent immobiles. Finalement, le mage, après un moment de réflexion, déclare :

 

- Ça fait plusieurs jours que je ne l'ai pas vu. Mais ce n'est pas bien rare, vous savez, il a tellement à faire qu'il n'a pas souvent le temps de venir me rendre visite. Et maintenant … eh bien, j'espère qu'il poursuivra son bonhomme de chemin sans trop de heurts. Enfin, je suppose qu'avec la mort de Florain, il courra moins de risques.

 

Calith acquiesce lentement, sans lui annoncer la disparition de Severin. Le départ de Filraen est imminent et il serait bien cruel de lui infliger un tel souci alors qu'il ne peut rien y faire. Il poursuit donc en suggérant :

 

- Nous pourrions essayer de convaincre Marsylia de revenir sur sa décision vous concernant.

 

Le regard doux du mage se fixe dans celui de Calith, et après quelques secondes d'hésitation, il murmure :

 

- C'est gentil, mais inutile. Elle ne reviendra pas sur sa décision. Et quand bien même elle le ferait, je resterai pour toujours celui qui n'a pas pu sauver Florain. Je savais qu'elle allait finir par me chasser du château, je ne pensais pas ce que serait aussi vite, mais qu'importe. Je ne suis pas apprécié ici, personne ne se soucie de ce que je peux apporter. Mon départ ne sera déploré que par les esclaves, mais je ne peux pas affronter l'hostilité de Marsylia et des résidents du château pour eux. Ne vous méprenez pas, ça me fend le cœur de les laisser. Mais... c'est un signe du destin. Il est temps que je reprenne ma vie en main, que je reparte sur les routes.

- En direction de Pieveth, j'espère.

 

Impossible de manquer le sourire de soulagement qui nait sur les lèvres du mage. Passant d'une jambe sur l'autre, il répond avec chaleur :

 

- Votre proposition m'honore, Votre Majesté. Je profiterai du voyage pour offrir mes capacités à ceux qui en ont besoin. Et je me rendrai à Pieveth pour me mettre à votre service.

- Nous ignorons quand nous pourrons rentrer, de toute façon. Nous devons résoudre cette affaire, et ça peut prendre encore beaucoup de temps. Profitez de votre liberté pour voyager, Filraen. Je n'exige pas votre présence au château dans les plus brefs délais, je veux juste que vous sachiez qu'il existe un endroit où vous serez le bienvenu.

 

Les mots lui manquent, à Filraen, pour exprimer toute sa gratitude. Il se contente donc de s'incliner bien bas, les joues roses et les yeux embrumés d'émotion. Ils ont encore beaucoup à faire, et la quasi-certitude qu'ils reverront le mage. Alors Calith lui serre la main et déclare :

 

- Faites une bonne route, et soyez prudent. Je vous dis à très bientôt.

- A bientôt, Votre Altesse. Et merci. Merci beaucoup.

 

Iezahel et Loundor ne font aucun commentaire, lorsqu'ils s'engagent dans les couloirs glacés en direction des appartements de Marsylia. Calith sait bien qu'ils n'ont pas réellement besoin de mage à Pieveth, ils ont un excellent médecin, une armée redoutable, et puis, lui, il est là. Mais ses deux compagnons n'ont aucune raison de remettre en cause sa décision : eux aussi apprécient Filraen.

Alors qu'ils jettent un regard torve à travers la fenêtre du palier, qui laisse voir de fins flocons qui tombent lentement, des bruits de pas dans les escaliers les font se retourner. Nyv', escorté par l'un des jumeaux, monte laborieusement, le visage défait. Il les salue d'une voix blanche, avant de leur demander s'ils peuvent parler à l'abri des oreilles indiscrètes. Calith les conduit alors dans ses appartements, où ils s'installent autour de la table du salon. Devant l'air hagard de l'éclaireur, Iezahel va chercher une bouteille de vin, qu'il répartit dans des chopes avant de les servir. Après avoir avalé une grande lampée d'alcool, Nyv' leur apprend :

 

- J'ai réussi à découvrir la vérité. J'ai d'abord cru que... Enfin, Florain a été assassiné, tous les esclaves ou presque le détestaient. L'absence de Severin à nos petits cours de raquettes laissait à penser qu'il était lié de près à ce meurtre. Et j'ai pensé que les esclaves étaient au courant, et le couvraient en déclarant qu'ils ne l'avaient presque pas vu de la journée, hier. Même en insistant et en me montrant compatissant, ils n'ont pas changé leur version. Ils soutenaient qu'ils ne l'avaient pas vu de la journée. Ce matin, j'ai fouillé le château, interrogé esclaves et gardes. Et l'un d'eux a parlé.

 

Nyv' frissonne, reprend une gorgée de vin, s'agite sur sa chaise en repensant à cette discussion, tandis que les autres attendent patiemment la suite. Finalement, après avoir pris une profonde inspiration, il déclare :

 

- Severin a quitté Iduvief.

 


 
 
posté le dimanche 05 janvier 2014 à 17:46

Iduvief, chapitre 25

 

 

 

 

Marsylia et Florain sont installés dans leurs fauteuils, près de la fenêtre, une chope à la main. Auprès de la cheminée, les deux enfants de Marsylia s'amusent en chuchotant. Dès qu'elle voit le roi, accompagné de son Général, de son esclave et du vétéran, la nourrice se lève et les emmène hors des appartements de la maîtresse des lieux. Une maîtresse des lieux qui les salue très poliment, tandis que Florain leur jette à peine un regard. Mais il se lève en voyant que Iezahel porte dans ses bras un enfant. Et il demande, d'une voix cassante :

 

- Où l'avez-vous trouvé ?

- Vous vous oubliez encore, Florain, ça devient une mauvaise habitude, le reprend sèchement Calith. Nous ne sommes pas vos gardes.

- Mes excuses, Sire.

 

Mais les excuses n'ont rien de sincère, c'est flagrant : le ton manque cruellement de conviction et Florain ne daigne pas regarder son roi. Il n'a d'yeux que pour Fáelán. Pour la première fois depuis qu'il a émis l'idée d'aborder le rachat de Fáelán cet après-midi, Calith ressent de l'inquiétude. Car la lueur intéressée qui brille dans le regard du responsable ne présage rien de bon. Alors Calith s'adresse à Marsylia, et lui déclare :

 

- Cet enfant est celui de Sighild. C'est donc un esclave, comme en atteste la marque qu'il porte. Votre estimé maître d'écurie avait fort peu à faire des coutumes qui veulent qu'on ne marque un enfant que lorsqu'il est capable d'endurer la douleur que ça engendre. Quoiqu'il en soit, maintenant que le maître d'écurie n'est plus, cet enfant devrait vous revenir. Sauf que je le veux. Je vous en offre donc une pièce d'or.

- Non ! S'exclame Florain.

 

Calith, un masque hautain figé sur le visage, se tourne vers lui. Et d'une voix glaciale, il laisse tomber :

 

- Je vous demande pardon ?

 

Le responsable au visage si austère se tétanise. Il réalise qu'il a outrepassé son rang, qu'il s'est immiscé dans la conversation et que cette fois, il est allé trop loin. Alors, la tête baissée, il bougonne :

 

- Rien. Toutes mes excuses.

- Bien.

 

Marsylia est restée immobile et silencieuse, écoutant l'échange sans piper mot. Elle jette un long regard à Florain, avant de demander à Calith :

 

- Il est trop jeune pour vous être d'une quelconque utilité. Puis-je vous demander pourquoi désirez-vous cet enfant ?

- Non.

 

Le visage de Marsylia se ferme, et Florain laisse échapper un juron à peine audible. Calith fouille dans sa bourse et dépose la pièce d'or sur la table impeccablement cirée. Et, fixant Marsylia du regard, la prévient :

 

- Il est désormais mien. Ne vous avisez pas d'essayer de le récupérer, ni de l'accuser à tort.

 

La maîtresse des lieux sourcille mais soutient son regard. Et d'un geste à peine perceptible, elle hausse les épaules, comme si cette histoire n'avait, finalement, pas grande importance. Mais Florain serre si fort sa chope que les jointures de ses doigts blanchissent. Et le regard qu'il jette à Calith est meurtrier. Sauf ce dernier ne se laisse pas impressionner et lui demande sèchement :

 

- Avez-vous le registre des voyageurs que je vous avais demandé ?

- Non. Pas ici.

- Alors allez me le chercher.

- Nous avions convenu que c'était Severin qui s'en occuperait.

- En effet. Et de ce que j'en ai vu, je suis sûr qu'il aura fait son travail correctement. Dois-je comprendre que vous refusez d'accéder à ma requête ?

 

Florain plisse les yeux et ses lèvres deviennent deux traits pâles tant il les serre. Mais il ne peut pas refuser, il le sait bien. D'un pas rageur, il quitte les appartements de Marsylia, faisant violemment claquer la porte derrière lui. Calith se tourne vers la maîtresse des lieux et lui conseille :

 

- Vous devriez le remettre à sa place, Marsylia. C'est vous qui dirigez ce fief, vous devez vous faire obéir. Je n'ose imaginer de quelle manière il s'adresse à vous, vu comme il le fait avec moi.

- Je n'y manquerai pas, Votre Altesse.

 

Un silence pesant s'installe dans la pièce. Marsylia semble très mal à l'aise, et Calith n'a pas le cœur à la rabrouer plus. Iezahel garde son masque impassible, Fáelán blotti dans ses bras, mais le roi n'ignore pas à quel point il doit être soulagé. Tout à l'heure, lorsqu'ils seront dans l'intimité des appartements, ils pourront se réjouir comme il se doit.

 

La porte s'ouvre à nouveau. Loundor et Asaukin se rapprochent de Calith en voyant que ce n'est pas Florain qui revient, mais qu'il s'agit de l'inconnu qui était présent au jugement de Iezahel. L'homme semble surpris de voir que Marsylia n'est pas seule avec Florain, et s'immobilise sur le seuil, indécis.

 

- Venez, Nétère.

 

Rassuré par l'invitation de Marsylia, l'homme avance sa grande silhouette dégingandée jusqu'au milieu du salon. Il s'incline devant Calith, avant de le saluer comme il se doit, puis salue le Général et le vétéran. En réponse au regard interrogateur de Calith, Marsylia déclare :

 

- Je vous présente Nétère, l'archiviste d'Iduvief. Il m'aidera dans la gestion du fief en attendant la fonte de la neige.

 

Il n'est plus très jeune, l'archiviste, ses sourcils broussailleux et ses cheveux clairsemés sont grisonnants. Pourtant, il a l'air sérieux, et peu enclin à rire, ni même à sourire. Mais Calith ne s'attarde pas plus sur la question : il en a par-dessus la tête de ce fief, et il n'a pas envie de chercher à savoir si Marsylia a raison de lui accorder cette confiance.

 

Constatant que le roi n'a rien à lui dire, l'archiviste se dirige vers Marsylia, brandissant un parchemin soigneusement roulé. Après lui avoir remis, il se penche vers elle et murmure longuement, la faisant régulièrement opiner.

Restés debout, Loundor, Asaukin, Calith et Iezahel se sont instinctivement rapprochés les uns des autres, formant un petit groupe compact. Ils restent parfaitement silencieux, échangeant parfois un bref regard. Mais ils se connaissent suffisamment pour deviner les pensées des autres et le léger agacement qui affleure, eux qui sont ignorés si sciemment.

 

 

 

 

Finalement, c'est Florain qui, en revenant, débloque la situation. Il laisse tomber le registre sur la table, non loin de la pièce d'or abandonnée, puis se dirige vers Marsylia et Nétère.

Prenant sur lui pour ne pas s'énerver, Calith va s'installer sur une chaise, et tire vers lui le registre. Loundor, Asaukin et Iezahel restent debout derrière lui, lisant par-dessus son épaule mais surtout, veillant à sa sécurité. Le registre a été, semble-t-il, soigneusement tenu : les pages sont remplies de lignes joliment écrites, comprenant le nom du voyageur, sa provenance, la date d'arrivée et la date de départ. Calith fronce les sourcils, se demandant si leur arrivée a, elle aussi, été inscrite.

 

Il tourne lentement les pages, agacé. Ces noms ne lui apprennent rien, forcément. Mais arrivé vers la fin du registre, un vélin détaché porte la belle écriture de Severin. Il a inscrit deux listes de noms, bien distinctes, réparties en deux colonnes. Sans doute pensait-il être présent et pouvoir développer ses idées lors de l'examen du registre, car il n'a rien noté de plus que ces noms. Finalement, à bout de nerf, Calith demande, hargneux :

 

-Puisque vous ne voulez pas vous en occuper, Florain, pourquoi n'avez-vous pas fait venir Severin pour qu'il nous aide à y voir plus clair ?

-Il est trop occupé, Sire, navré.

 

Navré, il ne l'est pas du tout, bien sûr. Il ne bouge pas d'un pouce, occupé à lire le parchemin remis à Marsylia. Ce n'est pas lui qui les aidera à tirer des conclusions de ces séries de nom. Il aurait été à Pieveth, Calith aurait fait enfermer ce prétentieux dans la pire geôle du château, histoire qu'il se rappelle quelle est sa place. Mais ici, ça provoquerait bien trop de complications. Marsylia, voyant que son amant n'est pas décidé à aider à son roi, fait signe à Nétère d'y aller. Et l'archiviste, d'un pas lent mais assuré, vient prendre place aux côtés de Calith. Et après un bref examen, il déclare :

 

- Severin a trié tous les noms du registre. Il a laissé de côté les invités habituels, ainsi que ceux qui viennent des fiefs voisins. La première colonne correspond aux divers marchands qui se présentent régulièrement aux portes d'Iduvief. Lui, par exemple, vend des tissus et des vêtements.

 

L'index de l'archiviste, à l'ongle long et jauni, désigne le premier nom de la liste de gauche, avant de poursuivre avec les noms suivants :

 

- Lui propose des liqueurs et des vins qui ne se font pas dans la région. Celui-là apporte des herbes et des remèdes. Et celui-là des peaux et des cuirs.

 

S'aidant du registre, il poursuit, marmonnant entre ses dents :

 

- On dirait que Severin a volontairement exclu pas mal de marchands. Tous ceux qui apportent des matières premières aux artisans. Il a dû penser qu'ils n'auraient pas pu vendre le nimhiù.

-Le commerce se fait dans la cour ?

- Oui Votre Altesse. Même en été, nous sommes très isolés : l'arrivée des marchands est toujours une distraction très plaisante.

- Je suppose donc que toutes les personnes intéressées descendent dans la cour pour faire leurs achats ?

- Oui Votre Majesté. La cour grouille de monde.

 

Calith frissonne malgré lui. Ils passent tellement de temps à médire sur les uns et les autres, et à créer des histoires à partir de broutilles, qu'il imagine sans peine l'ambiance qui doit régner. Les petits groupes rassemblés, qui s'épient en échangeant leur venin et qui commentent les achats des uns et des autres.

A Pieveth, une partie de l'enceinte sert au marché quotidien : la nourriture d'un côté, en fonction des saisons, et les objets de consommation courante de l'autre côté. Les habitants n'attendent donc pas la venue d'un marchand, et ne se pressent pas autour de son chariot : chacun va et vient dans la plus complète indifférence. Mais ici, sans doute comme dans tous les fiefs un peu isolés, chaque colporteur fait l'objet d'une attention toute particulière. Et finalement, ça arrange plutôt leurs affaires. Calith, pour être sûr, demande :

 

- Donc les achats se font à la vue de tous. Je suppose que c'est idéal pour le commérage, je me trompe ?

- Eh bien... euh... à vrai dire, les marchands savent bien que leurs clients aiment la discrétion. Je veux dire, une personne qui achète des remèdes contre les gaz ou contre les problèmes d'endurance masculine ne tient pas à ce que tout le monde soit au courant. Les colporteurs ont donc un auvent, sur le côté de leur chariot, fermé par un rideau. Le client se faufile à l'intérieur, fait ses achats, et ressort avec un paquet.

 

Calith retient de justesse un juron. Ça aurait été trop beau, bien sûr. Enfin, de toute façon, l'assassin aurait glissé la fiole dans une bourse et l'histoire aurait été réglée. À moins qu'il n'en ait acheté un tonneau complet, mais ça semble peu probable. Reportant son attention sur la liste, il désigne la seconde colonne et demande :

 

- Et là, c'est qui ?

- Hum. A priori, de simples voyageurs, Votre Altesse. Des gens venus rendre visite à des membres éloignés de leur famille, des troubadours, des curieux, des travailleurs à la recherche d'un poste.

- C'est possible de savoir qui a rendu visite à qui ?

- Non Votre Altesse. Ce n'est jamais consigné. Les gens n'aiment guère avoir à fournir trop d'informations lorsqu'ils arrivent. Ils se sentent suspectés.

- Bien sûr. C'est normal. Il y a deux petits traits, là, à côté des noms des colporteurs. Vous savez à quoi ils correspondent ?

 

L'archiviste tourne délicatement les feuilles du registre, promenant son index sur les lignes noircies, avant de déclarer :

 

- Oui. Ça signifie qu'ils sont toujours ici. Certains préfèrent passer l'hiver au chaud plutôt que sur les routes, surtout ceux dont les marchandises servent tout au long de l'année. Ils sont gracieusement accueillis par Iduvief, en échange de prix plus intéressants.

 

Calith esquisse un sourire : enfin la possibilité d'interroger quelqu'un ! Mais son sourire disparaît vite quand, après avoir demandé les marchandises qu'ils proposaient, l'archiviste lui répond :

 

- L'un vend des chausses et des bottes. Il passe l'hiver ici à fabriquer celles qu'il vendra au printemps. L'autre vend des pièces d'étain : bijoux, vaisselle, cuvettes.

- Très bien. Nous irons tout de même les interroger. Est-ce que l'on peut savoir où ils sont logés ?

- Il faudra demander aux esclaves, Votre Altesse, ce n'est pas consigné dans le registre.

- Merci Nétère pour ces éclaircissements.

 

L'archiviste hoche simplement la tête, et se relève lentement. Marsylia et Florain ont terminé l'étude du manuscrit et le rendent à Nétère, qui s'empresse de quitter les lieux, sans doute conscient de la tension qui règne. Ils semblent, l'un comme l'autre, plutôt pressés de les voir partir mais Calith déclare, l'air innocent :

 

- Nous allons donc pouvoir avancer un peu dans notre enquête. Et nous aurons peut-être enfin la confirmation quant à nos soupçons.

 

Marsylia s'est redressée dans son fauteuil, et le soulagement sur son visage n'est pas feint lorsqu'elle demande :

 

- Vous avez une piste ?

- Oui. Nous avons un suspect très sérieux en vue. Il a la possibilité de se déplacer dans le château sans attirer l'attention, et tous les mobiles expliquant chaque meurtre.

 

Calith fixe Marsylia mais il observe du coin de l'œil le responsable, qui semble impassible. Et soudain, il se tourne vers lui et lâche :

 

- D'ailleurs, Florain, j'ignorais que vos fonctions vous amenaient à être en relation avec le maître d'écurie.

 

Le concerné tressaille, mais il répond d'une voix calme :

 

- Ça m'arrive, en effet.

- A quel sujet ?

 

C'est clairement visible que Florain se retient de lui rétorquer que ça ne le regarde pas. Mais il se contente de lui dire :

 

- Je dois m'assurer que les consignes de sécurité sont respectées, surtout dans un lieu aussi sensible. Comme je vous l'expliquais avant-hier.

- Et c'est tout ?

- Eh bien, je chasse beaucoup, aux beaux jours, et je m'assure donc que les chiens se portent bien.

 

Les deux hommes s'affrontent un long moment du regard, et c'est finalement Florain qui détourne les yeux en premier. Ils n'en tireront rien de plus. Calith s'adresse donc à Marsylia pour lui demander :

 

- Avez-vous appris quelque chose à propos de notre enquête ?

- Non, Votre Altesse. Peut-être que si vous me disiez qui est votre suspect, je pourrais vous apporter mon aide...

 

Calith jette un regard indéchiffrable à Florain avant de se concentrer sur Marsylia pour lui répondre :

 

- Je ne préfère pas.

- Comme il vous plaira, Votre Majesté.

- Si vous découvrez quoique ce soit, faites-le nous savoir, je vous prie.

- Bien entendu.

 

Et après les salutations d'usage, ils quittent les appartements de la maîtresse des lieux pour regagner ceux du roi.




A peine la porte s'est-elle refermée derrière eux que Iezahel pose Fáelán au sol, qui se transforme dans la foulée. Il se met soudain à sautiller dans tous les sens, tournant sur lui-même comme une toupie, puis à partir comme une flèche jusqu'à la chambre, pour faire demi-tour dans un magnifique dérapage qui met à mal le tapis. Devant le regard consterné de Calith, Iezahel explique :

 

- Il a essayé de changer tout le long de l'entretien. Je crois que Florain le terrifie. Il a besoin de se défouler.

 

Ce n'est qu'à ce moment-là que Calith remarque à quel point Iezahel, avec son œil encore à moitié gonflé et plein de sang, semble épuisé. Loundor lui avait expliqué, il y a fort longtemps, qu'un loup-garou assez puissant peut aider un plus jeune à se transformer, ou à lutter contre une transformation s'il a perdu toute maîtrise.

Contrairement au sort qui était présent dans le collier de Iezahel, ce n'est pas douloureux, car le plus puissant arrive à convaincre le loup que ce n'est pas le bon moment. C'est une sorte de négociation, éreintante, entre les deux loups. Et face à un louveteau qui change rapidement et spontanément, ça a dû être une lutte de tous les instants, particulièrement éprouvante. Loundor intervient en proposant :

 

- On pourrait aller faire un tour dans la cour, tant qu'il fait encore jour.

 

Sans doute pour la première fois depuis l'accusation de meurtre, Iezahel sourit réellement et ses yeux s'illuminent de joie. Et c'est cette vision qui fait acquiescer Calith, incapable de refuser ce plaisir à son amant. Il fouille dans sa bourse pour récupérer la clef, et enlève avec douceur le collier de Iezahel, qui va changer dans la chambre, suivi par Fáelán qui semble être possédé par un esprit malin tant il est agité. Loundor les observe, un sourire indéchiffrable sur le visage.

 

Finalement, c'est accompagné d'un loup et d'un louveteau que Loundor, Asaukin et Calith regagnent le rez-de-chaussée et traversent le hall pour sortir dans la cour. Ils vont directement prévenir les gardes, pour leur rafraîchir la mémoire et éviter tout accident. Pendant que l'homme de garde va prévenir ses collègues, Fáelán n'arrête pas de mordiller le pantalon de Calith, le tirant à lui pour l'entraîner dans ses jeux. Et il faut toute l'autorité de son père, qui l'attrape par la peau du cou avec sa gueule, pour qu'il évite de lacérer le tissu. Et dès qu'ils ont le feu vert, Iezahel s'élance dans la cour, suivi par un louveteau qui pousse de courts aboiements surexcités. Puis il se met à galoper, aussi vite que ses petites pattes le permettent, tandis que Iezahel le course. Attendri, Calith les observe avec un grand sourire. Il jette un regard à Loundor, impassible, et lui demande :

 

- Ça ne te fait pas envie ?

 

Le Général hausse ses épaules massives, bougonne et ronchonne avant de marmonner :

 

- Attends-moi ici.

 

Il part à grandes enjambées jusqu'au hall du château, dont il laisse la porte entrebâillée. Calith reporte son attention sur les loups qui jouent dans la neige : le louveteau qui s'amuse comme un petit fou, virevoltant autour de son père en essayant de le mordre, tandis que Iezahel se défend mollement. Mais soudain, Fáelán s'immobilise, ses petites oreilles dressées et la langue pendante, et fixe la porte principale du château. Un énorme loup noir vient de faire son apparition. Intimidé, le louveteau se réfugie entre les pattes de son père. Iezahel et Loundor se jaugent un moment du regard. Puis Iezahel, d'un coup de museau et d'un léger grondement, fait comprendre à son fils qu'il ne craint rien. C'est la curée. Les trois loups s'ébattent dans la neige, roulant, sautant et claquant des dents, dans un concert de grondements et de grognements.

 

Légèrement envieux, Calith les observe avec intérêt. A Pieveth, ils ont leur espace à eux : la forêt, soigneusement fermée par des hautes grilles, autant pour la sécurité des habitants que pour la tranquillité des loups. Ils sont en meute, là-bas, chassent et trafiquent ce qu'ils veulent. Là-bas, ils peuvent donner libre cours à leur nature animale.

Calith n'ignore pas qu'ici, bien que transformés, leur part animale est largement bridée, pour éviter tout problème. Sauf pour Fáelán, évidemment. Calith sait qu'il ne risque rien, et que si un esclave traversait la cour à ce moment précis, il ne risquerait rien non plus. A Pieveth, c'est absolument inenvisageable de pénétrer dans le sanctuaire des loups. Alors Calith en profite pour les observer et s'émerveiller. Du moins, jusqu'à ce que dans un même ensemble, Iezahel et Loundor se tournent vers lui.

 

- Non, non ! Il fait trop froid !

 

Le ciel bas ne jette plus ses flocons, mais la température reste largement négative. Malgré ses protestations, c'est Fáelán, avec toute la fougue de son jeune âge, qui l'attaque en premier. Il ne lui fait pas mal, n'arrive même pas à le faire vaciller sur ses jambes. Calith rit doucement, amusé par ses efforts vains. Il n'aurait pas dû. Car dans la seconde qui suit, les deux loups adultes se ruent sur lui, et le projettent dans l'épaisse couche de neige, le laissant à la merci du louveteau qui s'en donne à cœur joie, parfois aidé par ses aînés.

 

Lorsqu'ils se désintéressent de lui, Calith est à bout de souffle, quasiment enfoui sous la neige, glacé jusqu'aux os. Il a toutes les peines du monde à se relever et c'est le vétéran qui, compatissant, lui tend la main pour le tirer hors de la poudreuse. Les loups repartent jouer, inépuisables. Du moins, jusqu'à ce que Fáelán, titubant de fatigue, se réfugie auprès de Calith et gémisse doucement en lui jetant un regard à fendre le cœur. Le roi le prend dans ses bras, où il se love confortablement, avant de s'endormir presque aussitôt. Ça signe la fin du moment de détente.

 

Les loups regagnent la chaleur relative du hall du château, suivis par Asaukin et Calith, portant délicatement son précieux fardeau. Loundor va se transformer dans l'ombre d'un escalier, où il a laissé ses vêtements, puis ils remontent jusqu'aux appartements de Calith.




Asaukin de garde à la porte, Calith changé, Iezahel a nouveau humain et portant son collier, Fáelán endormi sur un fauteuil, ils s'installent confortablement autour de la table, devant une chope de vin chaud. Calith réalise à quel point cet intermède lui a fait du bien. Certes, il n'a pas participé aux jeux, mais pendant une heure, il n'a pensé ni à l'enquête, ni à ce maudit château. Lorsque vient le moment de faire le point, il sent bien qu'il l'esprit plus clair.

 

- Le gamin est vous maintenant, c'est une bonne chose, déclare Loundor dans un petit sourire.

- Je ne leur ai pas laissé le choix. Mais j'ai eu l'impression que Marsylia n'en avait pas grand-chose à faire.

- J'ai eu la même impression, enchérit Iezahel. Par contre, Florain était furieux, lui. Je me demande bien pourquoi il voulait à tout prix le petit.

- Peut-être juste pour me contrarier.

- Il va falloir qu'on trouve rapidement des preuves contre lui, bougonne Loundor. Il est de plus en plus hostile. Où va-t-il s'arrêter ?

- A la potence. Et ça sera un grand moment de joie, laisse échapper Calith.

 

Iezahel secoue doucement la tête, le regard rivé sur la chope qu'il fait lentement tourner entre ses doigts. Et il déclare :

 

- J'ai tout autant envie que vous de trouver des preuves de la culpabilité de Florain. Mais... je ne sais pas, il y a des choses qui me gênent.

- Du genre ?

- Son comportement déjà. Loundor l'a dit, il est hostile, irrespectueux, hautain. C'est son caractère, d'accord, mais je pense qu'un assassin ferait tout pour passer inaperçu. Ne pas se faire remarquer. Or là, avec son comportement, Florain fait tout pour qu'on ne l'apprécie pas. Et forcément, ça attire l'attention.

- Je suis d'accord avec toi, Iezahel, ce n'est pas le meilleur moyen de passer inaperçu. Mais l'irrespect, c'est le lot de tous ici. Ketil est obséquieux, quand il sait à qui il a affaire. Regarde la manière dont il m'a soigné. Égeas était tout aussi méprisant. Même Marsylia, à sa manière, est méprisante. Si les autres savent se comporter de manière plus civilisée, ce n'est peut-être pas son cas. Et puis, il dirige les gardes, les esclaves, il est hautain et arrogant. Et l'enquête piétine. S'il est convaincu qu'on ne trouvera pas de preuves, sûr de son intelligence et de sa capacité à effacer ses traces, pourquoi se comporterait-il de manière polie, à l'encontre de son tempérament ?

 

Iezahel laisse échapper un long soupir. Bien sûr, vu comme ça. Et pourtant, il insiste :

 

- Et puis, il y a les empoisonnements. C'est vrai que c'est le meilleur moyen de tuer sans attirer l'attention : quand on est arrivé, ils ignoraient encore si il s'agissait bien de meurtres. Mais je trouve que ça ne colle pas avec son caractère. Je le verrai plutôt tuer de manière violente, en faisant souffrir l'autre.

- Le poison doit faire atrocement souffrir, contrecarre Calith.

- Tu vois ce que je veux dire.

- Oui, bien sûr. Mais c'est peut-être pour ça qu'il fait preuve de tant d'assurance. On a compris qu'il aimait faire souffrir, qu'il laissait facilement libre cours à sa violence. Empoisonner les gens est peut-être, pour lui, un moyen de détourner les soupçons. Ça ne colle pas avec son caractère, donc il doit penser qu'on va l'exclure directement des suspects.

 

Loundor, resté silencieux tout au long de l'échange, intervient de sa voix de basse :

 

- C'est bien beau, toutes ses spéculations, mais ça ne nous mènera à rien si on n'a pas de preuves. On devrait aller voir les marchands avant que la nuit ne tombe. Ils pourront peut-être nous aider.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Laissant le louveteau épuisé sous la surveillance d'Asaukin, ils errent dans les couloirs glacés, demandent aux esclaves, et finissent par mettre la main sur les marchands.

Mais les entretiens ne donnent rien. Aucun des deux colporteur n'a vendu de nimhiù, ils ne connaissaient même pas le terme. Ce n'est pas leur commerce. Ils déclarent également que s'ils discutent régulièrement avec les autres marchands, ils n'ont jamais entendu quiconque dire qu'il avait vendu du poison. Les entretiens sont, au final, extrêmement brefs, et ne leur apprennent rien.

Dépités, ils regagnent les appartements de Calith. Mais Loundor les laisse, arguant qu'il va se laver avant le dîner. Asaukin monte la garde dans le vestibule, assis sur un banc, Fáelán roulé en boule et profondément endormi à côté de lui. Devant la surprise de Calith, il déclare :

 

- Les esclaves sont en train de préparer votre bain, Votre Majesté. J'ai pensé que ce serait la meilleure chose à faire. Il ne s'est même pas réveillé quand je l'ai déplacé.

- Tu as bien fait, oui, merci.

 

Iezahel récupère avec douceur son fils, sans le réveiller, et va l'installer sur le lit, tandis qu'Asaukin retourne à son poste. Le bain est pratiquement prêt, et ils patientent en silence, debout devant la fenêtre : la neige s'est remise à tomber à gros flocons. Instinctivement, ils se rapprochent l'un de l'autre, comme pour se réchauffer, même s'il ne fait pas froid dans le salon.

Lorsque le bain est prêt, et que les esclaves ont quitté les appartements, ils se rendent dans la salle d'eau. Alors qu'il se déshabille, Iezahel laisse échapper :

 

- Je n'ai plus de tenue de rechange.

- On verra avec Severin, il pourra sans doute te trouver quelque chose. Ou sinon...

 

La vision de son amant, parfaitement nu, le corps à peine marqué par les bleus jaunissants, le fait frisonner d'envie. Il s'approche de lui à pas lents, prédateur, et le prends dans ses bras pour lui murmurer à l'oreille :

 

- Sinon, tu restes comme ça.

 

Calith étouffe le petit rire de Iezahel dans un baiser fougueux. Puis il le traîne jusque dans le bain. Avec douceur et désir, il fait glisser l'éponge sur le corps de son esclave. Mais très vite, l'éponge flotte à la surface, abandonnée : Calith embrasse tendrement et caresse délicatement son amant, lui tirant des gémissements de plaisir. Lorsqu'il s'écarte de lui, une lueur de défi dans les yeux, et qu'il va s'adosser au rebord opposé, Iezahel, un sourire coquin sur les lèvres, s'approche de lui. Là encore, la toilette est rapidement expédiée, et c'est avec un feulement de plaisir qu'il se laisse glisser sur la virilité de son souverain. Il ondule lentement des hanches, l'embrasse fougueusement, tandis que Calith caresse son dos. Ils ont l'impression que ça fait des semaines qu'ils n'ont pas pu s'étreindre de la sorte, savourer le corps de l'autre et l'aimer. Le désir est sauvage, puissant et rapide, et chaque baiser, chaque caresse, chaque ondulation déclenchent des ondes de bien-être. Et lorsque le plaisir les terrasse, ils restent un long moment enlacés, savourant la présence de l'autre, se murmurant des mots doux à l'oreille. Le temps de la méfiance est révolu et s'il reste des cicatrices, la complicité est restaurée, intacte.

 

C'est le brouhaha de Loundor et ses hommes, qui prennent place dans le salon, qui les extirpent de leur torpeur. Ils s'habillent rapidement et vont les rejoindre. Seul Nyv' manque à l'appel, mais ils décident de l'attendre : l'épais potage, servi dans une soupière en fonte, ne refroidira pas de sitôt.

Ils discutent tranquillement de tout et de rien lorsque la porte s'ouvre violemment. C'est Cyrique, l'un des gardes du château, qui fait irruption, à bout de souffle et qui crie :

 

- Florain vient d'être assassiné !

 

Ils ont tout juste le temps de se redresser dans un fracas de chaises tombant au sol que Nyv' se précipite à son tour dans le salon, sa main bandée contre le ventre, et leur annonce d'une voix pressante :

 

- Severin a disparu.

 


 
 
posté le dimanche 05 janvier 2014 à 17:34

Iduvief, chapitre 24

 

 

 

 

 

Puis se maudissant d'être aussi lent d'esprit, il réalise qu'il souhaitait précisément parler aux esclaves, à propos de ce mot découvert dans la sortie de bain. Mais alors qu'il s'approche de la porte de séparation, il entend Iezahel déclarer :

 

- J'ai trouvé quelque chose, hier au soir, dans le linge. Êtes-vous au courant ?

- Ô par les Dieux ! Je t'en supplie, ne nous dis pas que tu as trouvé une souris morte ! Le roi va nous écorcher vif, gémit l'asservie. Les chats du château en tuent beaucoup, et ils aiment bien les cacher dans la lingerie, même si Tomia les traque.

- Non, non, ce n'était pas une souris morte. Vous n'avez rien mis dans le linge ?

- Non. On l'a juste apporté quand il a été sec. Le roi est mécontent ?

- Pas du tout, ne vous en faites pas. Au contraire, il est très satisfait de votre travail.

 

Calith, invisible depuis la chambre, les entend soupirer de soulagement. Il s'en rend compte : c'était la meilleure chose à faire. Iezahel, de par son statut, peut parler aux autres esclaves sans déclencher la panique ni une servilité écœurante. Il est le plus à même de savoir ce qu'ils ont vu sans éveiller les soupçons. Coupant court aux questions des esclaves, Iezahel les remercie une fois de plus pour leur travail et regagne le salon. Il ne semble pas surpris de voir Calith derrière la porte, et il fait un clin d'œil avant de lui murmurer que Fáelán est bien caché sous le lit.

Loundor, resté à sa place près de la table, n'a rien raté de la discussion, et se lève souplement en disant :

 

- Nous devrions aller faire un tour.

- Je voudrais parler à Iezahel d'abord, Loundor, s'il te plait.

 

Loundor lui jette un long regard, avant d'acquiescer et de déclarer qu'il les attendra dehors. Il ne pose pas de questions, se doutant sûrement de la teneur de la discussion qui s'annonce, et quitte les appartements. Iezahel demeure immobile et tendu, et suit docilement son compagnon jusqu'à la fenêtre. Il garde la tête baissée et les épaules nouées quand Calith murmure :

 

- J'étais très sérieux, tout à l'heure, concernant le fait de suivre mes ordres. Quand je t'ai ordonné de rester à mes côtés et ne pas t'éloigner, c'était parce que je pressentais que tu avais des problèmes. J'aurais aimé que tu me fasses assez confiance pour t'ouvrir à moi. Tu sais que je peux entendre beaucoup de choses, n'est-ce pas ?

 

Iezahel hoche piteusement la tête, et Calith ne supporte pas de le voir ainsi. Il voudrait pouvoir lui faire comprendre que ce silence, il l'a ressenti comme une faille dans leur complicité. Il voudrait pouvoir lui ordonner de toujours tout lui dire, de ne plus jamais lui cacher quoique ce soit. Mais de le voir, là, si penaud, et de savoir tout ce qu'il a enduré à cause de ce silence, ça lui noue le ventre. Alors il cesse ses remontrances et, le serrant dans ses bras, chuchote :

 

- J'ai eu tellement peur de te perdre.

 

Iezahel s'accroche à lui de toute ses forces et il jurerait le sentir trembler d'émotion entre ses bras. Alors Calith l'étreint plus fort encore en lui répétant qu'il l'aime, et qu'il a eu tellement peur de le perdre.

Il leur faut de longues minutes pour se défaire de ce cocon d'émotion et lorsque Iezahel s'écarte, il s'essuie nerveusement les yeux. Et murmure :

 

- Plus jamais, Calith, plus jamais. Je te jure.

 

Calith l'embrasse tendrement, puis décrète qu'il est temps de rejoindre Loundor avant qu'il ne perde patience. C'est qu'ils doivent rendre visite à la lingère. C'était inutile que Loundor le précise tout à l'heure, ils avaient tous compris qu'il parlait d'aller à la lingerie. Si les esclaves qui ont apporté les sorties de bain n'ont rien glissé dedans, alors le mot a été déposé dans la réserve.




Accompagnés par Nyv', ils affrontent les couloirs glacés pour se rendre au rez-de-chaussée où, non loin des cuisines, se situe la lingerie. Dans ce château paralysé par la neige de nombreux mois dans l'année, une pièce est dédiée au lavoir, tandis qu'une autre sert à étendre le linge et à le conserver. Une matrone, le visage rougeaud, aussi haute que large, règne en maître dans la lingerie et les accueille avec suspicion. Elle ne reconnaît ni Calith ni Loundor, ce qui les arrange bien, mais se doute qu'ils sont relativement importants, car un esclave leur appartient. Aussi leur demande-t-elle, inquiète :

 

- Le linge ne vous convient pas, messires ?

- Si, si, c'est très bien. Mais nous avons trouvé un objet dans la sortie de bain, et nous aimerions savoir si quelqu'un, ici, aurait pu le mettre.

- C'est peut-être une de ces incapables qui a fait tomber un colifichet sans s'en rendre compte.

- Je ne pense pas. Ça nous était destiné. Il ne s'agit pas d'une erreur.

- Oh. Vous êtes dans quel appartement ?

- Euh... au troisième étage ?

 

La matrone fronce les sourcils, et ses joues pâlissent soudainement quand elle réalise qu'ils sont encore plus importants que ce qu'elle imaginait. Étonnamment habile pour sa corpulence, elle se dirige vers les étagères qui ploient sous le poids du linge, et leur explique :

 

- Les casiers, là, sont pour les appartements du troisième étage. Certains invités ont des demandes très précises pour leur linge, et ça nous permet de ne pas mélanger. Et puis, comme ça, les esclaves n'ont pas besoin de me déranger à tout bout de champ quand il faut monter le linge.

- Vous avez vu quelqu'un, hier, glisser quelque chose dans les piles de ces casiers ?

- Je ne l'aurais pas laissé faire. Une fois qu'il est là, plus personne n'y touche, sauf pour le monter. Ils vont pas venir salir le tissu avec leurs sales pattes ! Mais enfin, je ne peux pas toujours être là, je dois aussi m'assurer qu'elles lavent correctement, et que le feu est suffisamment alimenté pour faire chauffer l'eau et sécher le linge. Et puis il y a ces satanés chats et les sour... Hum. Enfin. Peut-être que quelqu'un s'est glissé là pendant que j'avais le dos tourné.

- Et personne ne l'aurait vu ?

- Faut demander aux filles. Venez donc.

 

Elle les entraîne jusqu'au lavoir, où trois esclaves frottent et tordent draps et serviettes en papotant joyeusement. Elles se figent immédiatement en les voyant arriver. A la question de la lingère, deux affirment ne rien avoir vu, mais la troisième répond :

 

- De là où que je suis, je peux voir le couloir qui va à la lingerie. Mais j'ai vu personne d'inhabituel.

- Tu es bien sûre ?

- Oui Tomia.

- Très bien. Reprenez votre travail, et ne jacassez pas trop : il y a encore beaucoup à faire !

 

La lingère fait demi-tour et, arrivée dans son antre, agite son battoir face à un chat tigré qui s'enfuit en courant. Puis se tournant vers ses visiteurs, elle annonce :

 

-Y'a personne d'inhabituel qui est venu.

- Et les habitués, c'est qui ?

- Ben les esclaves et les domestiques.

- Et ils sont nombreux ?

- Au moins une trentaine, pensez-vous ! Avec toutes les chambres qu'il y a ! Et puis, y'a aussi les commis de cuisine qui viennent pour les torchons, ceux qui font le ménage pour les chiffons, les artisans pour leurs tabliers raides de crasse et les esclaves personnels qui viennent parce qu'il y a des taches qu'ils ne peuvent pas enlever. Ça en fait du monde, je vous le dis !

- Et Severin ? Il vient souvent ?

- Pour ainsi dire, jamais. C'est qu'il a bien trop à faire, le pauvre. Pas le temps. Mais il envoie parfois Zaich, pour les affaires de ce pauvre Égeas. D'ailleurs, il paraît qu'il...

 

Elle s'interrompt soudain en réalisant à qui elle parle, se rendant compte qu'il faut peut-être éviter d'aborder cette histoire de meurtres devant des invités, et secoue son battoir d'un geste nerveux. Calith recule prudemment et quitte les lieux avant d'en prendre un coup, non sans l'avoir remercié comme il se doit.

Ils se retrouvent dans le hall d'entrée, le premier endroit de ce château qu'ils ont découvert à leur arrivée. Les esclaves vont et viennent, les bras chargés, dans un silence oppressant. Calith et Loundor regardent nerveusement autour d'eux, gênés : ce n'est pas ici qu'ils pourront échanger leurs impressions dans la discrétion. Il ne leur reste qu'une seule piste, pour le manuscrit, mais ils sont si proche des geôles qu'ils préfèrent d'abord aller voir Till pour l'interroger.




Le garde, à l'entrée du couloir des geôles, est avachi sur un tabouret, adossé au mur. Il bave dans son sommeil, emmitouflé dans une épaisse cape pour surmonter le froid glacial qui y règne. Iezahel frissonne, mais Calith se doute bien que ce n'est pas dû uniquement au froid mordant qui siffle dans le couloir. Calith se sent cerné par des gens qui lui sont hostiles, alors il n'ose pas lui prendre la main, mais il lui lance un long regard qui, il l'espère, l'aidera à surmonter cette difficulté.

 

Till est recroquevillé dans un coin de la cellule, vêtu de la tunique des esclaves. Sur son épaule, la marque au fer rouge, boursouflée et suintante, le désigne désormais comme un asservi. Son collier est reliée à une chaîne fixée au mur. Il ne leur jette pas un regard lorsqu'ils s'avancent sur la paille putride. Iezahel, surmontant sa répulsion, s'agenouille devant lui et lui demande comment il se sent, mais il n'obtient aucune réponse. Calith s'agenouille à son tour, et lance un sort de soin mineur sur la marque, espérant atténuer un peu la douleur. Mais Till ne les regarde toujours pas. Alors, d'une voix douce, Calith demande :

 

- Till, on a besoin de toi. Est-ce que tu as vu Florain, hier matin, avant que Kjeld s'en prenne à Sighild ?

- Sighild...

 

Le regard éperdu de douleur se fixe un instant sur celui du roi, avant de se perdre dans les limbes de ses pensées. Calith s'efforce de s'immuniser contre la douleur de l'adolescent. Il n'ose pas imaginer ce qu'il ferait s'il surprenait quelqu'un en train d'égorger Iezahel. L'amour qu'il ressent pour son esclave n'est peut-être pas comparable aux sentiments de l'adolescent, mais il sait que sa peine est réelle.

 

- Till, s'il te plait. C'est très important. Est-ce que tu as vu Florain, hier, très tôt dans la matinée, discuter avec Kjeld ?

 

Le garçon d'écurie ne semble pas l'entendre, perdu dans sa douleur. Alors que le roi s'apprête à renoncer, il le voit lentement hocher la tête et il finit par murmurer :

 

- Oui. Ils ont discuté un moment.

- Qu'est-ce qu'il a dit ?

- A la fin, il a dit, un peu plus fort : « Je te dis que le roi est venu chercher des esclaves ! »

- Et tu n'as pas entendu ce qu'ils ont dit avant ?

- Non.

 

Calith se redresse, la gorge nouée. Comment en vouloir à ce jeune homme qui a perdu, en l'espace d'une journée, la femme qu'il aimait et sa condition d'homme libre ? Il lance un nouveau sort destiné à apaiser la brûlure de sa marque d'esclave, mais Till ne semble pas s'en apercevoir. Il est reparti dans les souvenirs de jours meilleurs.




Calith jette un regard à Iezahel et à Loundor, qui affichent tous les deux des mines graves. Il n'y a rien à ajouter, ils ont appris tout ce qu'ils pouvaient. Alors ils quittent la cellule et s'empressent de remonter dans les étages. Ils s'arrêtent au second, espérant croiser Severin. Mais les appartements d'Égeas sont déserts. Quelques manuscrits ont été rangés, mais il reste encore beaucoup à faire, et l'odeur subsiste, à peine couverte par la myrrhe. Ils ont besoin de quelqu'un capable de reconnaître l'écriture sur le mot découvert dans la sortie de bain. Lorsqu'ils quittent l'antre d'Égeas, ils tombent nez-à-nez avec Fleur, et ils en profitent pour lui montrer le mot. Mais elle avoue, gênée, qu'elle ne sait pas lire. Lorsqu'ils lui demandent où est Severin, elle leur répond qu'elle l'ignore.

 

Ils se rendent ensuite auprès du mage, qui ignore également où est Severin, et qui ne peut pas plus les renseigner que Fleur sur l'auteur du mot.

Dépités, ils regagnent les appartements de Calith, où ils s'installent autour de la table. Ils restent silencieux le temps que Iezahel fasse chauffer de l'infusion et remette du bois dans la cheminée. Fáelán s'est approché et sa petite main agrippe le pantalon de Calith pour qu'il le prenne sur ses genoux. Incapable de résister, le roi le hisse donc sur ses jambes.

 

Lorsque Iezahel s'installe autour de la table, il sourit en voyant la scène, légèrement envieux. Mais Loundor ne leur laisse pas le temps de s'émerveiller sur le gamin et déclare :

 

- On n'a pas avancé. Personne n'a vu l'auteur du mot le mettre dans la sortie de bain.

- Ce qui est plutôt logique, déclare Calith. L'auteur ne voulait pas être vu, et s'il avait été surpris, nous n'aurions jamais trouvé ce mot.

- Sauf que ça ne colle pas, bougonne Loundor. Les esclaves et les domestiques sont ceux qui auraient pu mettre ce mot dans la sortie de bain, mais la plupart ne sait ni lire ni écrire. Si on doit tous les interroger, on va perdre beaucoup de temps.

- Et d'un autre côté, un résident du château aurait été remarqué dans la lingerie, renchérit Iezahel.

- A moins qu'il ait demandé à un esclave de glisser le mot, sans se faire voir, réfléchit Calith.

- Sauf que, du coup, il risque d'être dénoncé.

 

L'affirmation de Iezahel leur tire un long soupir. Ils ont l'impression d'être dans une situation inextricable. Le principe d'une dénonciation anonyme, c'est que personne ne soit au courant. Et l'auteur du mot n'est pas idiot, il s'est arrangé pour rester invisible. Tandis que Iezahel va chercher l'infusion, Loundor déclare :

 

- Il faut absolument qu'on trouve quelqu'un capable de reconnaître cette écriture. On ne peut la montrer ni à Marsylia ni à Florain, évidemment. On pourrait demander à Ketil mais...

- Mais non, le coupe Calith. Je ne lui fais pas confiance. Il va courir rapporter ça à Florain. Il faudra qu'on voie avec Severin, c'est le seul sur qui on peut compter.

 

L'infusion est servie, et Fáelán tend les bras en direction de son père. Alors Iezahel le récupère sur ses genoux, et le serre doucement contre lui. Et c'est encore une fois le côté terre à terre de Loundor qui les empêche de s'extasier :

 

- Till nous a appris quelque chose d'intéressant, par contre. Même s'il n'a entendu qu'une seule phrase, on peut en déduire beaucoup de la discussion.

- Mais ça ne sera jamais que des déductions.

- C'est toujours mieux que rien, Calith. En laissant entendre que tu venais chercher des esclaves, Florain faisait croire à Kjeld que tu t'intéressais à Sighild, et au gamin. Je suis sûr que, même si il les traitait de manière abjecte, il y tenait. Je suis convaincu que Florain savait que Iezahel allait souvent aux écuries.

 

Loundor s'interrompt et jette un regard au concerné, qui observe, béat, le gamin lui mordiller la manche de sa chemise. Le silence soudain lui fait redresser la tête, et il dévisage Loundor, avant de répondre :

 

- Oui, c'est très probable. Je ne clamais pas sur tous les toits que j'allais là-bas, mais fatalement, j'ai croisé des gardes et des esclaves.

- C'est impossible de savoir exactement quelles informations Florain a en sa possession. Mais il aurait très bien pu laisser entendre que Calith allait racheter Sighild et le gamin.

- Mais pourquoi Calith aurait-il fait ça ? Demande Iezahel.

- Ce n'est pas la question. Nous savons parfaitement qu'il ne l'envisageait pas.

- Nous, oui. Mais Kjeld l'ignorait. Et il était en droit de mettre en doute cette information : si Calith voulait réellement des esclaves, alors il se servirait au marché aux esclaves, ou bien à Pieveth. Pourquoi viendrait-il à Iduvief pour s'intéresser à l'esclave du maître d'écurie ? Ça n'a aucun sens, et Kjeld ne pouvait pas ne pas s'en rendre compte.

 

Loundor bougonne. L'argumentaire de Iezahel est implacable. Calith, légèrement agacé de les voir discuter de lui comme s'il n'était pas là, déclare en frissonnant :

 

- Sauf si Florain connaît les liens qui m'unissent à Iezahel. Dans ce cas, il pouvait laisser entendre à Kjeld que Iezahel m'avait parlé de Sighild, et que j'allais l'acheter. Le maître d'écurie devait sans doute penser que je traite Iezahel comme il traitait son esclave, c'est pour cette raison qu'il se permettait d'exiger sa présence. Si Florain lui a laissé entendre que ce n'était pas le cas, et que j'écoutais Iezahel, quoiqu'il me dise, alors Kjeld a dû paniquer. Il a dû penser que Iezahel allait s'arranger pour mettre sous ma protection Sighild et son fils, et de la sorte, s'y mettre aussi. Et il aurait tout perdu.

-Ça fait beaucoup de conditionnel, tout ça, gronde Loundor, peu convaincu.

- Oui. Mais la plupart des personnes capables de nous répondre ne peuvent plus le faire.

- Et comment Florain aurait-il su pour vous deux ?

- Il ne sait sans doute pas avec exactitude ce qui nous lie, admet Calith. Nous sommes toujours très discrets en public. Et je ne pense pas que Severin lui aurait raconté ce qu'il a vu. Mais par contre, avec le nombre d'esclaves qui vont et qui viennent ici, les gardes et les asservis qu'on croise dans les couloirs, il y a suffisamment de témoins potentiels. Rien que le fait qu'il n'y a pas de paillasse au pied de mon lit prouve qu'on dort ensemble. En tout cas, qu'il se doute de notre relation expliquerait pourquoi il s'est empressé de porter ces accusations contre Iezahel.

- En effet. Mais ça n'explique pas les risques qu'il a pris. C'est quand même tiré par les cheveux, cette histoire.

 

Iezahel se désintéresse temporairement de Fáelán, qui somnole sur ses genoux, et ajoute d'une voix peu assurée :

 

- Il a tenté le tout pour le tout. Je pense que cette histoire doit revenir dans le contexte. Nous enquêtions sur une série de meurtres. Florain a qualifié de « désagrément financier » la perte de la jeune esclave, au début de l'hiver. Mais il a peut-être dit ça pour détourner les soupçons : après tout, s'il l'appréciait, ou même s'il n'accepte pas que d'autres que lui fassent souffrir ses esclaves, alors il aurait très bien pu tuer Nalek en le tenant pour responsable de la mort de l'asservie. Il empoisonne ensuite Yorell, pour se débarrasser d'un mari encombrant. Puis d'Artéus, pour voir Marsylia au pouvoir et gérer le fief avec elle. La mort d'Égeas s'explique aussi : Égeas, tout ivrogne qu'il soit, jouait encore un rôle ici. Ils nous l'ont dit : il a suggéré à Artéus de chercher du côté de Yorell, pour l'enquête. Le conseiller gênait peut-être Florain, surtout si, comme le prétend le message anonyme, c'est Florain qui tire les ficelles. Florain est celui qui réunit le plus de mobiles, dans cette histoire. Me faire accuser de meurtre, même en pariant sur une réaction violente de Kjeld, était pour lui l'occasion idéale de se débarrasser de moi, et donc potentiellement de toi, Calith. Et ce qui est certain, c'est que ça lui a fait gagner du temps, parce que l'enquête n'a quasiment pas avancé entre avant-hier midi et aujourd'hui.

 

Un silence de plomb salue l'exposé de Iezahel. Vu sous cet angle, les risques pris par Florain semblent bien minces. Et Florain passe en tête des suspects, même si ce n'est pas suffisant pour l'accuser.

 

 

 

 

 

La porte du salon s'ouvre, déclenchant la transformation de Fáelán. Iezahel pose une main douce sur son échine, pour l'empêcher de fuir, et le caresse tendrement. Asaukin entre en premier, la mine grave, suivi par Nyv'. Derrière, les jumeaux discutent joyeusement, faisant rougir les deux esclaves, chargées du plateau du déjeuner, qu'ils accompagnent.

 

En un rien de temps, la table est mise, les assiettes remplies, et les soldats installés. Et lorsque les asservies se retirent, les langues se délient. C'est Asaukin qui commence son rapport :

 

- Les gardes ne m'ont pas appris grand-chose. Je ne pense pas qu'ils ont sciemment gardé des informations pour eux, on s'entend plutôt bien. Les rumeurs disent que Florain est allé aux écuries, dans la matinée. Ils ne savent pas ce qui s'est dit. Mais par contre, certains prétendent qu'il avait l'air plutôt content de lui. C'est pas évident d'apprendre quelque chose sans poser trop de questions. Ils ne se mêlent pas trop des affaires de Florain, ils le craignent un peu. Tant que tout se passe bien, il ne fait pas d'histoire. Mais si les gardes se montrent trop curieux, ou qu'ils ne font pas leur travail correctement, Florain peut vite devenir méchant.

Voyant que le vétéran a terminé son rapport sur cette note, l'un des jumeaux enchérit :

- Et ce n'est rien par rapport à la crainte qu'il inspire aux esclaves. Ils commencent à nous connaître, mon frère et moi, et on leur donne souvent un coup de main. Ils n'hésitent jamais à nous faire part des ragots entre esclaves, des rumeurs concernant les invités. Enfin, sauf pour vous, Sire. Bref, ils sont plutôt bavards. Mais dès qu'il s'agit de Florain, ils se referment comme des huîtres. Plus moyen d'apprendre quoique ce soit. On sait pourtant qu'ils surveillent ses faits et gestes, et on pense qu'ils en parlent entre eux. Du moins, dès qu'ils ont confiance en l'autre. Ils ont sans doute bien conscience que Florain a des oreilles de partout, et qu'il peut vite savoir qui parle sur lui. Ils ne m'ont donc rien appris.

 

Le jumeau, Ishran ou Shorys, baisse la tête, comme conscient d'avoir fauté. Mais ni Calith ni Loundor ne lui en veut : maintenant qu'ils connaissent la situation, et vu ce qu'ils ont appris sur le responsable, ce genre d'attitude s'explique parfaitement. Fáelán se fait oublier et mange sur les genoux de son père, tandis que la conversation dérive sur l'atmosphère du château. Calith n'y prend pas part, mais il écoute attentivement. Et il est un peu rassuré de voir que tous partagent son avis : ils ont hâte de s'en aller d'ici et de rentrer à Pieveth. Mais ils sont tous conscients que ça va attendre encore.

 

La conversation dérive largement lorsque les deux jumeaux se mettent à parler des femmes présentes au château : Asaukin se montre bon public, et sans doute pas inintéressé. Nyv' reste silencieux, mais souriant, tout comme Loundor. Et Calith peut enfin s'attendrir en paix devant le tableau que forment Iezahel et un Fáelán redevenu petit garçon.

 

 

 

 

 

Les soldats quittent le salon dès la fin du repas. Calith, tout en servant trois chopes d'hydromel, déclare :

 

- On va aller parler à Florain et à Marsylia cet après-midi. Il y a plusieurs choses que j'aimerais voir avec eux.

- Mais tu ne peux pas mettre Florain face à nos soupçons, l'avertit Loundor. Nous n'avons aucune preuve, que des racontars peu fiables qui ne tiendraient pas lors d'un jugement.

- J'en suis bien conscient. Ça ne nous empêche pas de mentionner ce que nous savons, même sans l'accuser. On verra bien sa réaction.

- Il ne va pas avouer, Calith. Au contraire, si il sent que l'étau se resserre autour de lui, il risque de devenir encore plus dangereux.

- Je sais bien, Loundor, mais on est dans une impasse. On n'aura jamais de témoin pour nous rapporter les paroles qui se sont échangées dans l'écurie. Il arrive un moment où il faut prendre des risques si on veut des résultats. Et s'il s'avère que c'est bien Florain le meurtrier, s'il sait qu'on le considère comme suspect, il sera plus prudent. S'il compte tuer à nouveau, il sera méfiant.

 

Loundor grommelle entre ses dents, bien obligé de reconnaître que l'idée n'est pas si mauvaise que ça. Calith poursuit, comme si de rien n'était :

 

- Et puis, il faudrait qu'il nous dise s'il a pu récupérer la liste des voyageurs qui sont venus à l'automne. Je voudrais aussi régler l'histoire de Fáelán.

 

Iezahel redresse vivement la tête, signe qu'il écoutait bien la conversation malgré son attention rivée sur son fils. Devant ses sourcils froncés par l'incompréhension, Calith explique :

 

- Je vais faire un caprice tout royal. Tôt ou tard, sa présence ici va se savoir, et je préfère prendre les devants.

 

Malgré le petit sourire de Iezahel, impossible de rater l'inquiétude qui crispe son corps tout entier. Pour l'instant, Fáelán est en sécurité, tant qu'il est avec eux et que personne n'est au courant de sa présence ici. Mais si Marsylia s'opposait à l'achat du gamin ? Et si...

 

- Allons-y, ça ne sert à rien de ruminer ici.

 

Le sourire confiant de Calith rassure quelque peu Iezahel. Loundor est déjà levé, prêt à l'action, même s'il ne s'est pas prononcé sur la pertinence de cette décision. Calith, observant l'enfant lové dans les bras de son père, demande :

 

- Tu aurais un moyen de … euh... bloquer sa transformation ? Ils n'ont pas besoin de savoir qu'il est un loup-garou.

- Oui, je le ferai.

 

Le timbre de la voix de Iezahel est marqué par son anxiété. Dans une poignée de minutes, il saura si son fils pourra rentrer avec lui à Pieveth. Ou s'il devra le laisser ici, à la merci de Florain. Calith s'approche tranquillement de son compagnon et l'embrasse tendrement, comme pour partager sa confiance. Puis, après avoir ébouriffé le duvet noir de Fáelán, il se dirige résolument vers la porte de ses appartements.

 


 
 
posté le mardi 17 décembre 2013 à 19:59

Iduvief, chapitre 23

 

 

 

 

Calith se laisse tomber sur le banc qui orne le vestibule. Cette information pourrait impliquer bien des choses. D'une voix étranglée, il demande :

 

- Est-ce que tu es sûr qu'il est allé parler au maître d'écurie ?

- Non Votre Altesse. Les gardes n'accordent guère d'importance aux asservis, alors ils ne nous diront pas comment ils en sont venus à cette idée, ni ce qu'ils savent des agissements de Florain. Par contre, plusieurs esclaves l'ont croisé, très tôt hier matin. Il inspire tellement la crainte qu'il ne passe jamais inaperçu, tout le monde le surveille en redoutant d'être châtié. Et tous, hier, l'ont vu se diriger vers les écuries. L'asservi qui dit l'avoir vu échanger des paroles avec Kjeld est un peu simple d'esprit. Il était avec les chiens de chasse, qui restent dans une stalle en hiver. Il les aime beaucoup, au point d'aller les voir au lieu de faire son travail. Il est gentil, mais il a dû mal à comprendre les choses. C'est pour ça que je ne peux pas vous garantir avec une certitude absolue que ça s'est bien passé comme ça.

- Il aurait pu mentir ?

- Non, ce n'est pas son genre. Par contre, il aurait pu se tromper de personne, ou se tromper de jour, ça, ça lui arrive. Sauf qu'il est tellement terrifié par Florain qu'il le reconnaît assez facilement.

 

Le silence retombe dans le vestibule. Même si ce n'est pas sûr, le fait que Florain discute avec le maître d'écurie juste avant le drame déclenche une avalanche de pensées chez Calith. Se méprenant sur le silence de son roi, Severin murmure :

 

- Je suis navré, Sire, ces informations ne sont pas très fiables. Mais j'ai pensé que ça pourrait quand même vous intéresser.

- Tu as bien fait, ça m'intéresse énormément, oui.

- Souhaitez-vous que je continue à questionner les esclaves ?

- Uniquement si ça ne te met pas en danger, Severin. Je veux que tu sois extrêmement prudent.

- Bien sûr, Sire.

- Et dis-moi. C'est vrai que Florain ignorait l'existence du fils de Sighild ? J'ai l'impression qu'il sait tout sur tout.

- Ce n'est pas qu'une impression, Votre Majesté. Ses gardes sont partout, et certains domestiques autant que certains esclaves leur rapportent tout ce qu'ils voient. Je ne pense pas qu'il ignorait l'existence du petit, même si il prétend le contraire.

- Mais quel intérêt aurait-il à dissimuler ça ?

- Je l'ignore, Sire.

- Bien. Fais en sorte que le bain soit prêt rapidement, nous réfléchirons à tout ce que tu nous as appris. Fais attention à toi, Severin.

- A vos ordres, Sire.

 

Après une courte révérence, l'infirme quitte le vestibule, se frottant doucement la joue gauche. Pensif, Calith regagne le salon puis met la tisane prescrite par Filraen au coin de l'âtre, pour qu'elle infuse lentement. Enfin, il va dans sa chambre. Iezahel dort encore, Fáelán blotti sous l'édredon, sans doute, bien qu'il ne soit pas visible. Calith hésite et se demande s'il a bien fait de demander le bain immédiatement. Adossé au chambranle de la porte, il regarde, attendri, son amant se reposer. Les hématomes qui parsèment son visage ont déjà commencé à jaunir, signe, s'il en fallait, de son incroyable capacité à guérir. Mais ça ne signifie pas pour autant qu'il n'a pas souffert comme n'importe quel humain souffrirait. Florain s'est jeté sur l'occasion, accusant l'esclave de meurtre avant même de s'assurer que les preuves contre lui étaient solides. Et si c'était Florain lui-même qui avait créé cette occasion ? Et si il avait fait en sorte de détourner l'attention royale des empoisonnements en se débrouillant pour que Kjeld tue Sighild et que Iezahel soit impliqué ?

 

Calith se décale, après avoir entendu un toussotement respectueux dans son dos. Deux esclaves se faufilent discrètement par la porte pour s'engouffrer dans la salle de bain. Assis sur l'une des malles de la chambre, le regard toujours rivé sur son compagnon, Calith cherche à démêler le vrai du faux. Et à exclure les hypothèses les plus invraisemblables. Il n'aime pas Florain, c'est un fait. Il n'aime pas son air hautain, pas plus que sa manière de traiter les esclaves. Et il lui en veut terriblement d'avoir porté ces accusations sur Iezahel. Cependant, s'il est l'amant de Marsylia, ça doit bien vouloir dire qu'il a des qualités, non ? Elle n'est pas sotte, elle n'est pas aveugle non plus. Quel intérêt aurait-elle à se fourvoyer avec un responsable s'il n'avait que des mauvais côtés ?

 

Ce n'est pas parce qu'il n'aime pas Florain qu'il peut l'accuser. Il faut du concret. Que le responsable aille discuter avec Kjeld est parfaitement plausible, et il peut avoir mille choses à lui dire. Sans que ce soit pour manigancer un tel complot. D'autant plus qu'il aurait fallu qu'il soit sacrément perspicace, pour deviner que Kjeld, après ses propos, irait tuer son souffre-douleur. Et il aurait fallu qu'il soit quasiment devin pour songer que Iezahel soit présent à ce moment-là dans les écuries, qu'il ait vu le meurtre, et qu'il s'interpose. Sans compter Till, qui s'est mêlé de ça. Florain aurait-il pu prévoir cette évolution? C'est fort peu probable. Même s'il sait beaucoup de choses, même s'il savait que Iezahel passait du temps dans les écuries, comment aurait-il pu savoir qu'il connaissait Sighild ? Comment aurait-il pu deviner qu'il allait s'en mêler ?

 

Calith s'adosse au mur, et croise les jambes, cheville sur genou. Encore et toujours Florain. Il semble omniprésent, au château. Son nom a déjà été prononcé, lors de l'enquête sur les empoisonnements. Amant de Marsylia, il se débarrasse du mari, puis du père. Pour être là pour l'épauler, une fois qu'elle se retrouve à la tête du fief ? Mais Égeas ? Et le chef cuisinier ? Et même si elle ne le montre pas, il semble évident que Marsylia a dû souffrir des pertes successives de son mari et de son père. Un amant ferait-il souffrir de la sorte la femme qu'il aime pour la voir sur le trône ? Et Marsylia n'a-t-elle pas appris à se méfier des gens qui lui tournent autour et qui la flattent ? Artéus ne l'a-t-il pas mise en garde contre ces sangsues qui rôdent autour du pouvoir, prêtes à tout pour en avoir des miettes, voire plus si possible ?

 

Il faudra qu'il fasse part de ses réflexions à Loundor et à Iezahel, ils pourront l'aider à aiguiser ses idées. Quitte à aller demander des comptes à Florain, dans un interrogatoire serré. Car si il s'avère que Florain a sciemment orchestré les évènements, dans les écuries, pour faire accuser Iezahel, alors Calith ne répond plus de rien. La rage qu'il ressent, à la simple évocation de cette hypothèse, laisse présager ce qu'il se passera si il apprend que c'est ce qu'il s'est réellement passé. Oh oui. S'il a la preuve que Florain est derrière tout ça, il lui fera connaître les mêmes tourments que ceux infligés à Iezahel. L'humiliation, les coups, la contrainte inhumaine des fers et de la pénitence, la nuit, nu, dans les cachots glacés. Et ça ne serait que le début. Ensuite, il lui …

 

Iezahel gémit dans son sommeil, arrachant Calith de ses sombres fantasmes. Le roi se lève souplement, et va s'asseoir sur le lit, une main sur l'épaule de son compagnon. Ce simple contact le réveille en sursaut. Son œil valide parcourt la chambre avant de se poser sur Calith, et Iezahel laisse échapper un soupir de soulagement.

Une poignée de secondes plus tard, les esclaves sortent de la salle de bain en annonçant que le bain est prêt, et ils se retirent, non sans avoir salué respectueusement leur roi. Iezahel semble très intéressé par l'idée de plonger son corps meurtri dans l'eau chaude. Il écarte l'édredon, dévoilant le petit corps de Fáelán, sous forme humaine cette fois. Le gamin les regarde en silence, de ses grands yeux trop graves pour son âge. Calith va récupérer l'infusion, qu'il verse dans une grande chope avant de la déposer sur la petite table proche de la baignoire.

 

Puis de retour dans la chambre, Calith prend Fáelán dans ses bras, et le porte sur une hanche. Iezahel, miracle de sa nature, peut marcher tout seul. Dans la salle de bain, Calith prélève de la baignoire une bonne quantité d'eau pour en remplir une cuvette, et plonge le gamin dedans, pour son plus grand bonheur. Fáelán aime l'eau, et à peine installé sur la table qui jouxte la baignoire, il se met à jouer avec l'éponge. Iezahel, une fois ses besoins assouvis, va rejoindre Calith dans l'eau, et gémit de bien-être. Ils se lavent mutuellement avec beaucoup de tendresse, Iezahel sirotant son infusion sous le regard bienveillant de Calith et restent un long moment à se câliner. Ils n'échangent pas un mot, leurs gestes expriment suffisamment tout le plaisir qu'ils ont à se retrouver.

 

Des bruits, en provenance du salon, les ramènent à la réalité : le dîner doit être servi. C'est Iezahel qui insiste pour sortir de l'eau en premier et pour aller chercher les sorties de bain. Un léger sourire sur le visage, il murmure :

 

- C'est trop dangereux pour toi, Calith.

- Mais !

 

Calith n'en dit pas plus. Il sait que Iezahel plaisante, et se moque gentiment de lui suite à sa chute, l'autre jour. Bon, évidemment, ça aurait été n'importe qui d'autre, il aurait explosé de colère. Mais c'est Iezahel, son Iezahel, meurtri certes mais vivant. Alors il esquisse un sourire, sort du bain, et se laisse sécher par son compagnon. Une fois emmitouflé dans l'épaisse étoffe, il s'approche de Fáelán, qui suit chacun de ses mouvements du regard. Mais ce soir, c'est Iezahel qui va le laver, et qui va s'occuper de son fils. Et Calith lui apportera toutes ses maigres connaissances en la matière.

 

- Qu'est ce que c'est que ça ?

 

Iezahel, toujours nu, tient dans sa main un morceau de parchemin. Il le déchiffre rapidement, s'enveloppe dans la sortie de bain, et s'approche de Calith. Il lui tend le manuscrit en déclarant :

 

- C'était caché dans les plis de la sortie de bain.

 

Se rapprochant de la chandelle, Calith déchiffre l'écriture malhabile : « Marsylia n'est qu'un pantin, ce n'est pas réellement elle qui dirige ce fief. Florain est un manipulateur. ». Il n'est même pas réellement surpris de l'apprendre, Calith, tant il déteste Florain. Mais ça remet énormément de choses en question. Du salon, la voix bourrue de Loundor les appelle. Alors Calith dépose le mot à l'abri de l'eau, et s'approche de la cuvette de Fáelán. D'une voix douce, il guide son amant, corrigeant ses gestes pour qu'il puisse laver le gamin efficacement et sans danger, lui transmettant tout son maigre savoir. Et lorsqu'ils ont terminé, ils s'habillent et quittent la salle de bain, avec le mot, pour rejoindre le salon.

 

 

 

 

 

La nuit est tombée, mais les flocons qui s'abattent furieusement sur les carreaux sont bien visibles. Le vent s'insinue en sifflant entre chaque fissure, entre chaque interstice. Une véritable tempête fait rage dehors. Calith frémit, imaginant sans peine les courants d'air glacés qui doivent parcourir le château de part en part.

Détournant le regard de la fenêtre, il découvre que c'est une énorme oie qui leur est servie, avec des pommes de terre sautées et des champignons. Le grondement de l'estomac de Iezahel laisse à penser que ce menu lui convient parfaitement.

 

Calith, le mot soigneusement plié dans sa bourse, les laisse se servir, et commence à manger avec appétit. Les soldats ont bien remarqué la présence de ce gamin silencieux sur les genoux de Iezahel. Et leurs fréquents regards dans sa direction ne ratent pas la tendresse et la prévenance dont il fait preuve pour nourrir le petit. Mais personne ne pose de questions, et Iezahel n'explique rien. Les hommes de Loundor pensent sans doute que vu son statut, c'est normal que ce soit l'esclave qui s'occupe du mioche. Quant à savoir ce qu'il fait là, le mioche en question...

 

Lorsqu'il ne reste plus que les os, soigneusement rongés, sur la table, ils terminent leur repas par une belle chope de vin chaud. Et ce n'est qu'à ce moment là que Calith déclare :

 

- Severin m'a parlé d'une rumeur, qui voudrait que Florain ait parlé avec Kjeld, tôt le matin des meurtres. Je parle d'une rumeur, car rien ne nous permet de le prouver. Et tout à l'heure, nous avons découvert ce mot.

 

Il sort précautionneusement le parchemin de sa bourse, et le lit à voix haute, puis conclut :

 

- Ce n'est pas signé, évidemment. Cette écriture est assez maladroite, je pense qu'il s'agit de quelqu'un qui n'écrit pas beaucoup. Nous devons parler à cette personne et en apprendre plus. Vous vous doutez bien que ces informations sont très importantes. Dès demain, nous chercherons à découvrir si elles sont vraies, et ce que ça implique. Nous devrons savoir comment ce manuscrit est arrivé dans la sortie de bain et qui l'a écrit. Et nous devrons tirer cette histoire de manipulation au clair. La nuit porte conseil. Nous sommes tous trop fatigués pour avoir l'esprit clair. Allez vous reposer, et nous nous réunirons tous demain matin pour faire le point.

 

Loundor approuve cette décision d'un hochement de tête. Les uns après les autres, ils quittent les appartements de Calith, la mine songeuse. Lorsqu'ils ne sont plus que tous les trois dans le salon, Calith laisse retomber la pression : c'est surtout lui qui est épuisé. Il s'est passé tellement de choses, depuis ce matin. Quelques coups sont frappés à la porte, et Filraen s'avance lentement. Le repos n'est pas pour tout de suite.

 

Le mage semble surpris de voir son patient attablé mais ne fait aucun commentaire. Sans doute estime-t-il que c'est encore un truc de loup-garou. Calith récupère Fáelán, tandis que, docilement, Iezahel va s'allonger sur le lit. Pendant que Filraen examine son compagnon, Calith se rend dans la salle de bain, et s'empare d'une cuvette ovale assez longue. Il tapisse le fond d'une sortie de bain, veillant à ce que le tissu recouvre bien les rebords en étain. Délicatement, il dépose Fáelán dans ce lit improvisé, avant de le recouvrir d'une épaisse serviette. Les grands yeux pétillants de malice de l'enfant suivent chacun de ses mouvements, et il lui semble même entendre un gazouillement de contentement lorsqu'il soulève la cuvette et va l'installer sur une malle.

Filraen leur jette à peine un regard, tant il est absorbé par les soins qu'il donne. Calith vient lui prêter main forte, déclenchant une avalanche d'exclamations étonnées et ravies concernant la formidable constitution de Iezahel, ses capacités de guérison exceptionnelles et son extraordinaire résistance. Maintenant qu'il a un auditoire, le mage laisse échapper son enthousiasme sans aucune retenue. Les deux amants échangent un regard amusé mais ne font aucun commentaire.

 

L'œil de Iezahel est toujours clos, et Filraen ne peut l'examiner, faisant disparaître toute trace d'amusement. Puis le mage se retire à son tour, sous les remerciements chaleureux de Calith.

Finalement, après avoir embrassé Fáelán pour lui souhaiter une bonne nuit, ils soufflent les chandelles et se blottissent l'un contre l'autre sous l'édredon.




Si Calith redoutait que les cauchemars s'insinuent dans leur repos, il n'en est rien. La chambre est nimbée d'une lueur grise et lumineuse lorsqu'une sensation étrange le réveille. Il est toujours lové contre Iezahel, les yeux mi-clos mais ce dernier a... développé une pilosité anormale dans la nuit. Subitement inquiet, il ouvre grand les yeux. Et découvre, coincé entre son torse et le dos de son amant, une boule de fourrure noire. Un rapide coup d'œil au lit improvisé du gamin lui confirme ses doutes : Fáelán s'est invité. La position n'a pas l'air particulièrement confortable et pourtant, le louveteau ronfle doucement. Puis Iezahel se retourne d'un mouvement de rein, faisant choir la boule de poil sur le matelas. De son regard lupin endormi, Fáelán les scrute avant de bailler à s'en décrocher la mâchoire. Puis il laisse retomber sa tête contre le matelas en poussant un long soupir, avant de se rendormir. Calith et Iezahel se regardent, avant d'exploser de rire.

 

L'œil de Iezahel semble s'ouvrir un peu, ce matin, mais le blanc qui entoure l'iris noir est teinté de rouge. Calith se garde bien d'en faire la remarque : il s'inquiète assez sans transmettre ses pires craintes à son amant. Ils s'habillent rapidement, laissant le gamin se reposer. Mais Calith, d'un air détaché, ne peut s'empêcher de demander :

 

- Tu arrives à y voir, avec ton œil ?

- C'est flou.

- On va aller voir Filraen.

 

Iezahel fronce les sourcils, intrigué, mais ne pose pas de questions. Calith, jetant un regard au louveteau endormi, essaie de changer de sujet en demandant :

 

- On le laisse dormir ou on l'emmène avec nous ?

- On le laisse dormir. Il ne contrôle pas encore ses changements, et ça l'épuise.

 

C'est Nyv' qui a pris son tour de garde devant la porte, ce matin, et il les salue respectueusement. Calith lui demande de rester en poste, décrétant qu'ils ne risquent rien à aller seuls chez le mage. Et puis, c'est qu'il y a un petit trésor à surveiller, maintenant, dans la chambre.

 

Le mage est déjà en pleine effervescence, occupé à soigner une jeune esclave qui s'est entaillé la main. Lorsqu'il en a terminé avec elle, il fait allonger Iezahel sur le petit lit, sous la fenêtre.

 

- Comme son œil est entrouvert, j'ai pensé que vous pourriez nous dire ce qu'il en est, maintenant.

 

Filraen a-t-il perçu le voile d'inquiétude dans la voix de son roi ? Il n'en montre rien, mais Iezahel, lui, l'a perçu, à en croire ses poings qui se crispent sur la couverture. Se traitant mentalement d'idiot, Calith reste silencieux et observe les faits et gestes du mage.

Avec beaucoup de douceur, il soulève la paupière, moins gonflée que la veille. Il examine longuement l'iris, le blanc de l'œil, fait bouger ses doigts et pose de nombreuses questions à Iezahel. Puis il rend son verdict :

 

- Tout va bien. L'arcade sourcilière a éclaté, et ça a créé un hématome. Avec le temps, l'hématome descend, et le sang va dans l'œil. C'est impressionnant, mais c'est normal. Sa vision est intacte, ne vous en faites pas.

 

Calith esquisse un sourire, et soupire de soulagement. Filran demande alors à Iezahel de retirer sa chemise, et il examine avec attention son torse. Et décrète :

 

- Les côtes sont en bonne voie de guérison. L'onguent n'est plus nécessaire, pas plus que les infusions. Les hématomes finiront de se résorber d'eux-même. Tu es vraiment un patient hors du commun, Iezahel !

 

Quelques coups sont frappés à la porte, le coupant dans sa lancée, et un esclave s'avance dans l'antre du mage, avant de se figer en découvrant les visiteurs. Iezahel remet rapidement sa chemise, et se relève. Il le remercie longuement, puis ils quittent les lieux. La fenêtre, sur le palier de l'escalier, laisse voir les énormes flocons de neige qui descendent paresseusement du ciel lourd. Cette neige ne va donc jamais s'arrêter de tomber ?

 

 

 

 

 

Le petit-déjeuner est servi, lorsqu'ils arrivent dans le salon, et tous sont déjà attablés, bien qu'ils aient attendu le roi et son esclave avant de commencer. Mais dès que Calith et Iezahel sont installés, ils mangent de bon cœur, dans le silence. Et ce n'est que lorsque les assiettes sont vides que Calith déclare :

 

- Comme je vous le disais hier, nous devons déterminer le rôle exact de Florain dans ces affaires. Nyv', tu montes la garde, même si nous devons nous déplacer. Asaukin, puisque tu as des connaissances parmi les gardes, je compte sur toi pour apprendre ce qu'ils savent. Ishan, tu restes aux cuisines pour surveiller la préparation des repas, et tu en profites pour laisser traîner tes oreilles. Shorys, essaie d'apprendre quelque chose auprès des esclaves. Je veux connaître tous les bruits de couloir en ce qui concerne Florain, les meurtres de l'écurie, et les empoisonnements. Essayez de savoir s'ils ont remarqué des comportements suspects. Mais comme toujours, soyez discrets, et ne les braquez pas. Nous savons aussi que Florain utilise énormément les esclaves pour savoir ce qu'il se passe ici. Ils ne doivent pas rapporter à Florain que nous enquêtons sur lui. Soyez discrets, très discrets.

 

Les quatre soldats se lèvent, dans un concert de « A vos ordres » plus ou moins discordant. Puis Calith se tourne vers Loundor et annonce :

 

- Quant à nous, nous allons chercher à savoir qui a écrit ce mot. J'aimerais également que nous parlions à Till, il a peut-être entendu les paroles de Florain, hier matin. Des suggestions ?

- Oui. Est-ce que Iezahel a entendu quelque chose, hier ?

 

Calith sursaute, et braque son regard sur son compagnon. Pourquoi n'a-t-il pas pensé que Iezahel était sur place ? Parce qu'il était parti du principe que s'il savait quelque chose, il lui aurait dit ? Et il ne peut réprimer un sourire de soulagement, au début, lorsque Iezahel commence à expliquer :

 

- Je n'étais pas là. J'ai dû quitter la chambre très tôt, pendant que Calith dormait. Il m'avait interdit de m'éloigner, et je n'aurais jamais pu le faire s'il avait été réveillé.

- Et ne t'avise pas de me désobéir à nouveau.

 

Calith a vite perdu son sourire. Si Iezahel lui avait obéi, si il lui avait confié ses problèmes au lieu d'essayer de régler ça tout seul, il n'y aurait jamais eu cette accusation absurde. Iezahel baisse la tête, les joues rouges, mais Loundor intervient :

 

- Ce qui est fait est fait. Je suis convaincu que Iezahel saura retenir la leçon. Tu n'étais donc pas dans les écuries quand Florain y est allé ?

- Non. C'était beaucoup trop tôt, alors je suis allé dans la petite chambre que nous avions au début. Je ne me suis rendu aux écuries qu'une fois que les esclaves avaient fini de servir le petit-déjeuner. Kjeld et Sighild étaient en train de travailler, alors je suis allé voir Fáelán.

- Tu n'y allais que pour voir le gamin ?

 

Sous l'interrogatoire, Iezahel s'empourpre et murmure :

 

- Non. Kjeld exigeait que je passe le voir tous les jours.

- Il était en position d'exiger quelque chose de toi ?

- Il a compris mon attachement à Fáelán. Pour lui, ce gamin était plus une gêne qu'autre chose. Lui faire du mal ne le dérangeait pas, et c'était un moyen de pression idéal.

- Et pourquoi voulait-il que tu ailles le voir ? Il voulait des informations ?

 

Iezahel triture le bout de ses manches, et jette un regard rapide à Calith, qui acquiesce doucement. Loundor a le droit de savoir. De toute façon, une fois cette histoire réglée, ils n'en parleront plus. Et Calith fera tout pour oublier qu'un être abject a posé les mains sur son amant. D'une voix enrouée, Iezahel explique :

 

- Kjeld était un ami de Tathyn. Il partageait la même notion de plaisir. Sighild était son défouloir, mais il s'en lassait, et ne crachait pas sur l'occasion de changer un peu.

 

Loundor est tout pâle, subitement. Nul besoin de plus d'explications, il a compris ce que Iezahel essaie de lui expliquer à demi-mot. Il n'insiste donc pas sur ce qu'il s'est passé dans les écuries, mais un point l'intrigue, alors il demande :

 

- Tu savais que Kjeld venait d'Iduvief ?

- Non. Ils ne parlaient pas de ça quand j'étais avec eux.

- Kjeld était difficilement reconnaissable, mais il ne me semble pas l'avoir vu à Pieveth.

- Il venait à Pieveth pour acheter des chevaux ou en vendre. Après le couronnement de Calith, il a largement espacé ses visites, mais il continuait à venir. Par contre, il se contentait de rester une nuit, pas plus, et il repartait dès qu'il avait terminé ses transactions.

 

Calith sirote doucement son infusion. Il reste silencieux, mais écoute avec la plus grande attention. Comment Iezahel peut-il savoir tout ça ? Est-ce qu'il a surveillé le maître d'écurie, attendant l'occasion de le faire tomber dans un ''malencontreux accident'' ? Mais Loundor poursuit, coupant court à ses spéculations :

 

- Dans l'écurie, ce matin-là, tu as entendu quelque chose ?

- Kjeld et Sighild devaient avoir besoin de quelque chose. Du logement de Kjeld, j'ai entendu le bruit de quelque chose qui tombe, dans la stalle qui sert de réserve. Et le maître d'écurie s'en est pris violemment à son esclave, en la traitant de bonne à rien en lui hurlant dessus. Je l'ai entendu la frapper et elle a murmuré mon prénom. Je crois qu'elle espérait que je viendrais l'aider. Mais j'avais Fáelán dans les bras, il s'était agrippé à ma chemise, tout tremblant, et refusait que je le lâche. J'ai entendu Kjeld lui dire qu'elle ne devait rien espérer de moi. Le reste n'était pas compréhensible, malgré mon ouïe. Et ensuite, le cri de fureur de Till.

 

Iezahel frissonne, malgré la douce chaleur qui se répand dans le salon grâce à la cheminée. Loundor, comprenant que ces souvenirs sont éprouvants, marmonne :

 

- Till avait vu ce qu'il se passait, lui aussi. On ira l'interroger, tout à l'heure. Il en a peut-être vu et entendu un peu plus.

 

Le silence retombe dans le salon. Iezahel garde les yeux rivés sur la table, perdu dans ses pensées. D'un geste doux, Calith tend la main pour la poser sur celle de son amant, et la serre tendrement. Il ne peut pas lui en vouloir. A sa place... Non, impossible de se mettre à sa place, dans une situation aussi compliquée et malsaine. Mais il comprend ses motivations. Le voir, là, penaud et au bord des larmes, lui noue la gorge. Le Général, bien conscient de la situation, déclare :

 

- Les circonstances sont particulières, et les félicitations ne sont pas de rigueur. Mais ton louveteau est magnifique et tu as de quoi être fier de lui.

 

Iezahel sourit enfin, et incline légèrement la tête en guise de remerciement. Comme s'il avait deviné qu'on parlait de lui, le louveteau arrive en trottinant dans le salon, la truffe en l'air. Iezahel a gardé, dans son assiette, une part pour son fils. Et Fáelán a l'air très intéressé. Il évite soigneusement de s'approcher de Loundor et se ramasse sur lui-même pour sauter sur la chaise à côté de Iezahel. Mais il manque d'élan, et se retrouve les quatre fers en l'air dans un couinement de douleur. Attendri, Iezahel l'attrape doucement et le hisse sur ses genoux. Après quelques caresses sur le dos, il descend l'assiette pour la tenir tandis que le louveteau fait honneur à la cuisine. Lorsqu'il a terminé de manger, presque instantanément, il se transforme en petit garçon, sous le regard admiratif de Loundor. Iezahel le prend alors dans ses bras, et l'emmène dans la chambre pour l'habiller.

 

Avant que Calith ait pu dire quoique ce soit, deux esclaves entrent dans le salon et se dirigent discrètement vers la chambre, sans doute pour refaire le lit et nettoyer la salle d'eau. Dans un éclair de panique, le roi songe à avertir son compagnon, avant de se souvenir que, de toute façon, vue l'ouïe de ce dernier, il ne devrait pas être trop surpris.

 


 
 
posté le dimanche 15 décembre 2013 à 09:50

Iduvief, chapitre 22

 

 

 

 

 

Lorsqu'il ouvre la porte, la première chose qu'il voit, c'est Iezahel, parfaitement réveillé. Il ne peut s'empêcher de sourire quand il le réprimande gentiment :

 

- Tu n'étais pas censé te reposer, toi ?

- Si. Mais un petit loup en a décidé autrement.

 

Les draps s'agitent et ondulent, jusqu'à ce qu'une petite tête couronnée de duvet ébène émerge. Le gamin regarde Calith, et lui offre un sourire resplendissant, avant d'aller se blottir contre Iezahel.

Calith se pince les lèvres : il l'avait complètement oublié. Adossé au chambranle de la porte, il croise les bras sur sa poitrine, un air faussement réprobateur sur le visage. Les morceaux du puzzle se mettent en place, petit à petit. Il demande :

 

- Puisque tu es réveillé, tu vas pouvoir m'expliquer.

- Que je t'explique ce que fait cet enfant dans la chambre ?

- Par exemple, oui.

 

Le visage de son compagnon est une palette de sentiments qu'il peine à identifier. Voyant qu'il cherche ses mots, Calith s'avance lentement et s'assoit au pied du lit. Iezahel passe un bras autour du petit bonhomme qui semble ronronner de plaisir et commence :

 

- C'est moi qui l'ait envoyé ici. La situation était compliquée, et je sentais que ça allait mal tourner. Alors je l'ai poussé à rejoindre Loundor. Je savais qu'il pouvait le sentir, parce que son aura est très forte pour les loups-garous. Et Fáelán en est un.

 

A l'énoncé de son prénom, le gamin redresse la tête. Iezahel lui sourit tendrement et lui caresse le crâne. Calith, un peu jaloux, bougonne :

 

- Je m'en suis rendu compte, oui. Je me suis endormi avec un chiot dans la chambre, je me suis réveillé avec un gamin.

- Un chiot ?

- Ne te moque pas. On n'en voit jamais, des louveteaux. Comment j'aurais pu deviner ?

- Loundor ne t'a rien dit ?

- Non. Il m'a même laissé croire que c'était une race de chien de montagne, qu'on ne voyait pas à Pieveth.

 

Iezahel laisse échapper un petit rire. Mais il ne parvient pas à mettre Calith en colère. Pendant plusieurs jours, il a eu le droit à un Iezahel songeur, soucieux, puis malmené. Qu'il rie maintenant, malgré un rictus de douleur, lui apporte soulagement au lieu de colère. Même s'il se sent un peu stupide. Voyant que Iezahel ne semble pas décidé à poursuivre ses explications, Calith demande :

 

- Mais Severin nous a dit qu'il n'y avait pas de loup-garou ici.

- Personne n'était au courant de la lycanthropie de Fáelán.

- C'est le fils de Sighild, n'est ce pas ?

- Oui.

- Et tu l'as découvert comment ?

- Quand Till m'a interrogé sur les loups-garous. Il voulait tout savoir, absolument tout. Comme je commençais à devenir méfiant, il m'a parlé de Fáelán. Il s'était transformé pour la première fois quelques semaines plus tôt, déclenchant la panique de Sighild. Till essayait de l'aider, mais il n'avait pas beaucoup d'informations qu'elle.

- Alors en te voyant, il a voulu en apprendre plus sur les loups-garous.

- Exactement. Quand il m'en a parlé, il a voulu me montrer Fáelán, il voulait que je lui confirme que c'est bien un loup-garou. Il m'a conduit jusqu'au logement de Kjeld. Une vieille couverture tapissait le fond d'une caisse en bois, sans couvercle, et le gamin jouait là-dedans, avec son morceau de tissu. Sighild était en train de réparer la sellerie, avec son maître, et comme toujours, elle laissait le petit jouer près de la paillasse. Cette caisse en bois était le moyen le plus sûr de le laisser seul sans qu'il aille courir de partout, au risque de rendre Kjeld fou furieux, ou qu'il se fasse piétiner par un cheval.

 

Un grondement sourd fait sursauter Fáelán, qui somnolait au creux du bras de Iezahel. Calith se lève d'un bond, culpabilisant d'avoir voulu assouvir sa curiosité sans penser à la faim de son compagnon. Il va récupérer dans l'âtre les portions du déjeuner gardées au chaud. Il en profite pour mettre un pot d'eau à chauffer, puis retourne dans la chambre, son précieux butin dans les mains.

 

L'œil ouvert de Iezahel surveille chacun de ses mouvements, un sourire en coin. Les assiettes en étain ne sont pas très chaudes, mais copieusement garnies. Et tant pis si Filraen a seulement autorisé « un peu » de nourriture pour Iezahel. C'est un loup-garou, après tout. Fáelán s'est redressé, intéressé par le fumet qui se dégage des assiettes. Calith mange doucement, s'assurant que son amant n'ait aucun problème pour faire de même. Et il le regarde, attendri, partager sa portion avec l'enfant, oubliant sa propre faim.

 

Le déjeuner est l'occasion pour Iezahel de s'enquérir des soldats et de Loundor. Devinant que c'est un moyen, pour lui, ne pas s'enfermer dans les souvenirs des jours précédents, Calith y répond de bonne grâce.

Le repas se termine rapidement, bercé par une conversation futile. Calith emmène les assiettes vides dans le salon, et apporte une grande tasse d'infusion prescrite par Filraen. Fáelán s'est déjà endormi au creux du bras de Iezahel, tétant un coin de son bout de tissu. Suivant le regard de son compagnon, Iezahel demande :

 

- Qu'est ce que tu veux faire de lui ?

- Hum. On va le confier à Severin je pense. Je ne sais pas encore comment on va faire, je préfèrerai que Florain ne sache pas qu'il était ici.

- Et le garder ?

- Le garder ? Il est mignon, d'accord, mais ça serait beaucoup trop compliqué.

- Mais...

- Iezahel, ça voudrait dire l'emmener avec nous. Le voyage du retour s'annonce déjà bien compliqué sans qu'on ait à le porter. Il faudrait aussi négocier avec Marsylia et Florain pour l'acheter, et je n'ai pas envie d'avoir à faire à eux pour ça. D'autant plus qu'on ne manque pas d'esclaves à Pieveth, et qu'il ne servira à rien avant des années. Je suis sûr qu'il sera très bien ici, avec Fleur ou une autre esclave pour s'en occuper.

 

Autour de la tasse d'infusion, les jointures des mains de Iezahel ont blanchi. Dans un chuchotement, il balbutie :

 

- Mais... peut-être qu'on pourrait … enfin... je... ça me … ce serait...

 

Iezahel est au supplice, cherchant ses mots, le regard rivé sur l'édredon. L'espace d'un instant, Calith a l'impression d'avoir le simplet en face de lui et ça lui noue le ventre. Il pose son gobelet d'hydromel sur la table de chevet et d'un coup de talon, retire ses bottes. Puis, délicatement pour ne pas faire mal à Iezahel ou réveiller le petit, il s'adosse aux oreillers, tout près de son amant.

 

- Qu'est ce qu'il se passe, Iezahel ?

- Je... je sais que je ne suis qu'un esclave, et qu'un esclave n'a pas le droit de vouloir quelque chose. Enfin, il peut, mais personne ne veut l'entendre.

- Oh Iezahel...

 

Calith se contorsionne pour se rapprocher encore de lui, lui permettant ainsi de se blottir contre son torse. Iezahel, malgré le lien qui les unit, ne lui a jamais demandé quoique ce soit. Il s'en rend compte soudain, alors que son souffle court réchauffe son torse. Calith ne l'a jamais entendu dire « je voudrais », pas même « j'aimerais ». L'amour qu'ils se vouent ne semble pas encore assez puissant pour abolir le fossé que représente leurs statuts respectifs. Iezahel prend parfois l'initiative, en lui suggérant ou en lui proposant quelque chose, sans forcément passer par les mots. Mais jamais il n'a exprimé, à voix haute, une volonté. D'une voix assourdie par l'émotion, Calith chuchote :

 

- Dis-moi ce que tu veux.

- J'aimerais beaucoup qu'on l'emmène avec nous.

- Malgré les difficultés ? Pourquoi ?

- Je... enfin... je sais bien que ça sera pas facile. Je m'en occuperai, Calith, même si je sais pas trop comment ça fonctionne, un enfant. Ça ne sera pas une bouche de plus à nourrir, je partagerai mes repas. Et pour les vêtements, je trouverai une solution.

- Tu as peur que Florain le traite mal ?

- Oui. Il ne s'en est jamais privé.

- On ne peut pas récupérer tous les esclaves qui sont mal traités, Iezahel.

- Calith, c'est mon fils.

 

 

 

 

Un silence de plomb s'abat dans la chambre. Les flammes, dans la cheminée, ont transformé leurs crépitements joyeux en murmures inaudibles, et la neige qui cinglait les carreaux semble vouloir épargner ceux de cet appartement. Abasourdi, Calith souffle :

 

- Ton fils ? C'est-à-dire ?

- Ben, mon fils. Comme Mahaut est ta fille.

- Mais c'est impossible !

 

Vaincu, Calith s'adosse à la tête de lit, les yeux rivés au plafond. Son esprit n'est qu'un capharnaüm de pensées incontrôlables. Contre lui, il sent le corps tremblant de son amant. Alors, dans un murmure, il laisse échapper :

 

- Mais... enfin... il a quoi, deux ans ?

- Un peu moins.

- Donc... quand il a été conçu, tu étais à Pieveth. Avec Tathyn. Comment as-tu pu mettre une esclave d'Iduvief enceinte ?

- Je...

 

L'émotion de Iezahel est palpable, et sa voix si faible que Calith doit tendre l'oreille pour saisir ses explications :

 

- Quand on était avec Till, devant le gamin, Sighild et Kjeld sont revenus. Je les ai tout de suite reconnus. Le maître d'écurie allait souvent à Pieveth, pour faire du commerce de chevaux. Pieveth est renommé pour la reproduction de chevaux, et … Enfin... Il emmenait toujours son esclave avec lui. Je l'ai violée, je l'ai engrossée.

 

Calith, qui buvait une grande rasade d'hydromel pour digérer cette nouvelle, s'étrangle avec le liquide. Il lui faut de longues minutes pour reprendre son souffle mais les battements de son cœur, affolés, ne se calment pas.

 

- Violée ? Comment ça ?

- Elle ne voulait pas. Mais je l'ai prise.

- Mais arrête avec tes définitions, Iezahel, je sais bien ce que ça veut dire ! Je veux savoir pourquoi tu as fait ça, par les Dieux !

- Désolé. Je... enfin... Kjeld était un ami de Tathyn. Quand il venait à Pieveth, il s'arrêtait toujours pour lui rendre visite. Sighild était son souffre-douleur, il la battait, abusait d'elle. Et il aimait la livrer à des jeux pervers, quand il était à Pieveth. Je...

 

Iezahel agrippe la chemise de Calith, de toutes ses forces, comme s'il allait le fuir, maintenant qu'il connaît la vérité. Une vérité terrible, qui lui brûle la gorge et la langue à mesure que les mots la rendent prend visiblement sur lui pour continuer d'une voix sourde, racontant le sadisme de Tathyn et de Kjeld, leurs actes dans toute leur cruauté et leur folie. Dans un souffle, il explique comment il s'est retrouvé, contraint et forcé, à coucher avec Sighild, sous les moqueries et les menaces des deux hommes.

 

La suite des explications meurt sur les lèvres de Iezahel, vaincu par l'émotion. La position n'est pas confortable, mais Calith le serre comme il peut entre ses bras pour apaiser la douleur des souvenirs. Il s'en veut un peu, d'avoir insisté pour avoir toutes ces explications. Mais il doit savoir, même s'il se promet qu'une fois la question réglée, il n'en parlera plus. Alors, d'une voix douce, il lui demande :

 

- Mais elle a dû avoir plusieurs partenaires, non ?

- Pas à Iduvief. Kjeld ne la partageait pas ici. Et à Pieveth, c'était juste avec Tathyn et moi. Sighild m'a dit que c'était moi le père. Le petit est un loup-garou, elle n'a pas dû avoir beaucoup de rapports avec des lycanthropes.

 

Calith hoche doucement la tête : il est passé par les mêmes interrogations concernant Mahaut. Les yeux noirs, les cheveux noirs, et la lycanthropie de Fáelán le désignent comme le fils de Iezahel, après ces aveux. Un léger sourire sur les lèvres, Calith demande :

 

- Alors c'est pour ça que tu passais tant de temps aux écuries ? C'est bien là-bas, que tu étais, les derniers jours, non ?

- Oui. Mais... ce n'était pas que pour ça. Kjeld m'avait reconnu, lui aussi. Il en a profité.

- Comment ça, il en a profité ?

- Ben... il m'a voulu que je fasse ce que je lui faisais à Pieveth.

- Tu as refusé, j'espère.

 

L'unique œil valide de Iezahel se ferme. Après quelques secondes de silence, il avoue :

 

- Je n'ai pas pu. Enfin. J'ai refusé au début, bien sûr. Il m'a frappé, tu as vu les marques, mais je n'ai pas cédé. Sauf qu'il a menacé de s'en prendre au petit. Je ne sais pas s'il avait compris nos liens, mais... je ne pouvais pas le laisser lui faire du mal. Il a exigé que je vienne tous les matins, que je sois à sa disposition. Je ne voulais pas, mais je ne pouvais pas faire autrement.

- Tu aurais dû m'en parler immédiatement au lieu de tout garder pour toi.

- Je pensais que je pourrais trouver une solution. Et puis... Enfin, t'en parler signifiait tout t'expliquer. Et … j'ai honte de moi, Calith, je l'ai violée.

- Je ne suis pas sûr qu'il existe un mot pour ce genre de perversion, Iezahel, mais tu n'avais pas le choix, toi non plus. Alors ce n'est pas un viol.

 

Iezahel s'agrippe plus fort encore à la chemise de son compagnon et reste silencieux. Calith, tout en caressant doucement son crâne, devine ce qu'il ne dit pas. Kjeld a agi de la sorte, persuadé que l'esclave du roi n'avait pas le droit à la parole. Sans doute pensait-il que Calith le traite de la même manière que le faisait Tathyn. Si Iezahel lui en avait parlé, il l'aurait cru. Il aurait agi. Mais il ne comprend que trop bien ce silence : son amant n'avait pas envie qu'il découvre ce qu'il avait fait, contraint et forcé. Iezahel ne fait quasiment jamais allusion à ce qu'il s'est passé, quand il était avec le bourreau, au grand soulagement de Calith. Même si, jamais, le roi n'oublie ce qu'a enduré son compagnon. Et cette nouvelle épreuve, là, dans les écuries, vient rajouter encore au passif de Iezahel.

Il n'y a aucun doute, dans l'esprit du roi, désormais. Il voulait comprendre pourquoi Iezahel tenait tant à garder le gamin près de lui. Maintenant qu'il sait, il lui semble inconcevable de laisser Fáelán ici.

 

- On trouvera une solution à chaque problème, Iezahel. Ton fils rentre avec nous à Pieveth.

- Merci Calith.

 

Il esquisse un sourire, bien conscient de la gêne de Iezahel : les mots sont si fades, parfois. Fáelán s'agite dans son sommeil, et en quelques secondes, c'est une boule de poils noirs qui se love contre Iezahel. Aucun gémissement de douleur, aucune plainte, le gamin s'est à peine réveillé. Devant l'air surpris de Calith, Iezahel explique :

 

- Il n'appréhende pas le changement. C'est naturel pour lui, et ça ne signifie pas douleur.

- Il est vraiment adorable.

 

C'est sorti tout seul, spontanément. Contre lui, Calith peut sentir son compagnon se rengorger et malgré les nuances violettes sur son visage, il jurerait le voir rosir de plaisir. Et pourtant, Calith se doute que cet enfant sera, pendant longtemps, un rappel constant de ce qu'il s'est passé avec le bourreau.

 

- Calith ?

- Hum ?

- Merci pour tout ce que tu as fait. Et... désolé de t'avoir causé tant de soucis.

- Je ne les aurais jamais laissé faire, Iezahel. Jamais. Je n'ai jamais douté de ton innocence, non plus, même si ton silence...

 

Incapable de terminer sa phrase, Calith laisse le silence reprendre ses droits dans la chambre. Il ne se sent pas en droit de parler de ce qu'il a ressenti lorsque son compagnon a gardé le silence, dans la salle d'interrogatoire. Il n'a pas douté, mais il a été blessé. Iezahel déclare doucement :

 

- Je voulais te le dire. Mais... Till s'est arrangé avec la vérité. Avant de s'enfuir, après avoir tué Kjeld, il m'a dit que désormais, le petit était à lui. Il venait de perdre Sighild, alors il voulait son fils. Une manière de la garder près de lui, je suppose. Même si je l'avais envoyé auprès de vous, rien ne pouvait me garantir qu'il était en sécurité. J'avais l'esprit confus, mal de partout, je ne savais plus quoi faire. Si je vous le disais, je devais dénoncer Till. Celui qui avait, peut-être, la vie de mon fils entre ses mains. Je... je ne savais plus quoi faire, mais sur le moment, garder le silence m'a paru le plus judicieux. Puis Loundor m'a appris que vous aviez récupéré un louveteau. Il était en sécurité. Alors j'ai parlé.

 

Calith aurait encore mille questions à lui poser, mais contre son torse, le corps de Iezahel se fait lourd. Il se dégage lentement, le laisse s'allonger dans une position confortable, et murmure :

 

- Repose-toi. Nous reparlerons de ça plus tard.

 

Iezahel lui offre un sourire timide et presque aussitôt, sa paupière valide se ferme. Calith enfile ses bottes en silence, le regard rivé sur l'étrange duo dans le lit. A quel moment la situation lui a échappé ?

Qu'importe, Iezahel est hors de danger, c'est tout ce qui compte. Il quitte sans bruit la chambre, puis ses appartements, demandant à Nyv', de garde devant la porte, de veiller à ce que personne, absolument personne ne rentre. Puis d'un pas décidé, il se rend chez Loundor.

 

 

 

 

 

Le Général est en train de pester après une boîte, qui refuse de s'ouvrir, et la frappe dans tous les sens en espérant obtenir gain de cause. Il s'immobilise immédiatement en voyant son ami entrer, et dédaigne l'insolente pour s'enquérir :

 

- Il y a un problème ?

- Non. Enfin... peut-être.

 

Calith s'avance jusqu'à la table, découvrant les appartements de Loundor : plus petits, plus spartiates, ils sont tout de même d'un confort incomparable aux petites chambres qu'ils ont dû partager. Loundor lui a servi une généreuse rasade d'hydromel, et pousse la chope vers Calith, qui l'accepte d'un hochement de tête. Il attend, silencieux, que le roi ouvre son cœur et partage ce qui le préoccupe.

 

- Pourquoi tu ne m'as pas dit que le gamin était un loup-garou ?

- Parce que mon intuition me soufflait que c'était plus complexe.

- Tu avais deviné que c'était le fils de Iezahel ?

 

Calith scrute les réactions de son ami, qui ne semble absolument pas surpris par l'annonce. Il avait deviné, oui. Loundor acquiesce, avant de s'expliquer :

 

- Quand je l'ai vu, j'ai compris qu'il avait été envoyé par Iezahel. Le louveteau n'était pas là par hasard, les grattements frénétiques contre la porte, la morsure, tout prouvait qu'il avait reçu pour consigne de nous rejoindre.

- La morsure de Nyv' ne risque pas de le rendre loup-garou ?

- Non. Déjà parce que ça vient d'un louveteau, et parce que ce n'est qu'une petite morsure. Il en faut beaucoup, beaucoup plus pour transformer quelqu'un.

- Que tu aies compris qu'il était envoyé par Iezahel, d'accord. Mais de là à en faire son fils...

- Je ne saurais pas t'expliquer. Je l'ai senti tout de suite. Peut-être parce que son aura était teintée de celle de ton esclave. Ou... je ne sais pas. C'était évident.

- Tu aurais dû m'en parler.

 

Loundor hausse ses épaules massives, et prend une longue gorgée d'hydromel avant de soupirer :

 

- J'ai pensé que c'était à lui de t'annoncer cette nouvelle.

 

Calith pince les lèvres. Loundor a raison, bien sûr. C'était important pour Iezahel de vider son sac, de tout expliquer. Si Calith l'avait su, il ne serait peut-être pas rentré dans les détails comme il l'a fait. Et certaines choses auraient été tues, alors que la parole peut soulager la conscience. Et puis, ce genre de nouvelles, c'est au principal concerné de l'annoncer, pas à un tiers. Calith sirote de l'hydromel avant de dire :

 

- On va le ramener avec nous.

- Évidemment.

- Mais ça ne sera pas simple.

- Sans doute. Et pourtant, ce n'est pas ça qui vous arrêtera.

- Non. Fáelán doit grandir près de son père. Mais je ne veux pas qu'il soit élevé par des esclaves. Iezahel ne sait pas s'en occuper, et il n'aura pas le temps. Tu imagines mon garde du corps occupé à pouponner pendant que je me fais attaquer ?

- Non, pas un seul instant.

- Fáelán est un esclave, il a été marqué, alors...

- Il a été marqué, malgré son âge ?

 

Calith hoche sombrement la tête. Les asservis sont marqués lorsqu'ils ont une dizaine d'années, environ. Fáelán est beaucoup trop jeune. Loundor peste à mi-voix, bouillonnant de rage. Calith lui demande dans un souffle :

 

- Pourquoi n'a-t-il pas cicatrisé de cette marque ? C'est un loup-garou, il aurait dû...

- Je n'en sais rien. Peut-être qu'il était trop jeune pour que cette marque cicatrise. Elle a gardé sa forme originelle ?

- Hum. Elle est difficilement reconnaissable, on n'arrive presque pas à déchiffrer l'initiale. Mais... elle est bien visible.

- Je pense qu'il était beaucoup trop jeune, et que ses capacités de guérison n'étaient pas encore assez puissantes pour effacer totalement la marque.

 

Calith acquiesce lentement, bien conscient qu'il n'y a plus rien à faire maintenant. Même si il est moins expressif que Loundor, il est révolté par ce traitement, et la douleur qui a été infligée à ce petit bonhomme. Et s'il pouvait, il en toucherait deux mots à Kjeld. Loundor déclare brusquement, le tirant de ses pensées :

 

- Marque à demi-effacée ou pas, il reste un esclave, mais il est hors de question qu'il se retrouve à charrier du bois ou à récurer les latrines. Ce petit est un loup-garou, il ira dans mon armée.

- J'ignorais que tu recrutais si jeune, Loundor. Sommes-nous donc tant en manque de soldats ?

- Bien sûr que non. Tu m'as parfaitement compris : dès qu'il aura l'âge requis, il apprendra le maniement des armes.

- Et en attendant ? On en fait quoi ? Sa mère est morte, son père ne pourra pas s'en occuper à plein temps, et je me vois mal confier le fils de Iezahel à Voinon.

- On trouvera une solution. Nous aurons déjà bien assez à faire pour le ramener entier jusqu'à Pieveth.

 

Calith passe une main dans ses cheveux indisciplinés, la mine grave. Ce n'était pas vraiment prévu, que ce voyage à Iduvief révèle la paternité de son amant. Loundor, comme s'il devinait les troubles qui agitent son ami, demande :

 

- Il s'est réveillé, alors ?

- Oui. Il a mangé, et on a parlé.

- Et c'est une très bonne chose. Vous ne devez pas laisser cet événement vous ronger. A vous deux, vous trouverez toutes les solutions aux problèmes qui peuvent surgir. Et vous rendrez ce gamin heureux.

 

Calith esquisse un sourire, touché par les paroles de Loundor. Ce dernier reprend :

 

- Ne t'en fais pas, Calith. Tu devrais retourner auprès de lui, au cas où il se réveille. Et puis, ça va bientôt être l'heure du dîner.

 

Calith jette un regard par la fenêtre. Le soleil n'a pas montré le bout de son nez de toute la journée, mais le ciel livide s'obscurcit sensiblement. Et de toute façon, l'estomac de Loundor est l'instrument le plus fiable du royaume pour déterminer l'heure des repas. Calith sourit et vide sa chope, avant de se lever.

 

- Merci de m'avoir écouté.

- C'est bien normal.

- A tout à l'heure, pour le repas.

 

Loundor opine du chef, avant de reprendre ses intimidations sur la pauvre boîte. Calith le laisse donc à ses occupations, et retourne dans ses appartements. Severin attend devant la porte, en pleine discussion avec Nyv'. La proximité de leurs corps, les sourires sur leurs visages, tout indique qu'ils s'entendent vraiment bien, les deux. Ils se taisent brusquement en voyant le roi, mais Calith les rassure d'un sourire et demande :

 

- Vous avez pu apprendre le fonctionnement des raquettes, hier ?

 

Les deux rougissent visiblement. Nyv', gêné, répond :

 

- Nous étions de tout cœur avec vous, Majesté, évidemment. Et toutes nos pensées étaient tournées vers Iezahel. Mais nous avons suivi vos ordres.

- Je n'en attendais pas moins de vous !

 

Calith sourit plus largement. Il ne doute pas qu'ils aient pensé à Iezahel, même si ça ne les a pas empêché de s'amuser comme des petits fous dans la neige. Il ne leur en veut pas : cette histoire ne les concernait pas directement, et ils auraient eu tort de se priver d'un moyen de décompresser. Severin semble mal à l'aise, peut-être gêné d'être surpris en train de discuter avec Nyv' au lieu de travailler. Mais ce n'est pas Calith qui le blâmerait. Par acquit de conscience, il lui demande :

 

- Tu voulais me voir ?

- Oui Votre Altesse. Je voulais savoir pour quelle heure vous voudriez votre bain. Et le dîner.

- Hum. Filraen va venir soigner Iezahel après le dîner, ce serait bien qu'il se soit déjà lavé. Le bain pourrait être prêt avant ?

- Bien sûr, Sire, tout est possible.

- Parfait. Fais-nous préparer le bain, alors.

- A vos ordres.

 

Calith, conscient d'avoir rompu le moment d'intimité entre Severin et Nyv', rajoute :

 

- Et pour les raquettes, là, je pense que les cours devraient continuer jusqu'à notre départ. Une personne expérimentée ne serait pas de trop.

 

Impossible de manquer le sourire qui illumine les deux visages qui lui font face. Il s'apprête à rentrer dans ses appartements quand Severin lui demande à voix basse :

 

- Serait-il possible de vous parler, Sire ?

 

Calith fronce les sourcils, se retenant de lui dire que c'est déjà fait. Aux regards qu'il jette dans le couloir, Severin semble vouloir faire les choses discrètement. Alors Calith ouvre la porte, et la tient grande ouverte pour l'inviter à entrer. Iezahel se repose toujours, aussi reste-t-il dans le petit vestibule pour entendre les propos de Severin. Et l'esclave ne tarde pas à annoncer :

 

- Juste à côté des écuries, il y a une réserve, avec tout le nécessaire pour l'entretien du château. Un esclave était chargé de la mettre en ordre, hier matin. Et il a entendu les soldats qui ont arrêté Iezahel.

 

Si Calith l'écoutait d'une oreille distraite, il accorde soudain toute son attention à Severin. D'une voix pressante, il l'encourage à poursuivre.

 

- Ils se plaignaient des ordres de Florain, Sire. Il voulait qu'ils passent la matinée à proximité des écuries, alors que d'habitude, ils patrouillent dans tout le rez-de-chaussée. Ils ne savaient pas exactement pourquoi, alors ils essayaient de deviner. L'esclave m'a rapporté toutes leurs idées, mais je pense que celle-là va vous intéresser : ils pensaient que leur rôle était de surveiller les réactions de Kjeld. Apparemment, Florain était venu, au petit matin, dans les écuries, et il avait échangé quelques mots avec le maître d'écurie.

 


 
 
posté le vendredi 13 décembre 2013 à 09:04

Iduvief, chapitre 21

 

 

 

 

L'inconnu se lève, marche lentement entre les deux hommes entravés, et déclare :

 

- Suite à la mort de l'esclave Sighild, égorgée, et de Kjeld, maître d'écurie, roué de coups jusqu'à ce que mort s'en suive, les hommes de Florain ont procédé aux arrestations de Till, garçon d'écurie, ainsi que de l'esclave de notre Roi bien-aimé. Cyrique, nous écoutons ta version des faits.

 

Le garde de la veille, celui qui a soi-disant surpris Iezahel en train de tuer le maître d'écurie, prend la parole. Calith esquisse un sourire en entendant la version qu'il donne. Plus longue, elle prend en compte toutes les nuances soulevées par Loundor dans le bureau de Florain. Il se demande d'où vient cette honnêteté, avant de réaliser qu'il s'en moque pas mal, en fait. Ces nuances mettent sérieusement en doute la culpabilité de Iezahel, c'est tout ce qui importe.

Lorsque Cyrique termine son récit, il retourne dans le rang des gardes postés devant l'entrée. Personne n'a de questions à lui poser, aussi l'inconnu poursuit :

 

- Esclave, donne-nous ta version des faits.

 

Il n'y en a qu'un, dans la salle, impossible de se tromper. Mais Calith bouillonne de les voir se contenter de l'appeler « esclave » sans qu'ils lui ne prononcent jamais son prénom. Iezahel commence à parler, mais d'une voix si faible que l'inconnu l'interrompt sèchement :

 

- Plus fort !

- Je me suis rendu dans les écuries, en milieu de matinée, sur ordre du roi.

 

Iezahel fait visiblement des efforts pour parler plus fort, malgré sa voix rauque et sa lèvre fendue. Le roi en question manque de s'étouffer en entendant cette affirmation, mensonge éhonté. Mais il se garde bien de faire savoir sa surprise. Et lorsque l'inconnu demande les raisons de cette visite, c'est Calith qui intervient :

 

- Cela ne vous concerne en rien. Mon esclave n'a pas à rendre publiques, ni à expliquer mes décisions. Et je n'ai pas à justifier mes décisions.

 

L'inconnu hoche doucement la tête, reconnaissant que sa question sort du cadre du procès. Se détournant de son roi, il se concentre sur Iezahel, à qui il demande sèchement :

 

- Poursuis, esclave.

- Quand je suis arrivé, j'ai vu Kjeld égorger Sighild. Mais je n'étais pas le seul à avoir assisté au crime. Till l'a vu également, et il s'est jeté sur lui pour le rouer de coups. J'ai essayé de l'arrêter, nous nous sommes battus. Il a dû entendre les gardes avant moi alors il a filé. Moi, je pensais que je l'avais mis en fuite, je me suis donc occupé du maître d'écurie. Mais c'était trop tard, il n'y avait plus rien à faire. Et c'est à ce moment là que les gardes m'ont vu.

 

Un si long monologue le laisse à bout de souffle et grimaçant de douleur. Il a gardé les yeux rivés au sol pendant tout le temps. Calith jette un regard à Loundor, impassible. Iezahel a menti sur les raisons de sa présence dans les écuries. A-t-il menti pour le reste ? Même si c'est le cas, Calith ne tient pas connaître la vérité maintenant. Si ces mensonges permettent de l'innocenter, tant mieux. Et au diable la justice. Voyant que personne n'a de question, l'inconnu se tourne alors vers Till et déclare :

 

- Les gardes m'ont fait parvenir la version que tu leur as donné dans la nuit. J'aimerais que tu la répètes devant Dame Marsylia.

 

Le garçon d'écurie, aux cheveux mi-longs hirsutes, semble bien fragile soudain. Certes, il est solidement bâti, grâce aux travaux de force qu'il effectue toute l'année. Mais là, dans les entraves, les larmes au bord des yeux, il ne ressemble plus qu'à l'adolescent qu'il est. Il n'ose pas regarder Marsylia quand il déclare :

 

- J'aime Sighild. Je l'aime de tout mon cœur. Kjeld ne le savait pas, bien sûr, il n'aurait jamais permis ça. Elle, je crois qu'elle m'aimait bien. Avec son fils, elle n'avait pas beaucoup de temps à me consacrer. Mais ça ne changeait rien à mes sentiments. On arrivait à voler quelques moments, tous les trois, et c'était les plus heureux de ma vie. Je venais de finir de donner l'avoine aux chevaux quand j'ai entendu des cris. Kjeld n'était pas satisfait du travail de Sighild, comme souvent, et il lui gueulait dessus. Elle lui a répondu quelque chose, mais j'étais trop loin pour l'entendre. Je me suis approché, sans me faire voir. Je voulais pas que sa colère me retombe dessus. Mais ce qu'elle lui a dit, ça l'a rendu fou. Je l'ai vu sortir sa dague et lui trancher la gorge. Elle s'est écroulée sans un cri.

 

Le jeune Till paraît plus fragile que jamais : il revit la scène, comme s'il y était encore. Il ferme les yeux quelques secondes, laissant rouler des larmes sur ses joues encore imberbes. L'inconnu n'éprouve aucune compassion et le relance sèchement.

 

- Et ensuite ?

- Ensuite. Je me suis jeté sur lui. Il n'avait pas le droit de la tuer. C'était son esclave, c'est vrai, et il ne s'est jamais gêné pour faire d'elle tout ce qu'il voulait. Mais la tuer... Elle me fixait avec ses grands yeux sans vie. Alors je l'ai frappé. De toutes mes forces. Encore et encore. Iezahel est arrivé, et il a essayé de me calmer, mais elle était morte. Je n'avais plus rien. Il m'avait privé de ma raison de vivre.

- Alors tu as privé Kjeld de la vie ?

- Je ne sais pas. Je ne supportais plus le regard mort de Sighild, je me suis enfuit. Je n'avais pas entendu les gardes. Je me moquais pas mal qu'ils m'arrêtent de toute façon. Je n'ai plus rien désormais.

 

L'adolescent se met à sangloter. Florain, imperturbable, rajoute :

 

- Mes gardes l'ont découvert caché dans la paille. Il tenait des propos incohérents et il était couvert de sang.

 

Ketil, sur un geste de l'inconnu, va examiner les mains des accusés. S'il ne semble pas gêné à l'idée de tourner les mains caleuses de Till, il utilise un fin bâton pour celles de Iezahel, comme si le corps de l'esclave était porteur de maladie contagieuse ou honteuse. Lorsqu'il a terminé, il murmure ses conclusions à l'oreille de l'inconnu. Ce dernier interroge à nouveau Iezahel puis le garçon d'écurie, essayant de découvrir à travers leurs témoignages qui a tué Kjeld. A mesure que les récits se font plus détaillés, il apparaît clairement que Iezahel n'a touché le maître d'écurie que pour essayer de le ranimer.

 

Puis Marsylia, Florain, Ketil et l'inconnu se retirent pour délibérer, plongeant la salle d'interrogatoire dans un silence oppressant.

Calith prend son mal en patience, sachant que ce n'est qu'une fois que le jugement sera rendu qu'ils pourront éventuellement s'y opposer. Du moins, que Loundor pourra s'y opposer, puisque lui est trop impliqué pour pouvoir le défendre.

 

Il lui semble pourtant attendre des heures avant qu'enfin, ils ne fassent leur retour. Florain semble hors de lui, les narines frémissantes. Ketil n'est pas revenu, sans doute a-t-il mieux à faire. L'inconnu, lui, semble porter un masque tant son visage est impassible. Marsylia reste debout, les bras croisés sur la poitrine, pour déclarer :

 

- Après concertation, il nous apparaît clairement que la mort de Sighild est imputable à Kjeld. Quant au meurtre de Kjeld, nous estimons que c'est Till le coupable, l'esclave du roi n'ayant fait qu'intervenir trop tard pour l'empêcher de commettre ce crime. Les marques sur les mains de Till parlent également en sa défaveur. Pour avoir tué son maître, Till devrait être exécuté. Mais nous n'aurions plus personne pour gérer les écuries. Nous avons donc décidé que Till perd ses droits d'homme libre pour devenir esclave d'Iduvief. Il sera affecté aux écuries, sous la responsabilité de Florain, jusqu'au printemps, où nous ferons venir un nouveau maître d'écurie. Nous statuerons sur son sort à ce moment-là. Gardes, emmenez Till en cellule, le temps de préparer les fers et le marquage. Et relâchez l'esclave du roi.

 

Elle se détourne sans un regard, faisant virevolter sa cape. Florain lance un regard noir à Iezahel avant de lui emboîter le pas. Quant à l'inconnu, il supervise la libération de Till, et s'assure que les gardes l'enferment bien. D'autres gardes viennent détacher Iezahel, qui reste cramponné à l'entrave, n'osant pas se relever. Les gardes s'en vont, indifférents au sort de l'esclave accusé à tort. Aucune excuse, aucun mouvement de compassion, aucune aide.

 

 

 

 

 

Restés seuls dans la salle d'interrogatoire, Calith et Loundor se précipitent vers lui. Il est incapable de tenir ses jambes, alors ils passent chacun un bras par-dessus leurs épaules, puis glissent l'autre bras sous chacune de ses cuisses. Porté en position assise, Iezahel se laisse faire, trop faible pour protester, la tête ballotant à chaque pas. Ils peinent pour monter les escaliers, mais parviennent finalement dans les appartements du roi sans encombre, où ils l'emmènent jusqu'au lit. Ils l'allongent avec d'infinies précautions et le recouvrent de l'épais édredon, espérant réchauffer son corps glacé.

 

Les jumeaux, Nyv' et Asaukin guettaient leur retour, et ils sont tous là, sur le seuil de la chambre, à les observer attentivement. Calith ordonne à Nyv' d'aller chercher la clef de la pénitence et à Asaukin d'aller quérir Filraen. Les jumeaux ont pour consigne d'aller chercher les vêtements de Iezahel, où qu'ils puissent être.

Le ciel, lourd de gros nuages blancs, est lumineux, malgré l'absence de soleil, et leur évite d'allumer les chandelles. Mais cette luminosité est impitoyable et fait apparaître toutes les nuances des hématomes de son visage.

 

Ce n'est que lorsqu'il se retrouve seul, assis au bord du lit, Loundor étant allé faire chauffer de l'eau dans la salle de bain, que Calith se permet de sourire. Iezahel est dans un sale état, il tremble, son corps entier n'est que meurtrissures, mais il est lavé de tout soupçon. Il est libre et ne sera pas exécuté.

Seul le visage meurtri de l'esclave dépasse de l'édredon. L'œil valide scrute attentivement Calith, avant qu'un « je suis désolé » ne soit murmuré. Mais Loundor revient, faisant taire le roi. Il porte une cuvette d'eau, dont la vapeur s'échappe langoureusement. Sur son bras, des linges propres.

Il dépose le tout sur la table de chevet en déclarant :

 

- Il y avait déjà de l'eau à chauffer. Les esclaves ont dû l'oublier quand ils ont fait votre chambre ce matin. Tu as soif, Iezahel ?

- Pas pour le moment, merci.

 

Loundor bougonne, gêné d'être remercié vu la situation. Il tend un linge à Calith, préalablement trempé dans l'eau chaude, et repousse l'édredon. Armé d'un autre linge humide, il commence à nettoyer les pieds et les jambes de Iezahel, tandis que Calith s'occupe de son visage et de son torse. Iezahel se laisse faire, les yeux fermés de gêne ou de bien-être.

 

L'eau de la cuvette est trouble, et ils ont presque terminé, lorsque Filraen arrive, suivi par Severin et Asaukin. Le vétéran se place devant la porte de la chambre, et sa mine patibulaire laisse deviner qu'il empêchera quiconque d'entrer. Severin, toujours de noir vêtu, laisse échapper un gémissement en voyant l'état de Iezahel. Les bras chargés de flacons et de sachets, il contourne le lit, le regard rivé sur le blessé. Il dépose minutieusement son fardeau, le rangeant dans un ordre bien précis, et demande dans un sourire :

 

- Vous avez trouvé l'eau chaude ?

- C'est toi qui l'avait demandé ? Demande Calith.

- Oui, j'ai pensé que ça serait utile, à un moment ou à un autre. Ils avaient pour consigne de toujours garder une bonne quantité d'eau chaude.

- Merci beaucoup, Severin. J'apprécie ta prévenance.

 

L'esclave rosit sous le compliment et s'incline légèrement avant de leur annoncer qu'il ne peut pas rester, qu'il a juste prêté main forte pour amener de quoi soigner Iezahel. Le visage rivé sur l'édredon, il rajoute qu'il est heureux de voir Iezahel libre. Puis, réalisant qu'il en a trop dit et qu'il a oublié son statut, il tourne vite des talons et disparaît.

 

Filraen, pendant ce temps, a posé sa lourde besace sur une malle, et s'est approché de son patient le visage grave, marmonnant sans répit « oh bon sang, oh bon sang ». Il examine attentivement le corps de Iezahel, puis va chercher ce dont il a besoin. Un peu gêné, il regarde Calith et Loundor avant de déclarer :

 

- Vous n'êtes pas tenus de rester. Je peux m'en charger seul.

 

Loundor hoche doucement la tête, et va s'installer dans le salon. Calith s'écarte un peu de Iezahel, indécis : il voudrait rester, mais il serait une gêne pour le mage. Et certains soins risquent d'être assez intimes, il veut préserver autant que possible la pudeur de son compagnon, il a été bien assez humilié comme ça. Mais une main vive agrippe son poignet. Iezahel ne le serre pas très fort, mais le message est passé : il veut que Calith reste. Alors, d'une voix déterminée, le roi annonce :

 

- Je vais rester, et je vous aiderai si je le peux.

- Comme il vous plaira, Votre Altesse.

 

Filraen semble un peu mal à l'aise, à l'idée de prendre le roi comme assistant, mais il n'ose s'opposer à cette décision. D'autant qu'il a bien vu que Calith serre désormais la main de son compagnon dans la sienne. S'il avait besoin d'une preuve de leur relation peu ordinaire, il l'aurait eu.

Sans faire de commentaire, il dépose un pot d'onguent et un flacon sur la table de chevet. Calith lui explique les conditions de détention de son compagnon, ainsi que les sévices auxquels il a été soumis, suscitant des hochements de tête nerveux.

 

C'est à ce moment-là que revient Nyv', qui brandit triomphalement la minuscule clef. Filraen la récupère en le remerciant. Il lui demande alors de préparer une infusion, avec le sachet qu'il lui remet, et de fermer la porte derrière lui. Dans la chambre, le silence n'est occupé que par la respiration sifflante de Iezahel quand Filraen le délivre de la pénitence avec des gestes doux et précis. Puis commence un étrange ballet où Calith et le mage, armés d'onguent et de linges humides, enduisent les meurtrissures de crème apaisante et nettoient les blessures. Murmurant des incantations de soin, le mage passe ses mains sur l'ensemble du corps de Iezahel.

 

Avec douceur, Filraen bande le torse de l'esclave : il a plusieurs côtes fêlées. Il passe beaucoup de temps à examiner l'œil qu'il ne peut plus ouvrir, craignant que les dégâts à l'arcade sourcilière aient touché l'œil. Il demande, très poliment, à Calith d'aller chercher la tisane, qui devrait apaiser la douleur.

Finalement, c'est après plus d'une heure de soin qu'il quitte la chambre. Calith reste le temps de le border minutieusement et de l'embrasser tendrement, puis le laisse se reposer.




Le déjeuner a été apporté pendant qu'ils étaient dans la chambre. Loundor, Asaukin et Nyv' sont assis autour de la table, mais personne n'ose manger. Calith s'installe dans le fauteuil et déclare :

 

- Mangez si vous avez faim. Gardez juste deux bonnes portions. Filraen, vous en pensez quoi ?

 

Ils se servent, et mangent en silence, suspendus aux lèvres du mage. Ce dernier est resté debout, visiblement mal à l'aise d'être en présence du roi et de son Général. Calith lui fait signe de s'asseoir, et sans se concerter, Nyv' et Asaukin lui donnent une assiette pleine et une chope d'hydromel. Après avoir pris une longue gorgée de vin, Filraen déclare :

 

- Les contusions ont déjà commencé à guérir. C'est la première fois que je vois ça. On dirait que les coups remontent à plusieurs jours. C'est un phénomène que je ...

- C'est un loup-garou, l'interrompt Loundor. Il résiste mieux, et il guérit plus vite.

- Oh.

 

Les yeux du mage se mettent à briller et un sourire ravi éclot sur ses lèvres. D'une voix fébrile, il dit :

 

- Oui, oui, Severin m'avait dit. Mais je ne pensais pas que ça avait de telles conséquences. C'est prodigieux !Je n'en reviens pas, j'ai soigné un loup-garou. Il semble tellement normal, pourtant ! Comment ça …

- Filraen, vous pourrez poser toutes les questions concernant les loups-garous plus tard, le coupe gentiment Calith. Comment va Iezahel ?

- Oh ! Oui, pardon. Eh bien, grâce à sa loup-garouterie... c'est comme ça qu'on dit ? Enfin, qu'importe. Grâce à ça, il est déjà en train de guérir. Les soins que nous lui avons apporté devraient faire taire la douleur assez rapidement. Il a trois côtes fêlées, mais elles semblent déjà être en train de se ressouder. C'est extraordinaire. En tant normal, il faut plusieurs semaines pour s'en remettre, mais avec lui, je pense qu'en quelques jours, ça sera quasiment guérit. J'ai bien écouté ses poumons, et il ne semble pas avoir attrapé de pneumonie. C'est un petit miracle, quand on connait les geôles d'Iduvief. Enfin, je suppose qu'être douillettes n'est pas la vocation première des geôles. Il est prodigieusement résistant, c'est fascinant. On a encore tellement de choses à apprendre, les loups-garous ne sont pas rares, mais c'est si rare pour les guérisseurs d'avoir à faire à eux !

 

Calith jette un regard amusé à Loundor, qui se rembrunit. Il va être bon pour un interrogatoire poussé sur les lycanthropes. Captant ce regard, Filraen se reprend, et poursuit, plus sombre :

 

- Le seul point qui m'inquiète, c'est son œil. Il faudra attendre que les chairs dégonflent pour l'examiner. Les blessures dans cette zone entraînent souvent des complications. Mais il est tellement résistant ! Iezahel doit se réchauffer, et se reposer, car il n'a pas dû dormir de la nuit. Vous pourrez le nourrir un peu quand il se réveillera. Il faudra bien lui donner de l'infusion régulièrement. Je passerai dans la soirée pour appliquer de l'onguent et j'en profiterai pour voir l'état de son œil. Mais n'ayez crainte, Votre Majesté, il va s'en sortir. C'est un solide gaillard.

- Bien. Merci d'être venu, Filraen. Et merci de vous être occupé de lui.

- C'est parfaitement normal, Sire. C'est absolument...

 

Mais le bavardage du mage est interrompu par l'arrivée des jumeaux. L'un des deux tient piteusement une paire de bottes à la main. Il la dépose près de la chambre, et ils viennent s'asseoir autour de la table. Filraen se lève, comme s'il voulait partir alors qu'il n'a pas touché son assiette, mais un concert d'exclamations le fait se rasseoir. Calith, dans un sourire, lui dit :

 

- Restez avec nous, et mangez, vous êtes le bienvenu. Sauf si vous avez des obligations, évidemment.

- Oh. C'est fort aimable. Merci, merci.

 

Il attaque de bon cœur son déjeuner, tandis que l'un des jumeaux déclare :

 

- Ça a été un peu compliqué de trouver les affaires de Iezahel. Les gardes étaient tous sur les dents. Apparemment, ils ont eu pour ordre de mettre la main sur le fils de l'esclave morte, mais ils ne savent pas quoi chercher. On leur a proposé un coup de main, comme nous aussi, on cherchait quelque chose, mais ils n'ont pas su nous dire grand-chose. Juste qu'elle avait un fils. Ils ignorent son âge, à quoi il ressemble, et où il pourrait être. Florain est dans une rage folle, d'après eux, car il ignorait l'existence de ce gamin. Les enfants des esclaves deviennent propriété du maître, donc Kjeld avait en réalité deux asservis. Mais normalement, il aurait dû prévenir Florain, même s'il n'en était pas responsable. Cyrique, le plus bavard, nous a laissé entendre que ce n'était pas la véritable source de sa colère. Selon lui, c'est surtout que Iezahel est ressorti libre. Il a laissé entendre que Florain jubilait en entendant leur premier rapport concernant les meurtres, et qu'il se faisait une joie de châtier l'esclave royal. Comme il lui a échappé, il n'est pas content.

 

Ce n'est pas vraiment une surprise, mais l'amertume les laisse coi. Voinon, tout sévère qu'il soit, ne prend aucun plaisir à faire souffrir les esclaves. Et il ne se réjouirait certainement pas de voir l'un d'eux accusé de meurtre. L'autre jumeau poursuit :

 

- Pour les vêtements de Iezahel, on a dû leur demander, mais ils se renvoyaient tous la balle. On a quand même réussi à apprendre qu'ils avaient déchiré sa chemise et son pantalon, lorsqu'ils l'ont arrêté, et que les lambeaux de vêtements ont été jetés, inutilisables. Quant à ses bottes, c'est l'un des gardes qui les avait récupérées. Apparemment, ils en sont presque venus aux mains pour savoir qui en hériterait.

 

Calith ne fait aucun commentaire, mais il serre les accoudoirs du fauteuil si fort que le bois gémit. Il aurait été à Pieveth, il les aurait tous fait fouetter pour ce comportement indigne. Mais ici, c'est à leur responsable qu'il doit en référer. Un responsable qu'il étranglerait bien volontiers de ses propres mains, après lui avoir fait subir tout plein de choses désagréables.

 

Chacun y va de son commentaire, et la conversation s'emballe. Filraen, un peu gêné, leur rappelle qu'il y a tout de même un blessé qui se repose à côté.

Cette déclaration pleine de bon sens sonne le glas du déjeuner. Les hommes de Loundor quittent le salon, penauds, pour aller vaquer à leurs occupations. Filraen laisse échapper que le nimhiù est sans doute sous forme liquide, et donc dans une petite fiole au verre teinté, car la lumière est nocive pour le poison. Puis il quitte à son tour les appartements de Calith, comme gêné de leur parler de ça alors que Iezahel vient tout juste d'être innocenté. Loundor semble mal à l'aise à l'idée de rester seul avec son roi, et prend congé, l'informant qu'il sera dans sa chambre en cas de besoin.

 

Calith pousse un soupir de soulagement. Il tire le fauteuil jusqu'à la fenêtre, une chope remplie d'hydromel à la main, et regarde la neige s'abattre furieusement sur les carreaux. Le calme lui fait du bien après l'agitation de la journée. Le silence lui permet enfin de canaliser la myriade de sentiments qui l'ont envahi toute la matinée. Si Iduvief n'était pas si loin de Pieveth, et s'il ne faisait pas un temps aussi épouvantable, il aura déjà pris ses cliques et ses claques. Qu'importent les meurtres, qu'importe l'appel au secours d'Artéus. Il déteste cet endroit. Il déteste les gens qui y vivent, sauf rares exceptions. Il voudrait retrouver la sécurité de son château, Mahaut, Elihus, Zelina. La douce monotonie de sa routine, les longues soirées en tête à tête avec Iezahel, sans que personne ne vienne l'accuser à tort. Un château où Iezahel est respecté, malgré son statut, un endroit où il a un surnom. Calith sent bien qu'il n'est pas le bienvenu ici, et qu'il est cerné de toute part par des gens qui lui sont hostiles.

Un soudain éclat de rire le fait bondir hors du fauteuil. L'hydromel manque de se renverser sur sa chemise, mais il n'en a cure. Il pose sa coupe sur la première surface plane à portée de main et se précipite dans la chambre.

 


 
 
 

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